II. CONCILIER CET OBJECTIF AVEC LES PRINCIPES
FONDATEURS DE LA
DÉMOCRATIE CONSTITUTIONNELLE
Les
principes fondateurs de la démocratie constitutionnelle sont
affirmés et mis en oeuvre par la Déclaration de 1789, par le
Préambule de la Constitution de 1946 et par la Constitution de 1958.
Ils ont été interprétés par le Conseil
constitutionnel qui a aussi dégagé des principes fondamentaux
reconnus par les lois de la République.
Les inévitables actualisations de la Constitution -douze
révisions en quarante ans dont sept au cours des sept dernières
années, sans oublier une révision en instance après son
adoption par les deux assemblées- ne doivent pas avoir pour effet ou
pour conséquence de mettre en cause les bases mêmes de la Loi
fondamentale, solidement construites au cours de notre histoire.
Aussi a-t-il paru essentiel à votre commission des Lois de
procéder à un examen attentif des implications constitutionnelles
du présent projet de révision, en particulier au regard des
principes de la souveraineté nationale, du mandat représentatif,
de l'égalité des citoyens et de la liberté de
vote.
A. LA SOUVERAINETÉ NATIONALE ET LE MANDAT REPRÉSENTATIF
M. le doyen Georges Vedel, récusant
l'idée
que le peuple français réunit des personnes s'exprimant en
fonction de leur situation spécifique, en a tiré la
conséquence que
" la souveraineté nationale ne se divise
pas entre souveraineté exercée au nom des hommes et
souveraineté exercée au nom des femmes "
.
12(
*
)
Mme Elisabeth Badinter estime que l'introduction de quotas de femmes
pour les candidatures aux élections, voire l'instauration de la
parité, conduirait à la réapparition d'un nouveau clivage,
alors que la Déclaration de 1789 a aboli les castes et les ordres. Ceci
engendrerait inévitablement de
" nouvelles revendications
paritaires "
et conduirait vers une
" démocratie
communautaire "
.
13(
*
)
Le projet de loi constitutionnelle doit en effet être
considéré au regard des principes constitutionnels de la
souveraineté nationale et du mandat représentatif.
Le principe de la souveraineté nationale a été
établi par l'article III de la Déclaration de 1789, selon
lequel
" le principe de toute souveraineté réside
essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer
d'autorité qui n'en n'émane expressément "
.
Ce principe a été posé de manière plus absolue par
l'article premier du titre III de la Constitution du
3 septembre 1791 qui proclame que
" la souveraineté
est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient
à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu ne peut
s'en attribuer l'exercice "
.
Si la souveraineté appartient à la Nation, elle
" ne
réside pas dans la masse des citoyens ajoutés les uns aux autres,
mais dans la collectivité globalement comprise et dont la volonté
ne peut être dégagée que par ses représentants
à la lumière d'une délibération commune "
.
Cette définition de la souveraineté nationale et du mandat
représentatif, donnée par
M. Benoît Jeanneau
14(
*
)
, implique que
"
l'assemblée tout entière représente la nation
tout entière
; mais chaque député pris
isolément ne représente rien que lui-même puisque la
qualité de représentant est attribuée à l'organe
délibérant et non à ses membres pris
individuellement "
, comme l'explique
M. Bernard Chantebout
15(
*
)
.
L'élu ne représente donc pas les électeurs de sa
circonscription mais la Nation tout entière. Il ne doit pas chercher
à satisfaire les aspirations de telle ou telle partie de la population
et encore moins suivre des instructions impératives, mais seulement sa
conscience éclairée. L'article 27 de la Constitution
rappelle au demeurant que :
" Tout mandat impératif est
nul "
.
C'est ce qu'exprimait M. Edmond Burke
16(
*
)
, en affirmant que
" le
Parlement n'est pas un congrès d'ambassadeurs représentant des
intérêts divers et hostiles, c'est l'assemblée
délibérante d'une nation n'ayant qu'un seul et même
intérêt en vue, celui de la Nation "
.
Le représentant ne doit pas être redevable de son élection
à telle ou telle partie identifiable de l'électorat, condition
assurée dans son principe par le secret du vote.
Le mandat représentatif ne fait pas des élus(es) des
représentants spécifiques des personnes de même sexe, le
sexe d'un élu ne revêtant aucune signification particulière
et n'impliquant aucune conséquence juridique.
Vouloir garantir une
" représentation "
des femmes dans
les assemblées irait donc à l'encontre de la conception
française de la représentation, telle qu'elle a été
confirmée par l'article 3 de la Constitution selon lequel
" la souveraineté nationale appartient au peuple "
et
" aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer
l'exercice "
, puis par le Conseil constitutionnel, s'opposant, dans sa
décision n° 82-146 DC du 18 novembre
précité, à
" toute division par catégories
des électeurs et des éligibles "
. Cette jurisprudence
vient d'ailleurs d'être confirmée par le Conseil constitutionnel
le 14 janvier 1999 (décision n° 99-407 DC).
M. Jean-Claude Masclet
17(
*
)
expose que "
la théorie représentative a longtemps permis
de justifier les restrictions apportées à l'électorat. La
Nation étant considérée comme un être abstrait, il
appartenait à la Constitution de désigner ceux d'entre les
citoyens qui parleraient au nom de cette personne morale, et, par
conséquent, de restreindre le droit de suffrage à certaines
catégories. L'électorat n'était point un droit mais une
fonction
".
Cette interprétation restrictive du mandat représentatif n'a
cependant plus cours aujourd'hui, puisque la Constitution a,
précisément, depuis 1946 (article 4) confié à
l'ensemble des citoyens la mission de désigner les représentants
de la Nation.
Le risque que comporterait le présent projet de porter atteinte aux
principes de la souveraineté nationale et du mandat représentatif
a été contesté par
Mme Francine Demichel
18(
*
)
.
Dès lors que le corps électoral ne serait pas divisé en
deux parties distinctes -les femmes élisant des femmes et les hommes
élisant des hommes-, les élus ne pourraient pas plus
qu'aujourd'hui se prévaloir de l'origine de leurs électeurs.
Mme Francine Demichel a
contesté que les femmes
appartiennent à une " catégorie ", relevant que le sexe
apparaissait "
comme le
seul élément
indissociable de la notion même de personne
.
Tous les attributs
(qu'une personne)
peut posséder sont
contingents
(nom, profession, situation matrimoniale, appartenance
à une classe ou à un groupe social),
mouvants
(âge)
ou
irrecevables dans un droit démocratique
(race, couleur de
peau). La prise en compte de ces éléments dans la
représentation serait une dénaturation de celle-ci, car elle en
ferait une photographie des diversités sociales. Le sexe est le seul
élément qui contribue à définir l'identité
même de l'individu et du corps social et qui doive pour cela même
être pris en compte pour la théorie de la
représentation
".
Ainsi, la moitié du genre humain ne pouvant être assimilée
à aucune " catégorie " ou minorité,
l'instauration de la parité entre les femmes et les hommes dans le
domaine électoral ne pourrait pas fonder ensuite des revendications de
quotas en faveur de telle ou telle partie de la société.
Mme Francine Demichel considère, qu'en matière
électorale, l'assimilation des femmes à une
" catégorie " impliquerait la constitution de collèges
électoraux distincts, cette perspective étant toutefois
étrangère au projet de loi constitutionnelle, et contraire au
souhait de l'auteur.
A défaut de la création de collèges électoraux
distincts, l'adoption de mesures favorisant les candidatures des femmes ne
transformerait pas les élues en représentantes spécifiques
des femmes et ne risquerait donc pas de remettre en cause la
représentation de "
la nation toute entière "
par
" l'assemblée toute entière "
.
Cette conception est celle exposée devant votre commission des Lois par
Mme le Garde des Sceaux pour écarter le risque de communautarisation.
Constatant que l'objection principale à la révision tenait en la
mise en cause de l'universalisme républicain établi par la
Déclaration de 1789, Mme Gisèle Halimi a estimé,
devant votre commission des Lois, que celle-ci n'avait eu pour effet ni
d'abolir l'esclavage, ni d'établir la citoyenneté des femmes.
M. Robert Badinter a en revanche rappelé que la Déclaration de
1789 avait permis au Conseil constitutionnel de dégager des principes
constitutionnels appliqués aujourd'hui en dehors de son contexte
historique.
Votre commission des Lois considère que tout projet susceptible de
remettre en cause cet universalisme comporterait le risque grave d'être
suivi par des revendications de quotas émanant de diverses
catégories de la population et de conduire vers une
" démocratie communautarisée "
.