C. UNE STRUCTURATION DE L'INDUSTRIE AÉRONAUTIQUE EUROPÉENNE QUI BUTE SUR DES PROBLÈMES À RÉSOUDRE
Si les résultats des principaux avionneurs récapitulés dans les tableaux ci-après démontrent que l'industrie européenne a réalisé des performances plus satisfaisantes que son concurrent, la multiplicité des tableaux concernant les industriels européens contraste avec l'unicité du tableau nécessaire pour rendre compte de l'activité de production d'avions commerciaux aux Etats-Unis.
Résultats des principaux avionneurs
Boeing
(1)
|
1994 |
1995 |
1996 |
1997 |
Chiffre
d'affaires (millions de dollars)
|
21.924
|
19.515
|
22.681
|
45.800
|
Résultat net (millions de dollars) |
856 |
783 |
1.095 |
- 180 |
Effectifs |
119.400 |
109.400 |
147.000 |
238.000 |
(1) La nouvelle entité Boeing résultant de la fusion avec McDonnell Douglas devrait réaliser en 1997 un chiffre d'affaires de l'ordre de 34 milliards de dollars.
Aérospatiale
|
1994 |
1995 |
1996 |
1997 |
Chiffre
d'affaires (millions de francs)
|
48.653
|
49.226
|
50.885
|
56.293
|
Résultat net total (millions de francs) |
- 535 |
- 1.442 |
613 |
1.423 |
Dont part du groupe |
- 483 |
- 981 |
812 |
1.418 |
Effectifs |
39.500 |
38.600 |
37.700 |
37.087 |
British aerospace
|
1994 |
1995 |
1996 |
1997 |
Chiffre
d'affaires (millions de livres)
|
7.873
|
6.627
|
7.441
|
8.546
|
Résultat net (millions de livres) |
138 |
140 |
311 |
161 |
Effectifs |
47.900 |
45.400 |
47.000 |
43.400 |
(1) Avions commerciaux
DASA
|
1996 (1) |
1997 |
Chiffre
d'affaires (millions de DM)
|
12.699
|
15.286
|
Résultat net (millions de DM) |
1.202 |
7 |
Effectifs |
44.174 |
43.521 |
(1)
La baisse du chiffre d'affaires résulte du changement de
périmètre. Ainsi dans la branche aéronautique civile cette
évolution est due à l'arrêt des activités Fokker et
Dornier.
CASA
En 1997, CASA a réalisé un chiffre d'affaires de
4,8 milliards de francs, soit une augmentation de 6 % par rapport à
1996. Les activités aéronautiques civiles contribuent pour
56 % au chiffre d'affaires total. Le groupe espagnol, dont les effectifs
s'élèvent à 7.900 personnes, a enregistré un
bénéfice de 260 millions de francs, en hausse de 16,6 %
par rapport à 1996.
L'Europe est à son tour lancée dans un processus
d'intégration de son industrie aéronautique pour réagir
à la fusion entre Boeing et Mc Donnel Douglas.
Bref historique du processus :
On peut
pour simplifier rappeler que ce processus a été lancé par
une déclaration intergouvernementale du 9 décembre 1997 des
gouvernements français, allemand et anglais appelant les industriels du
secteur, Aérospatiale, DASA, British Aerospace et l'espagnol CASA,
"à présenter un plan clair et un calendrier
détaillé de la restructuration industrielle et de
l'intégration".
Comme suite à cette demande, un projet de constitution d'une
société unique nommée EADC -société
européenne de l'aéronautique, du spatial et de la
défense-, a été proposé par les industriels dans
leur rapport du 27 mars 1998.
Deux grandes difficultés sont apparues :
La question du périmètre
a fait l'objet d'un accord
global pour inclure les activités aéronautiques
civiles
et
militaires
, le
spatial
et les
missiles
tactiques
,
mais des désaccords ponctuels subsistent sur les
avions
régionaux
, les
satellites
et les
missiles balistiques
.
On doit à ce stade, souligner que Dassault qui a été
consulté refuse d'intégrer EADC, si bien que les avions
militaires français resteraient hors de cette entreprise.
La deuxième difficulté rencontrée a
été celle de savoir
comment procéder
pour
créer
l'EADC. Cette difficulté est, en
réalité, double avec un problème de fond portant sur
l'actionnariat de la future entreprise et un problème, lié au
premier, portant sur la séquence de constitution de l'entreprise unique.
S'agissant de ce dernier problème,
trois modèles de
rapprochement ont été envisagés :
- la fusion en une étape ;
- une démarche par étapes avec la constitution d'une holding
dont seraient actionnaires les industriels et qui mettrait en place
progressivement des filiales spécialisées ;
- une démarche analogue à celle citée
précédemment mais où Airbus, érigée en
société, jouerait au départ le rôle de holding.
Il semble que seule la fusion en une seule étape fasse l'objet d'un
accord de principe de tous. C'est donc vers cette formule, la fusion en une
étape, qu'on devrait se diriger.
Mais, l'obstacle essentiel sur lequel bute le processus est celui de
l'actionnariat de la future entité.
Un problème français doit, en outre, être
réglé, celui du sort de notre infrastructure industrielle
militaire.
L'hétérogénéité des actionnariats est un
obstacle réel au processus
Le panorama est le suivant, avec tout d'abord des entreprises privées
-BAe et DASA- et Aérospatiale, une entreprise publique.
BAe et DASA et, demain, CASA, sont trois entreprises privées qui n'ont
guère le désir de voir leurs actifs détenus de
façon significative par une entité publique. Par
conséquent, l'entreprise unique ne verra pas le jour tant que ce
problème ne sera pas réglé.
Le capital d'Aérospatiale est en cours de modification. Aujourd'hui
Aérospatiale est détenue à 99 % par les actionnaires
publics dont 18 % sont portés par le consortium de
réalisation (CDR). L'annonce par le premier ministre le 27 mai
d'une mise en bourse partielle d'Aérospatiale a permis d'annoncer
l'apport à Aérospatiale par Matra Hautes Technologies de ses
activités aérospatiales contre des actions de l'entreprise. Au
terme de ces opérations, l'Etat ne détiendrait plus que 48 %
du capital d'Aérospatiale, soit 52 % de moins qu'aujourd'hui. De 30
à 33 % du capital serait détenu par Matra Hautes
Technologies. Environ 20 % serait mis en bourse et les salariés
détiendraient de l'ordre de 3 % du capital.
Le poids de l'Etat dans Aérospatiale serait ainsi nettement
allégé et, du coup, le poids de l'Etat français dans le
futur ensemble européen le serait aussi.
De
quelques problèmes posés par les opérations en cours
concernant le capital d'Aérospatiale
L'apport des activités aérospatiales du groupe
Lagardère SCA portées par Matra Hautes Technologies contre une
participation de Lagardère au capital d'Aérospatiale
a
fait naître des
contestations de deux types
et suscite une
interrogation.
La première porte sur la
valorisation des apports de
Lagardère
estimée entre 30 et 33 % du capital
d'Aérospatiale.
Il faut pour juger de l'équité du processus comparer la valeur
des actifs apportés à Aérospatiale avec ce que
représente une participation de 30 à 33 % dans le capital de
cette entreprise.
Le chiffre d'affaires apporté par Lagardère SCA
s'élève à 12 milliards de francs, soit la part de
Matra dans les activités des filiales qui génèrent ce
chiffre (Matra-Nortel Communications, Matra-Marconi-Space et Matra-BAe-Dynamics
pour l'essentiel). En outre, la valorisation boursière de MHT est
estimée entre 5 et 9 milliards de francs sur la base des cours de
bourse de septembre et de juillet, respectivement.
Aérospatiale, c'est, en 1997, un chiffre d'affaires de
56 milliards
dont 3,4 milliards au titre des satellites
apportés à Thomson en échange d'actions de cette
entreprise et un résultat d'exploitation de 1 milliard. A partir de
ces données, on pourrait conclure qu'une valorisation
d'Aérospatiale de l'ordre de 20 milliards avec un PER de 20
justifierait que les apports de Matra soient eux-mêmes valorisés
comme ils le sont. Mais, une telle valorisation d'Aérospatiale
sous-estime certainement la valeur de l'entreprise. C'est du moins ce qu'on
peut conclure à partir des éléments suivants :
Aérospatiale dispose de 37,7 % des droits dans Airbus dont la
valeur a été estimée par la banque Lehman Brothers en 1997
à près de 110 milliards de francs, soit une part
Aérospatiale de 41,4 milliards.
En outre, la mise sur le marché d'environ 20 % du capital de
l'entreprise est censée, selon certaines sources, rapporter
20 milliards. Enfin, à travers l'apport par l'Etat de ses actions
dans Dassault aviation, Aérospatiale "récupère" les
dividendes -150 millions de francs- qui y sont attachés et un
actif estimé à 5 milliards de francs. On peut en
déduire une valeur d'Aérospatiale sensiblement supérieure
à la valeur implicite résultant de la valorisation des apports de
MHT.
Il serait donc logique que Lagardère SCA verse une soulte lors de cette
opération et il faudra
veiller à ce que celle-ci soit
financièrement saine.
Il existe une deuxième source de contestations qui porte sur la
faisabilité même de l'opération.
L'entrée de Lagardère dans Aérospatiale a
été annoncée, elle n'est pas encore réalisée.
Elle est vulnérable d'abord du fait que l'activité
apportée par Lagardère est réalisée à
travers des filiales, principalement franco-britanniques, ce qui suppose
évidemment l'accord des britanniques. Il va de soi qu'un tel accord sera
d'autant plus facile à atteindre que la participation des partenaires
sera mieux valorisée. C'est peut-être ce qui explique
l'équivalence retenue et qu'on a commentée plus haut.
Mais, une autre source de vulnérabilité provient des
difficultés de cohérence entre cette opération et l'apport
par Aérospatiale de son activité dans les satellites à
l'ensemble Thomson-Alcatel.
Une clause de non reconstitution d'une activité, éventuellement
concurrente dans ce secteur, avait alors été introduite qui lie
Aérospatiale.
L'apport de l'activité satellitaire de Matra-Marconi-Space pourrait
bien aboutir à violer cette clause ce qui supposerait d'apporter une
solution au problème ainsi créé.
Une interrogation
doit être énoncée :
l'entrée de Lagardère dans Aerospatiale conduit à
l'émergence d'un deuxième actionnaire de référence
après l'Etat. Ceci pourrait gêner la construction de la future
entreprise européenne si l'entrée de Lagardère devait
former un obstacle à l'entrée d'une autre partenaire -Dassault-
français ou si elle était perçue comme une menace pour les
autres partenaires européens.
Avec 48 % du capital d'Aérospatiale, si tout se passe comme
prévu, l'Etat français verrait certes sa participation au capital
de la future EADC réduite de moitié par rapport à ce
qu'elle aurait été sans cela.
Mais, cette participation
publique reste jugée excessive par les autres industriels.
En outre, au terme de ces réaménagements capitalistiques,
continue de se poser le problème de l'actionnariat
d'Aérospatiale.
Celui-ci serait en effet concentré autour de
deux actionnaires de référence : l'Etat et Lagardère,
qui détiendraient 81 % du total, ce qui ne lève pas l'un des
obstacles majeurs sur lesquels bute l'EADC. -v. infra. En effet, même si
l'actionnariat de Lagardère est dispersé avec un flottant de
83 %, la forme sociale de l'entreprise permet à l'actionnaire
minoritaire (Lagardère avec environ 4 % du capital) d'être
décisionnaire.
Il convient de réduire encore l'influence de l'Etat dans Aerospatiale
ce qui peut signifier une amplification des transferts au secteur privé
ou un réaménagement des droits de l'Etat actionnaire à
travers, par exemple, une dissociation des droits financiers et des droits
sociaux.
Il faut veiller de près à l'équilibre de
l'opération d'apport de Matra Hautes Technologies qui doit être
réalisée.
Le rapprochement entre Aérospatiale et Dassault semble démontrer
que cette exigence est satisfaite.
Cependant, cet apport ne doit pas être un obstacle à des
opérations ultérieures comme l'entrée dans Aerospatiale
d'un autre partenaire français.
Mais, en outre, les entreprises européennes ont des formes
d'actionnariat très contrastées et cela constitue un obstacle
majeur à l'aboutissement du processus.
Au terme de la fusion projetée, les actionnaires de chaque entreprise
seront actionnaires de la nouvelle entreprise. Il s'agit donc de marier
différents actionnariats. En l'état, les caractéristiques
de chacun d'entre eux s'opposent à un mariage harmonieux.
Bae regroupe un actionnariat dispersé, DASA est une filiale à
99 % de Daimler-Benz, devenue Daimler-Chrysler ; pour
Aérospatiale, on a vu ce qu'il en était.
Pour construire EADC, il est donc nécessaire d'harmoniser les
actionnariats afin d'égaliser les pouvoirs dans la future
société.
Il faut alors tenter d'évaluer ce qui peut advenir. Pour cela, on peut
partir du constat que l'actionnariat de BAe, qui est singulier, car
dispersé, n'a pas vocation à connaître de profondes
évolutions. Il est peu probable, en particulier, qu'entre dans le
capital de BAe un actionnaire de référence, ce processus
conduisant à une marginalisation des actionnaires actuels de BAe que
ceux-ci refuseront sans doute.
C'est donc du côté des autres entreprises que des
évolutions capitalistiques surviendront. A cet égard, la
malléabilité du capital de DASA paraît plus grande que
celle d'Aérospatiale pour plusieurs raisons ;
- le rapprochement entre DASA et BAe répond à une logique
forte ;
- DASA, comme BAe, est une entreprise privée, ce qui suppose plus
de marges de manoeuvre -l'évolution en cours du capital
d'Aérospatiale démontre en même temps une certaine
flexibilité et une certaine rigidité du capital des entreprises
publiques- et une propension à poursuivre des objectifs commun ;
- la récente fusion entre Daimler et Chrysler est propice à
un changement de management de la branche aéronautique de Daimler autour
d'une filialisation plus achevée de cette activité.
On peut, à partir de ces données, imaginer un scénario
où, dans le respect des intérêts financiers des
actionnaires de DASA, ceux-ci accepteraient un aménagement de leurs
droits d'actionnaires rendant possible une fusion entre les deux entreprises.
De cette fusion, naîtrait un groupe
d'intérêts communs
représenté par des mandataires solidaires avec un
périmètre d'activités étendu, ce qui
marginaliserait Aérospatiale.
Il faut donc réagir et inviter l'Etat français à
promouvoir une approche au terme de laquelle l'actionnariat
d'Aérospatiale ne serait plus un obstacle à la fusion. Cela
suppose soit l'approfondissement de la privatisation d'Aérospatiale,
processus qui n'est pas incompatible avec le maintien d'un contrôle
stratégique sur l'entreprise via "une action particulière"
(golden share), soit de consentir à des aménagements des droits
des actionnaires de référence d'Aérospatiale (dissociation
entre les droits financiers et les droits de vote).
Au terme du rapprochement entre Aérospatiale et Matra Hautes
Technologies, le nouvel ensemble réalisera un chiffre d'affaires de
l'ordre de 80 milliards de francs, comparable avec celui de BAe.
Par rapport à la situation qui prévaut actuellement, où
79,4 % des recettes d'Aérospatiale proviennent des activités
civiles et où les excédents d'Airbus viennent compenser les
pertes des autres activités, l'accord avec MHT devrait apporter un
certain rééquilibrage.
Votre rapporteur avait donc souhaité qu'un rapprochement intervienne
entre Dassault et la nouvelle entité.
Sans ce rapprochement, la configuration des actifs offerts à l'occasion
de la constitution d'EADC serait loin d'être optimale :
on sait que la valeur d'un groupe aéronautique dépend de la
dualité de ses métiers, les productions militaires étant
censées amortir les cycles des productions commerciales et permettre
d'optimiser les coûts de recherche ;
les apports français seraient dépourvue de toute composante
aéronautique militaire, si bien que les actifs dépendants des
avions de combat dissociés de leurs vecteurs naturels pourraient subir
une décote ;
le maintien à l'écart de la production française
d'avions de combat ne pouvant probablement être pérenne, il
fallait supposer, comme semblait le préfigurer les accords
d'étape entre Dassault-Aviation et BAe sur l'étude du futur avion
de combat européen, que des rapprochements ultérieurs se feraient
avec des partenaires étrangers plutôt que nationaux.
Les annonces récemment faites sur ce dossier devront donc être
analysées soigneusement, afin d'en évaluer le déroulement
et l'impact réel.