C. LE CONTRÔLE DES CONCENTRATIONS ET DES ABUS DE POSITION DOMINANTE
Quand, en janvier 1996, la commission des finances du
Sénat demandait au Conseil supérieur de l'audiovisuel
d'évaluer les risques de position dominante consécutifs à
l'apparition de la télévision à péage par
satellite, elle pressentait que l'émergence de ce marché posait
effectivement des problèmes du point de vue de la garantie de la
concurrence et du pluralisme.
De fait, la succession de grosses opérations de concentration auxquelles
l'on a assisté de part et d'autre de l'Atlantique, comme la
multiplication des rapprochements en Europe où l'on a vu se faire et se
défaire les alliances, ont démontré la vitalité du
secteur de la communication mais aussi les menaces que pouvait comporter le
développement de la télévision par satellite.
L'étude du Conseil supérieur de l'audiovisuel, dont on vient de
rendre compte de façon exhaustive, a le mérite de proposer une
vision de synthèse, qui, quelle que soit sa légitime prudence,
étant donné l'absence de lisibilité des évolutions
commerciales et technologiques, fournit un cadre d'analyse, ainsi que des
propositions de réforme de la réglementation.
Cette étude vient donc à point nommé au moment où,
par suite d'un changement de Gouvernement, il est envisagé de
déposer une nouvelle loi sur l'audiovisuel en vue d'" actualiser
les mécanismes anti-concentration tant au niveau national que
régional ", pour reprendre les termes mêmes employés
par le Premier Ministre dans une interview publiée par le Figaro le
22 mai dernier.
Mais, l'intérêt du travail de l'instance de régulation
vient aussi de ce qu'elle nous montre que la question est complexe et surtout
que les données sont mouvantes, justifiant une attitude prudente, tenant
compte d'un contexte économique désormais international.
1. Tirer les leçons de l'application de la loi modifiée du 30 septembre 1986
Si, en vertu de cette loi
38(
*
)
, le respect du droit de la
concurrence incombe au Conseil de la concurrence ou à la Commission
européenne, l'application du dispositif anti-concentration en vue de
garantir le pluralisme est de la compétence du Conseil supérieur
de l'audiovisuel.
Il faut effectivement rappeler qu'il y a là deux domaines connexes, mais
distincts, même si l'instance de régulation audiovisuelle est
habilitée à faire des recommandations, voire saisir les
autorités administratives ou judiciaires compétentes en
matière de pratiques restrictives et de concentrations
économiques
39(
*
)
.
·
Le dispositif existant
Le dispositif anti-concentration relevant du Conseil supérieur de
l'audiovisuel est défini aux articles 39 à 41-3 de la loi du
30 septembre 1986 modifiée. Il consiste en une série de
règles relatives à la transparence, aux limites imposées
à une même personne en matière de détention du
capital ou des droits de vote, ainsi qu'aux limites imposées en
matière de cumul d'autorisations. Ce dispositif comporte des sanctions
à la fois légales et conventionnelles.
Règles en matière de transparence
Ainsi, la loi impose aux titulaires d'autorisations un ensemble d'obligations
destinées à assurer la transparence des informations :
interdiction de prête-nom (article 35) ; caractère nominatif
des actions (article 36) ; obligation de tenir en permanence à
la disposition du public des informations relatives à la
dénomination ou la raison sociale des sociétés, au
siège social, au nom du directeur de publication, etc.
(article 37) ; information du Conseil en cas de détention de
plus de 20 % du capital ou des droits de vote d'une société
autorisée (article 38).
L'instance de régulation a également pris soin, dans les
conventions passées avec les opérateurs, de prévoir que
tout projet de modification du capital du titulaire de l'autorisation doit
être soumis à l'agrément du Conseil supérieur de
l'audiovisuel.
Cette disposition a été adoptée afin d'éviter que
ce dernier ne se trouve mis devant le fait accompli : admettre la
modification proposée ou décider de lancer la procédure de
retrait prévue à l'article 42-3 de la loi, arme par
définition très lourde : l'autorisation peut en effet
être retirée, sans mise en demeure préalable, en cas de
modification substantielle des données au vu desquelles l'autorisation
avait été délivrée.
Règles relatives aux limites imposées à une même
personne en matière de détention de capital ou des droits de
vote
Les limites en termes de capital ou de droits de vote des
sociétés s'appliquent tant aux opérateurs étrangers
hors Union Européenne (plafond de 20 %, article 40), qu'aux
opérateurs nationaux et communautaires (article 39) et prennent en
compte l'ensemble des supports de diffusion.
La loi du 1er février 1994 a introduit un nouvel article 39-1
permettant à une même personne de détenir 49 % du
capital ou des droits de vote d'une société autorisée.
Elle introduit par ailleurs la notion d'action de concert entre plusieurs
personnes afin, comme l'a souligné le Conseil constitutionnel dans sa
décision du 21 janvier 1994, de protéger le pluralisme.
Règles en matière de cumul d'autorisations
De la même manière, les règles relatives au cumul
d'autorisations (articles 41 à 41-3) donnent au Conseil supérieur
de l'audiovisuel les moyens de garantir la sauvegarde du pluralisme entre les
opérateurs. Elles prennent en compte l'ensemble des supports et les
zones géographiques de diffusion.
La loi du 1er février 1994 a entendu définir juridiquement
la notion de réseau radiophonique et a porté à
150 millions la somme des audiences potentielles susceptibles d'être
desservies par une même personne exploitant plusieurs de ces
réseaux. Le seuil ainsi fixé peut permettre à un groupe de
développer, théoriquement, quatre réseaux de taille
nationale.
Tout manquement au dispositif anti-concentration peut faire l'objet de
sanctions. Les moyens juridiques, dont dispose le Conseil supérieur de
l'audiovisuel à cet effet, relèvent soit de la loi, soit des
conventions passées avec les opérateurs.
Les sanctions
L'absence d'information de l'instance de régulation pour toute
modification du capital supérieur à 20 % peut être
sanctionnée par le biais de l'article 75 de la loi qui
dispose : " Sont punis d'une amende de 6 000 francs
à 120 000 francs les personnes physiques et les dirigeants de
droit ou de fait des personnes morales qui n'auront pas fourni les informations
auxquelles ces personnes physiques ou morales sont tenues, en application de
l'article 38, du fait des participations ou des droits de vote qu'elles
détiennent. "
Par ailleurs, pour tout manquement aux obligations légales, le Conseil
supérieur de l'audiovisuel dispose des sanctions prévues par les
articles 42 et suivants de la loi, sanctions qui vont de la suspension au
retrait de l'autorisation.
Concernant les services diffusés par voie hertzienne, celui-ci dispose,
en sus des sanctions légales, de sanctions conventionnelles. Le non
respect des stipulations évoquées ci-dessus peut ainsi
entraîner la mise en oeuvre d'une sanction pécuniaire, voire la
réduction de la durée de l'autorisation.
Concernant les services distribués par câble, la loi ne
définit pas de régime de sanction et renvoie à la
convention le soin de déterminer un régime de
pénalités contractuelles. Le non respect des stipulations
évoquées ci-dessus peut entraîner la mise en oeuvre d'une
sanction pécuniaire, voire la réduction de la durée de la
convention.
·
Les améliorations possibles
Une meilleure information
D'une manière générale, l'information du Conseil
supérieur de l'audiovisuel pourrait être améliorée
dans la mesure où les changements dans l'actionnariat sont aujourd'hui
difficiles à suivre. Si l'on connaît avec précision la
composition du capital de chaque société autorisée, tel
n'est pas toujours le cas de leurs actionnaires majoritaires ou de
l'intégralité des accords de toute nature que ceux-ci ont pu
passer.
Les montages juridiques sont de plus en plus complexes, alors que de nombreux
actionnaires ne relèvent pas de la loi française. Au surplus, la
mise en oeuvre du dispositif anti-concentration implique une adaptation aux
nouvelles pratiques boursières et à l'évolution du droit
des sociétés. On peut, par exemple, penser à
l'introduction, dans la loi du 1er février 1994, de la notion
d'action de concert entre actionnaires.
S'agissant de l'interdiction de prête-nom (article 35), le Conseil
supérieur de l'audiovisuel a acquis la conviction qu'il existait dans
certains cas des conventions passées entre actionnaires d'une
société titulaire d'une autorisation, ou entre actionnaires et
tiers, dans le but de contourner le dispositif anti-concentration.
Pour remédier à cette difficulté, l'instance de
régulation avait proposé, dans son rapport annuel pour 1991,
qu'une modification législative qualifie de nulle et non avenue toute
convention entre actionnaires d'une société autorisée, ou
entre actionnaires et des tiers, non présentée au Conseil et
ayant pour objet ou pour effet de faire obstacle aux règles relatives au
contrôle des sociétés de l'audiovisuel ou à celles
relatives à la concentration.
Un rapprochement entre Conseil de la concurrence et Conseil supérieur
de l'audiovisuel
Une coopération plus étroite entre le Conseil supérieur de
l'audiovisuel et le Conseil de la concurrence ne peut qu'être
précieuse pour la préservation des conditions du pluralisme et de
concurrence entre les médias. Cette meilleure coopération
relève moins des textes législatifs et réglementaires que
de rapprochements au cas par cas entre les services des deux instances. Dans
certains dossiers, le rapporteur chargé de l'instruction devant le
Conseil de la concurrence pourrait se rapprocher des services du Conseil
supérieur de l'audiovisuel.
Un dispositif plus égal entre les supports
Il est, par ailleurs, frappant de constater que le dispositif
anti-concentration ne s'applique pas de façon uniforme aux
différents supports de communication.
Rigoureux pour les radios et télévisions hertziennes terrestres,
ce dispositif comporte des lacunes pour les autres modes de diffusion :
- Il ne couvre, en certaines de ses dispositions seulement, la diffusion par
satellite de télécommunications qu'à partir d'un seuil qui
ne sera pas atteint avant plusieurs années (article 24, III datant
pourtant de 1989) :
- il ne s'applique aucunement aux chaînes du câble. Sauf en ce qui
concerne les règles d'obligation de reprise (article 34) dont
l'équivalent n'existe d'ailleurs pas pour le satellite ;
- quoique l'exploitation de leurs réseaux soit sujette à
autorisation, les câblo-opérateurs ne sont pas couverts par les
restrictions de l'article 40 (limite à 20 % aux
détentions en capital ou en droits de vote des opérateurs
étrangers hors Union Européenne) ;
- les services autres que ceux de radiodiffusion ou de
télédiffusion, pourtant de plus en plus nombreux, ne sont pas
concernés par le dispositif anti-concentration.
2. Faire évoluer le système français de régulation
Comme l'a montré l'étude du Conseil
supérieur de l'audiovisuel, l'environnement mondial est
particulièrement incertain. Les rapports de force entres les
différents acteurs économiques ne sont pas encore
stabilisés. En outre, on ne sait laquelle des technologies en
concurrence et lequel des modes de distribution des images et des sons vont
finalement s'imposer. Dans un tel contexte, il est nécessaire de
s'avancer avec précaution et pragmatisme, en prenant en
considération le caractère international des évolutions en
cours.
Telle est bien l'attitude de M. Hervé Bourges dans l'article qu'il a
publié dans le Monde de 26 août 1997, et qui vient éclairer
ce dossier des leçons de l'expérience de la haute
autorité. Il est intéressant d'en citer un long passage :
" C'est le Gouvernement constitué au lendemain des
législatives de 1993 qui a accentué les phénomènes
de concentration en faisant adopter une loi autorisant les groupes de
tête des opérateurs de télévision à monter
jusqu'à 49 % des parts sociales. La loi dite Carignon, portant
également le plafond d'audience potentielle des groupes radiophoniques
à 150 millions d'auditeurs, a favorisé les regroupements de
réseaux autour des principaux acteurs du secteur (NRJ, Europe, CLT,
RMC), tout en privant le CSA de l'exercice effectif de son contrôle sur
les opérateurs à travers un système de reconduction
automatique des autorisations dont on a pu mesurer les effets pervers.
" Faut-il désormais inverser le mouvement ? Peut-on le limiter ?
Est-ce l'heure de le faire ? La concentration est un phénomène
mondial. Les géants du disque, qui contrôlent 80 % de la
production musicale mondiale sont des groupes multimédias et
multinationaux : Sony Music, BMG (Bertelsmann Music Group), Polygram/Philips,
Thorn-EMI... On les retrouve dans l'audiovisuel, comme constructeurs ou comme
producteurs. Du côté des supports, l'administration
américaine fait tout son possible pour favoriser les fusions entre
câblo- distributeurs et opérateurs de télécoms en
vue de doper la concurrence sur les autoroutes de l'information.
Outre-Atlantique, à vrai dire, il y a belle lurette que certains tabous
sont tombés. Ainsi, les règles de la Commission
fédérale pour la communication (FCC) garantissant
l'indépendance de la production audiovisuelle à l'égard
des réseaux nationaux de télévision (networks) à
laquelle se réfèrent en toute occasion les milieux
français du cinéma et de la télévision ont
été rangées au rayon des affaires classées depuis
qu'un juge a estimé qu'aucun réseau n'occupait désormais
plus de position dominante, dans la mesure où ni ABC, ni CBS, ni NBC
n'étaient en mesure de contrôler plus de 15 % du marché
audiovisuel américain.
" La FCC a dû réviser les règles qu'elle avait
précédemment fixées. D'ailleurs, aujourd'hui, ce sont les
studios (les fabricants de contenus) qui contrôlent les diffuseurs.
Est-ce à dire qu'il n'y a qu'à laisser faire les lois du
marché et tout attendre des opérations de Bourse ?
Assurément non. Mais il n'est plus ni possible, ni raisonnable de penser
dans un cadre étroitement hexagonal en matière de communication.
" Il convient de prendre la juste mesure des choses. TF 1 continue de
peser d'un poids particulier sur notre industrie de programmes. Idem pour
Canal + dans l'univers de la télévision payante et,
indirectement, du cinéma et du spectacle sportif. Sans les
investissements de ces deux poids lourds du privé, l'industrie des
programmes serait presque totalement dépendante des chaînes
publiques.
" De pareilles influences ne peuvent s'exercer sans contrepoids.
Certains
ont suggéré l'instauration de plafonds d'audience, tous supports
audiovisuels confondus, par groupe de communication, suivant un exemple
allemand, pour prévenir le risque de position dominante... Tout
dépend du seuil : on a évoqué le chiffre de 15 % de
l'audience. L'idée serait irréaliste sur un marché aussi
étroit que la France : à un tel niveau d'écoute (et par
conséquent de recettes), La Cinq n'a pas survécu ; TF 1 ne s'en
tirerait pas davantage ; une chaîne publique telle que France 2, non
plus. En revanche, le chiffre de 35 % - 40 % pourrait constituer un objectif
raisonnable.
" Il convient, en outre, de garantir davantage l'indépendance des
médias vis-à-vis de leurs actionnaires, voire de leurs
régies publicitaires. L'idée d'un dispositif anti-concentration
peut y contribuer, et favoriser à terme l'entrée de nouveaux
acteurs dans l'industrie audiovisuelle.
" Mais chacun doit être conscient qu'il s'agit là d'un choix
prospectif et à longue échéance. Quel que soit le seuil de
contrôle retenu 25 % du capital, par exemple, une loi anticoncentration
adoptée aujourd'hui ne pourra vraisemblablement avoir d'effets que dans
le futur : lors de l'attribution de nouvelles autorisations à de
nouveaux opérateurs. C'est-à-dire en pratique dans quatre ou dans
neuf ans. Le juge constitutionnel déjà appelé à se
prononcer en octobre 1984 sur un texte anticoncentration, alors baptisé
" loi Hersant ", l'avait privé d'efficacité, considérant
que le législateur pouvait adopter pour l'avenir des règles plus
rigoureuses concernant l'exercice d'une liberté publique, mais qu'il ne
pouvait remettre en cause les situations acquises que dans deux
hypothèses : si ces situations ont été obtenues
illégalement ou s'il apparaît nécessaire de restaurer un
pluralisme effectif.
" Dans le cas qui nous intéresse aujourd'hui, les opérateurs
ont été désignés à l'issue de
procédures légales et la composition de leur capital a
été approuvée, à l'époque. Quant au
pluralisme, celui-ci n'est-il pas garanti au premier chef par la loi
audiovisuelle ? On recherchera en vain dans les autres législations une
règle imposant la répartition des temps de parole entre
Gouvernement, majorité et opposition à l'ensemble des diffuseurs,
y compris les opérateurs privés. Quoi qu'il en soit, il sera
toujours bon de fixer des principes anti-concentration pour les temps, et les
médias, à venir.
" Et dans l'immédiat ? Si l'on désire répondre aux
inquiétudes légitimes des acteurs de l'industrie audiovisuelle,
ne serait-il pas souhaitable d'accorder au CSA une plus importante marge
d'intervention en matière de régulation économique ? Ne
serait-il pas utile, par exemple, que le conseil soit en mesure de
contrôler effectivement les risques de distorsion de la concurrence
résultant de contrats de coproduction avec des diffuseurs, voire des
interférences existant entre achat de droits de diffusion et
distribution cinématographique ?
" Le droit français hésite à confier à une
autorité indépendante le traitement de dossiers impliquant
l'adoption de décisions de caractère réglementaire ; c'est
même une doctrine constante du juge constitutionnel, là aussi.
Dont acte. Mais ne pourrait-on définir des domaines de régulation
économique pour lesquels le CSA serait compétent, au moins au
stade de l'instruction et de la recommandation ?
" Il appartient au Gouvernement, et sans doute au législateur,
d'ouvrir la voie à un tel aggiornamento de la régulation
audiovisuelle. En même temps, n'oublions jamais que la véritable
concentration se joue ailleurs. Les " géants " de
l'audiovisuel français, TF 1 et Canal Plus se situent aux alentours du
dixième rang européen... et du trentième rang mondial en
termes de chiffre d'affaires. Ce qui pose un problème tout aussi
sérieux, à la réflexion. "
Au-delà des propositions très pragmatiques qu'il contient, cet
article est de nature à orienter la réflexion sur
l'évolution du système français de régulation de
l'audiovisuel.
En effet, par son titre même " Pour une régulation
économique de l'audiovisuel ", il incite le législateur
à considérer le rôle des mécanismes
économiques dans la garantie de nos libertés politiques,
même si l'on peut toujours s'interroger sur l'opportunité
d'introduire des garde-fous spécifiques.
Quoi qu'il en soit, si l'on prolonge les analyses du président de la
Haute Autorité, on a le sentiment que, dans le contexte actuel
très ouvert sur le marché mondial, la concurrence
économique joue un rôle déterminant dans le maintien de la
diversité des courants d'opinion.
Prolongeant l'analyse du président du Conseil supérieur de
l'audiovisuel, il semble que l'on puisse s'inspirer des méthodes de
régulation de la concurrence économique pour assurer de
façon efficace et réaliste la garantie du pluralisme politique.
·
L'adaptation du mode de régulation de l'audiovisuel
Dans cette perspective, une voie à explorer pour faire évoluer le
système français serait, d'une part, de réaffirmer les
principes qui doivent présider à l'action des instances de
régulation et, d'autre part, de rendre dynamiques les objectifs qu'on
leur assigne.
La réaffirmation des principes
La loi comme la jurisprudence fournissent déjà les
éléments de nature à guider les décisions de
l'instance de régulation. Deux exemples, particulièrement clairs,
peuvent ainsi en être donnés.
On peut d'abord considérer que le principe général
affirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du
18 septembre 1986 reste plus que jamais à la base de notre
système de régulation : "
l'objectif à
réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs qui
sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté
proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient
à même d'exercer leur libre choix sans que ni les
intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y
substituer leurs propres décision, ni qu'on puisse en faire les objets
d'un marché. "
De même, sur le plan économique, on peut notamment estimer que la
notion de position dominante peut servir de référence. Comment ne
pas estimer qu'une position dominante sur le plan commercial, par exemple, ne
comporte pas des risques du point de vue économique qui ne la rendent,
indépendamment de toute question d'abus, potentiellement
préjudiciable au pluralisme et donc non souhaitable. On
décèle dans la définition donnée par la Cour de
Justice des Communautés Européennes dans l'affaire United
Brands
40(
*
)
des
critères intéressants pour analyser une situation de fait.
Si les principes fondamentaux, tels qu'ils résultent de la loi ou de la
jurisprudence doivent rester stables, il est souhaitable
de laisser aux
autorités compétentes une plus grande liberté
d'appréciation pour les appliquer
. Sans doute parce qu'il semble que
l'on a désormais moins de besoin de règles précises que de
principes.
Des objectifs dynamiques
Fixer des limites déterminées pour la part qu'une même
personne peut détenir dans une société audiovisuelle en
termes de capital ou de droits de vote est un garde-fou nécessaire mais
certainement pas suffisant.
D'abord parce que ce type de limite est en l'état actuel de la
législation assez facile à contourner et restera toujours
possible même si celle-ci est modifiée dans ce but. Ensuite, parce
que des plafonds ont un effet relatif qui dépend de la structure de
l'actionnariat et surtout que les vrais problèmes sont ailleurs. Une
situation abusive du point de vue de la liberté d'expression doit
s'apprécier en effet
in concreto
, tout comme une position
dominante en tenant compte pas seulement de la répartition de
propriété, mais du mode de fonctionnement de la
société et surtout du marché de référence.
De ce point de vue, la prise en considération du marché
international, comme nous y invite M. Hervé Bourges, est de nature
à relativiser la menace pour le pluralisme. Ainsi, la structure de
l'actionnariat de TF1 doit-elle être mise dans son contexte non seulement
européen - les entreprises françaises sont comme le rappelle le
président du Conseil supérieur de l'audiovisuel, de taille bien
modeste à l'échelle internationale - mais aussi temporel :
la première chaîne française va sans doute voir sa part
d'audience se tasser en pourcentage si l'Europe connaît la même
évolution que les États-Unis, où les chaînes
hertziennes généralistes ont tendance désormais à
perdre des parts de marché au profit des chaînes
thématiques. En revanche, on pourrait estimer que l'existence d'une
seule chaîne d'information continue n'est peut-être pas suffisante
pour garantir une parfaite liberté d'expression. En définitive,
la question ne se pose pas tant en terme de propriété que de
marchés. Et c'est pourquoi la suggestion de M. Bourges tendant
à
définir pour l'audiovisuel un seuil de concentration en
termes de parts de marché
, suivant en cela l'orientation prise par
une directive européenne en préparation sur la transparence en
matière de médias, semble prometteuse.
Plus fondamentalement, la capacité d'une structure à
préserver le pluralisme doit être appréciée de
façon dynamique et globale.
D'une part, il est nécessaire, qu'il s'agisse de concurrence ou de
pluralisme,
d'apprécier les phénomènes sur un plan
mondial
. A cet égard la décision du 20 février 1997
autorisant la prise de contrôle par Canal + de Nethold BV est
exemplaire en ce qu'elle rappelle que toute concentration atteignant les seuils
de l'ordonnance de 1986 et susceptible d'avoir des effets sur le marché
français est soumise à contrôle ministériel et ce
même en l'absence de toute activité sur le territoire national de
l'une des entreprises concernées.
D'autre part, ce qui est fondamental, c'est de maintenir une concurrence
ouverte et, en particulier, d'offrir la
possibilité pour de nouvelles
entreprises de venir sur le marché
. Il paraît plus efficace
d'encourager une concurrence que de s'efforcer de revenir de façon
autoritaire et rétroactive sur la structure d'un actionnariat. De ce
point de vue, s'il paraît discutable d'abaisser, en dehors de tout abus
caractérisé les seuils de propriété définis
par la loi du 30 septembre 1986, il ne serait pas absurde de revenir dans
certains cas sur la procédure de reconduction automatique, qui,
même si elle se justifie du point de vue de l'amortissement des
investissements des opérateurs, aboutit objectivement à figer le
paysage audiovisuel français.
Le maintien d'une concurrence ouverte est-il suffisant pour préserver le
pluralisme? Tandis que les uns tenant d'un libéralisme à
l'anglo-saxonne, auront tendance à se satisfaire des mécanismes
du marché, les autres, et en particulier les Allemands, seront
portés à considérer que la notion de pluralisme a son
autonomie par rapport à l'économie et donc que des règles
spécifiques doivent venir se surajouter à celles régissant
la concurrence et les abus de position dominante : c'est ainsi que pour
maintenir une certaine diversité éditoriale, il a
été décidé d'exiger pour toutes les chaînes
dépassant 10% d'audience qu'elles prévoient des
décrochages qui doivent être gérés par des
opérateurs indépendants.
Ce genre de projet, qui sera sans doute évoqué à
l'occasion de l'examen du projet de loi sur la communication audiovisuelle
annoncé par le Gouvernement, soulève une question fondamentale :
les entreprises audiovisuelles sont-elles des entreprises comme les autres?
Doit-on, au nom de la liberté d'entreprise respecter leur autonomie de
gestion ou faut-il leur imposer des contraintes - comme l'obligation de
décrochage pas forcément compatible avec la cohérence de
l'image de la chaîne - du fait de leur responsabilité
éminente en matière de pluralisme?
En définitive, la difficulté pour faire évoluer le
système français semble être de nature structurelle.
Comment passer du modèle juridique français où tout doit
être défini dans les textes, où il y a d'un
côté le règlement et de l'autre les autorités
chargées de l'appliquer, à un mode de régulation souple
à l'anglo-saxonne où le juge a plus de latitude pour adapter le
droit à chaque cas d'espèce et rechercher, à partir
d'éléments de fait, une solution en équité sinon en
opportunité.
Il y a là une évolution qui peut se révéler
dangereuse, non seulement parce qu'elle heurte nos traditions juridiques, en
particulier en ce qui concerne le pouvoir réglementaire, mais encore
parce qu'elle pourrrait conférer un certain pouvoir
discrétionnaire à une instance administrative.