ANNEXE
Compte
rendu de l'audition de M. Pierre TRUCHE,
Premier Président de la
Cour de cassation
(Réunion du 19 mars 1997)
M. Pierre Truche, Premier président de la Cour de cassation , a introduit son exposé en indiquant que, sur la période 1987-1992, 2.876 personnes avaient été jugées en assises, avec 150 acquittements et 2.726 condamnations, dont 60 par contumace. Sur la seule année 1994, il a précisé qu'il avait été formé en matière criminelle 402 pourvois en cassation, dont 400 jugés -soit environ 15 % des jugements des cours d'assises- ayant donné lieu à seulement 22 cassations dont 14 liées aux simples difficultés de mise en oeuvre du nouveau code pénal et 8 " cassations réelles ", soit seulement 0,2 % du volume total des jugements d'assises.
Il en a conclu que, jusqu'à présent, les jugements d'assises n'étaient pratiquement soumis à aucun véritable deuxième degré de juridiction. Aussi s'est-il déclaré convaincu de la nécessité d'un deuxième examen au fond des affaires criminelles.
Abordant le problème de la motivation, le Premier président de la Cour de cassation a jugé indispensable d'opérer une distinction selon le degré de juridiction.
Au premier degré, il a considéré que tout l'intérêt de la motivation résidait dans la discussion des charges, l'accusé devant connaître précisément ce qui a déterminé sa condamnation pour pouvoir utilement choisir ses moyens d'appel.
Il a rappelé à cet égard qu'en matière correctionnelle, la motivation était exigée non seulement sur la culpabilité, mais aussi sur la peine, le nouveau code pénal ayant même érigé une motivation spéciale en cas d'emprisonnement sans sursis. Il a ajouté que la transposition de cette exigence lui paraissait complexe en assises où, conformément à leur serment, les jurés se prononçaient sur la base de leur intime conviction. Il a résumé le problème en estimant qu'au fond l'intime conviction était très difficile à motiver.
Au second degré, il a jugé nécessaire d'arrêter un choix selon que la Cour de cassation serait appelée à contrôler les motivations elles-mêmes ou seulement le respect des formes.
Il a fait observer qu'actuellement, les cassationsd'arrêts d'assises pour des motifs de forme étaient très rares, tous les présidents de cour d'assises étant spécialement formés, notamment lors de stages à la Cour de cassation, et disposant d'outils informatiques conçus pour éviter les vices de procédure.
Il a souligné qu'en fait, l'article 2 du protocole additionnel n° 7 de la Convention européenne des droits de l'homme se bornait à exiger un double degré de juridiction. Aussi a-t-il indiqué qu'à ses yeux, le juge de cassation devrait se limiter à un contrôle de légalité formelle.
Insistant à nouveau sur le seul enjeu utile de la motivation -permettre aux parties de connaître ce qui a influencé le jury- et se prononçant résolument en faveur du maintien du caractère oral des débats, il s'est demandé si la solution ne consisterait pas à motiver la décision par référence aux témoignages, aux pièces à conviction et aux documents ou expertises produits aux débats : " vu le témoignage de M. X ..., vu la pièce à conviction n° X ..., vu l'expertise du professeur X..., ... par ces motifs, la réponse aux questions est la suivante ... ".
Il a considéré que cette forme de motivation indiquerait parfaitement aux parties les raisons déterminantes de la décision et leur permettrait d'orienter leur appel en conséquence.
Pour la motivation de la peine, il a considéré que la même formule était transposable, avec des visas faisant référence cette fois aux antécédents de l'accusé, aux éléments de l'enquête de personnalité, ...
Le Premier président a reconnu que d'autres solutions étaient envisageables, par exemple la multiplication des questions au jury, mais il a craint qu'elles n'ouvrent la porte à de nombreuses cassations.
M. Jean-Marie Girault, rapporteur , a noté que si le principe de la motivation semblait recueillir un assez large accord, sa mise en oeuvre paraissait difficile. Il s'est ainsi demandé comment un jury pourrait motiver une décision d'acquittement acquise avec seulement trois abstentions, c'est-à-dire en faisant abstraction de la majorité favorable à la condamnation.
M. Pierre Truche , Premier président de la Cour de cassation, a fait observer que le bénéfice du doute acquis au tiers était un principe du droit pénal et qu'en pareil cas, la motivation pourrait parfaitement se limiter à constater qu'il y avait eu doute et que celui-ci l'avait emporté.
M. Robert Badinter a souligné la différence entre un simple décompte de voix et une motivation proprement dite, estimant que ce système reviendrait en définitive à ne pas motiver les décisions d'acquittement.
En réponse à une question de M. Jacques Larché, président , M. Pierre Truche, Premier président de la Cour de cassation , a indiqué qu'à ses yeux, le ministère public devait pouvoir faire appel d'une décision d'acquittement. M. Robert Badinter a rappelé qu'au regard de la Convention européenne des droits de l'homme, toutes les parties au procès devaient disposer des mêmes droits.
M. Jacques Larché, président , a alors évoqué les affaires complexes mettant en cause plusieurs accusés, avec la difficulté de motiver la décision rendue pour chacun d'entre eux et le risque d'appels sélectifs du parquet en cas d'acquittement.
M. Robert Badinter , dans la même hypothèse, s'est demandé si ce serait au président qu'il appartiendrait de rédiger au préalable une sorte de liste de visas pour toutes les questions posées à propos de chaque accusé.
M. Pierre Truche, Premier président de la Cour de cassation , a estimé qu'en pareil cas, le président pourrait remettre à chaque juré une liste de tous les témoignages et pièces à conviction et, à l'issue des votes, établir une synthèse des visas retenus.
M. Pierre Fauchon a demandé à M. Pierre Truche s'il ne lui paraissait finalement pas préférable de renoncer purement et simplement à la motivation, puisqu'avec le système du jury, c'était au fond le peuple qui jugeait. Il a également craint que les motivations paraissent souvent artificielles et prêtent à discussion.
M. Pierre Truche a considéré que le thème du " peuple-juge " était un postulat largement démenti par la réalité judiciaire, avec par exemple le tirage au sort des jurés -peu compatible avec les règles normales d'une désignation populaire-, la possibilité de récuser les jurés, la suppression du jury populaire dans certaines affaires (terrorisme, par exemple), etc.
Il a estimé que le système du jury populaire avait plutôt pour fonction de faire participer le citoyen à la justice, mission noble qui pourrait d'ailleurs tout pareillement être exercée en correctionnelle mais qui ne devait pas se confondre avec l'image commune du peuple-juge.
Il en a tiré la conséquence sur l'âge minimum pour être juré, l'idée du peuple-juge commandant qu'on le fixe à 18 ans, alors que l'idée du citoyen participant à l'administration de la justice s'accommodait parfaitement d'un âge plus avancé, 23 ans, par exemple.
Il a établi la comparaison avec les conseils des prud'hommes, auxquels les salariés votent dès 16 ans mais où ils ne sont éligibles qu'à 21 ans, ou celui des tribunaux paritaires des baux ruraux.
Revenant sur le problème de la motivation, M. Robert Badinter a observé que la cour européenne des droits de l'Homme n'ayant pas arrêté de position sur ce point, le législateur pouvait donc se prononcer en toute autonomie.
M. Jean-Marie Girault, rapporteur , a cité à ce sujet un arrêt récent de la chambre criminelle de la cour de cassation sur un pourvoi arguant du fait que l'absence de motivation d'un jugement d'assises était contraire au principe du procès équitable posé par la Convention européenne des droits de l'Homme. Il a précisé que pour la chambre criminelle, la réponse des jurés aux questions constituait en soi une motivation suffisante au regard des stipulations de l'article 6 de cette Convention.
M. Michel Dreyfus-Schmidt lui a fait remarquer que la Cour européenne des droits de l'homme, si elle avait été saisie de cette affaire, n'aurait peut-être pas adopté le même point de vue.
Sans en disconvenir, M. Robert Badinter a néanmoins noté qu'en seize ans, cette cour n'avait pas censuré un seul jugement de cour d'assises pour absence de motivation.
En réponse à une nouvelle question de M. Pierre Fauchon , M. Pierre Truche, Premier président de la Cour de cassation , a considéré que la formule consistant à multiplier les questions aux jurés était certes envisageable mais qu'elle susciterait une complexité supplémentaire et multiplierait les motifs de cassation. Il a surtout estimé que ce système ne répondrait pas aux véritables attentes des condamnés, auxquels il importait seulement de connaître les motifs précis ayant déterminé leur condamnation.
M. Luc Dejoie a vu dans la motivation un faux problème, estimant que les magistrats parviendraient toujours à rédiger un texte, sans difficulté s'il y a unanimité au sein du jury ou en recourant à une rédaction plus nuancée en cas de partage des voix.
M. Michel Dreyfus-Schmidt a jugé choquant qu'actuellement, les jugements correctionnels ne soient motivés que s'ils étaient portés en appel. Il a jugé préférable d'inverser le système, ce qui reviendrait à motiver d'abord, puis à passer au vote sur la peine.
M. Pierre Truche lui ayant objecté que la motivation et la décision sur la culpabilité étaient étroitement imbriquées, M. Michel Dreyfus-Schmidt a estimé possible de procéder d'abord à un simple vote indicatif puis, seulement après la motivation, au vote définitif.
M. Jacques Larché, président, a considéré qu'au fond toutes ces difficultés procédaient de l'incompatibilité fondamentale entre le système de la preuve légale et l'intime conviction.
M. Robert Badinter a interrogé le premier président sur les moyens qu'il jugeait nécessaires pour mettre en oeuvre la réforme.
M. Pierre Truche, Premier président de la Cour de cassation , a souligné que l'article 2 du protocole additionnel n°7 à la Convention européenne des droits de l'homme exigeait un deuxième degré de juridiction " sur la culpabilité ou sur la condamnation ", observant que, dans la plupart des cas, les condamnés admettaient la culpabilité mais entendaient seulement qu'on réduise leur peine. Aussi s'est-il déclaré convaincu qu'avec un système de plaider-coupable et d'appel portant uniquement sur la peine, on allégerait considérablement la charge des cours d'appel.
Il a jugé obsolète la carte judiciaire actuelle, l'appel criminel devant à ses yeux s'opérer dans un cadre régional et non au niveau des 35 cours d'appel existantes. Hors le cas des DOM-TOM, il a ainsi estimé souhaitable de faire traiter les appels criminels par 10 à 15 cours d'appel d'assises, ce qui aurait le mérite supplémentaire d'instaurer une sorte de politique régionale des peines.
Il y a vu également un facteur d'économie de moyens, notamment quant au nombre des greffiers, chaque cour d'assises devant en effet disposer de deux greffiers spécialisés.
M. Jacques Larché, président, a évoqué le problème des personnes condamnées à perpétuité d'ici à l'entrée en vigueur de la réforme, en 1999, qui entretemps n'auraient pas la possibilité de faire appel.
M. Pierre Truche a indiqué qu'à l'heure actuelle, l'intervention de la chambre d'accusation se traduisait rarement par une décision négative à l'égard du juge d'instruction, mais qu'elle permettait en revanche assez fréquemment d'ordonner un supplément d'information et surtout de rédiger correctement les questions dont dépendait largement la régularité de la procédure et les éventuels motifs de cassation.
Si, comme le prévoyait le projet de loi, le passage devant la chambre d'accusation n'était plus obligatoire, il a estimé que l'intervention du président de la juridiction pour ordonner un supplément d'information, voire pour modifier les questions, serait problématique car elle conduirait ce dernier à intervenir sur l'instruction d'un dossier dont il aurait à juger.
M. Robert Badinter a rejoint cette préoccupation en faisant état de risques d'incidents contentieux en début d'audience.
M. Jacques Larché, président , a conclu l'audition en indiquant que le souci de mettre en oeuvre une réforme viable devrait conduire la commission à régler au préalable de nombreux problèmes d'ordre juridique.