II- LA RÉVISION DE LA DIRECTIVE 89-552 : UNE ENTREPRISE ALÉATOIRE
A. LE CONTEXTE
1. La dimension économique
La directive 89-552 peut être interprétée comme une tentative d'organiser l'espace audiovisuel européen sous le signe de la préférence communautaire. L'objectif est ambitieux : la part des produits américains représente, sauf en France, plus de 80 % des marchés européens alors que les Produits européens ne représentent que 1 % du marché américain (hors les 2 % revenant aux productions anglaises souvent à forte connotation financière nord-américaine). Vers la fin des années 1960, les films américains représentaient 35 % du marché européen, les films européens parvenant à atteindre 7 à 8 % de parts de marché aux États-Unis : il y a une reconquête à entreprendre.
Dans la mesure où l'industrie audiovisuelle reste largement tirée par les films de cinéma, ces données sont inquiétantes, en dépit des progrès de la production audiovisuelle non cinématographique. Le récent livre blanc de la Commission européenne sur la croissance, la compétitivité et l'emploi considérait que le développement des techniques numériques va faire passer, dans l'Union européenne, la demande de programmes audiovisuels de 23 milliards d'écus actuellement à 45 milliards à la fin du siècle, le nombre de chaînes passant de 120 à plus de 500 et celui des heures d'émissions de 650.000 à 3.500.000. En termes d'emploi, la Commission européenne a estime les perspectives de croissance à 2 millions d'ici l'an 2000. Quelle que soit la valeur de ces supputations, l'impression dominante est que la transformation des techniques de la communication, l'apparition d'autoroutes de l'information sur lesquelles circuleront les produits « multimédias » les plus divers, vont placer la communication audiovisuelle au premier rang des économies du futur. Le ministre des technologies de l'information et de la Poste notait ainsi devant l'Assemblée nationale le 5 octobre dernier : « le Japon, par exemple, estime que l'industrie du multimédia devrait avant quinze ans supplanter son automobile ».
L'organisation de l'espace audiovisuel européen, et la révision de la directive 89-552, mettent donc en jeu des intérêts économiques essentiels pour l'Europe. A ceux-ci s'ajoutent des préoccupations d'ordre culturel dont la négociation commerciale de l'Uruguay round a entériné la légitimité.
2. Le contexte international
• L'Accord général sur le commerce
des services
L'évolution du régime juridique de la diffusion télévisuelle est de plus en plus conditionnée par le contexte international, largement détermine dans un premier temps par les conclusions, à la fin de 1993, de la négociation multilatérale du GATT (Accord général sur le commerce et les tarifs douaniers), l'Uruguay round, et à échéance encore indéterminée, par les évolutions qui auront lieu sous l'impulsion de l'Organisation mondiale du commerce, mise en place à la suite de l'Uruguay round.
On sait que les États-Unis voyaient dans la négociation du GATT une occasion de s'opposer juridiquement à la politique des quotas de diffusion en Europe. Leur objectif était de soumettre le secteur audiovisuel aux règles de droit commun régissant le commerce des services et regroupées dans l'accord conclu sous le nom de GATS (accord général sur le commerce des services)-S'il n'a pas été possible d'obtenir que l'audiovisuel ne soit pas soumis aux règles de l'accord, l'Union européenne n'a souscrit aucun engagement de libéralisation commerciale dans ce secteur, auquel l'accord est ainsi inapplicable en principe, à l'exception des dispositions intéressant le règlement des conflits commerciaux : aucune mesure de rétorsion unilatérale ne peut être prise par les États-Unis contre la réglementation européenne, les différents doivent être soumis à arbitrage dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). L'équilibre ainsi réalisé est précaire, l'exception culturelle n'a pas été admise et les services audiovisuels sont considérés comme marchands, mais la libéralisation de leur commerce n'a pas été engagée.
La marge de manoeuvre réglementaire préservée par l'Union européenne pourrait donc être éphémère. Les négociations commerciales multilatérales prennent désormais un caractère permanent, et des sessions doivent réexaminer les conditions juridiques du commerce des services tous 'es cinq ans, au sein de l'OMC. Par ailleurs, nul ne peut garantir que l'examen par les instances arbitrales de l'OMC d'éventuels différends commerciaux intéressant le commerce des services audiovisuels ne conduira pas à la remise en cause prématurée du statu quo. Enfin, l'Union européenne vient de déposer à l'OMC une offre de libéralisation des services de télécommunications, or l'avancée des procédés de diffusion numérique et des réseaux de transport de données à grand débit (autoroutes de l'information) brouille la distinction avec les services de communication audiovisuelle qui pourraient réapparaître aussi par ce biais au coeur de la négociation commerciale multilatérale.
• Le contexte européen
La renégociation de la directive 89-552 intervient ainsi à un moment où l'Union européenne dispose d'une capacité juridique d'agir qu'elle ne conservera peut-être pas très longtemps.
Sa propre évolution devrait la porter à accorder une attention plus vive à l'évolution de son secteur audiovisuel. En effet, jamais sans doute la légitimité d'une politique volontariste de promotion du secteur audiovisuel dans le cadre européen n'a été apparemment aussi forte. Le traité de Maastricht a inséré dans le traité de Rome un titre IX consacré à la culture qui autorise la Communauté à agir afin d'encourager la coopération entre États membres, et si nécessaire appuyer et compléter leur action en matière de " création artistique et littéraire, y compris dans le secteur de l'audiovisuel » (article 128). Si ces dispositions intéressent l'adoption de programmes de soutien financier à la création audiovisuelle et non pas l'harmonisation de la réglementation de l'audiovisuel, elles n'en justifient pas moins l'adaptation du Principe de la liberté des prestations de services compte tenu de la nature spécifique des services audiovisuels.
La volonté politique paraît cependant faire défaut chez la plupart de nos partenaires.
En effet, l'application par les diffuseurs des obligations qui leur sont imposées par la directive est coûteuse : les programmes de fiction les plus rentables en début de soirée sont de loin les produits américains dont le prix de revient est souvent deux fois moins élevé que celui des programmes français, à audience et à recettes publicitaires égales, comme le démontre une étude récente 1 ( * )
Dès lors, et spécialement dans les petits pays dont la production audiovisuelle est peu développée, l'obligation d'acheter des programmes européens est pénalisante pour les diffuseurs qui tentent d'y échapper en remplissant leurs quotas d'oeuvres européennes avec des programmes de flux (émissions de plateau, variétés, magazines) considérés comme des « oeuvres » par la directive.
Cette logique, remise en cause en France ces deux dernières années grâce à la meilleure qualité des fictions françaises et à l'évolution des goûts du public, perdure dans des États membres dépourvus de production nationale et dans lesquels la diffusion de fictions américaines se présente comme le moyen le plus économique de fidéliser l'audience.
Au-delà de ces facteurs qui expliquent les divergences d'appréciation des États membres, il convient aussi de prendre en compte les incertitudes que l'évolution des marchés et des techniques fait peser à terme sur l'efficacité des systèmes de quotas de diffusion.
3. Incertitudes
Le bouleversement des techniques de la communication et l'entrée dans l'ère numérique vont établir la libre circulation, à l'échelle mondiale et non européenne, des oeuvres, des programmes, des services de communication audiovisuelle, sans doute plus efficacement que la directive 89-552.
La généralisation de la diffusion numérique va provoquer à terme la démultiplication des capacités de transport par voie hertzienne, satellitaire câblée ou filaire à des coûts décroissants et au bénéfice de produits interactifs brouillant, comme on l'a indiqué ci-dessus, la frontière entre la communication audiovisuelle et les télécommunications. Un secteur économique nouveau, dont le régime juridique n'est pas encore élaboré, va surgir de ces rapprochements. Ses produits emprunteront de façon indifférenciée les supports existants et ses zones de chalandise ignoreront de plus en plus les frontières : les empreintes satellitaires sont presque continentales et l'interconnexion mondiale des réseaux de transport de données à grand débit est déjà bien avancée. Les réglementations nationales et régionales de la communication audiovisuelles seront de plus en plus facilement contournées en pratique mais aussi juridiquement dans la mesure où le régime de la communication audiovisuelle sera vraisemblablement peu appliqué aux nouveaux services multimédia interactifs suscités par la numérisation de la diffusion.
Cette évolution déjà engagée condamne toute démarche strictement nationale en matière de réglementation de la diffusion télévisuelle, les opérateurs nationaux soumis à des contraintes fortes subissant de graves distorsions de concurrence dans un domaine dont on a rappelé le caractère bientôt stratégique pour l'emploi et pour la croissance.
Il faut aussi prévoir la perte de substance des quotas de diffusion si le développement annoncé, quoique mis en doute par de nombreux observateurs des services de vidéo à la demande ou quasi à la demande remet en cause la prépondérance actuelle des services de télévision généralistes. Avec ces nouveaux services, le régime des quotas sera difficile à appliquer, le consommateur étant maître de ses choix. Ce sera alors la seule capacité d'offrir des programmes compétitifs et performants qui déterminera l'évolution de la production audiovisuelle européenne et française.
Ces éléments semblent indiquer qu'à plus ou moins long terme le régime des quotas s'effacera devant des systèmes d'incitation à la production : obligations d'investissement des diffuseurs dans la production nationale ou européenne, instruments financiers divers du type compte de soutien à industrie des programmes (COSIP) ou programme MEDIA.
* 1 Carole Villevel. Films, téléfilms quelle rentabilité pour les chaînes '.' le film français, n° 2527, octobre. 1994