EXAMEN EN COMMISSION

Mme Muriel Jourda, présidente. - Nous en venons à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de loi visant à reconnaître le préjudice subi par les personnes condamnées sur le fondement de la législation pénalisant l'avortement.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - Nous examinons aujourd'hui un texte d'une grande importance historique et symbolique. Il y a cinquante ans, le 17 janvier 1975, était adoptée la loi légalisant le recours à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) en France. Cette adoption a mis fin à des décennies de souffrance et de silence pour de nombreuses femmes contraintes de recourir à l'avortement dans l'illégalité, parfois au péril de leur vie.

Dans son célèbre discours à la tribune de l'Assemblée nationale, la ministre de la santé de l'époque, Simone Veil, évoquait les « 300 000 » femmes qui avaient chaque année recours à l'avortement clandestin. Aujourd'hui, nous savons que cette réalité concernait un nombre certainement plus important de femmes. Les travaux menés par des historiens à ce sujet ne permettent pas de fixer un chiffre certain, mais ils fournissent une estimation du nombre d'avortements clandestins annuel comprise entre 800 000 et un million.

Les travaux historiques se heurtent encore, cependant, à la difficulté de recueillir des témoignages de cette expérience, autour de laquelle le sentiment de honte persiste. En 2022, l'Institut national de l'audiovisuel (INA) a lancé un projet de grande ampleur visant à documenter l'expérience de l'avortement avant la loi Veil. Il a reçu 400 réponses de témoins à sa sollicitation. Néanmoins, faute de moyens, seulement 79 témoignages ont pu être recueillis, offrant une perspective éclairante sur le nécessaire devoir de mémoire à ce sujet.

Derrière les chiffres, il faut voir la réalité tragique de ces situations. Des centaines de milliers de femmes se retrouvaient, souvent seules, devant une décision impossible : prendre le risque d'avorter dans l'illégalité, pour un prix souvent extrêmement élevé, auquel il faut ajouter le risque de complications médicales en raison des conditions sanitaires dans lesquelles l'avortement était réalisé. Ces situations étaient d'autant plus tragiques que ces choix étaient en grande partie dépendants du milieu social de ces femmes. Alors que certaines, issus de milieux favorisés, avaient la possibilité de recourir à l'avortement de façon sécurisée dans des cliniques suisses ou belges, les femmes de milieux plus populaires devaient subir une intervention dangereuse, dans des conditions beaucoup plus précaires.

Pour elles et pour les personnes pratiquant l'avortement, le code pénal prévoyait des sanctions sévères, pouvant aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 100 000 francs d'amende. De fait, le nombre de condamnations annuelles pour des faits d'avortement a atteint près de 5 000 pendant le régime de Vichy, et avoisinait encore 300 à 500 personnes par an avant la promulgation de la loi Veil.

La proposition de loi déposée par notre collègue Laurence Rossignol vise à faire reconnaître cette souffrance et ce préjudice, en réhabilitant la mémoire de ces femmes et des personnes condamnées sur la base de cette législation.

Le dispositif retenu s'inscrit dans la continuité de celui qui est prévu par la proposition de loi portant reconnaissance par la Nation et réparation des préjudices subis par les personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982, adoptée en première lecture par le Sénat en novembre 2023.

D'une part, il prévoit la reconnaissance formelle par l'État des atteintes portées aux droits des femmes par la législation condamnant l'avortement et du préjudice subi par les personnes condamnées pour avoir pratiqué l'avortement. À la différence de la proposition précitée, aucune compensation financière n'est prévue du fait du préjudice qui serait reconnu par la loi.

D'autre part, il est proposé de mettre en place une commission nationale indépendante, placée auprès du Premier ministre, chargée de recueillir et transmettre la mémoire de ces préjudices.

Il n'y a pas de débat sur la souffrance qu'ont enduré les femmes du fait de cette législation. Mais il peut exister un débat sur la meilleure façon de mettre en place une loi mémorielle afin de réhabiliter celles qui ont subi de ces souffrances. C'est pourquoi nous avons mené, avec l'auteure de la proposition de loi, une réflexion et un travail communs en vue de lever les possibles ambigüités du dispositif. En accord avec elle, je vous présenterai deux amendements visant à clarifier la formulation et le contenu du texte, et à faciliter son adoption.

En premier lieu, la reconnaissance d'un « préjudice » subi par les personnes concernées est source d'incertitude. Comme vous le savez, la notion de « préjudice » comporte une dimension juridique qui pourrait, en conséquence, ouvrir la voie à des procédures judiciaires de compensation financière, alors que cela n'est pas prévu par le texte. Les auditions que nous avons menées nous ont également permis d'identifier une difficulté supplémentaire concernant les personnes ayant pratiqué l'avortement ; si certains agissaient dans le cadre de leur vocation médicale ou dans un but principalement humanitaire, d'autres ont pu tirer un avantage financier de la détresse de ces femmes, voire l'exploiter.

Afin de limiter l'incertitude juridique que cette notion de préjudice pourrait engendrer, je propose d'adopter un premier amendement, visant à reprendre la formulation de la proposition de loi concernant les personnes condamnées pour homosexualité. Nous pourrons ainsi supprimer la notion de préjudice tout en reconnaissant la souffrance et le traumatisme des victimes.

En second lieu, la commission prévue par la proposition de loi comprendrait deux parlementaires, un membre du Conseil d'État, un magistrat de la Cour de cassation, trois représentants de l'État, trois professionnels de la santé gynécologique des femmes et trois représentants d'associations oeuvrant pour le droit des femmes et l'accès à l'avortement. Cela porte le nombre de membres à une douzaine, ce qui en fait une structure relativement lourde. Par ailleurs, les auditions que nous avons menées avec des historiens spécialisés dans l'histoire des femmes et de l'avortement nous ont permis de saisir l'importance des travaux historiques engagés à ce sujet, notamment en partenariat avec l'INA.

Il paraît donc opportun de remplacer les représentants de l'État par des historiens et chercheurs spécialisés sur le sujet, qui seront plus à même d'évaluer les enjeux symboliques et historiques de la reconnaissance des victimes. Mon second amendement propose donc d'alléger la structure prévue, ainsi que la présence d'historiens et de chercheurs en son sein.

Vous l'aurez compris, cette proposition vise à réhabiliter les femmes contraintes à l'avortement clandestin. Leurs souffrances ne pourront pas être effacées, mais leur reconnaissance par l'État permettra d'entretenir la mémoire des victimes et de leur rendre hommage, alors que nous commémorons cette année les cinquante ans de la loi Veil.

Présentant des amendements dont l'objet est simplement de rendre le dispositif plus efficace et opérationnel, je vous propose d'adopter la proposition de loi ainsi modifiée.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Je vous remercie, monsieur le rapporteur, de cette présentation et de ce que nous comprenons être un soutien à ce texte. Quelques modulations dans la rédaction ont, en effet, été examinées avec son auteure et ont recueilli son accord.

Je vous remercie surtout d'être revenu sur ce qui, jusque voilà peu, était considéré en France comme une double transgression. Ainsi, en 1939, Édouard Daladier qualifiait l'IVG de « fléau social compromettant l'avenir de la race ». Le régime de Vichy en a fait un crime contre la sûreté de l'État, passible de la peine de mort. Le nombre de personnes condamnées se monte à 11 000. Il est donc important de reconnaître cette histoire.

Comme l'a indiqué le rapporteur, il n'est pas question d'indemnisation ; il s'agit de regarder cette période, assez longue, pendant laquelle la situation des femmes était traitée violemment sur le plan pénal et sur le plan social.

Je remercie donc le rapporteur et confirme l'accord de l'auteure, dont je ne suis que le porte-voix, sur les amendements proposés.

Mme Catherine Di Folco. - Le rapporteur a terminé son intervention en évoquant la nécessité de réhabiliter les femmes... Le terme « réhabiliter » - qui renvoie à une mesure individuelle, judiciaire ou légale, qui efface une condamnation pénale et ses conséquences - est-il le bon ? Les femmes dont nous parlons ont été victimes, non coupables.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur - Il fallait entendre ce terme dans son sens commun : je parlais de réhabiliter la mémoire de ces femmes. Par ailleurs, je l'ai employé dans mon intervention, mais il n'apparaît pas dans la proposition de loi.

Mme Muriel Jourda, présidente. - Avant d'entamer l'examen des amendements, nous devons arrêter le périmètre indicatif de la proposition de loi. Je vous propose de considérer que ce périmètre comprend les dispositions relatives à la mémoire des avortements clandestins et à celle des personnes les ayant subis ou pratiqués.

Il en est ainsi décidé.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1er

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - J'ai déjà exposé le sens de mon amendement COM-1. Du fait de l'importance de la reconnaissance symbolique et politique, il ne doit y avoir aucune ambiguïté, notamment sur ses conséquences en matière judiciaire. D'où la proposition de remplacer le terme « préjudice », qui pourrait prêter à confusion, par la reconnaissance des souffrances et traumatismes subis.

L'amendement COM-1 est adopté.

L'article 1er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 2

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - S'agissant de l'amendement COM-2, j'ai également indiqué que la commission instituée à l'article 2, dont la vocation est essentiellement mémorielle, s'inscrit dans le prolongement d'importants travaux engagés par les historiens, notamment en partenariat avec l'INA. Il est donc proposé de prévoir explicitement la présence d'historiens dans cette commission.

M. François Bonhomme. - Nous connaissons, de par l'expérience que nous avons de ce type de textes, les difficultés pouvant découler des lois mémorielles. Nous aurions tout intérêt, lorsque c'est possible, de privilégier la notion de travail historique et historiographique par rapport à celle de mémoire. Le premier est soumis à quelques règles essentielles, alors que la seconde est labile et sujette à enjeux.

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. - C'est bien tout l'objet de cet amendement : remplacer les représentants de l'État par des historiens et chercheurs, pour indiquer l'importance des travaux de recherche historique.

L'amendement COM-2 est adopté.

L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

La proposition de loi est adoptée dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le sort des amendements examinés par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1er

M. FRASSA, rapporteur

1

Reconnaissance des souffrances et traumatismes subis par des personnes condamnées pour avoir pratiqué des avortements

Adopté

Article 2

M. FRASSA, rapporteur

2

Présence d'historiens et chercheurs et allègement de la commission rattachée au Premier Ministre

Adopté

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page