II. UNE INITIATIVE LÉGISLATIVE POUR CONFORTER LES ACTEURS EN CLARIFIANT LE CADRE JURIDIQUE

La neutralité des agents du service public est un principe ancien. Il apparaît aujourd'hui nécessaire d'étendre ce principe de manière ciblée.

A. L'OBLIGATION DE NEUTRALITÉ, UN PRINCIPE FONDAMENTAL

1. La neutralité des agents du service public

Le principe de laïcité impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées en charge d'un service public. Ainsi, il implique la neutralité des collectivités publiques et des fédérations sportives délégataires d'une mission de service public.

Quant aux fédérations agréées, mais non délégataires, elles sont également concernées puisque le code du sport dispose qu'elles participent à l'exécution d'une mission de service public (article L131-8).

L'article 1 de la loi du 24 août 2021 a énoncé clairement le droit :

« Lorsque la loi ou le règlement confie directement l'exécution d'un service public à un organisme de droit public ou de droit privé, celui-ci est tenu d'assurer l'égalité des usagers devant le service public et de veiller au respect des principes de laïcité et de neutralité du service public. Il prend les mesures nécessaires à cet effet et, en particulier, il veille à ce que ses salariés ou les personnes sur lesquelles il exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir de direction, lorsqu'ils participent à l'exécution du service public, s'abstiennent notamment de manifester leurs opinions politiques ou religieuses, traitent de façon égale toutes les personnes et respectent leur liberté de conscience et leur dignité.

« Cet organisme veille également à ce que toute autre personne à laquelle il confie, en tout ou partie, l'exécution du service public s'assure du respect de ces obligations ».

Dès lors, comme l'indique le Conseil des sages de la laïcité10(*), une obligation de neutralité s'applique aux agents des fédérations sportives.

Cette obligation s'applique également aux dirigeants, éducateurs et encadrants (salariés et bénévoles) des associations sportives affiliées à une fédération, dès lors qu'elles participent à l'exécution du service public, donc notamment lors des compétitions organisées dans le cadre fédéral.

Les arbitres sont aussi astreints à cette obligation de neutralité, en application de l'article L223-2 du code du sport qui dispose que « les arbitres et les juges sont considérés comme chargés d'une mission de service public ».

S'agissant des sportifs de haut niveau, le code du sport dispose qu'ils « concourent, par leur activité, au rayonnement de la Nation et à la promotion des valeurs du sport. Ils participent au développement de la pratique sportive pour toutes et tous » (article L221-1).

Les sportifs de haut niveau directement salariés par une fédération sont sous le même régime que les autres salariés et donc soumis au principe de neutralité. Les sportifs inscrits sur les différentes listes relatives aux sportifs de haut niveau ont un devoir de neutralité lorsqu'ils participent à des compétitions ou manifestations sportives en tant que représentant de l'équipe de France. De façon générale, les athlètes sélectionnés en équipes de France participent à l'exécution du service public confié à la fédération qui les a sélectionnés. À ce titre, ils doivent respecter le principe de neutralité, ce que le Conseil d'État a confirmé dans sa décision du 29 juin 202311(*).

Cette décision du Conseil d'État conforte, d'un point de vue juridique, l'interdiction du port du voile pour les athlètes de l'Équipe de France lors des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, annoncée par Amélie Oudéa-Castéra, ministre des sports et des JOP, à l'automne dernier.

Cette interdiction ne vaut pas pour les athlètes des délégations étrangères, de nombreuses fédérations étrangères et internationales, ainsi que le comité international olympique, ayant une interprétation différente de la règle 50.2 de la charte olympique.

2. Des extensions validées par la jurisprudence

Le principe de laïcité impose le respect de la liberté de conscience. En l'état du droit, l'opposabilité du principe de neutralité aux usagers du service public demeure l'exception. La jurisprudence tend toutefois à admettre des extensions ciblées du principe de neutralité.

La liberté d'expression n'est pas sans limite : en vertu de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi ». La sauvegarde de l'ordre public, défini comme « le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique », est un objectif de valeur constitutionnelle qu'il revient au législateur de concilier avec l'exercice des libertés.

Par ailleurs, les fédérations sportives se sont vu confier par la loi une mission d'organisation de la pratique sportive. Elles peuvent, à ce titre, se doter de règles visant à promouvoir les idéaux du sport dont le principe d'universalité, l'absence de distinction entre participants, et par conséquent le principe de neutralité, tel qu'inscrit à la règle 50.2 de la charte olympique (« aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n'est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique »).

Depuis 2016, la Fédération française de football (FFF) a inscrit dans ses statuts des dispositions en ce sens. Son article 1er dispose en effet :

« Le respect de la tenue règlementaire et la règle 50 de la Charte olympique assurent la neutralité du sport sur les lieux de pratique.

« À ce double titre, sont interdits, à l'occasion de compétitions ou de manifestations organisées sur le territoire de la Fédération ou en lien avec celles-ci :

- tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical,

- tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale,

- tout acte de prosélytisme ou manoeuvre de propagande,

- toute forme d'incivilité.

« Toute personne contrevenant à ces dispositions fera l'objet de poursuites disciplinaires et/ou pénales.

« Les officiels doivent veiller au respect des dispositions susvisées ».

Dans sa décision du 29 juin 2023, le Conseil d'État a validé ces dispositions limitant la liberté d'expression pour garantir le bon fonctionnement du service public ou la protection des droits et libertés d'autrui. La mise en place de telles limitations constitue une faculté et non une obligation. Les mesures prises doivent être adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi.

D'après le Conseil d'État, les règles établies par la FFF « peuvent légalement avoir pour objet et pour effet de limiter la liberté de ceux des licenciés qui ne sont pas légalement tenus au respect du principe de neutralité du service public, d'exprimer leurs opinions et convictions si cela est nécessaire au bon fonctionnement du service public ou à la protection des droits et libertés d'autrui, et adapté et proportionné à ces objectifs (...). Par ailleurs, l'interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », limitée aux temps et lieux des matchs de football, apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport. Dès lors, la Fédération française de football pouvait légalement, au titre du pouvoir réglementaire qui lui est délégué pour le bon déroulement des compétitions dont elle a la charge, édicter une telle interdiction, qui est adaptée et proportionnée ».

Le Conseil d'État s'est également prononcé en faveur d'une extension du principe de neutralité, s'agissant du port du « burkini » dans les piscines.

Son ordonnance du 21 juin 2022, prise au titre du « déféré-laïcité » institué par la loi du 24 août 2021, a confirmé la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini ».

Le Conseil d'État a estimé que la dérogation apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, était de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l'égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

« Le gestionnaire d'un service public est tenu, lorsqu'il définit ou redéfinit les règles d'organisation et de fonctionnement de ce service, de veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l'égalité de traitement des usagers (...) le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l'ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service, notamment en ce que, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, elles rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l'égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l'obligation de neutralité du service public. »12(*)

3. Des questionnements qui subsistent

La jurisprudence n'a pas suffi à éteindre les contestations.

Le port du voile lors des compétitions sportives a été autorisé par plusieurs fédérations sportives internationales. C'est le cas notamment de la Fédération internationale de football (FIFA) depuis 2014, ou encore de la Fédération internationale de basket-ball (FIBA) depuis 2017. Le port de couvre-chefs s'est répandu dans plusieurs disciplines dans les compétitions internationales. Des équipementiers, tels que Nike, profitent de ce nouveau marché en commercialisant des produits de plus en plus sophistiqués à l'intention des femmes musulmanes voilées.

Le positionnement des fédérations internationales a incité plusieurs fédérations à réagir, les questionnements en provenance du terrain s'étant multipliés. Des directives claires s'imposaient, à l'intention des joueurs et des arbitres, placés dans des situations parfois délicates et soumis à de multiples pressions.

Pour sortir de l'ambiguïté, la Fédération française de basket-ball (FFBB) a adopté à compter du 1er juillet 2023 un dispositif similaire à celui de la FFF. Désormais, d'après les règlements sportifs généraux de la FFB13(*) :

« Le port de tout équipement à connotation religieuse ou politique est strictement interdit à l'ensemble des joueurs et acteurs de la rencontre (entraineurs, arbitres, officiels), lors de l'ensemble des compétitions départementales, régionales et nationales 5x5 et 3x3, sur l'ensemble du territoire.

« Le cas échéant, l'arbitre ne doit pas faire débuter la rencontre.

« Les sanctions sont prévues à l'annexe 1 du présent règlement ».

Ces sanctions consistent en la perte par pénalité de la rencontre et l'ouverture d'un dossier disciplinaire, à l'encontre des personnes ayant permis le déroulement de la rencontre, devant la Commission Fédérale de Discipline.

D'après la FFBB, auditionnée par le rapporteur, ces dispositions ont pour objet d'éviter les tensions sur le terrain dans un climat où les actes discriminatoires et racistes sont en forte progression sur le territoire national et donc dans le sport. Il s'agit également de lutter contre le prosélytisme, sur le terrain ou sur les réseaux sociaux, à travers la diffusion de vidéos. La position de la FFBB est de privilégier l'intérêt général en faisant du basket un lieu d'échanges, où doivent primer les valeurs du sport que sont l'égalité, la fraternité et l'impartialité.

Cette décision de la FFBB a été et demeure très contestée, notamment par une pétition de 70 clubs franciliens et par des campagnes sur les réseaux sociaux.

La Fédération française de volley interdit elle aussi le voile en compétition depuis l'an dernier, tandis que la Fédération française de handball n'a pour le moment pas modifié son règlement à ce sujet, malgré de nombreux questionnements.

En dépit de la décision du Conseil d'État, les réglementations des fédérations ayant décidé d'interdire le voile en compétition demeurent contestées, comme le sont celles des fédérations n'ayant pas pris de mesure d'interdiction. De nombreuses tensions ou, a minima, des interrogations et demandes d'éclaircissement demeurent.

Un cadre légal est nécessaire afin de protéger les fédérations sportives et de conforter les acteurs locaux confrontés à de multiples pressions.


* 10 Liberté d'expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives, Une proposition du Conseil des sages de la laïcité (mars 2022).

* 11 Conseil d'État, 29 juin 2023, Association Alliance citoyenne et a.

* 12 Conseil d'État, ordonnance du 21 juin 2022.

* 13 Article 9.3 des règlements sportifs généraux de la FFBB.

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