AVANT-PROPOS

Le principe de laïcité est l'une des clefs de voûte de l'ordre républicain. Il est inscrit à l'article 1er de la Constitution, aux termes duquel « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La mise en oeuvre du principe de laïcité implique de trouver un équilibre entre la liberté de conscience dans la sphère privée et la neutralité dans la sphère publique. Cet équilibre traduit la primauté de la citoyenneté sur toute autre appartenance, notamment religieuse.

L'apprentissage de la citoyenneté est un processus dont le sport est l'un des vecteurs. En France, 6,3 millions d'enfants de moins de treize ans sont licenciés d'une fédération sportive. Au même titre que l'école, le sport initie à la coopération et au respect de la règle commune. Il est un facteur d'intégration, de mixité sociale et de renforcement de la cohésion nationale. Les valeurs fondamentales du sport sont des valeurs citoyennes, fondées sur un principe d'universalité. C'est pourquoi, afin de préserver les terrains de sport de tout affrontement autre que sportif, la règle 50.2 de la charte olympique énonce un principe de neutralité : « aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n'est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique ».

La résonance médiatique du sport doit inciter à une vigilance particulière.

Or, aujourd'hui, la mise en oeuvre du principe de laïcité dans le domaine du sport est hétérogène. Des divergences d'approche sont source d'une confusion de nature à fragiliser les principes fondamentaux de la République.

I. LES ATTEINTES À LA LAÏCITÉ DANS LE SPORT : UNE RÉALITÉ TROP LONGTEMPS OCCULTÉE

A. UN CONSTAT PARTAGÉ

Le constat d'atteintes croissantes à la laïcité est déjà ancien. Il est largement partagé, tant au niveau de l'État qu'au sein de nombreuses collectivités locales et fédérations sportives, même si le phénomène reste difficile à quantifier.

1. Un phénomène connu

La laïcité est l'une des clefs de voûte de l'ordre républicain. Inscrite à l'article 1er de la Constitution, cette notion trouve son fondement juridique dans la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, qui repose sur deux grands principes :

- d'une part, la liberté de conscience et le libre exercice des cultes ;

- d'autre part, la séparation des Églises et de l'État, principe impliquant un devoir de stricte neutralité pour tout agent collaborant à un service public.

Le principe de laïcité implique donc de trouver un équilibre entre la liberté dans la sphère privée et la neutralité dans la sphère publique, alors que la séparation des deux espaces n'est pas toujours évidente.

Les atteintes à la laïcité ne sont pas un phénomène nouveau.

Il y a vingt ans, le rapport de Bernard Stasi, au nom de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, en constatait déjà la multiplication : « Le principe de laïcité est aujourd'hui mis à mal dans des secteurs plus nombreux qu'il ne paraît. La commission est consciente que les difficultés rencontrées sont aujourd'hui encore minoritaires. Mais elles sont réelles, fortes et annonciatrices de dysfonctionnements, d'autant plus que la diffusion récente et rapide de ces phénomènes est préoccupante »1(*).

Dans le domaine du sport, ce rapport faisait le constat suivant : « Le développement d'équipements sportifs au coeur des quartiers ne permet plus la confrontation des milieux et des cultures sur les terrains. Les équipes communautaires se développent et ne participent plus aux compétitions organisées par les fédérations qui étaient pourtant l'occasion de rencontres. La pratique sportive féminine est en baisse sensible dans ces quartiers. Des femmes sont de facto exclues des stades et des piscines. Des clubs féminins ou mixtes disparaissent ».

Sans utiliser le terme de « séparatisme », utilisé depuis 2020, ce rapport en constatait déjà l'existence.

En 2015, la presse a dévoilé une note du Service central du renseignement territorial (SCRT) sur « le sport amateur vecteur de communautarisme et de radicalité », révélant que certaines associations sportives refusaient la mixité, que d'autres interrompaient les entraînements pour la prière, ou encore que des éducateurs sportifs étaient fichés par les services de renseignement comme étant des individus radicalisés.

Plus récemment, plusieurs travaux parlementaires ont abordé la question du séparatisme islamiste dans le milieu sportif : en 2017, un rapport de la délégation aux collectivités territoriales2(*) du Sénat soulignait le poids des réseaux amicaux, sportifs ou associatifs locaux dans la constitution de communautés radicalisées. En 2019, le rapport des députés Éric Diard et Éric Poulliat3(*) sur la radicalisation dans les services publics a souligné la difficulté à cerner ce phénomène, compte tenu de la faiblesse des remontées du terrain, de l'émergence de nouvelles pratiques non instituées et de l'existence de salles de sport privées.

En 2020, le rapport de notre collègue Jacqueline Eustache-Brinio, au nom de la commission d'enquête du Sénat sur la radicalisation islamiste, qualifiait le sport de « parent pauvre de la lutte contre le séparatisme »4(*) en raison d'une prise de conscience des instances sportives « à la fois très récente et perfectible ». Le rapport s'interrogeait sur « l'effectivité de la prise en compte de ces phénomènes par le gouvernement, et plus particulièrement par le ministère des sports ».

Le constat était pourtant fait très clairement par le Président de la République dans son discours du 2 octobre 2020 : « Le problème, ce n'est pas la laïcité (...). Ce à quoi nous devons nous attaquer, c'est le séparatisme islamiste. C'est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d'une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte pour l'enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République. C'est l'endoctrinement et par celui-ci, la négation de nos principes, l'égalité entre les femmes et les hommes, la dignité humaine. »

2. Un phénomène multiforme

Les atteintes à la laïcité forment un ensemble hétérogène.

Médéric Chapitaux, docteur en sociologie, membre du conseil des sages de la laïcité, auditionné par le rapporteur, distingue cinq niveaux de remise en cause du principe de neutralité dans le domaine du sport5(*) :

- la permissivité ;

- le repli communautaire ;

- le séparatisme ;

- la radicalisation ;

- enfin, le terrorisme.

LES DIVERS NIVEAUX D'ATTEINTES À LA LAÏCITÉ

Source : Médéric Chapitaux, Quand l'islamisme pénètre le sport, PUF, 2023

De nombreux acteurs de terrain témoignent d'atteintes relevant de la « permissivité », voire du « repli communautaire » : par exemple, le port du voile sur les terrains de sport, des prières individuelles ou collectives sur le terrain ou dans les vestiaires, des demandes de modification des horaires d'entraînement ou de match, le refus de la mixité, le refus de s'incliner devant l'adversaire (dans les arts martiaux) ... Les situations sont multiples et traitées de façon hétérogène, faute de règle commune claire, facilement et directement applicable.

Les sports les plus concernés par les atteintes à la laïcité sont le football, les sports de combat, le tir à l'arc ou encore la musculation.

Tous les faits n'ont pas la même gravité : les initiatives individuelles des adhérents n'ont pas la même portée que celles qui proviendraient des encadrants, ou qui excluraient certaines catégories d'adhérents (en raison de leur religion, de leur sexe, de leur orientation sexuelle...). Les transgressions au principe de laïcité sont plus graves dans les clubs encadrant des jeunes, ceux-ci étant particulièrement vulnérables et susceptibles de tomber sous l'emprise d'autres membres ou d'entraîneurs dont l'influence peut être forte.

Dans les cas les plus graves de radicalisation, on peut observer la formation « d'écosystèmes séparatistes » autour d'un lieu de culte, d'écoles religieuses et, éventuellement, de clubs de sport, contribuant ensemble à un processus d'endoctrinement. Ces processus de radicalisation sont particulièrement surveillés par les services de renseignement, notamment pour anticiper d'éventuelles atteintes à la sécurité.

Il n'y a pas nécessairement de continuum entre les différents niveaux d'atteintes à la laïcité. On observe cependant une diffusion générale de comportements remettant en cause le vivre-ensemble et l'universalisme du sport. Cet universalisme veut que les seules distinctions admissibles sur le terrain soient de nature sportive, comme le prévoit la charte olympique.

3. Une quantification difficile

L'ampleur des atteintes à la laïcité est difficile à évaluer, le phénomène étant protéiforme et dispersé au sein d'un réseau de 360 000 associations sportives. Le sport n'échappe toutefois pas aux phénomènes de société. Ces phénomènes peuvent être amplifiés par la résonance collective et médiatique des événements sportifs et par l'utilisation des réseaux sociaux.

Quelques données peuvent être rapportées, s'agissant des faits les plus significatifs :

Ø D'après une enquête du comité national olympique et sportif français (CNOSF)6(*) en date de 2020, 556 clubs affirment avoir été confrontés à des situations de communautarisme.

Ø En 2021, l'Unité de coordination de lutte antiterroriste (UCLAT) a identifié 122 associations comme ayant une relation avec une mouvance séparatiste.

Ø 592 contrôles ont été réalisés sur les cinq dernières années (soit environ un contrôle par an et par département) via des alertes rapportées aux cellules de lutte contre l'islamisme radical et le repli communautaire (CLIR) créées par la circulaire du 27 novembre 2019 et placées sous l'autorité des préfets.

Une circulaire du 8 novembre 2018 sur les phénomènes de radicalisation dans le sport, prise par les ministres respectivement en charge de l'Intérieur et des Sports, demandait aux préfets de programmer des contrôles administratifs ciblés.

Ces contrôles ont abouti à 9 fermetures d'établissements dont 6 en 2020, 2 en 2022 et 1 en 2023.

Ø Une centaine de contrôles ont été réalisés en 2022-2023 par le ministère des sports. Des signes de séparatisme ont été constatés dans 6 cas.

Ø Une vingtaine de clubs sportifs sont suivis par le renseignement territorial, selon des critères rigoureux et de façon évolutive avec un flux significatif d'entrées-sorties, c'est-à-dire que ce ne sont pas toujours les mêmes clubs qui sont suivis. Un club peut faire l'objet d'une surveillance pour différentes raisons : eu égard à ses adhérents ou à ses encadrants ; parce qu'il associe communautarisme et fondamentalisme, qu'il promeut le port du voile, ou la non-mixité, ou encore dans le cas de structures militantes menant un combat d'ordre politique.

En 2021, Roxana Maracineanu, alors ministre déléguée chargée des sports, déclarait à l'Assemblée nationale : « Lors de la création des CLIR, le 27 novembre 2019, 127 des 380 000 associations sportives étaient identifiées comme étant en relation avec une mouvance séparatiste, parmi lesquelles 29 tenues par l'islam radical. Nous avons contrôlé 207 établissements recevant du public et fermé cinq d'entre eux, plutôt pour des raisons administratives mais aussi parce qu'une problématique de radicalisation avait été détectée ».

Cette déclaration confirme que 122 clubs en lien avec la mouvance séparatiste resteraient ouverts.

Sur la base d'une moyenne de 93 adhérents par club, ces associations regrouperaient plus de 11 000 sportifs.


* 1 Rapport au Président de la République de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, Bernard Stasi, 1er décembre 2003.

* 2 Rapport d'information n° 483 (2016-2017) de MM. Jean-Marie Bockel et Luc Carvounas sur les collectivités locales et la prévention de la radicalisation, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 29 mars 2017.

* 3 Rapport n° 2082 du 27 juin 2019, déposé par la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, en conclusion des travaux d'une mission d'information sur les services publics face à la radicalisation (M. Éric Diard et M. Éric Poulliat).

* 4 Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble, rapport n° 595 (2019-2020) de Mme Jacqueline Eustache-Brinio, fait au nom de la commission d'enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre, déposé le 7 juillet 2020.

* 5 Quand l'islamisme pénètre le sport, Médéric Chapitaux, PUF, 2023.

* 6 CNOSF : « Baromètre des clubs sportifs fédérés ; sujets sociétaux », 7 décembre 2020.

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