EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mardi 7 mai 2024, sous la présidence de M. Philippe Paul, vice-président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de résolution européenne, déposée en application de l'article 73 quinquies du Règlement et adoptée par la commission des affaires européennes, visant à permettre le financement par la Facilité européenne pour la paix d'une mesure d'assistance au profit de l'Arménie.
M. Philippe Paul, président. - Nous examinons cet après-midi la proposition de résolution européenne déposée par MM. Jean-François Rapin et Bruno Retailleau visant à permettre le financement par la Facilité européenne pour la paix d'une mesure d'assistance au profit de l'Arménie.
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Le mur de Berlin est tombé en novembre 1989, et le séisme qu'a déclenché sa chute n'en finit pas de produire des répliques. Les événements auxquels nous assistons en Géorgie en sont la dernière en date. Toutefois, dans le Caucase sud, c'est à la frontière entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan qu'elles ont causé le plus de ravages.
C'est pourquoi les présidents Rapin et Retailleau ont déposé cette proposition de résolution européenne, qui a été adoptée par nos collègues de la commission des affaires européennes le 11 avril dernier sur le rapport de Valérie Boyer. Elle fait suite à trois résolutions du Sénat de novembre 2020, novembre 2022 et janvier 2024 et a pour principal objet de demander que l'Arménie bénéficie du financement d'une mesure non létale au titre de l'enveloppe extrabudgétaire appelée Facilité européenne pour la paix (FEP), à hauteur de 10 millions d'euros.
Il faut gratter la couche de jargon technocratique pour découvrir les enjeux plus profonds de cette initiative. L'adoption d'une telle mesure serait bien sûr un geste fort en faveur de la république d'Arménie et des Arméniens, mais il faut surtout y voir un moyen opportun de rééquilibrer le rapport de forces dans la région et d'affirmer le rôle géostratégique de l'Union européenne.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de formuler une remarque d'ordre procédural. Si tout s'était passé comme prévu à Bruxelles, la mesure d'aide à l'Arménie que cette proposition de résolution européenne invite le Gouvernement à soutenir aurait dû être adoptée il y a quinze jours. Autrement dit, il s'en est fallu de peu que notre travail fût réduit à commenter une actualité déjà refroidie...
Le mécanisme de réserve d'examen parlementaire, qui permet au Parlement d'exprimer une position sur un texte européen en cours de discussion, a à l'évidence été pensé pour la procédure législative ordinaire. Dans le domaine de la politique étrangère ou de défense commune, les projets d'actes sont souvent transmis aux commissions des affaires européennes au dernier moment et leur publicité est plus limitée, ce qui ne permet au Parlement de prendre une position que de manière très théorique. Si ce n'est pas le moment de proposer de revoir les textes d'application de l'article 88-4 de la Constitution, sans doute faudra-t-il s'y pencher un jour.
La négociation prenant - pour des raisons que j'exposerai bientôt - plus de temps que prévu, j'ai souhaité me rendre sur place pour y voir plus clair. Dans le délai qui m'était imparti, rien n'aurait été possible sans l'exceptionnel travail des équipes de l'ambassade de France à Erevan, et en particulier de son ambassadeur Olivier Decottignies, à qui je redis publiquement toute ma reconnaissance.
Les entretiens que j'ai eus avec le ministre de la défense, le vice-ministre des affaires étrangères, le ministre des hautes technologies - dont les attributions recoupent celles de notre direction générale de l'armement (DGA) -, le numéro deux de la mission civile de l'Union européenne et les présidents de la commission de la défense et du groupe d'amitié Arménie-France de l'Assemblée nationale arménienne m'ont permis de mieux appréhender la situation, de même que les visites que j'ai faites sur place. La voici à grands traits.
Les Arméniens, qui forment la première nation chrétienne, d'enracinement millénaire et rescapée d'un génocide, n'ont recouvré une existence politique autonome qu'il y a trente-trois ans, en s'extirpant de l'édifice soviétique qui était en cours d'effondrement. Mais cette liberté devait être précaire, puisque la jeune république héritait d'un double handicap : un territoire enclavé, l'agression turque de 1920 lui ayant repris l'accès à la mer Noire que venait de lui accorder le traité de Sèvres ; et le tracé contestable de ses frontières, du fait des cyniques découpages du commissaire aux nationalités Joseph Staline.
Il en est résulté le conflit armé que vous connaissez. La victoire de l'Arménie en 1994 lui avait assuré une continuité territoriale jusqu'au plateau du Haut-Karabagh, juridiquement azerbaïdjanais, mais dont le peuple était majoritairement arménien. La deuxième guerre, à l'automne 2020, s'est soldée par une perte des territoires conquis et par la signature d'un accord sous médiation russe. En septembre dernier, une nouvelle agression de Bakou a chassé du Haut-Karabagh plus de 100 000 Arméniens, des femmes, des enfants et des personnes âgées, ce qui n'était pas sans rappeler les ordres de déportation du gouvernement jeune-turc au printemps 1915.
La situation reste critique. Il est probable que le président Aliev tentera de poursuivre le grignotage du territoire arménien, dont il a progressivement occupé près de 150 kilomètres carrés depuis 2021. Il n'est pas même exclu qu'il entreprenne une nouvelle offensive de grande envergure.
En effet, Bakou maintient quatre revendications : la création d'un corridor dans la région du Syunik, au sud du territoire arménien, afin de relier l'Azerbaïdjan à l'exclave autonome du Nakhitchevan ; le contrôle de trois enclaves créées en territoire arménien à l'époque soviétique ; la rétrocession de quatre villages arméniens dans la région du Tavouch, au nord-est ; enfin, le président Aliev évoque publiquement le « retour » d'Azerbaïdjanais dans ce qu'il appelle l'« Azerbaïdjan occidental » - autrement dit, l'annexion de l'Arménie.
Le plus inquiétant réside dans l'absence d'obstacle sérieux à la reprise des hostilités. Le rapport de forces reste extrêmement déséquilibré au détriment de l'Arménie, tant sur le plan économique que sur les plans démographique et militaire : voilà vingt ans que le budget de la défense de Bakou est quatre fois plus élevé que celui de son voisin.
Quant aux grands acteurs régionaux, aucun n'a jugé bon d'opposer la moindre ligne rouge aux prétentions d'Aliev. La trahison russe de l'Arménie fait même carrément office d'encouragement pour Bakou. Non seulement la Russie n'a pas fourni à l'Arménie le soutien qu'elle a réclamé à trois reprises depuis 2020 à l'organisation du traité de sécurité collective (OTSC), dont elle est un membre fondateur et qui sert à la Russie à contrôler son pré carré, mais les troupes qu'elle a déployées en vertu de l'accord de 2020 n'ont jamais réagi aux multiples violations de celui-ci par l'armée azerbaïdjanaise.
L'Arménie n'a ainsi pas d'autre choix que de diversifier ses coopérations, voire de songer à de nouvelles alliances. En octobre dernier, le premier ministre Pachinian a évoqué un rapprochement avec l'Union européenne, et d'aucuns, dans son entourage, parlent d'une potentielle demande d'adhésion. Erevan vient d'annoncer le gel de sa participation aux organes de l'OTSC. La présence militaire russe en Arménie elle-même semble remise en question, les gardes-frontières du FSB présents à l'aéroport d'Erevan étant priés de quitter le pays avant le 1er août prochain.
La guerre en Ukraine jette sur ces développements une lumière assez neuve. La Russie doit, dans cette circonstance, ménager d'autant plus la Turquie, qui soutient l'Azerbaïdjan dans une lutte pour l'hégémonie régionale. Plus profondément, elle conduit l'ours russe à s'allier de facto à l'Azerbaïdjan contre l'Arménie, dont elle voit qu'elle est tentée de s'arracher de son orbite pour gagner celui de l'Europe, et à qui elle promet le même sort que l'Ukraine si elle persévère.
L'Europe laissera-t-elle l'Arménie, jeune démocratie agressée par un État autoritaire, subir une telle punition pour ses velléités d'émancipation ? En outre, notre désengagement risquerait de pousser l'Arménie dans les bras de l'Iran, le seul allié objectif qu'il lui reste dans la région. Disons-le tout net : ce serait une défaite morale et stratégique majeure pour les Européens.
Laisserons-nous les puissances révisionnistes agir à leur guise dans le Caucase ? Tirer sur ce brin de laine risquerait de détricoter tout l'ouvrage réalisé lors de la conférence d'Alma-Ata en décembre 1991, au cours de laquelle les républiques soviétiques sont convenues de faire de leurs frontières administratives des frontières étatiques. Au surplus, cela enverrait un signal catastrophique sur le front ukrainien.
Pour l'heure, la France est presque la seule à soutenir activement l'Arménie. Je dis « presque », car l'Inde lui fournit des équipements et la Grèce entraîne ses forces spéciales, mais la France est le seul pays à s'engager aussi bien dans le soutien matériel et la formation que dans le conseil à la réorganisation de l'armée. Il faut au moins savoir gré au Gouvernement d'avoir réussi à briser le faux tabou, au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan), du soutien militaire à un pays membre d'une autre organisation de sécurité.
Entre parenthèses, il est remarquable que notre diplomatie investisse si peu de moyens dans la région. Notre ambassade de France n'a longtemps été qu'un gros service culturel : la chancellerie diplomatique ne compte que deux fonctionnaires, ambassadeur compris, et la mission de défense n'a été créée que le 1er août dernier. C'est un bien petit sismogramme sur une faille géopolitique aussi béante.
Quant au paquebot européen, il avance au rythme qu'on lui connaît. Un accord de partenariat global et renforcé est en vigueur depuis le 1er mars 2021, et la cinquième occurrence du dialogue politique et de sécurité de haut niveau s'est tenue le 15 novembre 2023. Dans ce cadre, un prêt de 270 millions d'euros vient d'être attribué à l'Arménie pour soutenir sa croissance jusqu'en 2027.
À l'heure actuelle, la principale réalisation opérationnelle de l'Union européenne est le déploiement d'une mission civile à la frontière entre les deux pays, qui a été décidé en janvier 2023. Si celle-ci ne patrouille que du côté arménien de la frontière et n'a pas été autorisée à ouvrir un bureau à Bakou, comme c'était initialement prévu, il n'empêche qu'elle constitue pour l'heure un excellent investissement. Elle parvient à dissiper - dans une certaine mesure - le brouillard de guerre azerbaïdjanais et augmente le coût politique pour Bakou de franchir militairement la frontière. Les provocations et les menaces physiques sur son personnel que brandissent les dirigeants azerbaïdjanais à intervalles réguliers constituent par elles-mêmes des preuves convaincantes de son pouvoir dissuasif.
Les effectifs de la mission sont actuellement de l'ordre de 120 personnes, mais ils devraient dépasser les 200 à la fin de l'année. Autrement dit, l'Europe fait plus pour stabiliser la zone avec une centaine de civils munis de jumelles que la Russie avec ses 2 000 soldats surarmés ! En somme, l'investissement est supportable, pour un résultat géopolitique inégalé ; du moins, pour l'instant...
Un deuxième geste significatif pourrait être consenti avec l'aide qui est en cours de négociation. La mesure qu'il s'agit de faire financer par la FEP consiste en un soutien de 10 millions d'euros pour construire un hôpital mobile dimensionné pour un bataillon de 500 soldats. Cela peut sembler modeste, mais c'est une demande spécifique de l'Arménie, et il faut regarder au-delà du montant : l'aide de la FEP aurait un effet psychologique d'autant plus déterminant sur les soldats arméniens que, conformément à la méthode des petits pas, il est douteux que Bruxelles chicane sur une seconde tranche une fois que la première aura été versée.
Cette mesure est désormais approuvée par tous les États membres, mais le vote final est retardé par la Hongrie, qui exige qu'une aide quelconque soit en retour attribuée à l'Azerbaïdjan. J'ai auditionné l'ambassadeur de Hongrie sur ce point ; officiellement, le gouvernement de Viktor Orban est soucieux que l'Union européenne préserve sa neutralité dans ce conflit, et fait valoir que l'Azerbaïdjan éprouve des besoins d'aide au déminage dans le Haut-Karabagh.
Le soutien hongrois à l'Azerbaïdjan n'est en réalité un mystère pour personne : la Hongrie lui achète du gaz et, soucieuse de jouer un rôle dans la région, elle a rejoint l'organisation des États turciques en 2018, Orban revendiquant même pour ses concitoyens les racines turciques des « descendants des enfants d'Attila »...
Conditionner ainsi le soutien à l'Arménie me semble particulièrement regrettable et, en l'espèce, injustifié. En effet, soutenir la souveraineté d'un partenaire qui en fait la demande ne remet nullement en cause le positionnement de l'Union, d'autant moins en le faisant par une mesure non létale.
Quoi qu'il en soit, il y a urgence à accorder cette aide à l'Arménie, pour donner du crédit à son souhait de se rapprocher de l'Europe. Tous les efforts de paix qui sont consentis de part et d'autre doivent être soutenus.
Par conséquent, je vous propose d'adopter cette proposition de résolution, modifiée seulement par un amendement tendant à rappeler le cadre juridique qui est censé prévenir les tentations révisionnistes dans la région, notamment les accords d'Alma-Ata. Il est d'autant plus important de formuler ce rappel que des progrès sont récemment intervenus, les deux parties ayant signé le 19 avril un protocole d'accord sur le tracé de la frontière interétatique, ce qui constitue un petit pas encourageant sur le long chemin d'un éventuel traité de paix.
Avant de regagner Paris, j'ai visité le mémorial de Moussa Ler, érigé aux abords d'Erevan en hommage aux 4 000 villageois arméniens qui se sont retranchés sur le mont Moïse pour résister aux soldats turcs. L'évacuation héroïque de ces villageois par le vice-amiral français Louis Dartige du Fournet, dont un grand nombre s'est par la suite engagé dans la Légion d'Orient, compose l'une des pages les plus émouvantes de l'histoire de l'amitié entre nos deux peuples.
Ce mémorial raconte la détermination de ceux qui, assiégés par leurs voisins génocidaires, hissèrent des draps blancs cousus d'une croix rouge pour attirer l'attention des alliés, mais aussi le courage des marins français, qui durent passer outre à la bureaucratie pour organiser une mission de sauvetage. L'appel au secours fut alors entendu, ce dont les Arméniens se souviennent encore.
Mme Michelle Gréaume. - L'accord qui a été conclu le 19 avril est historique : il est sans précédent depuis que ces deux pays ont accédé à l'indépendance en 1991. Je voterai pour cette proposition de résolution européenne afin que l'Arménie bénéficie de la Facilité européenne pour la paix et puisse consolider ses capacités militaires et assurer son intégrité territoriale. C'est très important en vue d'aboutir à un accord de paix : il n'y a qu'en faisant pression que nous y parviendrons.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. - Les racines de ce conflit sont profondes : elles remontent à 1921, lorsque le Haut-Karabakh a été rattaché à l'Azerbaïdjan par l'Union soviétique.
La France a été quasiment le seul État européen à s'engager politiquement sur ce dossier. Alors que nos partenaires européens faisaient preuve d'une forte inertie, nous avons apporté un soutien humanitaire à l'Arménie, avec laquelle nous coopérons depuis octobre 2023 pour qu'elle renforce ses capacités défensives.
Nous pouvons être fiers de cette action, d'autant plus dans un contexte où le prétendu protecteur russe ne protège personne depuis le déclenchement de la guerre des quarante-quatre jours. Les Russes ne sont là que pour maintenir leur emprise ; le reste leur importe peu.
Le groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants votera pour cette proposition de résolution européenne.
M. Rachid Temal. - Il est important que la France continue de porter une voix singulière et forte, dans un contexte où l'Arménie s'expose à des risques durables. Nous voterons pour cette proposition de résolution, qui sera utile à l'Arménie d'un point de vue pratique pour construire son hôpital mobile et recouvre un enjeu symbolique.
Viktor Orban ayant longtemps été membre du parti populaire européen (PPE), il serait utile que ceux qui le connaissent l'interpellent à la fois sur la situation en Arménie et sur la situation en Ukraine.
M. Philippe Paul, président. - Venons-en à l'examen de l'amendement.
M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - L'amendement COM-1 vise à compléter les visas de la proposition de résolution européenne pour mentionner les sources de droit international garantissant le respect de la souveraineté des États, en particulier la déclaration d'Alma-Ata du 21 décembre 1991, par laquelle la Communauté des États indépendants a reçu huit nouveaux membres, dont l'Arménie et l'Azerbaïdjan, qui se sont engagés à respecter l'immuabilité de leurs frontières respectives.
L'amendement COM-1 est adopté.
La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.
M. Ronan Le Gleut. - En adoptant cette résolution, la France et le Sénat expriment de nouveau le soutien constant qu'ils apportent à l'Arménie, qui observe avec attention les initiatives politiques que nous prenons à son égard.