COMPTE RENDU DES AUDITIONS
Audition de M. Olivier
Dussopt, ministre du travail,
du plein emploi et de l'insertion
M. Philippe Mouiller, président. - Nous recevons M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise en direct sur le site du Sénat et disponible en vidéo à la demande.
Monsieur le ministre, le Sénat est saisi du projet de loi portant transposition de l'accord national interprofessionnel (ANI) relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise, adopté par l'Assemblée nationale le 29 juin 2023 après engagement de la procédure accélérée. Notre commission devrait l'examiner dès la semaine prochaine, mercredi 11 octobre, avant son passage en séance qui pourrait intervenir les mardi 17 et mercredi 18 octobre si la conférence des présidents en décidait ainsi.
Je rappelle que chemine en parallèle à l'Assemblée nationale le projet de loi pour le plein emploi, adopté par le Sénat le 11 juillet dernier. Il est donc probable que des commissions mixtes paritaires seront convoquées au cours des prochaines semaines afin d'essayer d'élaborer une version commune de chacun de ces textes.
Je vous laisse la parole, monsieur le ministre, pour un propos introductif, après quoi notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat, et les autres commissaires qui le souhaiteront vous interrogeront.
M. Olivier Dussopt, ministre du travail, du plein emploi et de l'insertion. -Permettez-moi, monsieur le président, madame la rapporteure générale, de vous féliciter pour votre élection, ainsi que l'ensemble des nouvelles sénatrices et nouveaux sénateurs.
Le calendrier de l'examen du projet de loi portant transposition de l'accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise est très serré, car nous souhaitons que ce texte puisse entrer en vigueur le 1er janvier 2024. Le temps nous est donc compté.
La méthode retenue pour l'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale a été respectueuse de l'accord signé par les trois organisations patronales représentatives et par quatre des cinq organisations syndicales représentatives - CFDT, CFTC, Force ouvrière, CFE-CGC. J'ai veillé, avec mon équipe, à ce que chaque amendement déposé, par le Gouvernement ou par les députés, fasse l'objet d'un accord unanime des sept organisations signataires de cet accord, afin d'assurer l'intégralité et la fidélité de la transposition.
Ce texte s'inscrit dans la droite ligne de ceux que nous avons portés dans le domaine de l'intéressement et de la participation. Je pense à la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi Pacte », qui a notamment simplifié la mise en place des accords d'intéressement et de participation dans les PME en rendant ces dispositifs attractifs pour les petites entreprises, et à la loi du 16 août 2022 portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat, qui a facilité le recours à l'intéressement dans les PME et instauré une nouvelle prime de partage de la valeur (PPV). En 2022, cette prime - un bon outil dont les entreprises se sont saisies - a profité à plus de 5,5 millions de salariés, pour un montant total de près de 4,4 milliards d'euros. Contrairement à ce que d'aucuns craignaient, le montant moyen de la prime est plus important dans les petites entreprises que dans les grandes, ce qui démontre l'attrait de ce dispositif pour les premières. De manière générale, les dispositifs de partage de la valeur fonctionnent bien dans notre pays. En 2020, la prime moyenne dans les entreprises de plus de dix salariés, tous dispositifs confondus, était de 2 440 euros, pour un total de 19 milliards d'euros au niveau national.
En vue de la négociation, nous avons rappelé aux partenaires sociaux quels sont les dispositifs existants et insisté sur un certain nombre de principes - en particulier, les dispositifs de partage ne sauraient se substituer au salaire. D'ailleurs, parallèlement aux discussions menées sur cet accord, il existe des outils comme l'indexation du Smic sur l'inflation, laquelle a conduit à opérer plusieurs revalorisations successives, permettant d'assurer une dynamique des salaires : ceux-ci ont connu une revalorisation globale de 12,4 % en trois ans. En 2022, nous avons renforcé l'obligation de négociation des branches dès lors qu'un minimum conventionnel passe en deçà du niveau du Smic.
Nous voulons donc transposer cet accord dans la loi, dans l'objectif de développer l'intéressement et la participation dans toutes les entreprises, y compris celles qui comptent moins de 50 salariés. Actuellement, ces dispositifs fonctionnent mieux dans les grandes entreprises que dans les petites : 70 % des salariés ont accès à la participation dans les entreprises de plus de 100 salariés, contre 3 % dans les entreprises de moins de 10 salariés et 6 % dans les entreprises de 10 à 49 salariés. Sur la base de ces constats, en septembre 2022, nous avons saisi les partenaires sociaux en vue d'une négociation. Leurs discussions ont abouti le 10 février 2023 à la signature de l'accord interprofessionnel.
Le projet de loi comporte des mesures concrètes visant à revaloriser le travail et à associer les salariés.
Les signataires de l'accord ont accordé une grande importance à la question des classifications. En effet, si les organisations représentatives de branche doivent en principe se réunir tous les cinq ans afin d'examiner la nécessité de réviser lesdites classifications dans le cadre des conventions collectives, il s'avère que tel n'est pas toujours le cas. Au 30 septembre 2023, 63 % des branches du secteur général n'avaient pas procédé à la révision des grilles de classification depuis plus de cinq ans, 43 % d'entre elles ne l'avaient pas fait depuis plus de dix ans et 9 % depuis plus de vingt ans. L'enjeu est d'éviter que les rémunérations ne soient trop « plates ».
Tout d'abord, et c'est un point essentiel, le projet de loi prévoit l'obligation, pour les branches n'ayant pas procédé à l'examen de la révision des classifications depuis cinq ans, d'engager d'ici au 31 décembre 2023 une négociation dans ce domaine.
Ensuite, il s'agit de développer le partage de la valeur, en particulier dans les petites et moyennes entreprises. Nous voulons encourager la participation dans les entreprises de moins de 50 salariés, celles qui ne sont pas soumises à l'obligation de mise en place de ce dispositif. Le texte permet de négocier, par accord de branche ou par accord d'entreprise, des formules de participation dérogatoires à la formule légale, laquelle constitue parfois un frein au développement du partage de la valeur dans ces entreprises.
Parallèlement, l'article 2A introduit un principe de non-substitution, afin que le projet de loi soit aussi équilibré que l'accord conclu.
Le texte prévoit aussi que les entreprises de 11 à 50 salariés devront mettre en place un dispositif de partage de la valeur dès lors que leur bénéfice net fiscal positif sera supérieur à 1 % de leur chiffre d'affaires pendant trois années consécutives. Cet outil a pour objectif de rendre le dispositif obligatoire lorsque ces entreprises sont durablement bénéficiaires. L'Assemblée nationale a prévu, à la demande des partenaires sociaux concernés et avec l'accord des organisations signataires, que cette nouvelle obligation s'applique aussi aux structures de l'économie sociale et solidaire (ESS).
Sur l'initiative de M. Louis Margueritte, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale, il a été prévu d'avancer d'un an la date d'entrée en vigueur de cette disposition. Ce choix me paraît proportionné, puisque les entreprises peuvent satisfaire cette obligation par la mise en place du seul dispositif de la PPV ; mais nous aurons l'occasion de continuer d'en débattre.
Les entreprises de plus de 50 salariés qui seront soumises à l'obligation de mise en place d'un dispositif de participation auront jusqu'au 30 juin 2024 pour engager une négociation sur les conséquences que doivent emporter d'éventuels bénéfices exceptionnels sur le partage de la valeur. La rédaction de l'article 5 est désormais juridiquement sécurisée : nous avons repris les recommandations du Conseil d'État en précisant les critères pour la définition de l'augmentation exceptionnelle du bénéfice.
L'accord signé par les partenaires sociaux renvoyait la définition du caractère exceptionnel du résultat à la seule entreprise, donc au chef d'entreprise. Or nous étions convaincus - nous l'avons indiqué aux partenaires sociaux - qu'il y aurait là un cas flagrant d'incompétence négative. Aussi le Conseil d'État nous a-t-il signalé que la difficulté soulevée était bien réelle. Nous avons donc corrigé le texte avant son passage devant l'assemblée générale du Conseil d'État, en plein accord avec les partenaires sociaux signataires de l'ANI. Ladite assemblée générale a malgré tout émis un avis très réservé sur le sujet et formulé en conséquence des propositions et recommandations de sécurisation qui ont donné lieu à des amendements présentés à l'Assemblée nationale, là encore avec l'accord des signataires.
Par ailleurs, l'exonération fiscale applicable aux primes de partage de la valeur versées aux salariés dont la rémunération est inférieure à trois Smic sera prolongée jusqu'au 31 décembre 2026 dans les entreprises de moins de 50 salariés.
Enfin, le projet de loi crée de nouveaux outils en vue d'améliorer l'actionnariat salarié et de rénover certains dispositifs existants. Il crée ainsi un « plan de partage de la valorisation de l'entreprise », pour une durée de trois ans. Mis en place pour l'ensemble des salariés et par accord d'entreprise, il permet aux salariés de bénéficier d'une prime lorsque la valeur de l'entreprise a augmenté sur les trois années de la durée du plan. Cet outil innovant permet de développer le partage de la valeur et la valorisation de l'entreprise ainsi que de fidéliser les salariés dans un contexte de tensions de recrutement.
Ce projet de loi facilite également l'utilisation de la prime de partage de la valeur. Les entreprises pourront par exemple verser jusqu'à deux primes par an au lieu d'une seule, notamment sur un plan d'épargne salariale, ce qui permettra aux salariés de bénéficier d'une exonération fiscale pour les sommes bloquées.
Enfin - je l'ai évoqué -, le texte développe l'actionnariat salarié par l'ouverture d'une plus grande portion du capital aux salariés actionnaires : augmentation des plafonds de versement d'actions gratuites ; promotion d'une épargne verte, solidaire et responsable via les plans d'épargne entreprise (PEE) et les plans d'épargne retraite entreprise (Pere) - il sera obligatoire de proposer au moins un fonds finançant la transition écologique et sociale ; amélioration de la gouvernance des fonds d'actionnariat salarié en vue d'une transparence accrue.
Les autres dispositions du projet de loi sont des articles de simplification, extrêmement techniques. Je souhaite évidemment que cet accord bénéficie de toute la force législative nécessaire à son entrée en vigueur.
Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Je commencerai, monsieur le ministre, par vous faire part de notre inquiétude. Nous comprenons qu'il faille aller vite sur ce texte. Pour autant, nous avons commencé à procéder aux auditions avant que la commission des affaires sociales ne soit constituée : un certain nombre de commissaires n'ont pu y assister, et nous n'avions pas de président. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation !
Un point nous a satisfaits. Vous aviez demandé aux partenaires sociaux, en septembre 2022, d'engager des discussions, dans un contexte difficile, marqué par des enjeux forts de pouvoir d'achat pour les salariés et par une grande incertitude économique pour un certain nombre d'entreprises. Or les organisations syndicales et professionnelles, pourtant entrées à reculons dans ces discussions, sont parvenues à un accord national interprofessionnel (ANI). Nous pouvons en être fiers, car le coeur du réacteur, dans l'entreprise, ce sont les salariés et les employeurs, que représentent lesdites organisations. Le législateur doit parfois savoir s'effacer au profit d'un ANI ; c'est précisément ce que je vous proposerai dans ce texte, dont nous souhaitons qu'il respecte l'ANI à la lettre, afin de respecter la parole des partenaires sociaux et le travail qui a été fait.
J'en viens à quatre questions.
Vous avez évoqué les travaux menés par les députés et confirmé que des amendements avaient été soumis pour avis aux organisations syndicales et patronales. Le Sénat sera-t-il logé à la même enseigne ? Nous souhaitons nous aussi être en phase avec la parole des partenaires sociaux.
Certaines mesures de l'accord relèvent du législatif et d'autres du réglementaire, ce qui imposera de procéder à quelques ajustements au cours de nos discussions afin d'assurer la lisibilité de ces outils. Pouvez-vous nous donner le calendrier d'adoption des textes réglementaires ? Comment pourrons-nous suivre l'application de cet ANI ?
Concernant le travail temporaire, autrement dit l'intérim, un certain nombre de règles ont été adaptées, mais les représentants du secteur nous disent que nous n'allons pas assez loin. Pourrons-nous adapter cet outil, dans le respect de l'ANI ?
Nous avons déjà échangé, monsieur le ministre, à propos de l'économie sociale et solidaire. Il s'agit d'un champ très vaste, qui concerne aussi les collectivités locales, dont les subventions jouent un rôle crucial. Bien sûr, nous souhaitons que l'ESS développe les dispositifs de partage de la valeur, mais nous sommes aussi tous attachés à ce qu'aucune pression ne s'exerce à ce propos sur les collectivités territoriales. Nous pourrions envisager un aménagement du texte en ce sens : qu'en pensez-vous ?
M. Olivier Dussopt, ministre. - Pour ce qui est du calendrier, nous devons aller vite, vu les dates négociées par les partenaires sociaux. Il s'agit qu'ils puissent ouvrir les négociations avant le 31 décembre 2023 sur la base d'un texte publié. Mais, comme à chaque début de session parlementaire, l'examen des textes budgétaires fait qu'il n'y a pas beaucoup de créneaux disponibles. La configuration actuelle de l'Assemblée nationale conduira peut-être à accélérer les choses, mais le Sénat, quant à lui, aura tout loisir de discuter des textes financiers, ce qui occupera un certain nombre de semaines.
Je réponds quatre fois « oui » à vos quatre questions ! Chaque avis favorable que j'émettrai sur un amendement déposé par des sénateurs sera conditionné à l'accord des sept partenaires sociaux. Et chaque amendement que je déposerai, le cas échéant, au nom du Gouvernement le sera aussi. Pour que cette mécanique fonctionne, je souhaite travailler en lien étroit avec vous, madame le rapporteur, et avec l'ensemble des sénateurs qui le souhaitent.
Sur le travail temporaire, vous avez mon approbation, dès lors que les partenaires sociaux sont d'accord et qu'il est tenu compte de l'avis du Conseil d'État - j'ai en tête un certain nombre de risques que cette institution a soulignés. À ces deux nuances près, je ne vois pas de difficulté pour que nous avancions.
Nous avons bel et bien évoqué ensemble l'ESS il y a deux jours, et il demeure une difficulté dans la méthode. Je vous propose que nous y travaillions de concert d'ici l'examen du texte en séance publique. Nous ne disposons pas de données consolidées sur le total des subventions perçues par les entreprises en général, et celles de l'ESS en particulier. Or nous avons besoin de connaître les subventions perçues de la part de l'État, des collectivités locales et de la sécurité sociale. Continuons donc le travail d'expertise sur ce sujet, comme nous en étions convenus, pour éviter d'adopter une mesure inapplicable.
Sur la répartition entre législatif et réglementaire, je connais vos réserves. Vous considérez qu'un certain nombre de dispositions adoptées par l'Assemblée nationale relèvent du domaine réglementaire. Certes ; j'ajoute que d'autres mesures du texte peuvent sembler satisfaites par le droit existant. Je pense à l'article 2 A, sur le principe de non-substitution, principe qui est prévu de manière explicite dans le code du travail. C'est que les signataires de l'ANI sont attachés à ce que le projet de loi soit représentatif de l'équilibre qu'ils ont trouvé.
Nous sommes en train d'élaborer le calendrier de publication des textes réglementaires nécessaires, et nous le partagerons avec vous sans aucune difficulté.
Mme Monique Lubin. - Monsieur le ministre, il s'agit ici de transposer un ANI sur le partage de la valeur au sein de l'entreprise, qui a été signé par la quasi-totalité des syndicats, à l'exception notable, tout de même, de la CGT.
Si cet accord apporte quelques améliorations, je souhaite en préambule rappeler le résultat des travaux sur le sujet de l'organisation non gouvernementale Oxfam, qui dénonce le déséquilibre croissant du partage de la valeur en faveur des actionnaires au détriment des salariés.
J'ai par ailleurs quelques questions. Dans la lettre de cadrage envoyée aux partenaires sociaux en amont des négociations de l'ANI, le choix du Gouvernement s'est porté non sur des discussions sur les salaires, mais sur le partage de la valeur. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ? Disposons-nous d'une évaluation des dispositifs visant à éviter la substitution des primes et dispositifs de partage de la valeur au salaire ? Le cas échéant, quels ont été les résultats de ces évaluations lorsqu'elles ont eu lieu ?
Le versement de primes de partage de la valeur exonérées de cotisations sociales risque d'occasionner un manque à gagner pour les assurances sociales, du fait de la substitution aux salaires. Avez-vous évalué le montant de ce manque à gagner ? Comment envisagez-vous de le combler le cas échéant ?
Cet ANI passe quasiment sous silence les toutes petites entreprises, où il n'existe le plus souvent pas de syndicat. Certaines d'entre elles ont réalisé des gains de productivité incontestables ces dernières années. Pourtant, elles ne se sentent pas toujours obligées d'augmenter les salaires, malgré l'inflation - nous connaissons tous des exemples concrets d'une telle situation. Que pouvons-nous faire pour améliorer le traitement des salariés dans ces très petites entreprises ?
Mme Raymonde Poncet Monge. - Monsieur le ministre, je crains un effet de substitution. Ce texte nous est soumis alors que nous sortons de la contre-réforme des retraites ; or le déficit qui la motivait était dû non à la dynamique des dépenses, mais à un défaut de ressources - dont font partie les cotisations.
De surcroît, le FMI estime que l'inflation est due à 45 % à la hausse des taux de marge, donc à la boucle prix-profit, comme disent les économistes. Cette proportion atteint même 48 % dans le secteur de l'agroalimentaire en France !
Ce double constat devrait nous pousser à accorder sans plus tarder une attention particulière à l'évolution des salaires en France, afin de ne pas dégrader davantage la situation en matière de partage des richesses, sujet que Monique Lubin vient d'évoquer, et d'apporter de nouvelles ressources à la protection sociale, mais aussi de nouveaux droits aux salariés.
Tel n'est pas ce qui est ici proposé, alors même que l'effet de substitution que j'ai mentionné est d'ores et déjà largement documenté, les derniers dispositifs de primes exonérées de cotisations sociales et de prélèvements fiscaux prospérant au détriment de l'augmentation des salaires.
Depuis la mise en place de la prime exceptionnelle de pouvoir d'achat, cette substitution aux salaires a été estimée dans une fourchette de 15 % à 40 %. Avec la prime de partage de la valeur, l'effet de substitution s'est élevé à 30 %, d'après l'Insee, chiffre confirmé par le Conseil d'analyse économique.
Monsieur le ministre, que comptez-vous faire pour imposer le respect du principe de non-substitution, lequel est rappelé dans le projet de loi grâce à l'adoption par l'Assemblée nationale d'un amendement en ce sens ? J'espère que tout le monde sera d'accord pour maintenir l'inscription dans le texte de ce salutaire rappel.
Si faire respecter ce principe vous semble impossible, il serait temps d'en tirer les conclusions et de sortir de cette particularité qui fait de la France l'un des seuls pays à exempter intégralement les primes de partage de la valeur de contributions sociales. En outre, dans ce projet de loi, en détruisant l'aspect exceptionnel de la prime de partage de la valeur, vous acceptez de cannibaliser les autres dispositifs de partage de la valeur, dont l'intéressement, qui faisaient au moins l'objet de négociations collectives, là où la PPV relève du bon vouloir discrétionnaire de l'employeur. Cela aussi est documenté...
Ainsi la latitude donnée aux entreprises dans le choix d'un type de dispositif de partage de la valeur risque-t-elle de conduire à une élasticité de substitution encore plus forte au détriment des salaires. Que comptez-vous faire, monsieur le ministre, pour réduire ce risque et pour préserver les finances de la protection sociale et les finances publiques, mais aussi les droits des travailleurs, qui sont attachés, je le rappelle, au salaire socialisé ainsi escamoté ?
Le moyen de contrôler cet effet de substitution serait de séparer la négociation annuelle obligatoire sur les salaires de celle qui s'attache aux dispositifs de partage de la valeur. Qu'en pensez-vous, monsieur le ministre ?
M. Olivier Henno. - Je salue cet accord : ne boudons pas notre plaisir ! On ne peut pas se dire attaché au paritarisme et au dialogue social et ne pas se réjouir lorsqu'un accord est signé par sept partenaires sociaux. Cela nous impose d'ailleurs une extrême sobriété pour ce qui est de nos amendements : il s'agit de ne pas détricoter cet accord, à moins de défendre une vision du dialogue social qui n'est pas la mienne.
Je salue aussi, d'ailleurs, l'accord conclu cette nuit entre les partenaires sociaux gérant l'Agirc-Arrco ; il démontre le bon fonctionnement du dialogue social et du paritarisme : les corps intermédiaires ont tout leur rôle à jouer dans notre pays. Comment envisagez-vous les perspectives de négociation qui sont celles des partenaires sociaux pour les semaines et les mois à venir ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. - Nous sortons d'une période électorale. Je regrette que nous n'ayons pu participer aux auditions : nous aurions pu laisser le temps aux commissaires des affaires sociales du Sénat de prendre véritablement leur part à l'élaboration de ce texte... Mais vous avez choisi de procéder autrement, à marche forcée.
Sitôt passée la période de la réforme des retraites, qui fut très difficile, en ces temps d'inflation, où les familles voient flamber le prix, entre autres, des denrées alimentaires, de l'électricité ou de l'essence, vous nous proposez ce projet de loi. Évidemment, une prime, la participation aux bénéfices, voilà qui est toujours bon à prendre, compte tenu de ce que les Français et les Françaises vivent actuellement. Mais vous savez comme moi que, malheureusement, les primes ne comptent pas dans le calcul de la retraite, puisqu'elles ne génèrent pas de cotisations sociales supplémentaires.
Je regrette donc l'absence d'une réflexion globale autour des salaires.
On nous dit souvent que le budget de la sécurité sociale va mal et qu'il nous faut faire rentrer plus d'argent dans les caisses. L'augmentation des salaires permettrait précisément d'y injecter plusieurs milliards d'euros, tout en ouvrant davantage de droits à la retraite pour les salariés.
Certes, sept organisations syndicales et patronales ont signé l'ANI. Mais une importante organisation syndicale, la CGT, ne l'a pas signé - or elle compte un peu dans le paysage politique français...
Je regrette donc que vous n'ayez pas travaillé la question des salaires. Nous vous ferons des propositions alternatives en séance publique. Vous ne touchez pas aux 80 milliards d'euros de dividendes qui ont été versés aux actionnaires du CAC 40, par exemple.
M. Daniel Chasseing. - Je salue à mon tour cet ANI, signé par sept organisations syndicales. Depuis 2019, plusieurs lois ont permis de développer l'intéressement, la participation et d'instituer de nouvelles primes ; 4,4 milliards d'euros versés en 2022 au titre de la prime de partage de la valeur, cela fait 800 euros en moyenne par salarié.
Ce texte s'inscrit dans l'héritage d'un projet du général de Gaulle, élaboré en plusieurs temps en 1948, 1956 et 1967, et qui était de définir les fondements du partage de la valeur : que chacun participe directement aux résultats de l'entreprise.
Il vise à aller plus loin, 6 % seulement des entreprises de moins de 50 salariés ayant instauré un dispositif de partage de la valeur. L'exonération fiscale aidera. Nous devons aussi améliorer l'actionnariat des salariés et faciliter l'utilisation de la PPV. Certes, ces rémunérations ne constituent pas un salaire. Mais ce texte entérine un accord noué entre organisations syndicales et patronales dans l'objectif d'améliorer le pouvoir d'achat. Nous devons respecter le travail des partenaires sociaux tout en aidant les très petites entreprises à mettre en place cet accord.
M. Olivier Dussopt, ministre. - En effet, le document d'orientation que nous avons adressé aux partenaires sociaux en septembre 2022 était concentré sur les questions de partage de la valeur et non sur les questions salariales. Eussions-nous inscrit ces dernières, c'est-à-dire les questions relatives à l'indexation ou à d'éventuelles augmentations générales, dans le champ de la négociation, nous n'aurions pas d'accord aujourd'hui.
Nous défendons depuis plusieurs années l'idée que la définition du niveau des salaires, dans notre pays, passe par l'indexation du Smic sur l'inflation au 1er janvier, avec des revalorisations intermédiaires lorsque l'inflation constatée est supérieure à 2 % pendant une période donnée. C'est ainsi que le Smic a augmenté de 12,6 % depuis janvier 2021.
Cette indexation a pour conséquence qu'un certain nombre de minima conventionnels passent en dessous du Smic. Aussi avons-nous ramené le délai applicable à l'obligation de négocier de 90 à 45 jours en septembre 2022. Cela fonctionne plutôt bien. Ainsi, au 1er mai dernier, date de la dernière revalorisation du Smic, nous avons constaté que 146 ou 147 des 170 branches observées avaient un minimum conventionnel inférieur au Smic. À l'heure où je vous parle - ce chiffre date de vendredi dernier -, elles n'étaient plus que 60. C'est encore trop, certes, mais le travail est engagé dans la plupart d'entre elles ; surtout, cela signifie que 85 branches ont fait un travail de remise à niveau conventionnel depuis le 1er mai.
Il se trouve - j'admets qu'un tel résultat peut paraître contre-intuitif, les négociations de branche étant généralement critiquées pour leur apathie - que le nombre de branches ayant durablement un niveau conventionnel inférieur au Smic est actuellement deux fois moindre par rapport à ce que l'on constate habituellement sur le temps long. Sur 15 à 20 ans, il est classique de constater qu'une vingtaine de branches ont un minimum conventionnel inférieur au Smic depuis plus d'un an ou plus de 18 mois. Aujourd'hui, seules sept ou huit branches ont un niveau conventionnel inférieur au Smic depuis plus de 18 mois, ce qui est plutôt le signe d'une dynamique de négociation.
Les dispositions adoptées par le Parlement en juillet 2022 faisant de l'apathie du dialogue social au sujet du salaire minimum conventionnel dans une branche un motif de restructuration sont mises en oeuvre : j'ai adressé à la Fédération des casinos de France un courrier lui notifiant sa très prochaine restructuration, puisque nous sommes dans une situation à la fois de durabilité de la non-conformité et de blocage du dialogue social. Cette branche sera donc la première à expérimenter ce nouveau dispositif, qui prévoit que la restructuration peut être engagée de manière autoritaire et unilatérale dès lors qu'il y apathie du dialogue social en matière de rémunération.
Dire qu'il n'y aurait aucun effet de substitution des primes aux augmentations de salaire serait prononcer une contre-vérité. Néanmoins, l'étude citée du Conseil d'analyse économique n'engage pas le Gouvernement - cette institution, bien que rattachée au Premier ministre, est indépendante : ses études n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs. Certaines de ses hypothèses s'avèrent d'ailleurs insatisfaisantes ; sur ce sujet, l'Insee a aussi réalisé une étude récente, qui donne des résultats différents.
Reste qu'il faut que soit assuré le contrôle de légalité en matière de prévention de l'effet de substitution. L'Urssaf exerce ce contrôle entreprise par entreprise, sanctionnant la volonté délibérée de substituer aux salaires des éléments de prime. En tout état de cause, nous ne partageons pas l'idée qu'il faudrait dissocier les deux négociations.
Les entreprises de moins de 10 salariés n'entrent pas dans le champ de l'accord - il s'agissait d'ailleurs d'une des conditions de l'équilibre dudit accord -, ce qui n'empêche pas d'activer les outils d'intéressement disponibles. Nous avons la volonté d'accompagner les TPE dans ce sens : le maintien de l'exonération applicable aux primes de partage de la valeur versées dans les entreprises de moins de 50 salariés concerne bien sûr les TPE, où ces primes peuvent être importantes.
J'indique à Mme Apourceau-Poly que le Gouvernement est ouvert aux amendements dès lors qu'ils recueillent l'assentiment des organisations signataires de l'accord...
Mme Laurence Rossignol. - Vous donnez très rarement un avis favorable à nos amendements...
M. Olivier Dussopt, ministre. - Je m'engage à donner un avis favorable à ceux de vos amendements qui auront le soutien des sept organisations signataires de l'accord...
Quelles sont les prochaines échéances de la concertation sociale ? Le 16 octobre, veille de l'examen du texte par votre assemblée, se tiendra la conférence sociale annoncée par le Président de la République ; la question des bas salaires y sera abordée, conformément à l'engagement pris par la Première ministre auprès des partenaires sociaux en juillet dernier. Nous préparons par ailleurs un document d'orientation qui sera adressé aux partenaires sociaux à la fin du mois d'octobre sur trois sujets dont nous espérons qu'ils donneront lieu chacun à un ANI : premièrement, le compte épargne-temps universel ; deuxièmement, l'emploi des seniors, l'idée étant de reprendre des mesures censurées de la réforme des retraites et d'aller bien au-delà dans le maintien en emploi des seniors ; troisièmement, les parcours professionnels, les carrières et les reconversions, domaine auquel nous avons adjoint la question des transitions collectives et des transitions professionnelles : si cette question a été abordée selon une logique défensive lors de la crise sanitaire, il faut désormais aller vers davantage d'accompagnement - je pense bien sûr à la transition numérique et à la transition environnementale.
Avec la Première ministre, nous nous sommes engagés à déposer devant le Parlement des projets de loi de transposition fidèle et intégrale des ANI qui interviendraient sur ces trois sujets, comme nous le faisons, dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale que vous allez bientôt examiner, pour la « faute inexcusable de l'employeur » telle qu'elle a été définie dans l'ANI du 15 mai 2023 portant sur la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP).
M. Philippe Mouiller, président. - Merci pour ces réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.