B. LA PROTECTION DES PETITES ENTREPRISES AFFECTÉES PAR LA CRISE

1. Une protection contre les sanctions liées aux impayés de loyers
a) Le dispositif proposé

Reprenant, dans une rédaction améliorée et complétée, une disposition prise par voie d'ordonnance au printemps dernier 49 ( * ) , l'article 6 du projet de loi, introduit par l'Assemblée nationale en première lecture à l'initiative du Gouvernement, vise à protéger les petites entreprises affectées par la crise contre toute sanction liée à un retard de paiement ou au non-paiement de leurs loyers .

Les entreprises concernées seraient celles dont l'activité est affectée par une mesure de police prise en application, soit du régime de l'état d'urgence sanitaire inscrit dans le code de la santé publique 50 ( * ) , soit du régime transitoire prévu par la loi du 9 juillet 2020 51 ( * ) . Un décret fixerait les conditions auxquelles ces entreprises devraient satisfaire pour bénéficier de la protection offerte par l'article 5, en termes d'effectifs, de chiffre d'affaires et de perte de chiffre d'affaires résultant de ladite mesure de police.

Sans reporter le terme des loyers dus par les entreprises concernées (qui pourront donc continuer à les payer valablement), l'article 6 dispose que, jusqu'à l'expiration d'un délai de deux mois suivant la date à laquelle leur activité cesse d'être affectée, elles « ne peuvent encourir d'intérêts, de pénalités ou toute mesure financière ou encourir toute action, sanction ou voie d'exécution forcée à leur encontre pour retard ou non-paiement des loyers ou charges locatives afférents aux locaux professionnels ou commerciaux où leur activité est ou était ainsi affectée ». Même si l'on aurait pu souhaiter que la rédaction soit plus explicite, ces entreprises se trouveraient ainsi prémunies contre toute sanction liée à l'inexécution ou à l'exécution tardive de leur obligation de payer leurs dettes locatives, à savoir :

- le cas échéant, les sanctions prévues au contrat (clause pénale, clause résolutoire) ;

- la mise en demeure de payer faisant courir les intérêts moratoires ;

- la résiliation unilatérale ou judiciaire du bail ;

- l'engagement de voies d'exécution forcée contre leurs biens ;

- toute action en responsabilité contractuelle.

En outre, les procédures d'exécution qui auraient été engagées par le bailleur pour non-paiement de loyers et charges exigibles seraient suspendues pour la même durée. Il s'agit donc de protéger ces entreprises contre les conséquences d'impayés de loyers antérieurs à la période où leur activité est affectée par une mesure de police sanitaire, ou antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi.

Pendant la même période, le bailleur ne pourrait mettre en oeuvre aucune des sûretés réelles (gage, nantissement...) ou personnelles (cautionnement même solidaire, garantie autonome...) garantissant le paiement des loyers et charges locatives concernés 52 ( * ) . Il ne pourrait poursuivre aucune mesure conservatoire pour garantir le paiement de ses créances une fois la période de protection expirée. En revanche, même pendant cette période, les loyers et charges échus resteraient compensables avec une dette du bailleur, dans les conditions fixées par le code civil pour la compensation d'obligations réciproques.

b) La position de la commission des lois : donner sa pleine portée à la mesure de protection proposée, tout en garantissant sa constitutionnalité

Inspiré par d'excellentes intentions, l'article 6 du projet de loi n'en appelle pas moins plusieurs séries de remarques.

Affectant l'exigibilité de dettes locatives et le contenu même des obligations du preneur en cas d'impayés, ces dispositions touchent, en premier lieu, aux principes généraux des obligations civiles et commerciales au sens de l'article 34 de la Constitution et relèvent ainsi du domaine de la loi. Il n'est pas certain qu'en renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de délimiter son champ d'application, le législateur ne méconnaisse pas l'étendue de sa compétence . La commission a bien voulu l'admettre, cependant, à condition que la liste des critères d'éligibilité renvoyés au décret soit conçue comme limitative.

En deuxième lieu, on peut se demander si ces dispositions sont conformes au principe d'égalité, puisqu'elles font supporter les conséquences de la protection des petites entreprises sur leurs seuls bailleurs, et non sur l'ensemble de leurs créanciers .

Une telle différence de traitement pourrait, néanmoins, se justifier. Une partie de la doctrine estime, en effet, que lorsque le bail prévoit que l'immeuble loué doit être destiné à une activité impliquant l'accueil du public, l'obligation de délivrance du bailleur n'est pas satisfaite si le public ne peut pas être effectivement accueilli, même sans faute du bailleur mais en raison d'une décision des autorités publiques. Ainsi, alors même que le trouble de jouissance n'est pas dû au bailleur mais à la force majeure
- plus précisément, au fait du prince - le locataire pourrait opposer l'exception d'inexécution pour se dispenser du paiement des loyers
. Du moins pourrait-il agir en révision du loyer , cette solution intermédiaire se justifiant par le fait que le locataire conserve malgré tout, en partie, la jouissance des locaux (dont il détient les clés, où il peut conserver son outillage, stocker ses marchandises, etc .) 53 ( * ) .

Toutefois, cette question n'a, semble-t-il, pas encore été tranchée par la jurisprudence dans le contexte de la crise de la covid-19 54 ( * ) . Elle appelle, en tout état de cause, un examen au cas par cas. Il aurait pu sembler préférable d'attendre l'appréciation des juridictions sur la réalité même des dettes de loyers avant d'intervenir par une mesure législative de portée générale pour prévenir les conséquences d'impayés. La commission n'a pas souhaité remettre en cause, néanmoins, cette mesure en quelque sorte conservatoire.

En troisième lieu, quoiqu'il n'aille pas jusqu'à l'annulation des dettes locatives, l'article 6 porte une atteinte substantielle à des contrats légalement conclus, qui doit, en vertu de la jurisprudence constitutionnelle, être justifiée par un motif d'intérêt général suffisant et proportionnée à cet objectif .

La protection des petites entreprises frappées de plein fouet par la crise sanitaire et par les mesures de police sanitaire est évidemment d'intérêt général. Toutefois, il importe de concilier cet objectif avec la garantie des intérêts légitimes des bailleurs, qui, du fait d'impayés de loyers, peuvent également se retrouver dans une situation très délicate. À cet égard, la commission a estimé excessif de priver les bailleurs de la faculté de pratiquer toute mesure conservatoire pour garantir le paiement de leurs créances, alors même qu'ils devront attendre ce paiement pendant de longs mois et s'exposent ainsi au risque d'insolvabilité de leur locataire . Elle a donc rétabli cette faculté, en l'assortissant toutefois de l'obligation de saisir préalablement le juge - alors que les bailleurs d'immeubles peuvent en principe pratiquer des saisies conservatoires sans l'intervention d'un juge 55 ( * ) ( amendement COM-61 du rapporteur ).

En revanche, afin de donner sa pleine portée à la mesure de protection prévue, la commission a décidé de la faire rétroagir à compter de l'entrée en vigueur de l'état d'urgence sanitaire, le 17 octobre 2020 , et de la rendre applicable à Wallis-et-Futuna ( amendement COM-63 du rapporteur ).

Enfin, la commission a précisé le champ des mesures de police qui, en affectant l'activité d'entreprises, ouvriront droit à la protection prévue à l'article 6, et supprimé, par cohérence avec le choix fait à l'article 2, les références à la loi du 9 juillet 2020 56 ( * ) .

2. Une protection contre les sanctions liées aux impayés de factures d'eau, d'électricité et de gaz, introduite par la commission

Au bénéfice des mêmes entreprises, la commission a choisi de remettre temporairement en vigueur deux autres dispositions de l'ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020, à savoir :

- l'interdiction pour les fournisseurs d'électricité, de gaz et d'eau potable de suspendre, d'interrompre ou de réduire la fourniture de fluides en raison du non-paiement de leurs factures par ces entreprises ;

- l'obligation pour les fournisseurs d'eau potable et la plupart des fournisseurs d'énergie de consentir à ces mêmes entreprises des délais de paiement ( amendement COM-62 du rapporteur à l'article 6).

Ces garanties s'appliqueraient aux contrats afférents aux locaux professionnels ou commerciaux où l'activité des personnes concernées est affectée par une mesure de police sanitaire, et pendant une durée limitée 57 ( * ) .

Certes, de telles dispositions pourraient elles aussi être considérées comme portant atteinte à l'égalité de traitement entre les créanciers des entreprises concernées. Toutefois, l'utilité tirée de la fourniture de fluides étant directement liée à la jouissance complète des locaux, on peut admettre que ce cas justifie lui aussi un traitement particulier.

L'atteinte portée aux obligations résultant de contrats légalement conclus paraît justifiée par un motif d'intérêt général suffisant et proportionnée à celui-ci.

Selon les informations recueillies par le rapporteur, les principaux énergéticiens admettent de telles mesures au nom de la solidarité nationale, et le médiateur de l'énergie y serait, de son côté, très favorable.


* 49 Ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 relative au paiement des loyers, des factures d'eau, de gaz et d'électricité afférents aux locaux professionnels des entreprises dont l'activité est affectée par la propagation de l'épidémie de covid-19.

* 50 Plus précisément, du 5° du I de l'article L. 3131-15 de ce code, qui autorise le Premier ministre à « ordonner la fermeture provisoire et réglementer l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion (...) », ou du I de l'article L. 3131-17 du même code, qui prévoit que le préfet de département peut être habilité à prendre des mesures individuelles d'application de telles mesures réglementaires, ou à édicter lui-même celles-ci si leur champ d'application n'excède pas celui d'un département.

* 51 Plus précisément, du 2° ou du 3° du I de l'article 1 er de cette loi, qui autorisent le Premier ministre à réglementer l'ouverture d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, voire à ordonner leur fermeture, ainsi qu'à réglementer les rassemblements de personnes, réunions et activités sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public.

* 52 Il ne semble pas que la rédaction proposée protège les autres coobligés tels qu'un colocataire solidaire.

* 53 Voir par exemple J.-P. Blatter, « Le bail, le covid-19 et le schizophrène », AJDI 2020, 245 ; A. Confino et J.-P. Confino, « Les baux commerciaux malades de la peste... », AJDI 2020, 326 ; F.-X. Testu, « La dette de loyers commerciaux pendant la période de fermeture ordonnée par le gouvernement », D . 2020, 885.

* 54 N'y répond pas, en particulier, le jugement rendu en cette matière par le tribunal judiciaire de Paris le 10 juillet 2020 (n° 20/04516), le moyen n'ayant pas été soulevé par le locataire défendeur. Voir J.-D. Barbier, « Sabotage ou sabordage ? », AJDI 2020, 549.

* 55 Article L. 511-2 du code des procédures civiles d'exécution.

* 56 Il s'agirait donc des mesures de police prises en application du 5° du I de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, y compris celles prises par le représentant de l'État dans le département, habilité à cette fin par le Premier ministre, en application de l'article L. 3131-17 du même code.

* 57 La suspension, l'interruption ou la réduction de la fourniture de fluides serait interdite entre le 17 octobre 2020 et l'expiration d'un délai de deux mois suivant la date à laquelle l'entreprise cesse d'être affectée par une mesure de police sanitaire. L'obligation de consentir des délais de paiement s'appliquerait aux factures exigibles entre ces deux dates.

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