COMPTES RENDUS DES AUDITIONS EN COMMISSION
Audition de M.
Jean-Dominique Senard,
président du groupe Michelin
(Jeudi 25
octobre 2018)
Mme Catherine Fournier , présidente . - Mes chers collègues, nous entamons aujourd'hui une courte série d'auditions en séance plénière avec l'audition de M. Jean-Dominique Senard président du groupe Michelin que je remercie de s'être rendu disponible.
En mars 2018, vous avez remis au Gouvernement un rapport concluant la mission qui vous avait été confiée, ainsi qu'à Mme Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de l'agence de notation Vigeo-Eiris, sur l'entreprise et l'intérêt général.
Cette mission avait pour objet d'aller au-delà des aspects de court terme et de profit, afin de mieux reconnaître la contribution des entreprises à l'intérêt collectif et aux enjeux sociaux et environnementaux. Vos recommandations ont inspiré un certain nombre des articles du projet de loi que nous avons à examiner.
Je vous propose dans un premier temps de nous rappeler les principales conclusions et propositions de votre rapport puis de nous dire si vous êtes satisfait par leur traduction législative.
Ensuite, je donnerai la parole à nos rapporteurs et, après vos réponses, à ceux de mes collègues qui la demanderont. Enfin, je vous informe que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Jean-Dominique Senard . - Je vous remercie pour votre invitation. Je sais que Nicole Notat aurait aimé être avec moi, car nous avons écrit ce rapport, si je puis dire, main dans la main. Mais retenue par de fortes contraintes, elle m'a prié de bien vouloir l'excuser. J'ai eu, avec elle, l'honneur de travailler sur un rapport, à l'origine portant sur « l'entreprise et l'intérêt général ». Au fur et à mesure que nous travaillions, le sujet a évolué. Le titre du rapport est désormais « l'entreprise, objet d'intérêt collectif ». Ce titre n'est pas neutre. Il porte en soi énormément de concepts. Je suis accompagné de Jean-Baptiste Barfety, rapporteur de cette commission et de Constance Lenoir, qui nous ont assistés pendant toute cette période.
L'enjeu de ce rapport est apparu à nos yeux beaucoup plus important à mesure que le temps passait. Nous avons été, Nicole et moi-même, surpris par l'intensité des passions qui se sont exprimées à propos des principales dispositions que nous évoquions. Nous l'avons ressenti comme une heureuse surprise, car cela signifiait que le sujet était important et qu'il faisait l'objet de beaucoup de réflexions de fond de la part de nombreux groupes sociaux et politiques en France.
Ce rapport est intervenu à un moment où un débat à l'Assemblée nationale commençait à émerger. Celui-ci a été interrompu pour laisser le temps de la réflexion à notre commission.
Le coeur de cette réflexion tourne autour du rôle de l'entreprise. La question est de savoir s'il doit être limité ou non, en quoi le temps et l'évolution des coutumes l'ont transformé très singulièrement depuis quelques décennies et comment essayer de fixer les choses. En outre, nous avons proposé un certain nombre d'orientations pour l'avenir. En résumé, il nous est rapidement apparu qu'il fallait impérativement passer le message, plus que symbolique, que l'entreprise n'est pas uniquement au service des actionnaires. Elle l'est bien sûr - mais pas uniquement. L'entreprise doit être en soi attentive aux conséquences sociales et environnementales de ses activités : il faut qu'elle puisse considérer ces enjeux. Cela nous est apparu comme un élément tout à fait fondamental de la réflexion, rejoignant ainsi une attente considérable qui nous a été exprimée au cours des nombreuses auditions que nous avons menées. Nous avons organisé près de 120 auditions, en moins de deux mois, et avons entendu 200 personnes venant de l'ensemble du spectre économique, social et politique de ce pays.
Dire que l'entreprise ne doit pas uniquement être attentive aux actionnaires, mais doit l'être également vis-à-vis des enjeux sociaux et environnementaux, couvre beaucoup de domaines. Nous avons essayé de le retraduire aussi simplement que nous le pouvions, dans un certain nombre de recommandations. Dans les nombreuses attentes que nous avons entendues s'exprimer devant nous, il y avait une trame relativement solide et constante d'une soif de recherche de sens. On se rend compte aujourd'hui, et comme chef d'entreprise, je le constate depuis plusieurs années, d'une évolution chez nos collaborateurs et nos équipes - et pas seulement chez les plus jeunes : ils sont de plus en plus à la recherche de sens. Cela est peut-être dû à un contexte sociétal un peu déstructuré par rapport à ce que l'on a pu connaître il y a quelques décennies, avec la perte de référence, l'accélération du temps,...Cette recherche de sens est devenue centrale lorsque l'on s'adresse aux collaborateurs de l'entreprise ou lorsqu'ils nous rejoignent. Dans les recommandations que nous avons faites, nous avons voulu l'inscrire, notamment dans le droit français, mais de façon très modérée. Il nous a semblé que le droit français dans ce domaine était décalé de la réalité de la vie économique et sociale de notre pays. La rédaction d'un des articles du code civil - et le débat a été vif sur ce sujet - nous semblait devoir être réajusté, pour tenir compte de cette considération des enjeux environnementaux et sociaux de l'activité des entreprises. L'article 1833 est rédigé de manière telle qu'il donne le sentiment que l'entreprise n'est là que pour l'intérêt des associés. C'est le seul article fondamental que nous avons touché dans le code civil, et les interventions portant sur les articles du code du commerce sont une conséquence de cette modification.
Nous avons souhaité apporter une modification de façon extrêmement allégée et protectrice pour les entreprises. Nous avons la conviction que la proposition faite est à la fois raisonnable, très ciselée juridiquement - nous avons auditionné un nombre important d'experts juridiques - et elle nous semble être aujourd'hui un point d'équilibre à peu près idéal entre les différentes exigences qui se sont exprimées : d'un côté, le souhait que le droit français reste en dehors de cette question ; de l'autre, la volonté d'autres parties de la société française, demandant que le droit français marque de façon très accentuée la responsabilité de l'entreprise. La rédaction proposée nous est apparue être la voie la plus pondérée entre les exigences passionnées des uns et des autres. C'est la raison pour laquelle nous avons suggéré un léger addendum à l'article 1833 du code civil.
J'espère que vous y verrez une volonté de responsabiliser les entreprises. Ce rapport est une forme d'hymne à la responsabilité des entreprises, et en particulier celle des organes délibérateurs, que ce soit les conseils d'administration ou les conseils de surveillance. Nous considérons que c'est à l'entreprise de se prendre en main. Il appartient aux organes délibératifs d'indiquer le sens qu'ils souhaitent donner à l'entreprise. C'est en cela que nous avons évoqué ce concept nouveau - même s'il est déjà présent dans les réflexions de beaucoup de personnes - de la « raison d'être ». Nous avons recommandé que les organes délibératifs définissent la raison d'être de l'entreprise, et que cela devienne la tête de pont de l'ensemble de ses grandes orientations à long terme, et de sa stratégie.
La responsabilisation de l'entreprise nous paraît être de plus en plus marquée dans les considérations économiques et sociales. Nous souhaitons que les « parties constituantes » de l'entreprise, c'est-à-dire les actionnaires et les salariés, par parallélisme aux parties prenantes de l'entreprise, soient un peu plus représentées dans les organes délibératifs. Ces derniers sont en effet les principaux responsables de l'avenir des entreprises. C'est la raison pour laquelle nous avons proposé une augmentation du nombre de représentants des salariés. Nous l'avons fait de façon modérée, afin de prendre en compte notre culture d'entreprise, différente de celle d'autres pays comme l'Allemagne. Mais nous avons souhaité franchir une étape vers une représentation plus charpentée des salariés dans les organes délibératifs des entreprises.
Nous avons également voulu élargir l'ouverture des entreprises. Il nous semble que c'est leur intérêt majeur de le faire. Nous recommandons ainsi de créer un comité des parties prenantes, qui doit être totalement distinct du conseil d'administration et des organes délibératifs. Il est constitué des différentes parties prenantes des entreprises, et donne des avis, suit l'entreprise, la conseille et peut également lui permettre de rayonner à l'extérieur. Cette recommandation me tient à coeur. D'ailleurs, je n'aurais jamais émis des recommandations que je n'avais pas moi-même et mon équipe mis en place dans l'entreprise que je dirige. Par conséquence, elles sont fondées sur l'expérience.
Sommes-nous satisfaits de l'état actuel du projet de
loi PACTE ? Je sais que vous êtes en train de l'examiner. Je suis
très heureux de voir que le sujet de notre rapport a été
pris en compte extrêmement rapidement. En outre, ses recommandations qui
ont fait l'objet de débats passionnés, vont probablement dans le
cours du temps se dépassionner. On va constater que ces notions des
enjeux environnementaux et sociaux, de raison d'être, de parties
prenantes, d'entreprises à mission vont permettre de donner enfin une
vision apaisée de la relation de nos compatriotes à l'entreprise.
Nous avons en effet constaté qu'il y a aujourd'hui en France, et plus
généralement en Europe, une forme de suspicion, de
méfiance, vis-à-vis de l'Entreprise - avec un
« e » majuscule -, alors que celle-ci disparaît
pour les entreprises
- avec un « e » minuscule.
Chaque fois que l'on interroge les Français, par le biais de sondages
d'opinion, le mot méfiance est le premier mot qui ressort. Pour nous,
c'est à la fois dommage et presque intolérable, lorsque l'on sait
ce que les entreprises font - quelle que soient leurs tailles - en
termes d'emploi, d'innovation et de croissance.
La notion de raison d'être devient presque désormais une notion familière pour beaucoup d'entreprises qui s'interrogent. C'est un grand pas en avant.
Toutefois, nous constatons que quelques restrictions ont été apportées au projet de loi par rapport aux conclusions de notre rapport. C'est notamment le cas pour la représentation des salariés : la situation actuelle est en retrait par rapport à notre proposition, non pas dans l'augmentation à deux représentants de salariés pour les conseils qui seraient constitués de huit personnes non salariées, mais dans le refus d'intégrer une troisième personne lorsque ces conseils sont supérieurs à 14 personnes. C'est une modification facile à faire et je suis prêt à vous expliquer pourquoi elle me semble nécessaire. Un autre aspect concerne la réflexion, que nous avions considérée comme à la fois nécessaire et quasi-obligatoire, de chaque entreprise sur sa raison d'être. Dans le projet actuel, elle n'est devenue qu'optionnelle. C'est une nuance qui ne nous parait pas dramatiquement fondamentale, pourvu que l'esprit de ce rapport domine et que le vent de l'histoire permette à toutes ces recommandations de rentrer naturellement dans la vie économique des entreprises.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Je vous remercie pour cette présentation générale. Dans le cadre de ce projet de loi, il est important de prendre en compte cette méfiance des salariés, dans des grandes entreprises, par rapport à l'entreprise elle-même et à ses dirigeants. Je vais donner la parole aux rapporteurs qui ont plusieurs questions à vous poser.
M. Michel Canevet , rapporteur . - Je souhaite remercier M. Senard et vous dire combien nous avons été satisfaits que les propositions de votre rapport aient pu être prises en compte dans des textes aussi rapidement.
Les changements que vous proposez ne sont pas anodins, car on touche à des articles très anciens du code civil. Il est donc important de le faire avec le maximum de précaution.
Le projet de loi prévoit que la société est gérée dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. C'est une formulation qui est assez proche de celle que vous avez adoptée dans le rapport. On nous invite à l'inscrire dans le code civil et le code du commerce. Il y a une portée juridique forte. Est-il utile de faire état de la notion jurisprudentielle bien connue de l'intérêt social, qui est distincte de l'objet social pour permettre d'apprécier les actes réalisés par les dirigeants de la société ? A-t-on bien mesuré les conséquences de la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux dans la gestion même de la société ? Quelles pourraient être ces conséquences ? Une prise en considération de ces enjeux qui serait jugée insuffisante, par exemple par une organisation de la société civile, ou par un actionnaire minoritaire, pourrait-elle justifier un recours devant le juge civil contre des actes, des résolutions, voire des contrats, en vue de leur annulation ? La responsabilité de la société pourrait-elle être engagée dans cette hypothèse ?
Indépendamment de cela, pourra-t-on mettre à la charge de l'entreprise, quelle que soit sa taille, cette prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux ? Cela ne pourrait-il pas être interprété de façon extensive par le juge ? Cette évolution proposée dans le projet de loi est-elle juridiquement la meilleure manière de tenir compte des attentes de la société française que vous avez rappelées, à l'égard des entreprises, alors que depuis une dizaine d'années, il y a des mesures de reporting social, notamment en matière de responsabilité sociale et environnementale qui sont mises en oeuvre dans la plupart des sociétés ?
M. Jean-Dominique Senard. - La question que vous posez est très large et vous évoquez de nombreux sujets dans votre interrogation.
L'intérêt social est distinct de l'objet social. Nous n'avons pas voulu intervenir dans le débat juridique. Nous savons que la notion d'intérêt social n'est pas définie légalement mais par la jurisprudence. Nous avons voulu simplement compléter et charpenter cette idée d'intérêt social. L'addendum que nous avons souhaité intégrer est le reflet de la réalité aujourd'hui. Depuis un certain nombre de décennies, et surtout récemment, l'entreprise s'est vue charger de responsabilités à la fois sociales et environnementales de plus en plus larges, et des conséquences de son activité propre. De mon point de vue, ce n'est que le reflet de la réalité et qui est de plus en plus accentuée aujourd'hui. La question centrale d'une responsabilité juridique qui serait aggravée par cette phrase a provoqué de nombreux débats passionnés. Je voudrais vous dire avec beaucoup de conviction qu'il me semble, ainsi qu'à Nicole Notat, que cet addendum ne provoquera pas d'aggravation du risque judiciaire pour les entreprises. Il est inutile de vous dire qu'en tant que chef d'entreprise, c'est un sujet auquel je suis particulièrement sensible. À longueur de journée, je suis soucieux à la fois de la responsabilité de l'entreprise, mais aussi des conséquences de ses actes et de sa réputation. Aujourd'hui, la peur d'une mise en cause de la réputation de l'entreprise est très présente chez les chefs d'entreprise. C'est ce qui nous inquiète le plus dans la vie quotidienne. C'est une réalité qui existe déjà. Des organisations extérieures, des groupes sociaux, des ONG n'ont pas besoin de cet addendum dans le code civil, s'ils souhaitent mettre en cause une entreprise. Cela remonte à plusieurs années. Il faut se souvenir du procès Erika dans les années 1976. À l'époque, il n'y avait ni droit dur sur le sujet, ni droit souple. Il n'y avait qu'un règlement intérieur et le juge saisi sur cette affaire a condamné l'entreprise en question sur la base de la rupture d'un règlement intérieur. Il y a eu, depuis, de nombreux sujets portés devant la justice, sans même qu'il y ait d'évolutions dans le droit civil.
Nous avons voulu, dans cette expression, nous entourer de toutes les protections juridiques possibles et imaginables. Nous avons auditionné un nombre de juristes éminents sur ces aspects, avons travaillé avec le conseil d'État et la cour de cassation. Si nous sommes arrivés à cette phrase, c'est que nous avons considéré qu'elle était la plus naturelle et la plus souple possible pour éviter des conséquences judiciaires qui pourrait être nocives. Nous avons été confortés par l'avis du conseil d'État rendu public par le gouvernement. Dans son paragraphe 99 - dont je vous recommande la lecture -, il explique de façon assez claire en quoi cet addendum n'augmente en aucun cas le risque de pénalisation des chefs d'entreprise ou des dirigeants, par la nature de la rédaction et par les déductions que l'on peut tirer du contenu juridique. De notre point de vue, ce paragraphe est rassurant. Je souhaite vous dire ma conviction personnelle qu'il ne faut pas se tromper de combat. Je fais partie de ceux qui considèrent que nous sommes dans un état de droit. Le législateur que vous êtes travaille pour faire évoluer les esprits dans la société, mais aussi pour protéger les acteurs de cette société. Je pense que le droit protège et non pas l'inverse.
Le droit civil étant ce qu'il est - fondamentalement ce qui fait le coeur de notre existence quotidienne sur de nombreux sujets -, il nous semblait naturel qu'il reflète correctement l'état de la société. En l'espèce, nous faisons oeuvre utile. Contrairement à ce qui a été souvent évoqué avec passion par certains intervenants dans le débat public, ce n'est pas simplement le droit souple qui peut régler la question. J'évoquais le cas du procès Erika qui est presque caricatural. Je suis favorable au droit souple, mais ce n'est pas nécessairement la solution définitive qui permet de protéger l'entreprise, comme le disent souvent les soutiens de ce droit souple. Je me mets à la place d'un juge. Lorsqu'il se trouve devant un cas de figure, s'il ne trouve pas dans le droit dur la réponse à sa question, il va aller chercher une réponse dans le droit souple. Lorsqu'il ne la trouve pas, il va jusqu'au règlement intérieur. Dans les faits, si le droit dur ne dit pas les choses, le juge a latitude pour aller chercher ailleurs l'engagement des entreprises. Si vous regardez les récents textes adoptés par les organisations patronales ces dernières années, certains sont très engageants. Pendant que nous travaillions en commission, l'AFEP et le MEDEF ont présenté un projet de texte en la matière, sans attendre nos conclusions. Lorsque ces dernières ont été publiées, ils ont modifié leur texte, pour le rendre plus proche de nos propositions. En effet, la proposition initiale qu'ils avaient prise était beaucoup plus engageante pour l'entreprise et aggravait considérablement sa responsabilité. Cet exemple montre que le droit peut être protecteur pour les entreprises. Or, aujourd'hui, dans la modification de l'article 1833 que nous proposons - corrigée par le conseil d'État car nous étions légèrement en retrait -, nous prétendons que le juge y trouvera la limite de l'action judiciaire, le conseil d'État ayant exprimé de façon extrêmement précise, en quoi un chef d'entreprise, par cette disposition, ne se trouve pas plus engagé en matière de responsabilité pénale.
Je crois fondamentalement que nous avons, en proposant cette modification, non seulement protégé les entreprises - et je me sentais personnellement très engagé sur ce sujet car cela n'est pas facile lorsqu'un chef d'entreprise se trouve pris dans un débat mettant en cause sa réputation - mais aussi parce que cela fait oeuvre utile pour permettre aux entreprises d'être reconnues pour ce qu'elles font. Les entreprises que nous avons auditionnées, notamment les petites et moyennes entreprises, nous demandaient de faire quelque chose en ce sens. Ces entreprises sont extrêmement vertueuses. Bien sûr, il y a toujours quelques moutons noirs. Mais, fondamentalement, toutes nos entreprises dans nos régions s'exténuent à longueur de journées pour faire du bien : non seulement elles créent des emplois, mais en plus, elles ont au fond d'elles-mêmes cette conviction qu'elles ont un rôle social et environnemental et ne cherchent pas à le cacher. D'ailleurs, la CPME a passé des accords étonnants avec les syndicats dans ce domaine et je m'en félicite. Ainsi, cette modification de l'article 1833 répond d'une part à un besoin de reconnaissance, afin que dans l'avenir, on arrête de penser qu'en France, les sociétés ne sont pas impliquées sur ces sujets, et d'autre part, apporte une protection aux entreprises.
M. Michel Canevet , rapporteur . - Les statuts de la société peuvent préciser une raison d'être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. La mise en oeuvre appartient au conseil d'administration ou de surveillance. Cette notion de raison d'être vous semble-t-elle utile et intelligible juridiquement ?
Ma dernière question porte sur la « société à mission ». Il s'agit d'une société commerciale, statutairement dotée d'une raison d'être et remplissant deux critères pour une certaine durée. Ce régime de société à mission est-il réellement attractif par rapport au régime associatif ou au régime de fondation d'entreprise ? Qui peut-il intéresser ?
M. Jean-Dominique Senard . - La question de la raison d'être est extrêmement utile. Je peux en mesurer tous les jours l'intérêt pour avoir moi-même souhaité formaliser celle de Michelin il y a quelques années. Le groupe regroupe 110 000 personnes. C'est un sujet extrêmement porteur, fédérateur, créateur d'engagement et finalement de compétitivité. Il n'y a pas de compétitivité sans engagement, et les personnes du groupe se sont impliquées dans ce débat de façon extraordinaire. Cette raison d'être est un peu comme un fil directeur. Il relie le passé de l'entreprise à son avenir, mais il dit également à chacun la raison pour laquelle il se lève le matin pour aller travailler dans l'entreprise. Ce n'est pas seulement travailler sur la mobilité durable, mais aussi offrir à chacun un déploiement professionnel heureux et à la hauteur de ses attentes. La raison d'être de Michelin est puissante à l'intérieur de l'entreprise, car chacun sait que si on ne s'occupe pas de la question de l'innovation, de nos clients, de la mobilité directe, nous n'avons pas d'avenir. Mais il en est de même si on ne s'occupe pas en même temps des salariés, des collaborateurs dans leurs évolutions et leur bien-être professionnels. On ne peut pas se passer de l'un ou de l'autre. Pour nous, c'est notre tête de pont qui ensuite donne les grandes orientations que je fixe pour l'entreprise pour les cinq ou sept années qui viennent, et la stratégie annuelle du groupe qui m'est présentée et que je valide. S'il n'y a pas de liens entre ces différents éléments, cela n'a aucun sens et partout dans le monde, en Chine, au Brésil ou ailleurs, chacun me le dirait rapidement.
Sur l'aspect juridique, je reconnais le caractère novateur de ce concept. M. Lasserre, qui n'était pas encore vice-président du conseil d'État, nous avait indiqué la nouveauté que représente ce concept juridique. Finalement, il a bien voulu nous dire que ce concept est compréhensible et acceptable. Si l'on se réfère au bon sens, il est compliqué pour un chef d'entreprise de se lever chaque matin pour aller travailler, alors que son entreprise n'a pas de raison d'être. Enfin, la notion est plus ancienne qu'on ne le croit. Je cite souvent Henry Ford, qu'on ne peut pas soupçonner de ne pas être capitaliste. Dans les premières années de son entreprise, il aimait dire que l'entreprise devait être bien entendu administrée en vue de faire des profits car sinon elle disparaitrait. Il ajoutait toutefois que si l'entreprise n'était menée que pour le profit, elle disparaitrait aussi, car elle aurait perdu sa raison d'être. Nous étions alors dans les années 1910-1920.
Juridiquement, ce concept a été accepté. Après tout, un certain nombre de concepts nouveaux sont entrés dans le droit français, sans ce que cela ne pose de problème. On a parlé des comités d'entreprise en 1945, le PACS était une notion nouvelle en son temps, enfin je pense à la notion d'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée. Jusqu'à ce que cette dernière notion soit intégrée dans le droit français, la société était au moins composée de deux personnes. Au contraire, je pense que faire entrer ce nouveau concept dans le droit français a un avantage, car cela lui donne du souffle. Ce sujet ne concerne pas que la France, mais l'Europe dans son ensemble. Nous sommes confrontés à cette question de soupçon vis-à-vis de l'entreprise dont je considère qu'il alimente allégrement un certain nombre de mouvements radicaux qui utilisent ce terreau de la méfiance vis-à-vis de l'entreprise pour prospérer. En France et en Europe nous devons faire évoluer ce concept, le capitalisme responsable dont il est ici question est un des ciments pouvant permettre à l'Europe de trouver un terrain d'entente. Il constitue une originalité, une singularité européenne, face à un certain nombre de capitalismes qui sont extraordinairement influents - je pense au capitalisme d'État asiatique, au capitalisme anglo-saxon, orienté sur le profit uniquement. Ces deux capitalismes sont en train d'influencer notre territoire européen à un point tel que nous allons finir par disparaître si nous n'y prenons garde. Ce capitalisme responsable, lié à tous les propos que j'ai tenus et notamment à la raison d'être, me paraît être fondamental.
Mme Élisabeth Lamure , rapporteur . - Je souhaite saluer vos travaux, ainsi que votre intérêt pour l'entreprise, en tant qu'entité collective. Les éléments de votre rapport sont larges et je trouve que leurs traductions législatives sont compliquées, car on est dans des éléments immatériels. Nous rencontrons souvent des entreprises très engagées en responsabilité sociale et environnementale, dans une éthique de gouvernance. Je pense notamment aux petites et moyennes entreprises que vous avez évoquées, dont les pratiques sont assez peu connues. Or, je crois à la pédagogie par l'exemple, peut-être plus que par la loi. Pouvez-vous, compte-tenu de votre expérience au groupe Michelin, nous dire celles que vous avez pu mettre en place ? Au-delà, comment diffusez-vous ces bonnes pratiques auprès de vos fournisseurs ou de vos sous-traitants ?
M. Jean-Dominique Senard . - Je me suis rendu compte que je n'avais pas répondu à la question relative à l'entreprise à mission. Si vous le voulez bien, je vais intégrer cet aspect dans ma réponse.
Cela n'aurait pas été honnête de ma part de proposer des recommandations que nous n'aurions pas mis en oeuvre dans l'entreprise que j'ai l'honneur de présider. Nous avons été parmi les entreprises qui ont souhaité avoir un représentant des salariés au conseil de surveillance, alors qu'il n'y avait aucune obligation. Nous avons instauré un comité des parties prenantes, et nous ne reviendrons pas en arrière sur ce point car c'est une expérience formidable. Cela fait partie de l'ADN de Michelin depuis 130 ans, ce n'est pas nouveau. Le combat que nous menons pour la mobilité durable et la performance dans la durée des produits, la lutte contre l'obsolescence programmée est au coeur de ce que nous faisons depuis des décennies. Par conséquent, il n'était pas difficile pour moi de proposer ces recommandations, car elles font partie de la vie de l'entreprise Michelin.
Vous avez raison, on touche à l'immatériel. C'est d'ailleurs la complexité de ce rapport. Mais l'immatériel pèse lourd dans une entreprise, car l'engagement des personnes n'est pas quelque chose se faisant uniquement sur des questions d'espèces sonnantes et trébuchantes. La question de la rémunération compte beaucoup, bien sûr. Mais, on entend exprimer en permanence et de façon vivace que d'autres points entrent en considération dans la motivation des personnes et leur bien-être. On est peut-être dans l'immatériel, mais c'est très concret dans la vie des entreprises. Le sens, le souffle donné par la raison d'être est quelque chose de matériel et concret dans la vie d'une entreprise : c'est la colonne vertébrale de cette dernière. Les grandes orientations, la stratégie, la tactique sont reliées à celle-ci.
En ce qui concerne les entreprises à mission, nous avons voulu répondre à une attente. Beaucoup de personnes nous ont demandé de créer ce concept qui n'existe pas dans le droit français. Nous n'avons pas souhaité en faire un statut légal. Lorsque nous avons commencé notre commission, un peu naïvement, j'ai découvert l'invraisemblable variété des statuts des sociétés en France, sans parler de sociétés à vocation sociale, les associations, les mutuelles... La France est le pays, à mon avis, le plus riche en matière de statuts. Au début je me disais qu'il allait falloir mettre de l'ordre dans tous ces éléments. Au fur et à mesure que la commission avançait, j'ai changé d'avis. Finalement, c'était une forme de richesse. Mais il manquait une case qui était l'entreprise à mission, c'est-à-dire, l'entreprise qui est dans le domaine lucratif, destinée à faire du profit et ne s'en cache pas, mais souhaite en même temps pouvoir dire qu'elle a une mission qu'elle veut exposer et rendre opposable à des tiers - mission philanthropique, mission sociale, mission environnementale. Nous avons constaté que cela n'existait pas en France et avons décidé de donner la liberté de pouvoir les créer. Voilà ce qui à l'origine de cette recommandation : elle est une réponse à une attente de beaucoup d'entreprises. Bien évidemment, nous avons souhaité que cela soit correctement encadré, d'où l'évocation de critères. L'un d'entre eux est que cette mission soit intégrée dans les statuts de l'entreprise, c'est-à-dire que les actionnaires la votent à la majorité qualifiée, afin qu'elle soit opposable. Beaucoup de gens s'intéressent à ce sujet. Une association s'est créée dans ce domaine. Vous allez voir fleurir les entreprises à mission en France. Ce concept est né aux États-Unis, dans certains États. Je souhaite que la France soit capable de montrer l'exemple sans avoir à imiter ce qui se fait dans certains États nordaméricains. Il me semble important d'avoir notre propre concept français, d'autant plus que cela peut servir à l'Europe.
M. Jean-François Husson , rapporteur . - J'apprécie l'esprit du rapport qui souffle pour l'instant sur le projet du gouvernement. Le législateur a ici un rôle différent, à savoir essayer de transformer cet esprit, sans mettre en place des carcans qui souvent ont fait l'objet de reproches de la part des chefs d'entreprise, quelle que soit la taille. On y voit plus clair. Beaucoup d'effets de seuil vont disparaître. Je salue cette volonté de faire grandir les entreprises.
Les démarches de responsabilité sociale et environnementale, auxquelles je souscris, s'inscrivent dans des préoccupations planétaires qui nous dépassent tous, mais nous concernent. On peut se féliciter de la COP 21, des décisions qui ont été prises, mais c'est mieux de les mettre en oeuvre. Finalement, les politiques comme les entreprises sont attendues à ce tournant. Ma question porte sur la position du curseur à placer pour ne pas alourdir ou affecter la compétitivité de notre outil de production industrielle et économique. Le monde est ainsi fait que l'on n'obéit pas en France tout à fait aux mêmes règles de production. Il existe de nombreux exemples relatifs aux contraintes environnementales et sociales. Pendant ce temps-là, en Europe, elles ne sont pas appliquées de la même manière, et encore moins dans le monde. Or, il y a beaucoup de mutations qui font que notre économie est attaquée, parfois sauvagement et de manière inégale sur les processus de production. L'Europe doit aussi intégrer ces préoccupations. Quel est aujourd'hui votre sentiment ? J'ai encore en tête le souvenir, il y a une petite décennie, des heures difficiles qu'a connues Michelin, avec un plan de modernisation se traduisant par des réductions d'effectifs, puis des embauches.
M. Jean-Dominique Senard . - Il ne faut pas se tromper de combat. Il est dans la nature et l'intérêt même des entreprises aujourd'hui - et j'espère que Michelin de ce point de vue est un exemple vivant - de lier leur avenir au sujet que nous évoquons. Cela fait partie du coeur même de Michelin depuis des décennies. On fait de l'innovation en matière de mobilité directe depuis 130 ans. C'est tellement entré dans notre nature, que l'on s'interroge parfois sur l'utilité d'avoir à poser un certain nombre de principes. Beaucoup d'entreprises, vous avez raison de le souligner, sont dans cet état d'esprit. Michelin ne continuera à survivre que si elle continue à être innovante, à aller dans le sens de la protection de l'environnement. Nous sommes d'ailleurs, en ce moment de plus en plus concernés par ce sujet, compte-tenu des réglementations qui fleurissent partout dans le monde. Il n'y a pas d'opposition pour moi entre la croissance économique et la protection de l'environnement. C'est ce qui fait l'essentiel des projets de recherche que j'ai autorisés dans ce groupe depuis 14 ans. Certains verront le jour, d'autres non.
Beaucoup d'entreprises sont dans cet état d'esprit, et finalement il n'y aura pas de contrainte pour elles. En revanche, beaucoup ont besoin d'être valorisées pour un certain nombre d'actes qui ne sont pas reconnus aujourd'hui par l'opinion publique. C'est la raison pour laquelle nous avons considéré que nos recommandations sont utiles aux entreprises. Cela leur donne une reconnaissance et d'ici quinze ans, on arrêtera de dire que le droit français est désuet et n'a plus de rapport avec la réalité ou que la France serait mal placée pour parler sur la scène européenne voire mondiale, car son droit lui-même ne serait pas à la hauteur du sujet.
Vous avez évoqué l'Europe. Pour moi, c'est une tâche fondamentale de créer ce statut de capitalisme responsable, non pas pour contraindre les gens, mais simplement pour répondre à l'aspiration des entreprises et des citoyens. En outre, c'est un ciment unitaire pour l'Europe. En rédigeant ce rapport avec Nicole Notat, j'ai considéré que c'était à la France de donner l'exemple. Si on voulait dans les années à venir jouer un rôle de leadership dans ce domaine, il fallait commencer par mettre notre droit en état. Il s'agit d'utiliser le fait que le droit français soit à la hauteur pour pouvoir ensuite être capable d'influencer l'Europe. Je vous assure qu'il y a du travail devant nous.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Nous avons plusieurs demandes de parole. Je vous propose de répondre globalement à la fin.
M. Richard Yung . - Je suis très heureux que le Sénat débatte de ces questions, qui sont des questions éthiques et de civilisation. Nous avons très souvent des débats sur la croissance, mais très rarement sur le sens de notre société. Vos propos sur la raison d'être de l'entreprise et sur la responsabilité sont des points importants.
Comment le traduisez-vous dans l'entreprise Michelin, où vous le faites depuis de nombreuses années ? Vous indiquez un effectif de 110 000 employés. J'ai du mal à concevoir comment cela peut être organisé. Comment menez-vous de front la responsabilité sociale - les salaires, les conventions collectives, le temps de travail - l'épanouissement dans le travail, la formation, ainsi que l'innovation ? Est-ce applicable dans une grande entreprise seulement ? Cela n'est-il pas plus difficile à mettre en oeuvre par des petites et moyennes entreprises de dix ou quinze employés ?
Enfin, la France a de très nombreuses formes juridiques d'entreprises. Au fond, on se dit que cette diversité devrait permettre à chacun de trouver son bonheur. Ainsi, pourquoi une SCOP ne serait-elle pas une formule adaptée ? Vous estimez qu'il y avait encore un manque, d'où la création des entreprises à mission. Je me suis demandé au fond si on ne retrouvait pas dans ce cas les fondations d'entreprises présentes dans les pays nordiques : ce sont des entreprises commerciales, mais qui gèrent des chaînes de télévision, des chaînes culturelles et mettent l'actionnariat à l'abri.
Mme Viviane Artigalas . - Le projet de loi PACTE permet à toute entreprise de se doter d'une raison d'être. Le risque pour une entreprise serait d'utiliser ce principe comme une stratégie de communication, et de se décrédibiliser si elle ne respecte pas les engagements de la mission qu'elle s'est choisie. La raison d'être ne prend son sens que par les engagements, les actes et les résultats qui en découlent. Votre rapport recommandait d'aller au-delà de la simple reconnaissance de la raison d'être et d'instaurer dans la loi un cadre juridique optionnel de l'entreprise à mission. Vous faites plusieurs propositions : confier les enjeux sociaux et environnementaux de la stratégie de l'entreprise au conseil d'administration et de surveillance, via une modification du code du commerce, afin de doter l'entreprise d'un comité indépendant du conseil d'administration ; créer un comité d'impact doté de moyens ; publier une déclaration de performance extrafinancière ; ou encore, créer un acteur européen de labélisation.
Pouvez-vous nous préciser les recommandations qui ont été prises en compte, totalement, en partie, ou pas du tout, lors des débats à l'Assemblée nationale ?
M. Fabien Gay . - On devrait avoir un débat sur ce qu'est une entreprise. Vous avez apporté une réponse qui m'intéresse et m'interpelle : une entreprise c'est évidemment des directions, des actionnaires, mais aussi des salariés, des savoir-faire, des machines-outils, un territoire. Il y a un rôle économique - la recherche de profit, et un partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail - mais aussi un rôle social et environnemental. En effet, l'entreprise s'inscrit dans un territoire, cela rejoint l'aménagement de ce dernier, les services publics qui y sont liés. Il faut avoir ce débat qui est hautement politique. Je me suis replongé dans votre rapport et j'ai trouvé un point qui m'intéresse. Vous dites que l'actionnariat a changé. On est passé en un siècle d'un actionnariat entrepreneurial, où les actionnaires dirigeaient à un actionnariat financiarisé, mondialisé. Une personne que vous avez auditionnée parle d'un capitalisme locataire. Cela rejoint la recherche de sens. Nous avons un actionnariat qui parfois n'a plus de sens, à part la recherche du profit. Ma question porte sur des recommandations phares de votre rapport et le rôle social et environnemental des entreprises. Vous avez rassuré un certain nombre de mes collègues sur les risques et l'absence de contraintes que fait peser cet addendum. Je souhaite vous poser la question inverse : qu'est-ce que cela va changer concrètement ? En trente ans, il y a dix points de valeur ajoutée qui sont passés du travail au capital. Prend-on cette question à coeur et est-ce qu'on la travaille ? Je pense que le changement que vous prônez n'aura aucune influence sur ce point.
M. Jean-Louis Tourenne . - Je vous remercie pour votre présentation passionnante, mais aussi idyllique. Ce n'est pas un reproche. Je crois qu'il faut être capable d'avoir une étoile que l'on vise, qui soit le fil conducteur nous permettant d'avancer, et de ne pas nous écarter des ambitions qui sont les nôtres. J'adhère à la philosophie générale d'une entreprise vertueuse sur le plan social et le plan environnemental. Hélas, la réalité est bien différente. Il y a un certain nombre de sujets que vous n'abordez pas et qui sont des obstacles à l'idéal que vous souhaitez. Vous parlez de suspicion des citoyens et notamment des salariés à l'égard de l'entreprise. Cette suspicion est nourrie, en permanence, ne serait-ce que par la hauteur des dividendes versés chaque année, et pour lesquels la France détient un record peu enviable. Or, cette question est au centre des préoccupations et du sens à rechercher par les salariés sur la mission qui leur est confiée. De la même façon que le burn-out se répand dans notre société, la difficulté à trouver du plaisir, de l'épanouissement dans l'accomplissement de sa mission est de plus en plus importante. Ce burn-out et ces angoisses sont nourris par les ordonnances sur le travail, qui facilitent les licenciements. Elles se présentent d'ailleurs comme telles. Elles ont vocation à donner de la souplesse aux entreprises, mais cela se retourne contre les employés. Il faut savoir que s'il y a 10 % de chômage, il y a 63 % des salariés qui redoutent de se retrouver au chômage demain. Cela ne changera pas tant que l'on n'aura pas renforcé la sécurisation des employés.
Enfin, vous souhaitez la création d'un comité des parties prenantes. Celui-ci risque-t-il de venir en concurrence avec le comité social et économique ? Sans doute, les deux pourront coexister. Mais est-ce que cela ne facilitera pas la prise de décision du conseil d'administration sans passer par le comité social et économique, car la question aura déjà été examinée par le comité des parties prenantes ?
M. Victorin Lurel . - Ce débat est passionnant. Il est assez rare dans les hémicycles et les assemblées parlementaires. Il faut aujourd'hui dépasser les périmètres de responsabilités fiduciaires, financières et aller plus loin.
J'aspire à faire prospérer l'idée de plus d'éthique, de responsabilité, de respect des enjeux sociétaux et environnementaux dans les entreprises. Mais, de manière pragmatique, quel avantage apporte l'entreprise à mission, par rapport aux formes juridiques qui existent déjà ? Je peux toujours avoir recours à un organisme privé d'utilité publique, une SCOP, une coopérative, une mutuelle, je peux aller dans une fondation ou encore créer une SCIC. L'entreprise à mission a certes des avantages, mais également des lourdeurs : elle engendre des responsabilités nouvelles, avec des comités de tiers, et des comités des parties prenantes. L'idée de l'entreprise à mission me plait, mais je m'interroge sur la faisabilité. Elle suppose une reddition des comptes publics par des comités de tiers indépendants, ce qui n'est pas le cas dans les entités juridiques similaires aux États-Unis. Si vous voulez que cela prospère, il faudrait qu'il y ait une incitation, par exemple financière et fiscale. Y a-t-il une incitation, une plus-value, un avantage comparatif par rapport aux formes existantes ?
Si on veut préserver un modèle européen, on ne peut pas ignorer la mondialisation et la compétitivité internationale. J'ai objectivement intérêt à être très social et éthique en Europe et je délocalise en Chine. Cela me permet d'avoir en Europe une belle image mais je fais produire ailleurs.
M. Bernard Lalande . - J'ai beaucoup aimé la façon dont vous présentez l'entreprise. Je pense que nous souffrons d'une vision de l'entreprise historique, plutôt basée sur le rapport de forces. Vous ouvrez une voie nouvelle. Il faudra du temps pour comprendre que les rapports ont changé. La responsabilité sociale et environnementale ne s'opposent pas, mais vont avoir une nouvelle position dans l'entreprise que nous ne maîtrisons pas, car nous sommes restés dans ce rapport de forces historique.
Ma question porte sur la notion d'entreprise et de groupe. On sait que le groupe a déjà répondu à la question financière et à la question des intérêts des actionnaires. Le groupe est-il une entreprise ? Est-ce qu'il répondra au rapport des salariés et des forces vives, ainsi qu'au rapport environnemental ? Y aura-t-il une responsabilité du groupe ?
M. Jean-Marc Gabouty . - Je suis moi-même chef d'entreprise et je vais essayer de me faire l'avocat du diable. Votre démarche est intéressante, positive et ambitieuse. Elle relève d'une certaine forme d'humanisme. Mais elle peut aussi être dangereuse. En voulant trop idéaliser l'entreprise, on peut accroître l'écart entre l'idéal et la réalité, être source de déception et de désillusion, et ainsi nuire à la notion d'entreprise. L'entreprise peut être un lieu d'épanouissement humain, mais c'est aussi un lieu de pénibilité, de conflits, d'incertitudes. Il ne faut pas le nier. Tout n'est pas parfait, agréable. Vouloir gommer ces difficultés, c'est en réalité les intérioriser, entraînant ainsi un sentiment de frustration, de colère. On arrive ensuite sur le burn-out et les autres affections à la mode.
On peut se poser la question aujourd'hui de la violence de la fermeture d'entreprises. Elle est due à un manque de prise en compte et de considération pour les salariés, avec parfois des dirigeants qui n'ont pas été à la hauteur. On ne répète pas assez qu'une entreprise est faite pour naître, pour croître et pour mourir. C'est le cycle normal de la vie d'une entreprise, mais tout le monde veut l'oublier.
Enfin, ne pensez-vous pas qu'un certain nombre de mesures concerne plus la présentation de l'entreprise que le vécu réel ? Ces concepts nouveaux ne vont-ils pas finalement n'être préemptés que par les grandes entreprises, à des fins d'image de marque et de promotions commerciales ? L'habillage vertueux doit-il contribuer à masquer une réalité moins brillante, que ce soit en termes de partage de la valeur ajoutée, de comportement fiscal ou dans d'autres domaines ?
M. Vincent Segouin . - Vous avez parlé de la suspicion des salariés et de la méfiance. On s'aperçoit que beaucoup d'entreprises du CAC40 rachètent des petites et moyennes entreprises sur les territoires, afin d'améliorer leurs profits et sont amenées à les fermer et à licencier les salariés. C'est d'ailleurs d'actualité.
En plus, les entreprises du CAC40 ne sont pas attachées aux territoires. Elles ont une vision mondiale des coûts de fabrication et des prix de revient de l'heure. Elles ont plutôt intérêt à aller produire à l'extérieur. Je ne parle pas forcément du cas de Michelin. Je pense que c'est une entreprise qui a du sens dans ce domaine.
Lorsque je compare l'économie allemande avec l'économie française, je m'aperçois que l'économie allemande a beaucoup plus misé sur les entreprises familiales pour les faire progresser, alors que nous avons beaucoup plus misé sur les entreprises du CAC40 qui sont mondiales et non attachées aux territoires.
M. Jean-Dominique Senard . - Vous évoquez la question d'éthique et de civilisation et le fait que cela ne soit pas désagréable d'avoir des débats publics sur ces sujets là, dans le monde difficile dans lequel on vit. C'est en effet plaisant.
La question posée est comment faire pour les gérer dans le cadre d'une entreprise. Il faut à la fois traiter les questions de compétitivité, d'innovation pour survivre, et en même temps s'occuper des personnes. Lorsque j'évoque les questions de raison d'être, de bien-être au travail, c'est un sujet très humaniste. Cela n'est pas une chose facile à faire. En revanche, l'esprit de nos préconisations doit entraîner un mouvement qui existe déjà dans les entreprises, mais qui doit se déployer plus qu'aujourd'hui. Il y a un terme technocratique que l'on utilise chez Michelin : le sujet central est la symétrie des attentions. On n'avancera pas dans les années qui viennent si on ne fait pas autant attention à l'innovation, à la compétitivité que nous ne faisons attention au développement des personnes, à leur devenir, leur bien-être social, dans un monde qui devient de plus en plus difficile. Les vies personnelles deviennent de plus en plus complexes. Si nous ne faisons pas attention aux deux en même temps, nous allons dans un mur et à relativement brève échéance. La prise en compte des questions humaines est pour moi - et je ne suis pas le seul à le penser - au coeur de l'avenir de nos entreprises. Le service du personnel chez Michelin - nous sommes l'une des rares entreprises à avoir conservé ce terme que certains trouvent désuet, plutôt que de ressources humaines - est au coeur de la vie de l'entreprise. Le déploiement des pratiques managériales à l'intérieur du groupe Michelin se fait au niveau mondial. Nous traitons de la même manière les agents opérateurs de l'usine en Chine, et les mêmes personnes aux États-Unis, en France ou au Brésil. Il y a une forme d'homogénéité fondamentale qui dépasse les différences culturelles, même s'il y a de des adaptations régionales. Cela fait la force de l'entreprise et occupe une très grande partie du temps de management des dirigeants, à commencer par le mien. Je suis le déploiement et le développement de près de 650 personnes dans le groupe. Cela prend un temps considérable. À travers ce travail, je peux m'assurer que les dirigeants du groupe sont, non seulement dans l'état d'esprit de la symétrie des attentions, mais que leurs propres carrières reflètent l'attention du groupe. Derrière, il y a un effet cascade, et cette homogénéité se retrouve dans l'ensemble du groupe. C'est un travail profond qui demande une attention permanente.
Est-ce difficile à faire pour une petite et moyenne entreprise ? Je pense au contraire que cela est plus difficile pour une grande entreprise. En effet, dans les PME il y a une proximité forte du dirigeant et de ses équipes, qui provoque assez naturellement cette osmose d'état d'esprit. Beaucoup de petites et moyennes entreprises que nous avons auditionnées nous ont fait remarquer que leurs rôles de ce point de vue n'étaient pas suffisamment reconnus.
Les fondations d'actionnaires existent dans les pays du Nord, en Allemagne, au Danemark. Ce sont des entreprises à mission très abouties sur le plan législatif. Le projet de loi PACTE a intégré cette notion de fondations d'actionnaires dans le corps du texte. Nous n'avons pas eu directement à travailler sur ce sujet. En revanche, nous avons évoqué dans notre rapport, comme une recommandation, un point d'aboutissement législatif intelligent pour l'entreprise à mission : elle verrait son capital préservé par le fait qu'une fondation détient l'essentiel des droits de vote de l'entreprise. Cette fondation qui est porteuse de la mission de l'entreprise a la charge de l'utilisation correcte des profits de l'entreprise pour la cause concernée par la mission. Je suis très favorable à la fondation d'actionnaires. Il faut savoir que dans certains pays comme le Danemark, près de 65 % de la capitalisation des entreprises danoises est sous cette forme. C'est une forme de protection du capital intelligente. Mais cela a des contraintes : le propriétaire de l'entreprise donne de façon définitive et inaliénable à cette fondation ses droits et ses actions. Dans une entreprise à mission, le sujet ne se pose pas de la même manière. Au moment où nous rédigions notre rapport, il y avait deux fondations d'actionnaires en France : l'entreprise Fabre à Castres et la société La Montagne liée à la Fondation Varenne en Auvergne.
La raison d'être ne peut pas être une simple stratégie de communication. Si on travaille correctement à sa raison d'être - qui ne doit pas être quelque chose imposée par le haut, mais la totalité des collaborateurs d'une entreprise doit participer à ce travail, définir ce qui les porte -, cela prend du temps, c'est profond. Si elle est uniquement utilisée en termes de communication, cela ne durera pas longtemps. Aujourd'hui, il ne faut pas plus de quelques minutes pour que les réseaux sociaux vous fassent comprendre très rapidement que vous êtes hors des clous. Cela touche très rapidement votre réputation. Cela me rappelle les entreprises qui affichaient les valeurs de l'entreprise partout dans les couloirs, dans toutes les pièces. Or, on se rendait compte en mesurant l'atmosphère dans certaines d'entre elles qu'elles n'étaient pas appliquées. Plus on les affichait, moins on les appliquait. Chez Michelin, vous ne trouverez nulle part les valeurs de l'entreprise affichées. Simplement, parfois à l'initiative des salariés, il y a l'affichage de la raison d'être. Cela me fait plaisir, et prouve qu'ils la veulent eux-mêmes. Mais jamais je ne l'imposerai.
En ce qui concerne la rupture dans le capitalisme actionnarial ces dernières décennies, je considère qu'il y a une dérive de celui-ci. Pratiquement 100 % des actions de Michelin sont détenues dans le public et je peux mesurer au quotidien le phénomène que je dénonce de rupture entre l'actionnariat et la responsabilité sociale de l'entreprise. Il y a aujourd'hui, on le voit sur les marchés financiers en ce moment, des phénomènes totalement invraisemblables de volatilité qui tiennent uniquement au fait que les actionnaires des grandes entreprises dans le monde n'ont aucune forme d' affectio societatis par rapport à l'entreprise. Le seul projet qu'ils poursuivent est le profit. Cette absence de responsabilisation entraîne une forme de distanciation, le sentiment de ne pas être dans une communauté de destin. Je pense que c'est une dérive du capitalisme. Un chef d'entreprise - et j'en suis peut-être une illustration - en subit les conséquences presque au quotidien. La pression mise sur vos épaules vous oblige à lâcher le long terme pour vous occuper du court terme. Or, parfois le déséquilibre n'est pas vertueux.
Il faut vite revenir - et je rattacherai mon propos au capitalisme responsable européen - à une notion où les investisseurs pourront investir dans les entreprises avec le long terme en tête et le feront avec des critères qui ne sont pas uniquement le profit. Bien évidemment, il faudra qu'elles investissent car l'entreprise fait des profits et il y a un enjeu économique. Mais cela ne doit pas être le seul critère. Si nous avons un jour en Europe la capacité de créer ces formes d'investisseurs, nous stabiliserons le système et protégerons les entreprises dans la durée, notamment les plus vertueuses, c'est-à-dire celles qui auront pris en compte ces questions environnementales et sociales. C'est un vaste débat. Il y a en Europe des réformes politiques à apporter pour la création d'un contexte qui permettra à ces investisseurs d'exister. Aujourd'hui, ils n'existent pas suffisamment, ils sont très marginaux. Les grands investisseurs dans les entreprises françaises sont actuellement anglo-saxons et n'ont pas exactement le même sentiment de long terme que d'autres. Il faut remettre de l'ordre dans le capitalisme aujourd'hui en dérive. C'est la raison pour laquelle je me fais le chantre d'un capitalisme responsable qui doit se développer très rapidement en Europe. Si ce n'est pas le cas, nous devrons alors nous préparer à un avenir bien compliqué. Aujourd'hui, des gens sont actionnaires sans le savoir, ce sont des machines qui achètent et vendent ; il n'y a aucune réflexion de fond. La variation du cours de l'action de Michelin ces derniers jours est ahurissante par rapport à la réalité de l'existence. On a l'impression que l'entreprise a changé en deux jours, alors qu'en réalité elle est totalement la même. Je ne suis pas le seul concerné. Un grand nombre d'entreprises ont vu leurs cours partir dans tous les sens. C'est une dérive supplémentaire. L'ingénierie financière qui de ce point de vue a été libérée de manière trop laxiste en est la cause. Enfin, les prêts d'action sont pour moi le cauchemar du capitalisme. On peut aujourd'hui prêter des actions à quelqu'un qui va aller voter à une assemblée générale uniquement pour faire un coup, parce qu'il possède des votes supplémentaires, et va vous les rendre le lendemain. Ce principe, mondial, est à proscrire.
Mes propos sont-ils idylliques ? Parfois, on me reproche d'être un peu rêveur. Si on n'a pas le droit de rêver, même quand on est chef d'entreprise, c'est grave. On a le droit d'avoir une forme de perspective. Je ne crois pas que je rêve tant que cela du point de vue de mon entreprise. Beaucoup de mes propos sont fondés sur des actions très concrètes. Il nous faut une vision, une perspective. Nous allons être confrontés à des élections européennes, qui si elles ne le prennent pas en compte les points évoqués, manqueront une cible importante.
La distribution de dividendes des entreprises
françaises n'est pas pour moi un défaut. Un actionnaire
- dans sa version la plus vertueuse - prend des risques lorsqu'il
possède une action, surtout dans la longue durée. Il a droit de
recevoir une rémunération de ce risque. Tout est question de
nuances et de mesures. Vous allez peut-être me trouver idyllique, mais je
fais partie de ceux qui pensent qu'il faut être capable de bien
régler cette question, pour que l'entreprise puisse s'appuyer sur la
force d'actionnaires qui la soutiennent dans la durée, et donc les
rémunérer correctement. Mais en même temps, elle doit
utiliser suffisamment de ressources pour l'entreprise pour l'investissement
à long terme. Je ne suis pas favorable à la distribution massive
de dividendes dans tous les sens, de façon débridée
- mes actionnaires le savent, nous avons une stratégie claire
de dividendes qui fait la part belle au maintien de l'entreprise et à
l'aspect durable de ses investissements dans la durée. N'attendez pas de
moi que je dise que la distribution des dividendes est quelque chose de
répréhensible. Je ne le dirai jamais. C'est une affaire de mesure
et de perspectives à long terme.
Les questions des salariés ou du burn-out sont très complexes. Il me semble que je les approche autant que je le peux dans la prise en compte par l'entreprise de ces questions de responsabilité sociale. Pour moi, la responsabilité majeure de l'entreprise est de se préoccuper du bien-être de ses salariés. Bien sûr, rien n'est parfait, et si je disais que tout allait bien chez Michelin, vous ne me croiriez pas. Mais, je sais que l'attention aux personnes est quelque chose de fondamental, comme une donnée de base de tout manager chez Michelin. Il arrive des accidents, mais nous faisons tout pour les prévenir, pour former les personnes de manière adéquate et éviter des situations sociales délicates. J'ai souvent ce mot - pour lequel j'ai été caricaturé - selon lequel si nous sommes amenés à faire des restructurations parce que l'entreprise doit vivre, il faut pouvoir le faire sans souffrance sociale. C'est l'objectif de la symétrie des attentions. La compétitivité exige des réorganisations. Si vous saviez ce qui se passe dans le monde - et je voyage beaucoup - il y a des puissances d'entreprises qui naissent en Asie, aux États-Unis ou ailleurs, avec des forces considérables et ont une forme de compétitivité que nous n'avons pas en France. Il est plus qu'urgent de réfléchir à ce thème. Cela relève d'un risque de tsunami. Par conséquent, il faut tout faire pour que nos entreprises européennes et françaises soient compétitives. Cela passe par le traitement humain et l'anticipation.
De mon point de vue, les parties prenantes ne se substitueront pas au comité social et économique. Celui-ci a un rôle de dialogue extrêmement important qui rapproche les parties constituantes de l'entreprise, et non pas les parties prenantes. Cela rapproche le capital des travailleurs. Ce sont des parties constituantes, car je considère que les salariés d'une entreprise prennent un risque personnel lorsqu'ils sont dans une entreprise. Par conséquent, ils ont le droit d'être associé d'une façon intelligente à l'avenir de l'entreprise. Le comité social et économique est pour moi une bonne institution, car on y traitera beaucoup plus des questions stratégiques. C'est un complément au fait qu'un certain nombre de représentants de salariés peuvent participer à la vie du conseil de surveillance ou d'administration. Mais, cela ne se substitue pas au comité des parties prenantes. En effet, dans celui-ci siégeront des personnes qui ne sont pas intégrées dans l'entreprise : vous avez des clients, des fournisseurs, des ONG, des syndicats internationaux. Le comité des parties prenantes de Michelin est composé d'une dizaine de personnes extérieures qui ont parfois des options contraires. Les parties prenantes ne sont pas toutes sur la même ligne. Un client n'a pas forcément la même vue qu'un représentant d'un syndicat international ou d'une ONG. Ce qui est très intéressant dans ce dialogue c'est que les gens s'ajustent à la réalité de la vie. Cela adoucit les passions : le principe de réalité s'impose. Lorsqu'on arrive à le partager, vous voyez d'un seul coup de nombreuses tensions disparaître. Jamais nous ne reviendrons en arrière sur l'existence de cet organe chez Michelin. J'ai tenu le dernier comité des parties prenantes la semaine dernière à Lyon. Les gens sont heureux de participer à la vie de l'entreprise, ils savent que l'on entend ce qu'ils nous disent, qu'on le prend en compte. Je le rapporte au conseil de surveillance, je le mets en oeuvre moi-même lorsque j'estime que c'est utile. Lorsque j'estime que cela n'est pas utile, j'explique pourquoi.
L'entreprise à mission comble un vide, à la frontière de l'économie sociale et solidaire, mais pas dans cette dernière. Elle se considère délibérément comme une entreprise devant faire des profits pour survivre, mais ayant une mission qu'elle veut rendre opposable à des tiers. Ce principe n'existe pas en France aujourd'hui. La vraie singularité est la mesure d'impact. Si l'entreprise à mission perdure dans le temps, c'est qu'elle aura été capable de mesurer l'impact de son travail, de sa mission et que ceci aura pu être jugé par le monde extérieur - notamment par un label. C'est à remettre en cause régulièrement, cela doit faire l'objet d'un suivi. L'entreprise à mission a intégré sa raison d'être dans ses statuts et non seulement elle y croit, mais elle doit la faire vivre. Dans le cas contraire, cela devient de la communication et n'a plus aucun sens : l'entreprise à mission disparaîtra. Le mouvement général sera à mon avis inverse. Il y a une vraie motivation à ce que l'impact de la mission puisse être mesurable et opposable. Il n'y a pas besoin d'incitations fiscales dans ce domaine. D'ailleurs, cela n'est pas demandé. Les personnes qui souhaitent créer une entreprise à mission ne veulent pas être dépendantes d'une subvention, d'une fiscalité particulière qui les obligeraient par ailleurs : ils veulent être eux-mêmes, développer leurs missions et aller de l'avant.
Vous avez évoqué l'histoire de l'entreprise, et le fait que nous sortions aujourd'hui d'un rapport de forces. Je me permets de vous recommander la lecture du rapport, notamment sa partie concernant l'histoire de l'entreprise. On voit dans quel contexte se situent les propos que nous tenons ce matin. Nous ne sommes plus dans le même domaine qu'autrefois. Si la question sociale est de retour aujourd'hui, il ne s'agit pas des relations entre le prolétariat et le patronat, mais elle vient aujourd'hui de la mondialisation et de la plus ou moins bonne acceptation de cette dernière et de ses conséquences. Ce n'est pas le même sujet qu'au XIX ème siècle ni le même rapport de forces entre les ouvriers et le patronat.
Vous m'avez demandé si le groupe est considéré comme une entreprise. Pour moi, la réponse est oui. Le groupe Michelin est composé d'un nombre important de filiales dans le monde, et c'est la responsabilité du groupe qui est engagée. Le projet de loi PACTE le prend en compte : la représentation des salariés se fait au niveau du groupe. Lorsqu'une image est atteinte c'est celle du groupe ; c'est rarement celle d'une filiale.
Il y a dans le rapport une recommandation visant à ce que nos propositions s'appliquent aux SAS employant beaucoup d'employés. Certaines emploient plus de 10 000 voire 40 000 employés. Il faut regarder cet aspect. Il me semble que nos recommandations ne doivent pas uniquement s'appliquer aux sociétés anonymes. Si on laisse des activités dans notre pays échapper aux dispositions dont nous parlons, on manque indiscutablement une cible coeur.
La démarche humaniste peut-elle être une source de déception ? Ce point est très pertinent. À trop attendre on peut être déçu, mais malheureusement, ou heureusement, on ne peut pas aller contre cela. L'entreprise est devenue, qu'on le veuille ou non, un élément central de la vie sociale, économique et politique de nos pays. Nous avons d'ailleurs écrit dans le rapport que l'entreprise est une institution politique, au sens du rôle dans la cité. Depuis les années 1970-1980, la responsabilisation de l'entreprise en matière environnementale est ressortie très naturellement, y compris sur le plan social. On ne peut pas s'exonérer de cela. C'est un fait. Il faut le mettre en avant et essayer que cela soit vu positivement par tous les acteurs - ce qui n'est pas toujours le cas. Cette méfiance existe. Il est question de la réduire.
La violence des fermetures est trop souvent présente en France - des images récentes de télévision le montrent encore. Cela est souvent dû à l'absence d'anticipation. Je sais aussi que ce n'est jamais facile. Nous avons eu en France pendant des décennies des réglementations et des législations sociales qui ont enfermé les acteurs dans un rôle de posture et ont empêché l'anticipation des restructurations. Toutes les évolutions législatives qui iront dans le sens de faciliter l'anticipation permettront de régler ces problèmes en amont, par la formation, par des accords sociaux, mais aussi par la simple transparence du fait qu'une entreprise risque un jour de disparaître. On a essayé de le faire tant bien que mal dans le groupe Michelin, par des accords sociaux qui sont novateurs et ont permis à certaines usines en France d'espérer avoir un avenir. Rien n'est gagné d'avance, c'est toujours un pari. Mais l'anticipation est la clé. Sans anticipation, vous êtes certains qu'à un moment donné un problème est posé et sera difficile à résoudre, car n'a pas été vu.
Je ne partage pas du tout le point de vue selon lequel les entreprises du CAC40 ne sont pas attachées aux territoires. En France, on a trop tendance à considérer ces entreprises comme peu vertueuses. Ce n'est pas parce que je dirige une entreprise du CAC40, que j'ai une très grande fierté à le faire et que mes collègues tiendraient les mêmes propos que moi, mais je ne vois pas pourquoi en France, on passerait son temps à expliquer que ces grandes entreprises ne sont pas vertueuses. Elles sont une fierté du pays. À l'étranger, on nous considère comme les porteurs de la France. J'appartiens à une entreprise mondiale - et tant mieux - qui porte l'image de la France. L'une de mes plus grandes responsabilités est d'en être digne. Cela n'est pas un sujet facile. Je n'approuve pas cette mise en accusation des entreprises du CAC40. Cela demanderait un développement plus long. Mais qu'il n'y ait pas en France assez d'entreprises moyennes en France, je vous l'accorde. C'est la force de l'Allemagne que j'ai pu constater lorsque je travaillais dans ce pays. Il faut tout faire pour permettre le développement de nos petites et moyennes entreprises. Le modèle allemand est de ce point de vue extrêmement vertueux. C'est le sens de l'histoire.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Nous avons senti la passion dans vos propos et dans le rapport que vous avez rédigé avec Mme Notat. Ils peuvent paraître comme une vision idyllique comme certains l'ont dit. Mais nous devons souhaiter que celle-ci tende vers l'excellence dans le cadre d'une retranscription par des textes législatifs.
Il ne faut pas oublier que tout est dépendant du respect de la compétitivité de nos entreprises et de notre économie. Ce texte vise à moderniser l'économie. Elle passe automatiquement par une adaptation et un respect de la compétitivité, pour un meilleur dynamisme économique.
Vous avez abordé la question du rapport de forces, la méfiance et la défiance qui pouvaient exister entre les salariés et les chefs d'entreprise. Je pense que nous avons déjà passé ce cap. C'est désormais plus un rapport de forces entre le salarié et un certain capitalisme qui apparaît.
Nous vous remercions pour vos éclaircissements et votre témoignage éclairant en tant que président du groupe Michelin.
Je remercie également les membres de cette commission pour la qualité des questions. Cela montre l'intérêt du Sénat pour ce projet de loi.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M. Pierre
Cahuc,
professeur d'économie à l'Institut d'études
politiques de Paris,
M. Christian Saint-Étienne, titulaire de la
chaire d'économie industrielle au Conservatoire national des arts et
métiers (CNAM),
et M. Jean-Hervé Lorenzi, président du
cercle des économistes
(Mercredi 7 novembre 2018)
Mme Catherine Fournier , présidente . - Mes chers collègues, nous poursuivons notre série d'auditions en séance plénière avec une table ronde d'économistes qui va nous permettre de prendre de la hauteur avant de nous plonger dans le détail des nombreuses dispositions de ce projet de loi, relatif à la croissance et à la transformation des entreprises. Nous avons ainsi le plaisir d'accueillir M. Pierre Cahuc, professeur d'économie à Sciences Po, M. Christian Saint-Etienne, titulaire de la chaire d'économie industrielle au CNAM et M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes.
L'objectif affiché de ce texte est « la croissance des entreprises, à toute phase de leur développement ». Nombreux sont les thèmes abordés au travers des 196 articles que le Sénat doit examiner. En effet, ils concernent à la fois, par exemple : la compétitivité des entreprises, devant découler de mesures de simplification ; le soutien à l'innovation, dont le financement proviendrait de privatisations ; le partage de la valeur ajoutée, avec un renforcement de l'intéressement, de la participation et de l'actionnariat salarié ; le financement des PME, via l'accès facilité aux marchés financiers ou l'orientation de l'épargne ; ou encore la facilitation du rebond des entrepreneurs et des entreprises en difficulté.
Au-delà d'une action sur les instruments de politique économique et sur l'environnement juridique des entreprises devant avoir un impact sur leur croissance, le projet de loi propose une nouvelle définition de la place des entreprises dans la société.
En examinant toutes ces dispositions, les sénateurs vont procéder à un travail important évidemment en termes de volume mais surtout parce que l'enjeu pour les entreprises est essentiel. Afin d'opérer des choix pertinents lors de nos travaux législatifs, nous nous réjouissons d'entendre dès à présent nos trois intervenants.
Messieurs, je vous propose de nous livrer, chacun votre tour, une première analyse de ce projet de loi pendant 5 à 10 minutes au plus. Nous tenons à préserver un temps d'échange avec les rapporteurs et l'ensemble des membres de la commission spéciale ici présents, qui auront certainement beaucoup de questions à vous poser. Je tiens à excuser l'absence de M. Michel Canevet, retenu par d'autres obligations.
Enfin, je vous informe que cette audition, ouverte à la presse et au public, fait l'objet d'une captation vidéo retransmise sur le site internet du Sénat.
M. Pierre Cahuc, professeur d'économie à Sciences Po . - La philosophie générale de ce texte me semble bonne. C'est un ensemble de mesures qui sont les bienvenues, dans la mesure où les faiblesses des entreprises françaises sont bien connues. Elles ont été bien listées dans le projet de loi. Les outils proposés sont intéressants en matière de simplification, de création d'entreprises, de seuils d'effectifs, de soutien à l'épargne, de représentation des salariés dans l'entreprise.
Étant donné l'ampleur de ce texte, je me contenterai de faire deux remarques. La première est plutôt une suggestion visant à ajouter un élément dans un texte certes déjà bien fourni. Il me semble qu'un des freins très importants à la croissance des entreprises n'est pas pris en compte dans ce projet de loi. Ce qui conditionne beaucoup cette croissance et leurs créations est l'adaptation du coût du travail à la conjoncture, à la situation particulière de chaque entreprise. Or, la France est caractérisée par un ensemble réglementaire très particulier, reposant sur l'extension systématique des conventions collectives. Les ordonnances de septembre 2017 ont certes introduit la possibilité pour le ministre de faire appel à une commission pour limiter cette extension. Mais, cette possibilité reste pour l'instant très peu exploitée. Or, plusieurs travaux, portant sur des exemples étrangers, montrent que ces extensions ont un impact très important, notamment sur les petites entreprises et sur l'emploi. Lors de la récession de 2008, la très forte rigidité de la structure des salaires a contribué à l'inadaptation des entreprises. Une suggestion - que j'ai déjà faite au ministre - consisterait à adopter un dispositif qui soit proche de celui existant pour les seuils d'effectifs : donner aux entreprises pendant un certain délai - par exemple les entreprises de moins de cinq ans d'âge - la possibilité de pouvoir être exonérées de l'application des conventions collectives, lorsque celles-ci sont étendues. En principe, les entreprises qui adhèrent à une organisation patronale ayant signé une convention collective sont nécessairement couvertes. Mais, elles sont également couvertes, si la convention est étendue bien qu'elles ne fassent pas partie d'une organisation patronale qui ait signé cette dernière. Ce serait un point important pour permettre la création d'entreprises. En effet, il y a une forte hétérogénéité des conventions collectives, avec des dispositions qui sont souvent assez complexes, et qui sont beaucoup plus adaptées aux grandes qu'aux petites entreprises.
Ma deuxième remarque est une critique et porte sur la
modification de l'article 1833 du code civil. Il est proposé d'ajouter
à cet article le fait que la société soit
gérée dans son intérêt social et en prenant en
considération les enjeux sociaux et environnementaux de son
activité. Les débats parlementaires à l'Assemblée
nationale montrent que cet article suscite beaucoup d'inquiétude. Je
pense que cette dernière est fondée. Le texte est flou, les
notions d'enjeux sociaux et environnementaux peuvent être
interprétées très différemment. Une fois encore, la
stratégie choisie par le texte consiste à laisser à la
jurisprudence le soin de définir les termes et la portée de cet
article. Or, les magistrats français ont une connaissance assez
limitée de la situation des entreprises. Les expériences
précédentes qui ont été menées, dans des
domaines que je connais mieux, en matière de licenciement par exemple,
ont apporté des résultats peu satisfaisants. On a laissé
à la jurisprudence le soin de définir la notion de
« cause réelle et sérieuse » en
matière de licenciement. Cela a abouti à la quasi-disparition des
licenciements économiques. Licencier est toujours une mauvaise affaire
- évidemment - mais la disparition des licenciements
économiques a pour contrepartie une très forte dualisation du
marché du travail, des inégalités très importantes.
Je pense que nous faisons face au même risque. Il serait important de
préciser la portée de ces termes et de ne pas laisser la main
à la jurisprudence qui va, au fil du temps, donner un contenu à
cette notion de manière assez anarchique et sans fil directeur.
M. Christian Saint-Etienne, titulaire de la chaire d'économie industrielle au CNAM . - Je vous remercie pour votre invitation. J'ai regardé ce texte qui s'intitule « plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises ». Comme mon collègue, je dirai que l'ensemble des mesures vont plutôt dans le bon sens. C'est un ensemble de mesures qui auront un impact vraisemblablement positif, mais extrêmement limité sur la croissance. Toutefois, cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas voter l'essentiel des dispositions incluses dans ce texte.
Il faut aborder les points du texte qui pourraient avoir un effet négatif sur la croissance. Pierre Cahuc vient d'évoquer l'article 1833. Je pense qu'il est impératif que le Sénat mette tout son poids pour qu'on retienne cette idée de responsabilité sociale ou environnementale, mais que ce soit une option, pour l'entreprise, de l'intégrer dans son objet social.
Depuis longtemps, j'ai fait le constat que nous autres, économistes, sommes peu écoutés. Aussi, j'essaye toujours de me demander comment parler aux gens pour que cela les frappe. Je me suis amusé à cet exercice. Le ministre qui soutient la modification de cet article a dit que « l'entreprise ne peut plus se résumer à la seule recherche de profit » . Dit comme cela, au journal de 20 heures, cela donne un message très fort. Mais, je vous propose un raisonnement parallèle, sur le sujet qui passionne le plus les Français : le sport. On obtient alors la réflexion suivante : « pour les sportifs de haut niveau, le sport ne peut se résumer à la recherche de médailles ». On va ainsi modifier toute la politique sportive de la France, on va demander à ceux qui courent le 100 mètres et qui s'entraînent depuis de nombreuses années pour arriver en finale, de devoir aussi penser à l'état des pistes - ce qu'ils font certainement -, ou de s'intéresser à la formation des jeunes - ce qu'ils feront une fois qu'ils auront eu des médailles. Pensez-vous que la France, qui se plaint souvent d'être très mal classée dans les compétitions internationales, va avec cette nouvelle politique, gagner plus de médailles ? Nous souhaitons tous que nos entreprises soient des sportifs de haut niveau. C'est en effet le seul moyen de créer des emplois. Si on souhaite avoir des entreprises qui vivotent, on fait tout pour multiplier les obstacles - toujours à partir d'une bonne raison -, mais si on souhaite qu'elles avancent rapidement, il ne faut pas modifier l'essence de l'article 1833 du code civil, en place depuis deux siècles. Elle est d'ailleurs comparable à ce que l'on trouve dans d'autres pays comme les États-Unis ou l'Allemagne.
Cela me rappelle les débats sur les 35 heures. On pensait, avec cette réforme, être plus malin que les autres économies. Or, cette mesure a entraîné un effondrement de notre économie en relatif.
Par ailleurs, vous allez en tant que sénateurs, comme nous experts, beaucoup travailler. Le gouvernement va vous écouter. Mais, soyons réalistes : il cassera l'essentiel des modifications que vous proposerez au texte, et pour celles qui resteront, il les fera modifier par l'Assemblée nationale et ainsi fera fi du travail du Sénat et de cette commission. Je résume la situation avec la même brutalité que celle que j'ai utilisée pour juger de l'impact de toutes nos années de recherches sur le débat politique et économique. Une fois ce constat fait, est-il bon que le Sénat prenne les 196 articles et fasse des modifications de virgules ? Certes, c'est un travail qui est nécessaire. Mais en tant que citoyen attentif à la position économique de la France dans le monde, j'aimerais que deux ou trois points clés ressortent du travail du Sénat, qu'ils soient très fortement portés par celui-ci, de telle sorte que si le gouvernement à l'Assemblée nationale les éradique, il doive le justifier au sein d'un vrai débat.
Le premier point sur lequel je souhaite insister est celui du seuil de 50 salariés. Le texte supprime l'essentiel des dispositions du seuil de 20 salariés. Or, il se trouve que pour le seuil de 50 salariés, la marche a été augmentée par les ordonnances sur le travail. Jusqu'à 49 salariés, le débat social peut se faire très simplement entre l'entrepreneur et un simple représentant du personnel. L'obligation de référer les débats à un syndicat démarre à 50 salariés. On sait que l'on avait dans les bases INSEE 2,5 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés. Sur la seule base des ordonnances, on va passer à 4 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés, et avec le texte qui est présenté, on va passer à 6 fois plus d'entreprises à 49 salariés plutôt qu'à 51 salariés. Or, au conseil d'analyse économique, nous avions travaillé il y a dix ans, sur la croissance des entreprises. Lorsque l'on regarde la croissance des entreprises, il y a trois seuils de transformation qui sont des seuils de mutations managériale et organisationnelle. Ils se situent à 30, 70 et 200 salariés. De manière schématique, un entrepreneur ordinaire, normalement talentueux, dirige très facilement 25 personnes. Pour passer à 70 salariés, cela est plus compliqué. Il faut commencer à se doter d'un certain nombre de postes d'encadrement pour suivre la production, les ventes. Ensuite, pour passer à 200 salariés, il faut se doter d'un véritable comité exécutif avec un directeur de la production, et un directeur financier. Ces seuils réels ne sont jamais pris en compte par le législateur. Or, et de manière constante depuis 20 ans, les entreprises françaises passent aussi bien que les entreprises allemandes le seuil de 30 salariés, mais deux fois moins d'entreprises françaises passent le seuil de 70 salariés par rapport aux entreprises allemandes. Celles qui passent le seuil de 70 salariés passent le seuil de 200 salariés dans les mêmes proportions que les entreprises allemandes. Ainsi, le seuil de 70 salariés est le principal blocage de l'économie française. Or, à partir de 50 salariés, on impose un nombre colossal d'obligations à l'entreprise, alors même que du fait de la vie naturelle de l'entreprise, elle n'a pas à ce moment-là l'encadrement nécessaire pour traiter ces obligations sociales ni d'organisation spécifique liée à la réglementation. J'espère qu'il y aura parmi vous quelqu'un qui portera très fortement un amendement pour porter le seuil de 50 à 100 salariés. En effet, le seuil de 50 salariés est en dessous de la nécessité de transformation que l'entreprise opère toute seule à 70 salariés. Si ces obligations sont imposées à 100 salariés, l'entreprise à la capacité managériale de les traiter. À 50 salariés, elle ne les a pas. C'est la raison pour laquelle, beaucoup d'entreprises s'arrêtent à 49 salariés. Vous bloquez la création de centaines de milliers d'emplois de cette façon. Je vous exhorte à vous battre sur ce seuil, - quitte à tomber au champ d'honneur -, afin que l'ensemble de la société française comprenne l'importance de ce blocage au seuil de 50 salariés.
Enfin, ce texte, qui est une succession de mesures, ne dispose d'aucune vision stratégique. La France est en train de perdre des parts de marché de manière massive depuis 20 ans. Le décrochage démarre en part de marché en 1999. On constate par ailleurs une accélération du décrochage en 2004, où apparaît un déficit extérieur croissant. Nous sommes dans la situation du double déficit : extérieur et interne. Or, le déficit extérieur est plus grave que le déficit interne. Si nous avions un excédent extérieur, cela signifierait que le déficit public est financé par l'épargne interne. Mais, le double déficit est très effrayant dans un contexte de transformation géopolitique du monde. Or, ce texte ne comporte aucune stratégie de réindustrialisation. C'est une collection de mesures utiles, mais qui ne produira pas d'effets. La seule mutation clé qui pourrait intervenir dans ce texte, est le doublement du seuil de 50 à 100 salariés.
M. Jean-Hervé Lorenzi, président du Cercle des économistes . - J'avais peur que nous nous assoupissions tous dans un consensus mou sur ce texte plein de bonne volonté et d'idées assez simples, ressassées depuis de très nombreuses années. Il est évident qu'il faut essayer de renforcer la capacité de développement des PME. Qui pourrait aller contre ces affirmations ? Je craignais dès lors de dire la même chose que mes collègues. Or, je constate que nous avons des désaccords.
Je me suis réjoui un instant de ne pas être sénateur, car je souhaite bonne chance à celui qui va proposer le doublement du seuil de 50 à 100 salariés.
Je vais commencer par quelques remarques rapides sur ce texte qui est en réalité très confus. Les sujets évoqués sont très spécifiques. Christian Saint-Étienne a raison de rappeler qu'il n'y a pas de stratégie claire dans ce dispositif.
Le premier sujet que je souhaite aborder ne concerne pas, pour moi, les petites et moyennes entreprises. J'ai beaucoup entendu Jean-Dominique Senard et Nicole Notat. Ils ont une énergie farouche pour défendre une vision du capitalisme du XXIème siècle. Mais celle-ci est en réalité dédiée aux grandes entreprises. Cette idée de changer les articles 1833 et 1835 du code civil me parait à la fois très sympathique, et inappropriée. Lors des rencontres d'Aix-en-Provence, le seul moment où la salle entière s'est levée et a applaudi d'une seule voix est lors du discours de Jean-Dominique Senard. Certes, c'était un discours formidable, mais qui concernait l'avenir du monde et non le projet de loi PACTE.
Par ailleurs, il s'agit de s'interroger sur les bonnes modalités permettant de favoriser la croissance et le développement des entreprises. Il faut rappeler qu'elles représentent la moitié de l'économie de notre pays. Les propositions sont bonnes. Elles ont été chiffrées par un document du Trésor - qui m'a rendu une fois de plus un peu sceptique sur ma discipline - indiquant que le texte permettra d'avoir une croissance un pourcent plus élevé. Je ne vois pas comment ce chiffre a été calculé. Mais, dans tous les cas, on peut dire que ces mesures sont plutôt positives. Certes, on peut encore rajouter des mesures, celles proposées par mes collègues par exemple, d'autres visant à lutter contre la complexité que rencontrent les entreprises pour se développer.
Mais, il y a un sujet qui n'est pas clairement évoqué dans le texte : pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire croitre des entreprises au-delà des 250 millions d'euros ? Pourquoi nos entreprises vont se vendre aux États-Unis, au Japon, en Chine ou en Allemagne ? Cela reste un mystère non élucidé aujourd'hui. Il me semble que ce point pourrait être rajouté à la discussion.
Un troisième volet, auquel nous sommes tous les trois très attentifs, est celui de l'innovation. Le texte raboute ce sujet avec celui des privatisations. Reconnaissez que le lien est un peu ténu ! Les 15 milliards d'euros que l'on espère de ces privatisations paraissent intéressants. Mais quel est le rapport avec les 250 millions d'euros que l'on va sortir pour favoriser l'innovation ? En outre, ce montant de 250 millions d'euros est très en dessous des besoins de l'innovation. Les trois privatisations, qui vont permettre à la France de se désendetter un peu, ne sont pas identiques et l'une d'entre elles me pose problème. Cela ne me paraît pas être une très bonne idée de privatiser la Française des Jeux. La privatisation d'Aéroport de Paris, à condition d'être bien encadrée car on touche au domaine public de la sécurité notamment, a dans les faits déjà été lancée. Près de la majorité d'Aéroport de Paris est déjà privatisée. En revanche, en ce qui concerne Engie, et comme je suis inquiet sur le secteur de l'énergie en France, je trouve que l'idée d'avoir un oeil de l'État - vu négativement jusqu'à maintenant - sur ce secteur me paraît tout à fait défendable.
Enfin, il y a un quatrième sujet - que je connais le mieux - concernant l'épargne retraite. C'est un sujet en soi. J'ai été à plusieurs réunions à la fédération française de l'assurance. Cette dernière était inquiète par le fait que l'on soit passé d'un stade où le client pouvait sortir sa rente sans le capital, à pouvoir sortir le capital. Or, à l'idée d'une sortie du capital, tout assureur commence à avoir des sueurs froides, car cela est la négation de son métier. On vous explique en outre que plus l'horizon est lointain, plus on peut prendre de risques. J'ai un argument inverse : si vous expliquez à une personne de 30 ans qui ouvre une épargne retraite pour avoir une rente dans 40-45 ans, qu'elle ne peut pas récupérer son argent assez rapidement, elle renoncera à utiliser ce dispositif. Mais, pour moi, ce sujet est peut-être le plus important de tous. En ce qui concerne les autres thématiques, les privatisations auront lieu, les modifications de seuil se feront, M. Senard et Mme Notat continueront à défendre des positions respectables et intéressantes.
Il faut réfléchir à la réforme des retraites et aux sujets liés, notamment la dépendance. Or, l'enjeu n'est pas les 30 milliards d'euros de dépendance que nous dépensons aujourd'hui, mais les 60 à 70 milliards d'euros que nous dépenserons dans les quinze ans qui viennent. Vous le voyez, nous sommes sur un ordre de grandeur complétement différent des 250 millions d'euros prévus en faveur de l'innovation. À titre d'illustration et pédagogique, si aujourd'hui on payait 9 euros les aidants qui soutiennent gratuitement quelqu'un souffrant d'une maladie neurodégénérative ou incapable de vivre seul, cela coûterait 164 milliards d'euros. Les sujets de retraite, de financement de la dépendance sont majeurs pour la société française. Or, on nous propose de rabouter le PERCO, le PERP, les articles 83 et d'annoncer un plan d'épargne retraite qui aurait deux qualités : on autoriserait les individus à sortir soit en capital, soit en rente, et ils pourraient en sortir plus facilement pour pouvoir acheter leur résidence principale. Ce sont des points intéressants. Mais je suis critique sur la faiblesse de ce dispositif - sans pouvoir cependant proposer de solutions. Au moment où on imagine le rapprochement des régimes de retraite - et je souhaite que la mission confiée à M. Delevoye trouve un aboutissement - on va s'apercevoir que pour de nombreux compatriotes de ma génération, les retraites prévues sur les vingt prochaines années vont diminuer de façon significative. Cela était inscrit dans la réforme Balladur de 1993. C'est un fait inexorable. Aussi, vous ne pouvez pas gérer ce point si vous ne donnez pas aux gens le sentiment qu'il y a des instruments complémentaires. Pour moi, cet instrument complémentaire est l'épargne retraite. Celui-ci ne peut pas être l'assurance vie qui dure quatorze ans en moyenne, mais joue fiscalement sur huit ans.
Si on avait une épargne retraite plus constituée que ce qu'est aujourd'hui l'assurance vie, on aurait la capacité d'utiliser cette épargne pour financer plus favorablement l'économie. Cela rejoint ce que disaient mes camarades sur notre capacité à financer les entreprises qui sont aux alentours de 250-300 millions d'euros.
Je suis admiratif de ce texte, de la proposition de Christian Saint-Etienne qui est courageuse, je suis d'accord avec ce qu'a proposé Pierre Cahuc. Mais cela ne résout pas nos problèmes. J'insiste sur la nécessité de retravailler sur l'épargne retraite qui n'est pas au niveau de nos réflexions et de l'intelligence du Sénat.
Mme Élisabeth Lamure , rapporteur . - Je vous remercie pour vos propos et salue votre conviction pour exprimer vos idées. On dit que pour faire croître les entreprises françaises deux leviers doivent être utilisés : l'innovation et l'exportation. En ce qui concerne l'innovation, M. Lorenzi, vous avez indiqué que le texte était très nettement insuffisant. Voyez-vous d'autres leviers afin d'arriver à financer cette dernière ? En ce qui concerne le développement à l'export pour nos entreprises, pensez-vous que le dispositif mis en place avec les nouvelles compétences et missions de Business France est à la hauteur pour répondre aux besoins d'exportation de nos entreprises françaises ?
M. Saint-Étienne, vous avez indiqué que les économistes étaient peu entendus. En France, y a-t-il une culture économique défaillante ? Faut-il commencer dès l'âge scolaire à enseigner autrement l'économie ? Y a-t-il d'autres actions à mener ?
En ce qui concerne le texte, je souhaitais évoquer la question des seuils. C'est un sujet que nous avons souvent abordé au Sénat. À la délégation aux entreprises en 2015, nous avions publié une étude de l'IFO qui montrait qu'une très grande majorité des entreprises françaises, lorsqu'elles arrivent à l'approche de 50 salariés ne se développent plus. Les entrepreneurs utilisent alors diverses stratégies : l'emploi temporaire, la robotisation, la création d'une deuxième société... Sur la base de ces éléments, au Sénat, nous avons par deux fois proposé et voté le doublement de ces seuils, et notamment celui de 50 salariés. Nos travaux n'ont pas été retenus à l'Assemblée nationale. Nous sommes nombreux ici à avoir l'intention de remettre cette question sur le métier.
Je souhaitais également vous interroger sur le seuil concernant le contrôle légal des comptes et l'intervention d'un commissaire aux comptes. Comment appréhendez-vous l'impact économique de ce relèvement des seuils de certification légale ? Deux sujets ont été abordés à l'Assemblée nationale : d'une part les comparaisons européennes avec l'exemple de l'Italie et de la Suède qui reviendraient à des seuils inférieurs après un bilan négatif de cette expérience ; d'autre part la performance des PME certifiées. Sur ce deuxième point, Jean Tirole a indiqué que ces PME connaissent une meilleure croissance et affichent une meilleure trésorerie dès qu'elles sont certifiées.
M. Christian Saint-Étienne . - Certes, le Sénat a déjà proposé le doublement du seuil de 50 salariés et il y a eu des tentatives sur les 25 dernières années à l'Assemblée nationale. Il faut s'interroger sur la raison pour laquelle toutes ces tentatives échouent, et anticiper les obstacles. C'est une science difficile car très politique et médiatique. Je pense que l'obstacle principal qui va se dresser est celui des syndicats. Ces derniers vont dire que l'on souhaite les sortir des entreprises. Il faut anticiper cette critique. Tout d'abord, les syndicats sont très peu présents dans les entreprises de moins de 250 personnes. Passer le seuil de 50 à 100 salariés ne touchera quasiment pas le fait syndical, auquel je suis par ailleurs très favorable. Le problème de nos entreprises dans le contexte social n'est pas la force des syndicats mais au contraire leur extrême faiblesse. Si nous avions des grands syndicats gestionnaires à l'allemande, nous aurions certainement évité beaucoup de problèmes. Or, en France, nous avons de petits syndicats, ultrapolitisés, et qui ne sont pas là pour faire grandir les entreprises, mais pour tenir un discours politique - à l'exception de la CFDT. Les syndicats Sud et la CGT sont dans la situation que je viens de décrire. Je rappelle que la CGT a liquidé l'imprimerie française sur les trente dernières années par son action dans ce domaine. D'autres secteurs ont connu la même évolution. Si nous avions des syndicats plus forts, nous aurions une économie plus forte, grâce à des syndicats conscients des contraintes sur le développement économique. Les ordonnances de l'automne dernier ont encouragé la discussion au sein des entreprises en dessous de 49 salariés. On peut envisager de favoriser davantage encore la discussion au sein des entreprises. On pourrait imaginer de compenser le doublement du seuil de 50 salariés par une obligation de discussion sur la stratégie de l'entreprise, afin que la discussion à l'intérieur de l'entreprise ne concerne pas que les salaires et les conditions de travail, mais qu'il y ait une vraie réflexion collective sur l'évolution à long terme de l'entreprise. Cela obligerait les représentants du personnel à entrer dans une démarche stratégique.
Si on veut réussir cette opération, il faut clairement dire que cela ne va pas affaiblir les syndicats. L'éclosion d'une réflexion sur la stratégie et le devenir des entreprises leur sera, au contraire, favorable.
En outre, il est absolument crucial d'expliquer que, de même que l'on ne demande pas les mêmes choses à un enfant de huit ans, à un adolescent et à un adulte, de même on ne peut pas avoir les mêmes obligations pour une entreprise de trente, de soixante-dix ou de deux cents salariés. On commet la même erreur que celle commise au moment des 35 heures. La seule expérience du marché du travail de Martine Aubry était l'entreprise Péchiney, qui était à la fois une grande entreprise et une entreprise industrielle. Les 35 heures n'ont eu aucun impact sur les grandes entreprises industrielles. Mais elles ont dévasté le secteur des services, qui représente 80 % de notre économie. Les services les plus touchés ont été les services publics. D'ailleurs, l'hôpital public ne s'est pas encore remis des 35 heures. Tout cela n'a pas été vu au moment du vote de la loi, qui a été faite pour les grandes entreprises très capitalistiques. La part de la masse salariale dans la valeur ajoutée dans les grandes entreprises est autour de 10 à 15 %. Dans les services, on est à 60%. Quand on manipule les règles sociales, cela n'a pas les mêmes impacts dans les grandes entreprises industrielles et internationalisées que dans les petites. Ce seuil de 70 salariés est central. Je le répète : à partir de 70 salariés, une entreprise est obligée de se doter d'un comité de direction, le chef d'entreprise est obligé de se doter d'un certain nombre de collaborateurs qui vont l'aider à traiter les questions de personnel, commerciales et de production. Les obligations sociales supplémentaires, si elles viennent au-delà de ce seuil, ont un impact très limité. Mais, si vous les mettez à 50 salariés, cela a un effet dévastateur. Le législateur devrait tenir compte des contraintes du monde réel lorsqu'il vote la loi.
En ce qui concerne l'audit, la solution n'est pas de le supprimer, mais d'aller vers un véritable audit simplifié pour les petites PME. La science comptable est encore plus malléable que la science économique. Je me rappellerai toujours des résultats des banques aux États-Unis pour le troisième trimestre 2008. Les banques ont annoncé dans les huit jours de la fin du trimestre - vers le 8 octobre - des pertes colossales. Le régulateur américain a modifié la règle en disant qu'il faut revenir aux coûts historiques. Une banque, à trois jours d'intervalle a annoncé pour le troisième trimestre 2008 trois milliards de dollars de perte dans le premier cas et trois milliards de dollars de gain dans le second cas. La comptabilité est une science des normes qui sont malléables. Avoir un regard extérieur sur le fonctionnement de l'entreprise par un auditeur me semble une bonne chose. En revanche, laisser une entreprise de 80 personnes face à un auditeur avec une obligation d'audit peut la mettre dans une situation financière difficile, si elle doit régler des honoraires de 7 000 à 8 000 euros. On peut imaginer avoir un audit simplifié et réglementé à 2 000 ou 3 000, qui ne coûterait pas trop cher à l'entreprise, et en même temps fiabiliserait ses chiffres.
L'économie n'est pas le seul domaine où les « experts » ne sont pas entendus. Il y a un rejet des experts de manière générale depuis une vingtaine d'années qui traduit l'impossibilité de discuter rationnellement des sujets. Le problème politique central, pour moi, est l'absence de diagnostic partagé. Paradoxalement, en 1945, il y avait un diagnostic partagé. Le patron du parti communiste en 1945 a fait le tour des carreaux de mines afin d'enjoindre les mineurs à travailler 48 voire 50 heures par semaine, car il fallait réapprovisionner la France en énergie. On a reconstruit la France pendant les Trente Glorieuses. Aujourd'hui, sur beaucoup de sujets, il n'y a pas de diagnostic partagé. Surtout, il y a une incompréhension générale du monde politique, médiatique et du monde enseignant des contraintes économiques. C'est un triple déficit qui n'existe pas ailleurs.
M. Jean-Hervé Lorenzi . - Je ne partage pas tout à fait l'opinion de Christian Saint-Etienne. Sa description d'un monde parfait autour de la France alors que dans notre pays se concentreraient toutes les méconnaissances me paraît excessive.
M. Christian Saint-Etienne . - Les résultats de la France ne sont pas satisfaisants. Nous avons un taux de chômage deux fois plus élevé que les autres pays. En outre, l'Allemagne a des excédents extérieurs.
M. Jean-Hervé Lorenzi . - Je suis soucieux que le Sénat n'élargisse pas le sujet. Les deux questions que vous avez posées sur l'innovation et les exportations sont très vastes. Il est déjà très compliqué de traiter le projet de loi PACTE en tant que tel.
Pourquoi notre pays, qui a les mêmes qualités et les mêmes défauts qu'il y a vingt ans, qui avait une industrie assez solide, assez diversifié, s'effondre en quinze ans ? Cela reste pour moi un mystère. Les raisons sont multiples, mais cela supposerait d'y consacrer du temps.
Sur l'innovation, le diagnostic est plus favorable. Il y a des domaines de technologies où nous nous révélons être le pays le plus dynamique en Europe.
Le fait de savoir s'il faut ou non un commissaire aux comptes relève de l'intuition. Je défie qui que ce soit d'avoir une idée définitive sur la question. Je pense qu'il ne faut pas trop compliquer la vie des petites entreprises. Si on veut qu'elles fonctionnent, essayons de ne pas trop alourdir leurs comptes d'exploitation.
Je n'ai jamais cru que notre pays était incompétent en économie. On ne devient pas la quatrième puissance économique du monde par hasard. Je prends toujours l'exemple de Puteaux et Courbevoie. Au début du XXème siècle, il y avait 223 entreprises qui y fabriquaient des voitures. C'était un état d'esprit. Mais, je ne sais pas pourquoi notre pays s'est écarté de cette trajectoire. En revanche, je peux évoquer le rôle des économistes dans la société française. La seule rupture qui avait été introduite il y a maintenant une vingtaine d'années, c'était le conseil des économistes qui était auprès du Premier ministre. L'idée était de débattre de l'économie. Ceci a été très utile sur un plan académique - les travaux étaient de très bonne qualité -, mais un peu moins dans l'économie réelle. La seule mesure reprise par les pouvoirs publics est la prime pour l'emploi. C'est un pur produit du conseil des économistes. Les quatre derniers présidents n'ont jamais eu un économiste auprès d'eux. Dans notre société sont considérés comme compétents en économie les administrateurs de l'INSEE - c'était le cas dans ma jeunesse, mais peut-être moins vrai maintenant -, et l'inspection des finances. Toutes les erreurs macroéconomiques qui ont été faites, une fiscalisation trop rapide, sont dues à une non-association d'économistes - comme cela se fait pourtant dans tous les autres pays du monde - qui travaillent depuis de longues années sur la conjoncture économique, aux réflexions de politiques économiques. J'ai peur que l'on ne modifie pas fondamentalement cet état de fait, car l'actuel Président de la République est lui-même inspecteur des finances. C'est un mouvement très profond qui ne se limite pas à l'idée selon lequel les cours d'économie au lycée ignorent le mot d'entreprise. Certes c'est vrai, mais ce n'est pas le fond du sujet. Les erreurs de politiques économiques menées depuis quelques années sont liées au fait qu'il n'y ait pas d'économistes associés. Économiste est un métier à part entière et une vraie compétence. Or, cette dernière n'est pas reconnue dans notre pays. Nous sommes le seul pays où le gouverneur de la banque centrale ne peut pas être un académique, alors que c'est le cas dans la plupart des pays. Mais on ne va pas résoudre ce problème par le projet de loi PACTE.
M. Pierre Cahuc . - Le projet de loi PACTE est un ensemble de mesures hétéroclites qui vont potentiellement dans le bon sens. Il ne s'agit cependant pas d'un changement systémique, à l'exception de l'inclusion de la responsabilité sociale et environnementale. C'est la raison pour laquelle le changement de l'article 1833 est potentiellement dangereux. On voit, d'une part, un empilement de mesures qui apportent des changements marginaux - par exemple sur l'accompagnement des exportateurs pour lequel depuis des années les mesures se cumulent. En revanche, il y a une modification systémique qui peut changer la vie des entreprises. Que va-t-il se passer si l'entreprise décide de délocaliser sa main d'oeuvre ? Va-t-on considérer qu'elle respecte ses engagements vis-à-vis de sa responsabilité sociale et environnementale ? Sur quelles bases les juges vont-ils décider ? On entre dans un monde totalement inconnu. C'est très inquiétant. Il est important de préciser les termes de cet article. J'ai l'impression que la bataille est déjà perdue sur le fait de pouvoir le rendre optionnel. Mais au moins, il faut sécuriser cet article. Dans le cas contraire, je crains que le projet de loi PACTE ne soit qu'un empilement de mesures changeant marginalement des choses sur la création d'entreprises - sûrement dans le bon sens mais qui vont mettre du temps à être mises en oeuvre -, avec d'autre part un changement structurel qui peut, à l'image de certains aspects des 35 heures, avoir des effets négatifs sur la performance économique. La mère des batailles sur le projet de loi PACTE est cette mesure.
M. Jean-François Husson , rapporteur . - Le projet de loi PACTE est le plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises. J'ai entendu vos observations. Ce texte plaît à tout le monde car il est confus ou touffu. Si on a besoin de faire croître les entreprises, c'est pour que les entreprises françaises réussissent mieux à l'interne, mais surtout à l'international. Le but est de faire de la France et de ses entreprises une puissance exportatrice, avec un solde positif. Selon vous, voyez-vous dans ce projet de loi les germes d'une contribution positive qui conforterait la compétitivité de notre économie et de nos entreprises ?
Pour moi, un sujet important dans la réussite des entreprises dans leur fonctionnement et dans leur vie est la transmission. Il y a des mesures qui sont prévues pour améliorer certains points. De votre point de vue, sont-elles suffisantes ?
En ce qui concerne l'épargne retraite, je ne suis pas sûr qu'il y ait autant de polémique entre les gestionnaires d'actifs et les assureurs. Je crois que ce débat doit nous permettre de disposer de bonnes conditions pour un débat objectif, serein et lucide sur la question de la vie avant et après la retraite, c'est-à-dire entre le système de répartition et le système de capitalisation. Les discussions sur l'épargne retraite entrent dans ces réflexions. Que l'on trouve des modalités d'assouplissement, je suis d'accord, mais il ne faut pas tomber dans le travers américain, et multiplier les solutions à tout bout de champ, en cours, au milieu, aux trois quarts, à la fin du contrat. Le deuxième sujet essentiel est la question de la dépendance. C'est en effet un dossier refermé depuis 10 ans. Vous nous avez fait toucher du doigt, certes avec un raisonnement caricatural mais qui a le mérite de poser le débat, le coût des bénévoles.
M. Jean-Hervé Lorenzi . - Je partage votre approche. Il faut prendre les Français comme ils sont. Chaque fois que l'on a imaginé un allongement de la durée de vie des contrats d'assurance vie, on s'est aperçu que la majorité des Français ne le souhaitait pas. Ils renouvellent leurs contrats d'assurance vie, mais ils ne souhaitent pas en être prisonniers. Ma conviction est que cette affaire d'épargne retraite est peut-être un moyen d'échapper à cette difficulté majeure et de permettre aux entreprises de disposer de dix, vingt ou trente millions d'euros de plus pour se développer. On est piégé par l'assurance vie à laquelle on ne peut pas toucher.
Il y a quelques années, des notions comme celle de « fonds de pension » étaient très mal perçues. Les débats que l'on a eus à l'époque étaient d'une stupidité absolue. On a perdu énormément de temps. Beaucoup d'instruments existent - j'ai évoqué l'article 83, le PERP, le PERCO, le PERPA qui a fortement cru. La proposition qui vous est faite est pour le moment une harmonisation, une mise en ordre. Je trouve que c'est insuffisant pour les deux raisons que vous avez évoquées : cela ne résout pas les problèmes majeurs que l'on va avoir dans les années qui viennent. Les réactions sur la CSG des retraités ont été très fortes. Il faut savoir que l'on met sous le vocable de retraités une dispersion de situation plus importante que chez les actifs. Il faut trouver le moyen de financer notre économie. On ne peut pas le faire avec l'assurance vie, car on est piégé par une série de dispositifs interdisant l'investissement.
Chacun voit dans ce texte le moment de faire passer une mesure qu'il considère comme phare. Pour Christian Saint-Étienne, il s'agit du doublement du plafond de 50 à 100 salariés, pour Pierre Cahuc, c'est la non-modification l'article 1833 du code civil. Pour moi, c'est l'épargne retraite.
M. Christian Saint-Etienne . - Comme cela vient d'être dit, le débat sur les retraites entre répartition et capitalisation est piégé depuis 40 ans, car les syndicats cogèrent le système des retraites. Cela influe sur les décisions. Un jour, il faudra opérer vis-à-vis des syndicats la même transformation que l'on a opérée vis-à-vis des partis politiques : on a donné 600 ou 700 millions d'euros aux partis politiques pour financer leurs activités. Il faudra faire de même pour les syndicats, et mettre fin à la cogestion d'un ensemble de systèmes, car nous n'arrivons pas à les faire évoluer à la vitesse souhaitable. Les points de blocage de ce type sont très puissants.
Sur le financement des entreprises, les fonds de pension sont le seul moyen de financer l'essor des entreprises, surtout dans un moment très particulier que nous connaissons depuis 20 ans : celui de la révolution numérique. Pendant les Trente Glorieuses, les entreprises françaises se sont bien développées. On était dans la deuxième révolution industrielle et l'économie de rattrapage. On se finançait beaucoup par le crédit bancaire. Dans une économie en mutation, avec les particularités de la nouvelle révolution industrielle faisant notamment que « le gagnant gagne tout », les banques sont très prudentes en matière de financement. Notre système de financement reposant principalement sur les banques est en difficulté pour financer des entreprises qui veulent croitre rapidement, dans des activités en forte évolution.
Si on veut éviter le débat idéologique sur les retraites, on peut facilement montrer que le système optimal, pour beaucoup de raisons, notamment mathématique et statistique, est un système qui est à moitié en répartition et à moitié en capitalisation. Aucun système unique n'est bon. On observe d'ailleurs que dans aucun pays du monde, c'est tout en répartition ou tout en capitalisation. En outre, si on prend en compte un élément sociologique - à savoir que très peu d'individus sont capables de se projeter à 40 ans -, il est souhaitable de mettre en place des systèmes institutionnels qui font que les gens épargnent malgré eux. En prenant en compte cette contrainte sociologique, l'optimum est certainement un système de transfert de revenu de l'activité vers l'inactivité. Lorsque l'on parle d'un système de retraite, on est toujours dans un schéma de transfert de revenus d'activité vers l'inactivité, probablement avec un ratio deux tiers en répartition, un tiers en capitalisation. Or, la France est aujourd'hui autour de 96-97 % en répartition et 3 ou 4 % en capitalisation. De plus, cette capitalisation est essentiellement versée à 2 ou 3 % de la population. Cela signifie que 97 % de la population est à 100 % en répartition. Comme il se trouve que l'on vient de vivre une période de vingt ans au cours de laquelle les taux d'intérêt réels étaient supérieurs aux taux de croissance, on s'est privé de l'enrichissement collectif qu'aurait permis la création de fonds de pension. Si en 1982, au lieu de ramener la retraite de 65 ans à 60 ans on avait mis en place des fonds de pension, le niveau de vie en France serait peut-être de 15 à 20 % supérieur à ce qu'il est actuellement. Dans la situation actuelle, une première idée est d'allonger la durée de l'assurance vie. Jean-Hervé Lorenzi a expliqué la résistance des Français sur ce point. On pourrait imaginer de mettre en place un compartiment d'assurance vie à quinze ans, avec des avantages fiscaux un peu plus significatifs, pour ceux qui laisseraient leur fonds au-delà de quinze ans.
Les directives Bâle 3 et Solvabilité 2 qui sont des réglementations européennes ont massivement contribué à l'effondrement des investissements de long terme en actions. Cela a fortement favorisé les investissements des Américains, des Japonais et des Chinois en Europe. On se retrouve dans la situation où le capital européen, notamment le plus stratégique, que ce soit en France, en Allemagne ou au Royaume-Uni, est en train de passer dans des mains non-européennes. On est déjà en difficulté en Europe et on donne tous les instruments pour se faire battre.
Je ne sais pas de quelle marge de manoeuvre vous disposez dans le cadre des débats sur ce projet de loi, mais il serait intéressant de proposer la création d'un instrument unique pour essayer d'augmenter l'importance des fonds actuellement investis - qui sont de l'ordre de 200 milliards d'euros, face au 1 700 milliards de l'assurance vie. Certes on peut faire grandir les 200 milliards de 10 %, mais on ne sera toujours qu'à 220 milliards d'euros. Si on peut faire basculer 100, 200 ou 300 milliards d'euros de l'assurance vie dans des compartiments à plus de quinze ans, on aura progressé dans le financement des entreprises. Il est utile d'ouvrir une négociation avec le gouvernement sur ce point.
M. Jean-Louis Tourenne . - Je souhaite tout d'abord vous remercier pour votre présentation claire, mais aussi orientée. Cela nous incite, Madame la Présidente, à inviter lors d'une prochaine audition des économistes ayant une vision différente de l'entreprise et de son évolution.
Un certain nombre de choses qui ont été dites sont intéressantes. En outre, souvent les économistes se trompent, et l'évolution ne se fera peut-être pas dans le sens que vous avez indiqué.
En matière d'épargne retraite, je souscris à l'idée de M. Lorenzi. Mais, pour moi, il y a deux obstacles sur lesquels nous devons nous pencher. Lorsque l'on parle d'économie, on oublie parfois de parler des femmes et des hommes directement concernés et qui peuvent pâtir ou bénéficier des mesures proposées. Je trouve intéressant de vouloir développer l'épargne retraite pour financer les entreprises, compte tenu du volume que cela peut représenter. Il n'en reste pas moins que toutes les entreprises ne financeront pas l'épargne retraite, ou ne la mettront pas en place, car cela repose sur le volontariat. Par conséquent, nous aurons parmi les citoyens, ceux qui pourront bénéficier au moment de leur retraite d'un apport supplémentaire, et les autres.
En outre, je crains - mais il me semble que vous n'êtes pas hostile à cette idée - que cela ne serve d'alibi aujourd'hui, dans le cadre de la réflexion sur les retraites pour diminuer les retraites acquises. Mais, comme les situations sont inégales, on risque d'avoir des injustices très fortes entre les Français, ce qui n'est pas de nature à favoriser la cohésion sociale, ni le dynamisme et la vitalité des entreprises.
M. Jean-Hervé Lorenzi . - Vous avez raison de dire que les économistes se trompent souvent. Mais, comme nous ne partageons pas exactement les mêmes idées, il y a une chance que l'un de nous ait raison.
La question des retraites est compliquée dans tous les pays pour deux raisons : tout d'abord, elle revient, d'une manière ou d'une autre, à imaginer des transferts entre les générations. Or, les générations sont comme les êtres humains : elles sont à la fois altruistes et égoïstes. Il est traditionnel que le partage des richesses entraîne un peu de tensions entre les générations. Cela me frappe lorsque l'on dit que ma génération est victime de l'idée qu'il y a transfert. Il suffit de prendre la vie d'un homme sur une cinquantaine d'années. Il a subi des évolutions auxquelles il ne pouvait rien - par exemple les taux d'inflation ou les taux d'intérêt qui lui ont permis d'acquérir un bien immobilier, ce qui est important en France. 60 % des retraités sont propriétaires de leurs logements. Ce qui apparait pour certains comme une logique absolue - j'ai cotisé pendant n années, j'ai donc droit à tel montant de pension - dépend dans les faits largement de ce qui s'est passé pendant toutes ces années en termes de croissance. On oublie que l'évolution des retraites est liée à des paramètres sur lesquels nous n'avons pas le moindre impact. Deuxièmement, on sait, si on suit les transformations qui ont pu avoir lieu sur les régimes de retraite, à travers les quatre grandes réformes - celle d'Édouard Balladur, les deux de Nicolas Sarkozy et celle de François Hollande -, ce qu'il va se passer dans vingt ans. En termes de revenus relatifs entre les actifs et les retraités, on aura une détérioration assez significative, de l'ordre de 20 %. Cela n'a aucun rapport avec les évolutions actuelles. À l'époque, j'avais imaginé de commencer à constituer une épargne retraite, qui aurait une contrepartie. En effet, il faut qu'il y ait un accord entre les générations. La retraite demande un effort à des jeunes générations. Or, 70 % des moins de 35 ans considèrent qu'ils n'auront jamais de retraite. Ma conviction est qu'il faut mettre dans la Constitution le fait que le régime par répartition perdurera dans des conditions de respect des droits des jeunes générations. Il me semblait que l'on pouvait imaginer ce qui fut lancé par Lionel Jospin - l'idée d'un fonds de réserve obligatoire qui avait tous les avantages, car il s'agissait d'un fonds de pension collectif. Malheureusement, ce dernier avait été destiné à accueillir toutes les recettes des privatisations, et il a été pompé au fur et à mesure que les gouvernements successifs avaient besoin d'argent.
Si on considère que les entreprises vont abonder les dispositifs d'épargne retraite, il est clair que cela crée de profondes inégalités entre les grandes entreprises et les petites. Mais, c'est déjà le cas aujourd'hui. Il n'y a pas une PME en France qui a un article 83. Vous soulevez un problème que je trouve essentiel, mais qui existe et qui va s'amplifier, car il va y avoir une tension sur les financements complémentaires de retraite beaucoup plus importants pour la génération qui va arriver dans les dix à quinze prochaines années que pour ma génération. Il faut trouver une solution. L'équilibre existant aujourd'hui n'est pas tenable, y compris sur les problèmes d'inégalités entre les personnes travaillant dans les PME ou dans les grandes entreprises. Ce qui se passe aujourd'hui sera multiplié par cinq ou dix dans les décennies qui viennent.
M. Philippe Dominati . - J'ai bien compris que la loi ne fera pas de mal. Mais comment peut-elle faire du bien ? Comment lui rendre une tonicité, permettant d'apporter quelque chose de positif au pays ? Deux sujets n'ont pas été évoqués : la particularité du Brexit et la place financière de Paris. Y a-t-il une amélioration qui pourrait doper notre pays pour se tenir prêt ? En outre, la fiscalité n'a pas été évoquée, comme si on considérait que dans ce pays le taux de prélèvement n'était pas un handicap économique sur nos exportations. Je souhaite que M. Saint-Etienne nous explique ce que l'on pourrait faire pour rattraper notre retard en France pour répondre à la révolution du numérique. Nous avons des laboratoires à Paris où on essaye de développer des start-ups sur le plan du numérique. Quel dispositif original pourrait-on avoir, afin d'offrir un particularisme à nos sociétés dans la révolution numérique ?
M. Christian Saint-Etienne . - Je vais rapidement évoquer le sujet des retraites en capitalisation. On peut rendre les fonds de pension obligatoires, au même titre que la répartition. Rien n'interdit de dire que toutes les entreprises et les salariés doivent cotiser à des fonds de pension. J'avais même fait une proposition de créer des fonds de pension « de gauche », l'idée étant que vous ayez des conseils de surveillance paritaires, avec des appels d'offre pour que les fonds soient gérés par des spécialistes. Mais, il ne faut surtout pas que l'épargne des salariés soit investie dans les actions de leurs entreprises.
Je souhaite souligner, comme l'a fait Pierre Cahuc, que dans cette loi, il y a trente ou quarante dispositions centimétriques qui vont dans la bonne direction, et une bombe nucléaire qui va potentiellement dans la mauvaise direction. Cela sera dommage de passer sur la question de l'article 1833. En effet, il pourrait faire des dégâts cent fois plus graves que tous les avantages que pourraient amener la loi. Si le Gouvernement insiste sur ce point, je pense qu'il faut simplement lui proposer que cela soit une option supplémentaire. La loi prévoit déjà deux ou trois types d'objectifs pour les entreprises. Il s'agirait d'en ajouter un de plus.
En ce qui concerne le Brexit, il est clair que ce qui nous bloque en matière d'attraction des sièges sociaux et des centres de direction sur la France, est le poids de la fiscalité et des cotisations sociales. Il y a une trentaine d'années, on avait mis fin à une mesure qui plafonnait les cotisations maladie. Dans un contexte où on réfléchit à la transformation du système, replafonner les cotisations maladie à cinq fois le SMIC pourrait être un moyen d'attirer des financiers, mais également des spécialistes de l'intelligence artificielle. Aujourd'hui, un ingénieur spécialisé dans l'intelligence artificielle est payé 300 000 euros. Si ce revenu déclenche des charges de cotisations sociales qui sont trois plus élevées qu'en Allemagne, on créera le centre avancé de recherche en Allemagne et non en France. Le Sénat pourrait avoir, au-delà de la loi, une mission d'analyse et d'information sur le replafonnement des cotisations maladie. On peut parfaitement imaginer que cela soit conjoint avec les allocations chômage. Le gouvernement est en train de se diriger vers un plafonnement des allocations chômage. On pourrait dire qu'il y a un système d'allocation chômage et d'assurance maladie entre zéro et trois, quatre, ou cinq SMIC, et qu'au-delà cela relève de l'assurance privée. Il ne faut pas seulement attirer les financiers, mais il faut surtout attirer les entrepreneurs de la révolution industrielle.
Le gouvernement, sur la fiscalité, a fait un pas décisif avec la suppression d'une partie de l'ISF. Je pense qu'il faudra aller jusqu'au bout sur l'IFI, quitte à imaginer des mesures compensatoires. Le pacte social est très important, le pays peut s'enflammer rapidement sur ce genre de sujet. J'ai réfléchi à la création d'un impôt de GINI. Le coefficient de GINI sert à mesurer les inégalités. On pourrait, en supprimant totalement l'ISF et l'IFI, imaginer avoir un impôt sur la rémunération globale et qu'au-delà de 100 000 euros par exemple, il y a un impôt de GINI de 1%. Ainsi, si vous avez une rémunération globale de 110 000 euros, vous payerez un impôt supplémentaire de 1 % sur 10 000 euros. Cette nouvelle vision de la fiscalité remplacerait la fiscalité sur le capital. Elle aurait l'avantage de rapporter autant, voire beaucoup plus et surtout de ne plus être un blocage en termes d'attractivité pour la place de Paris.
J'ai publié la semaine dernière un article dans le Figaro sur la révolution numérique. Il faut s'interroger sur la raison pour laquelle le Président de la République a globalement échoué ces quinze derniers mois à transformer les institutions européennes et donc à parler à l'Allemagne. On peut évidemment citer les difficultés internes sur le plan politique allemand et l'affaiblissement de Mme Merkel. Mais il y a une clé d'explication venant du fait que l'on ait eu un discours français sur le budget de la zone euro, mais pas de discours allemand sur le même sujet. Nous avons proposé de faire un budget qui financerait de la redistribution, alors que le ministre de l'économie allemand, pour sa part, était prêt - il s'est exprimé à ce sujet en juillet dernier - à mettre en place un fonds commun entre la France et l'Allemagne pour financer la révolution technologique. Cela permettrait de rattraper une partie de notre retard. Le ministre allemand a même proposé un fonds immédiat de 10 milliards d'euros. Mais il n'y a pas eu de réponse de la France. Très souvent, ce sont des dialogues de sourds entre la France et l'Allemagne, et l'Europe est démunie sur ce sujet.
Mme Dominique Estrosi Sassone . - En ce qui concerne le financement de nos entreprises et plus particulièrement des TPE et des PME, que pourrait-on faire pour s'attaquer au sujet du renforcement de l'investissement des Français vers des start-ups ? Cela doit-il passer par une incitation fiscale en proportion des risques pris ? Il existe un certain nombre de dispositifs aujourd'hui, mais ils n'ont pas eu l'effet escompté. Je pense au PEA-PME, au financement participatif. Cela pourrait-il passer par un déplafonnement de ces dispositifs ? Il y a de grands enjeux et le projet de loi n'y répond pas.
M. Jean-Hervé Lorenzi . - Ce qui fera bouger les choses c'est un investissement sur le temps long. Je ne partage pas l'opinion de mes camarades sur l'article 1833. Je m'occupe d'un pôle de compétitivité qui s'appelle « finances et innovation ». Je leur suggère de venir à nos réunions, où la plupart des gens ont intégré ce principe de responsabilité sociale et environnementale. Il est clair que le sujet environnemental fait partie du débat. Je suis d'accord avec Pierre Cahuc sur l'idée que le juge n'est pas toujours habile. Certes, la proposition de M. Senard et de Mme Notat n'est pas adaptée aux PME. Mais, il est évident, qu'on le dise ou pas, que dans les faits il y aura une évolution de nos entreprises pour prendre en compte des critères qui seront autres que le résultat.
M. Christian Saint-Étienne . - il faut relever le plafond du PEA-PME et même du PEA général. Il faut prendre en compte les caractéristiques sociologiques des pays. Les Français sont friands d'avantages fiscaux. S'ils sont prêts à mettre leur argent dans des plans parce qu'il y a des incitations, utilisons ce levier. Mais cela reste des ruisseaux qui vont dans la bonne direction ; si l'on veut des financements majeurs il faut mieux s'intéresser aux propositions faites plus tôt : créer un compartiment dans l'assurance-vie. Certes, il doit exister des contraintes constitutionnelles, notamment si on veut utiliser ce projet de loi pour introduire des fonds de pension - au motif que cela ne soit pas son objet. Mais cela peut conduire à lancer une mission de réflexion au Sénat sur les fonds de pension, afin de porter peut-être une proposition de loi. Il faut éviter que la création de fonds de pension soit une source d'inégalités supplémentaires. Mais, si on met en place des abondements bien calibrés, avec une obligation générale, je ne vois pas pourquoi cela fonctionnerait moins bien que la répartition.
Jusqu'à 50 salariés, nos entreprises se développent aussi bien que les entreprises allemandes ; et au-delà de 5 000 salariés, elles se développent même mieux que leurs homologues allemands. Mais, il existe un énorme trou entre 50 et 5 000 salariés. Cela fait trente ans qu'on l'a identifié, mais on ne prend jamais de mesures suffisamment fortes. Aussi longtemps que l'on refusera les fonds de pension, on aura ce problème.
Jean-Hervé Lorenzi parlait du fait que la France et sa sociologie n'aient pas évolué ces vingt-cinq dernières années. Mais c'est le monde qui a changé. Il y a trente ans, on était dans un modèle de deuxième révolution industrielle et de rattrapage. On est maintenant dans un monde de troisième révolution où ce qui compte, c'est l'innovation. Le rattrapage peut être financé par les banques, l'innovation de rupture ne peut être financée que par du capital investissement. Ce qui fonctionnait bien il y a trente ans ne fonctionne plus aujourd'hui. Si on considère que l'on ne peut pas changer de grands systèmes d'organisation de retraite et de financement de notre économie en raison de blocages culturels et sociologiques, alors il est inutile de réfléchir aux moyens de dynamiser nos entreprises.
M. Pierre Cahuc . - Je me permets de faire référence à une note du conseil d'analyse économique qui s'intitule « faire progresser nos PME », qui a été signée par tous ses membres. Elle souligne les freins essentiels des PME. Par rapport à d'autres pays, le financement n'est pas le sujet de premier ordre. Il s'agit plutôt de l'environnement réglementaire et du coût du travail. C'est sur ces leviers qu'il faut jouer. Le projet de loi PACTE va potentiellement créer de l'insécurité juridique sur cet article 1833. Il ne faut pas le sous-estimer. D'autres leviers existent pour inciter les entreprises à prendre en compte l'environnement. On peut augmenter la représentation des salariés par exemple dans la gestion des entreprises. Cela est fait marginalement dans cette loi et pourrait être amplifié. Je pense que ce sont des leviers plus efficaces, pour mieux représenter l'ensemble des parties prenantes. De même, on pourrait jouer sur des taxes environnementales. Mais la modification de l'article 1833 est extrêmement dangereuse car il agit sur l'un des freins identifiés par le conseil d'analyse économique.
M. Christian Saint Etienne . - Nous partageons tous l'idée que les entreprises ont des obligations environnementales et sociétales. Mais, il ne faut pas le mettre dans la loi. Cela doit se faire par des incitations. Une telle disposition législative sera utilisée par des gens qui s'en serviront dans d'autres buts que l'amélioration environnementale et sociétale.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Je souhaite vous remercier. Je souhaite également modérer les propos de M. Tourenne. Nous avons, à la suite à une réunion de bureau, sollicité différentes personnes, mais vous avez été les plus réactifs et les plus disponibles. Il n'y a donc pas eu de choix idéologique pour la constitution de cette table ronde.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M. Martin Vial,
commissaire aux participations de l'État, M. Emmanuel de Rohan
Chabot, président de l'Association française
des jeux en
ligne, M. François Ecalle, président de FIPECO,
et M. Yves
Crozet, économiste des transports
(Mercredi 7 novembre 2018)
Mme Catherine Fournier , présidente . - Mes chers collègues, nous ouvrons maintenant notre seconde table ronde de l'après-midi, consacrée à la question des privatisations.
J'ai le plaisir d'accueillir pour en débattre MM. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État, Emmanuel de Rohan-Chabot, président de l'Association française des jeux en ligne (AFJEL), François Ecalle, président de FIPECO et Yves Crozet, économiste des transports.
Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation, et je vous propose de commencer par des interventions liminaires par lesquelles vous nous donnerez votre appréciation sur les dispositions prévues par le projet de loi et, si vous le souhaitez, les privatisations en général.
Nous passerons ensuite à une phase de questions-réponses avec le rapporteur en charge de cette partie de la loi, M. Jean-François Husson, ici présent, puis avec l'ensemble de nos collègues qui souhaiteront vous interroger.
M. Vial pourrait commencer par nous donner la vision gouvernementale de la question, puis M. Ecalle exprimera son point de vue concernant l'intérêt financier et budgétaire des privatisations pour l'État, ainsi que les risques liés au processus de mise en concurrence et à la définition des modalités de régulation des activités privatisées. Enfin, M. Crozet se concentrera sur les enjeux liés à la privatisation d'Aéroports de Paris (ADP) et M. de Rohan-Chabot sur les enjeux de la privatisation de la Française des jeux (FDJ), en particulier pour les acteurs du secteur concurrentiel.
Je vous informe que cette audition est ouverte à la presse et au public et fait l'objet d'une captation vidéo retransmise sur le site internet du Sénat.
Monsieur Vial, vous avez la parole...
M. Martin Vial, commissaire aux participations de l'État . - Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir bien voulu me convier à ce débat préliminaire aux travaux de la commission spéciale, auxquels participera le ministre lui-même.
Les dispositions relatives à la privatisation du projet de loi PACTE voté en première lecture à l'Assemblée nationale s'inscrivent dans une évolution de la doctrine de l'État actionnaire qui a été validée et rendue publique par le Gouvernement et par M. Le Maire, ministre de l'économie et des finances, lors de la présentation de la loi, au mois de juin, devant le conseil des ministres.
Un mot sur l'histoire de cette doctrine : l'État est aujourd'hui actionnaire d'un portefeuille d'environ 110 milliards d'euros, soit un peu plus de 80 milliards d'euros de participations dans des sociétés cotées et une trentaine de milliards dans des sociétés non cotées, dans lesquelles il est majoritaire ou qu'il détient intégralement.
Ces participations sont le fruit des grandes vagues de nationalisation qui se sont succédées après la seconde guerre mondiale, puis en 1982, 1986 et 1993, et du processus de retrait progressif de l'État d'un certain nombre d'entreprises, notamment de service public, qui intervenaient dans des secteurs qui ont été dérégulés, comme l'énergie, les télécommunications, la poste, etc.
Jusqu'en 2004, l'État actionnaire agissait, investissait, traitait son portefeuille sans doctrine formalisée. Ce sont les décisions successives du Parlement et des gouvernements qui tenaient lieu de doctrine.
En 2014, une doctrine a été établie, fixant quatre lignes directrices et visant à expliquer l'état de détention du portefeuille. Celles-ci comptaient notamment une ligne directrice, où l'État était censé investir ou garder des participations dans des entreprises « participant à la croissance économique française et européenne ». À dire vrai, c'était assez vaste, puisque ceci permettait à l'État d'investir dans n'importe quelle entreprise dès lors qu'elle était en croissance et qu'elle avait un impact important sur l'économie nationale ou européenne.
En réalité, cette doctrine n'avait pas vraiment de portée opérationnelle. C'est la raison pour laquelle, en 2017, le Gouvernement a souhaité la clarifier et la simplifier, avec deux idées très simples. Premièrement, il était absolument nécessaire d'être plus sélectif dans l'utilisation des finances publiques, l'immobilisation d'argent public dans des sociétés en particulier commerciales sans mission de service public ne correspondant plus à la nécessité du moment. En second lieu, il était préférable d'affecter de l'argent public à des investissements du futur, d'où la création du fonds pour l'innovation, qui sera alimenté par le produit des privatisations.
Nous avons formalisé cette doctrine autour de trois lignes directrices. En premier lieu, l'État investit dans les entreprises relevant de la souveraineté nationale, essentiellement celles dépendant du secteur de la défense et du secteur du nucléaire civil ou y intervenant massivement, c'est-à-dire essentiellement EDF et Orano. La deuxième ligne directrice est de rester présent dans les grandes entreprises de service public nationales, pour lesquelles la seule régulation des activités exercées en monopole ne suffit pas à s'assurer du bon exercice du service public, ou bien des entreprises de service public local pour lesquels la régulation n'est pas suffisante. Les grands ports maritimes font partie de ce champ. La troisième ligne directrice reste évidemment valide : ce sont les entreprises dans lesquelles l'État doit intervenir lorsque celles-ci ont une situation financière critique et font peser un risque systémique à un secteur ou à l'économie nationale.
C'est la raison pour laquelle nous sommes intervenus dans Dexia, afin d'éviter une nouvelle crise bancaire majeure, ou bien dans le secteur automobile, comme PSA en 2014, afin de sauver le groupe de la faillite.
Ces trois lignes directrices guident l'action du Gouvernement, et le ministre de l'économie et des finances a clairement rappelé ces trois piliers. Ceci explique les choix qui ont été faits dans le cadre de la loi PACTE concernant la privatisation d'ADP et de la FDJ, et afin de donner plus de flexibilité dans le capital d'Engie, où la législation actuelle oblige l'État à être au minimum à 33 % dans le capital.
Voici le cadre général que fixe la loi PACTE. Le ministre aura l'occasion de le redire : l'objectif est que les ressources de cessions par l'Agence de participation de l'État viennent alimenter le fonds pour l'innovation de rupture, qui est aujourd'hui une poche d'actifs dont les revenus sont consacrés exclusivement à l'innovation de rupture.
Ainsi, les ressources qui seront tirées de la privatisation d'ADP et de la FDJ viendront contribuer au fonds. Pourquoi ces entreprises plutôt que d'autres ? D'abord parce qu'il faut actuellement, dans les entreprises dans lesquelles l'État est majoritaire, l'autorisation du Parlement pour pouvoir passer en dessous du seuil de 50 %. À l'inverse, beaucoup des autres entreprises dans lesquelles l'État est majoritaire ou détient 60 % relèvent de la première catégorie, c'est-à-dire la défense et la souveraineté, ou de la seconde catégorie.
C'est le cas, je le disais, d'entreprises de défense : il n'est pas question de privatiser Naval Group ou de descendre dans le capital de KNDS, nouvelle société créée avec les Allemands dans le domaine de l'armement terrestre. Il n'est pas non plus question de privatiser EDF ou Orano, de même - et votre assemblée y a pris part - pas plus que de privatiser la SNCF ou La Poste qui fait par ailleurs l'objet, dans le cadre de la loi PACTE, d'une disposition particulière permettant la création d'un grand pôle public financier, notamment pour accompagner les territoires.
Le choix des sociétés qui sont aujourd'hui dans le portefeuille s'est porté sur ADP et FDJ. ADP est une entreprise dont le rendement est aujourd'hui l'un des plus faibles du portefeuille. C'est une entreprise déjà cotée, la loi de 2005 ayant transformé l'EPIC en société anonyme et cotée.
La FDJ est quant à elle un projet assez ancien. Elle compte déjà des actionnaires minoritaires. L'État a décidé de rester actionnaire minoritaire à hauteur d'environ 20 %, afin de garder un contrôle étroit au regard de la jurisprudence européenne sur la privatisation de monopoles dans le domaine des jeux.
Telle est la philosophie générale de la loi PACTE et des dispositions relatives aux privatisations. Naturellement, si votre assemblée vote la loi, et si l'Assemblée nationale la confirme, la réalisation de ces opérations, une fois la loi promulguée, dépendra d'un certain nombre de conditions, notamment de marché, puisqu'il va de soi, comme pour chacune de nos opérations de cession, que nous ne réaliserons pas ces opérations si les conditions du marché ne sont pas favorables.
Mme Catherine Fournier , présidente . - La parole est à M. François Ecalle.
M. François Ecalle, président de FIPECO . - Merci de m'avoir invité à vous parler des privatisations. J'interviendrai plutôt au sujet d'ADP, mais mon propos aura une portée assez générale.
En premier lieu, il faut totalement séparer la question du financement de l'innovation de celle des privatisations. En second lieu, il faut que ces privatisations se fassent dans l'intérêt financier de l'État, indépendamment du financement de l'innovation. Enfin, les intérêts des clients des entreprises privatisées doivent être préservés par une régulation adéquate.
S'agissant du premier point, ainsi qu'on l'a rappelé, le produit des privatisations devrait alimenter un fonds pour l'innovation de 10 milliards d'euros qui devrait lui-même permettre d'attribuer chaque année 250 millions d'euros à des aides à l'innovation. Cela représente 1 % des crédits de la mission « Enseignement supérieur et recherche », soit moins d'un millième des crédits du budget général. Il n'y a strictement aucun problème pour redéployer des crédits budgétaires à hauteur de 250 millions d'euros, et le Gouvernement, qui a présenté ce matin un projet de loi de finances rectificative, va certainement vous le proposer pour des montants bien supérieurs.
Ce fonds pour l'innovation, selon moi, n'a aucun intérêt d'un point de vue budgétaire. En outre, il ne disposera jamais de 10 milliards d'euros, puisqu'il reversera automatiquement ces 10 milliards d'euros à l'État et ne disposera que d'un revenu annuel fixé forfaitairement à un taux de 2,5 %.
Ces privatisations doivent donc se faire dans l'intérêt financier de l'État, indépendamment de cette question. C'est possible, car ces privatisations vont permettre à l'État non pas de se désendetter - l'État ne se désendette jamais -, mais de moins emprunter, donc de faire des économies sur sa charge d'intérêt.
D'un autre côté, l'État va renoncer à des dividendes. Ces privatisations présenteront donc un intérêt financier si la somme actualisée des économies que va réaliser l'État sur sa charge d'intérêts est supérieure à la somme actualisée des dividendes qu'il aurait reçus s'il n'avait pas réalisé ces privatisations.
Le calcul n'est pas évident : aujourd'hui, l'État emprunte à 0,7 % sur dix ans, et la rentabilité d'ADP est nettement supérieure à 0,7 % par an. Il faut également tenir compte du risque associé au versement de dividendes. L'équation peut cependant être résolue. Cela dépendra du prix de cession. Il faut que celui-ci soit suffisamment élevé. Cela dépendra du processus de mise en concurrence des acheteurs potentiels.
Il convient aussi que la concurrence entre les acheteurs potentiels soit suffisante, et que le critère de choix du ou des repreneurs soit clair. Il ne faut retenir qu'un seul critère, celui du prix. Enfin, comme l'a rappelé Martin Vial, il faut que l'État, avant l'ouverture de ce processus, fixe un prix minimum et accepte de renoncer à cette opération si ce prix n'est pas atteint.
Le prix de cette opération de cession va dépendre évidemment du degré de fermeté de la régulation : plus la régulation des activités du futur actionnaire d'ADP sera stricte, moins le prix sera élevé. Ce sera moins intéressant.
Pourtant, cette régulation est indispensable. Certes, si on privatise, c'est parce qu'on espère qu'un actionnaire privé gérera mieux ces entreprises publiques que l'actionnaire public. C'est tout l'intérêt socio-économique d'une privatisation. Les coûts seront plus faibles et le prix également, constituant ainsi un avantage pour les clients.
D'un autre côté, ADP a un très fort pouvoir de marché. C'est un quasi-monopole naturel. Inévitablement, des actionnaires privés d'ADP auront donc tendance à relever les redevances et à dégrader la qualité du service. Il faut une régulation stricte, ce qui est prévu dans le projet de loi PACTE. Je reconnais que les dispositions sont très strictes. Je pense que la régulation qui est prévue est plus rigoureuse que tout ce qu'on a fait jusqu'à présent en matière de régulation de délégation de service public.
Il existe cependant deux faiblesses. L'une est inévitable. Elle est liée à la durée de cette simili-concession de 70 ans. Personne ne sait aujourd'hui ce que seront le transport aérien et la région Île-de-France dans 70 ans. Le cahier des charges d'ADP sera donc renégocié inévitablement. En cas de renégociation d'une délégation de service public, d'un partenariat ou de ce genre de contrat, celui qui détient le contrat est toujours en position de force.
La deuxième faiblesse du dispositif prévu dans le projet de loi PACTE réside, selon moi, dans le fait que l'on maintient ce qui existe déjà à ADP : un système dit de double caisse - d'un côté les recettes de redevances aéroportuaires et, de l'autre, les recettes tirées des activités commerciales. Comme beaucoup d'économistes, je ne suis pas persuadé que ce système de double caisse soit avantageux pour les clients, les compagnies aériennes et les passagers des aéroports.
Je pense néanmoins possible que cette privatisation se fasse dans l'intérêt financier de l'État, en préservant les intérêts des clients d'ADP, mais cela va être très compliqué.
Mme Catherine Fournier , présidente . - La parole est à M. Yves Crozet.
M. Yves Crozet, économiste des transports . - Merci de votre invitation. En tant qu'universitaire, j'étudie ces questions sous l'angle du monopole - le mot a été prononcé. Un aéroport est un monopole naturel. Le monopole doit, par définition, être contrôlé pour éviter qu'il n'abuse de sa situation.
ADP a été géré depuis très longtemps comme une activité de rente, exactement comme les autoroutes ou comme le ferait un ménage qui serait propriétaire de logements. La première question qui se pose est de savoir comment réaliser un choix de portefeuille qui va substituer une somme à une rente. Le choix est un choix d'actualisation, cela a été indiqué. Il est évident que, dans beaucoup de pays, par exemple les États-Unis, on ne privatise pas les aéroports, considérés comme des biens publics qui engagent le développement des activités futures des zones urbaines.
Il est vrai que la façon dont la rente a été gérée par l'État, par ADP et par la tutelle depuis une dizaine d'années n'était pas très satisfaisante. François Ecalle a indiqué qu'il fallait absolument une régulation très ferme du futur actionnaire privé, s'il y en a un, mais il faut bien dire que la régulation d'ADP, acteur public depuis vingt ans, a été extrêmement lâche. On a laissé ADP augmenter ses redevances aéroportuaires assez sensiblement. Ceci était nécessaire étant donné les investissements, mais les efforts de productivité n'ont pas été demandés comme ils auraient dû. J'ai siégé pendant plusieurs années à la commission consultative aéroportuaire : on était très surpris de la faiblesse du ministre des transports face à son ancien directeur de cabinet devenu président d'ADP, il y a un peu moins d'une dizaine d'années.
Il faut bien comprendre que la question de la régulation des monopoles existe, qu'ils soient publics ou privés. Il faut donc bien distinguer deux questions. La première est celle du choix de portefeuille. Il faut que le rendement de l'opération soit correct une fois qu'on a actualisé les rendements potentiels.
Vous avez raison de dire que la rentabilité n'est pas
extraordinaire
- inférieure à 2 %
actuellement -, mais les gains potentiels en plus-values seront assez
importants si le trafic continue à augmenter comme c'est le cas depuis
quelques années. C'est un calcul assez compliqué à
réaliser. Il faut qu'un calcul financier démontre que cette
opération se fait au bon moment. Il faudra donc étudier de
près la fenêtre de tir en termes de rentabilité s'agissant
de l'aspect financier.
La deuxième question est bien celle de la régulation. J'ai tendance à croire qu'il vaut peut-être mieux, comme c'est inscrit dans le projet de loi actuel, avoir un régulateur relativement indépendant. Ce sera bon pour la plateforme. Actuellement, les trafics d'ADP augmentent moins que les trafics des aéroports concurrents en Europe. Il y a quinze ans, on nous expliquait qu'ADP était le seul aéroport qui avait des capacités de développement, alors que Francfort, Schiphol et Londres étaient soi-disant saturés. Or tous, plus ou moins, ont développé des capacités nouvelles.
On a donc un aéroport qui a sans doute les plus grosses capacités européennes, mais c'est l'un de ceux qui se développent le moins rapidement. Ceci est entre autres lié à une qualité qui n'est pas toujours irréprochable d'une part et, d'autre part, aux redevances qui sont relativement élevées.
Si la nouvelle régulation est capable de traiter ces questions et que l'État joue son rôle de stratège grâce à un régulateur indépendant au lieu de demeurer un actionnaire rentier, l'opération peut avoir du sens.
Mme Catherine Fournier , présidente . - La parole est à M. de Rohan-Chabot.
M. Emmanuel de Rohan-Chabot, président de l'Association française des jeux en ligne (AFJEL) . - Merci. Nous ne sommes pas ici pour exprimer une position sur le principe des privatisations. Ce n'est ni notre rôle ni notre envie.
Un peu d'histoire en ce qui concerne la régulation des jeux. Jusqu'en 2010, le principe des jeux en France consistait en une interdiction assortie de dérogations. Il existait trois grandes dérogations, la FDJ pour les jeux de hasard pur, le PMU pour les paris hippiques, les casinos. La loi de 2010 a modifié cette répartition des rôles à partir d'un constat poussé par la Commission européenne, pour qui l'État ne jouait pas un rôle suffisant dans la surveillance des monopoles en n'encadrant pas assez l'offre de jeux.
La Commission européenne considérait en effet que les monopoles et la restriction au commerce dans le domaine des jeux n'étaient justifiables, et s'il s'agissait d'une politique commerciale restreinte consistant simplement à fournir une offre à une demande existante, sans pousser la croissance de cette activité au motif que celle-ci peut présenter des risques pour la santé et l'ordre public.
L'État ne remplissant pas ce rôle et n'étant pas capable de répondre aux demandes de la Commission européenne sur l'encadrement de la politique des jeux, on a libéralisé trois sous-secteurs de paris en ligne : les paris hippiques, les paris sportifs et le poker en ligne. Restent aujourd'hui les monopoles : le PMU pour son activité de paris hippiques et son réseau de distribution, la FDJ qui détient un monopole de paris sportifs grâce à son réseau physique de distribution et un monopole des jeux de hasard pur, par Internet ou dans son réseau physique, et les jeux de hasard des casinos.
Pourquoi ne pas privatiser la FDJ ? Il faudrait pour ce faire que la régulation se mette en place pour répondre aux objectifs d'ordre public et de santé publique. Il a été dit lors des débats autour de la loi PACTE qu'une régulation devrait être mise en place avant toute privatisation de la FDJ.
On peut aujourd'hui dresser deux constats.
L'autorité unique qui devrait présider à la régulation des jeux pour l'ensemble des opérateurs de ce secteur d'activité semble aujourd'hui floue, mal définie et manquer d'unicité. Il a en effet déjà été dit que les casinos terrestres ne dépendraient pas de cette autorité de régulation, et que le ministère de l'intérieur garderait la haute main sur eux. On ne sait pas encore quel sera le champ d'application exacte de cette autorité unique, qui devrait avoir la FDJ sous sa coupe. La définition de cette autorité unique n'est pas traitée dans la loi, mais renvoyée à l'écriture d'une ordonnance, le Parlement donnant un blanc-seing au Gouvernement pour mettre cette régulation en place.
Il me paraît essentiel que la régulation soit unique, assurée par une autorité administrative indépendante, afin d'éviter tout conflit d'intérêts dans un État qui restera actionnaire, avec un rôle de défense de l'ordre public et qui, par ailleurs, est le premier bénéficiaire des activités de la FDJ.
Les « profits » de l'activité de la FDJ sont répartis en deux grandes masses très inégales, 3,5 milliards d'euros de prélèvements fiscaux qui devront a priori être maintenus, et des dividendes de l'ordre d'une centaine de millions d'euros par an. L'État restera donc le principal bénéficiaire de l'activité économique de la FDJ par le biais de la fiscalité, mais il faudrait éviter les conflits d'intérêts.
Il y a par ailleurs un problème de définition du champ d'application du monopole qui va être privatisé. Aujourd'hui, les jeux de hasard pur, à l'exception des casinos, sont détenus par un monopole public. Demain, ils seront détenus par un monopole privé. Est-il défendable de laisser dans des mains privées le monopole d'une activité de hasard pur, comme le casino en ligne, aujourd'hui strictement interdit en France ?
L'Assemblée nationale, au cours de la première lecture, a vu naître un certain nombre de questions sur ce sujet. L'absence de réponse du ministre a été assez frappante, puisqu'il a systématiquement refusé de répondre à une définition du champ d'application de ce monopole.
Il existe de véritables questions sur ce sujet, et il nous semblerait souhaitable que le Parlement exerce son contrôle sur ce point pour garantir le rôle de défenseur de l'ordre public et de la santé de l'État, ainsi que la régulation, qui serait la même pour tous les opérateurs du secteur. Il s'agit en effet de métiers très comparables qui assurent une libre compétition dans un domaine qui se privatise.
Il existe toujours une crainte au sujet des conflits d'intérêts par rapport à la valorisation immédiate d'un actif. Moins la FDJ sera soumise à une régulation indépendante et stricte, plus large sera son champ d'application, et plus il sera facile de valoriser cet actif.
Cet intérêt à court terme se heurte au rôle nécessaire de régulateur de l'État. Il nous semble, là encore, que le pouvoir législatif devrait s'intéresser de près à ces conflits d'intérêts.
Mme Catherine Fournier , présidente . - La parole est au rapporteur.
M. Jean-François Husson , rapporteur . - Je voulais revenir sur la privatisation d'ADP et de la FDJ qui ont, comme cela a été rappelé, vocation à alimenter un fonds dont le rendement sera consacré à l'innovation, de l'ordre de 200 millions d'euros par an soit, si je ne m'abuse, autant que le montant des dividendes consacré par ADP et la FDJ au budget général, comme on l'a déjà dit.
Ne pensez-vous pas qu'il existe pour l'État un risque de perte de contrôle des deux actifs stratégiques, sans qu'il y ait forcément un bénéfice réel de l'innovation de rupture ? Pourquoi, par exemple, ne pas choisir d'augmenter simplement la dotation pour l'innovation à l'aide de dividendes qui seraient reversés chaque année au budget général ?
Par ailleurs, quels avantages peut-on attendre de la privatisation d'ADP pour l'entreprise ? Pensez-vous qu'elle puisse être mieux gérée par des actionnaires privés ? Pourra-t-elle mieux se développer en investissant davantage, en interne ou à l'international ?
Ce qu'on a pu voir par le passé pour les sociétés d'autoroutes - que je considère comme une faute, toutes sensibilités politiques confondues - ne risque-t-il pas de se reproduire, les sociétés privatisées bénéficiant d'une véritable profitabilité ? Certes, on n'est pas certain de trouver des volontaires sur le marché, mais c'est un vrai sujet aujourd'hui.
Enfin, concernant la FDJ, je remercie M. de Rohan-Chabot d'avoir abordé un ou deux aspects que je n'avais pas identifiés. Néanmoins, la concession de droits exclusifs à un opérateur fait l'objet d'un encadrement par le droit européen. Il ne semble pas à cet instant garanti que la solution proposée par le Gouvernement pour la FDJ soit conforme. Le ministre avait déclaré qu'il s'assurerait de la validité de la démarche. Savez-vous aujourd'hui où on en est ? La Commission européenne a-t-elle rendu un avis ?
M. Martin Vial . - Tout d'abord, je ne partage pas la vision de M. Ecalle à propos de l'inutilité du fonds pour l'innovation. En réalité, l'une des raisons pour lesquelles le Président de la République et le Gouvernement ont pris cette décision réside dans le fait que les crédits pour l'innovation n'ont cessé de baisser ces dernières années, indépendamment de la couleur politique du Gouvernement et du Parlement, qui a voté successivement les budgets, amenant ces réductions progressives de crédit.
L'idée est assez simple : elle consiste à sanctuariser ces ressources pour l'innovation de rupture. Certes, beaucoup d'autres moyens et lignes de crédit favorisent la recherche et l'innovation, mais il faut sanctuariser le financement de l'innovation de rupture avec la création d'une poche d'actifs dont les revenus, qui ne sont pas des crédits budgétaires, viennent alimenter le financement des opérations d'investissement dans des entreprises dont on espère que certaines seront plus tard des « licornes ».
Ce fonds est déjà doté de 10 milliards d'euros, à hauteur de 1,6 milliard d'euros en numéraire, 13 % de titres d'EDF et l'intégralité de notre participation dans Thales, afin que les revenus de ces titres viennent transitoirement alimenter les ressources du fonds.
La rémunération telle qu'elle a été prévue, une fois que le fonds sera alimenté en totalité, sera de 250 millions d'euros par an, c'est-à-dire 2,5 % du montant de 10 milliards d'euros.
Si nous n'avons pu reprendre la suggestion de M. le rapporteur sur le fléchage des dividendes des entreprises qui ont été citées vers le financement de l'innovation, c'est que la LOLF nous l'interdit. Ces dividendes sont aujourd'hui versés au budget général, et on ne peut affecter de façon directe vers une dépense une ressource allant au budget général. On pourrait modifier la LOLF, mais ce serait le choix du Parlement. Ce n'est pas ce qui a été voulu par le Gouvernement.
Ne s'engage-t-on pas, en cédant cet actif important, dans une opération du type de celle qui s'est produite pour les autoroutes ? Les autoroutes ont augmenté leurs prix et l'État n'a plus de prise sur ces évolutions de redevances ou de tarifs.
Dans le cas d'ADP et des aéroports de façon générale, ce ne sera pas le cas puisqu'un contrat de régulation économique doit être signé tous les cinq ans. Le mécanisme existe aujourd'hui, mais il a été précisé, conforté, confirmé dans la loi. Cela veut dire que, tous les cinq ans, le contrat de régulation économique fixera les obligations en matière d'investissements de l'entreprise et la rémunération de ces investissements. C'est le coeur de la négociation entre la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) et l'entreprise.
Il est prévu dans la loi que si l'entreprise et l'État ne se mettent pas d'accord, c'est l'État qui a le dernier mot. Les dispositions tarifaires de redevances sont donc fixées par l'État, et cela a été explicitement prévu dans la loi.
De ce point de vue, on n'entre pas dans un schéma du type de celui qui a été retenu autrefois pour les autoroutes, dans lequel on part sur un niveau tarifaire incontrôlé pour 70 ans. Ici, il doit être revu tous les cinq ans. C'est la logique économique de tous ces contrats de régulation.
Concernant la FDJ, la Commission européenne nous a dit que tout ceci s'inscrivait dans une jurisprudence déjà bien établie pour les privatisations de monopoles de jeu en Europe, avec différents arrêts de la Cour de justice européenne, dont le plus récent, qui date du début de l'année 2018, conforte le fait que ces privatisations sont autorisées dès lors qu'un contrôle étroit est assuré par l'État et par un régulateur sur l'exercice des missions et des activités.
L'ordonnance qui va être prise par le Gouvernement, dont la ratification sera soumise au Parlement, est concentrée sur les dispositifs de régulation. En effet, le ministre l'a rappelé durant les débats, l'objectif est de créer une autorité unique qui aura en charge la régulation du secteur et celui de la FDJ. Un débat a été ouvert sur la régulation des casinos. Lors de la préparation de cette ordonnance, à laquelle le Parlement serait associé, comme l'a précisé le ministre, il est prévu de fixer le champ d'action de l'autorité de régulation.
Celle-ci est très largement dispersée, s'agissant de la FDJ, entre le ministère de l'action et des comptes publics - très concrètement, la direction du budget et le ministre en charge du budget -, le ministère de la santé pour certains aspects correspondant à l'addiction aux jeux, et le ministère de l'intérieur pour certaines dispositions d'ordre public.
Un système de régulation nouveau sera donc bien mis en oeuvre à travers l'ordonnance afin de s'assurer que le contrôle étroit qui sera établi à travers deux leviers, l'organe de régulation sur le plan de la présence de l'État au capital et la gouvernance de l'entreprise, soit correctement assuré.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Vous évoquez les ordonnances qui vont encadrer cette autorité, et vous dites que vous allez y associer le Parlement. On pouvait tout simplement l'intégrer dans la loi pour cela!
M. François Ecalle . - Je voulais revenir sur le fonds pour l'innovation. Il y a beaucoup de bonnes raisons pour augmenter les crédits d'aide à l'innovation, je suis tout à fait d'accord. S'il faut ajouter 250 millions d'euros aux crédits de la mission « Recherche et enseignement supérieur », il faut le faire. Si les crédits de cette mission ont baissé dans le passé à travers les lois de finances ou les lois de finances rectificatives, c'est un choix politique.
Il y a toujours eu, dans les sphères de l'État, une velléité de créer des fonds extrabudgétaires qui permettent de sanctuariser des crédits. Il est beaucoup plus surprenant que ces idées viennent du ministère des finances, le but étant d'échapper à une régulation infra-annuelle toujours validée par le Parlement à travers les lois de finances rectificatives.
Cela existe depuis fort longtemps. La Cour des comptes émet à ce sujet des critiques régulières. Le mécanisme qui va être mis en place pour le fonds à l'innovation est le même que celui mis en place lors du soi-disant grand emprunt - qui n'a jamais eu lieu - en faveur des investissements d'avenir, il y a dix ans. On l'a renouvelé à chaque nouveau plan pour les investissements d'avenir, que la Cour des comptes critique tout autant parce que cela permet de mettre à part des crédits qui échappent au regard du Parlement.
Je persiste à penser qu'il faut totalement distinguer ces deux sujets. Je pense que des actionnaires privés d'une entreprise peuvent en effet mieux gérer cette entreprise à condition d'être en concurrence. C'est là tout le problème d'ADP, qui apparaît comme un quasi-monopole. Or une entreprise monopolistique a tendance à avoir des prix plus élevés qu'une entreprise en situation de concurrence. C'est la base de la microéconomie. Il y a bien un problème, et il faut donc une régulation.
Pour reprendre l'exemple des autoroutes, il existe une régulation, avec des péages, des cahiers des charges. Je pense que ce qui est prévu pour ADP est plus strict, mais le problème est toujours le même : à un moment ou un autre, il y a toujours des renégociations des cahiers des charges. C'est ce qui est arrivé pour les sociétés d'autoroutes, à qui on a demandé de rajouter des bretelles d'accès, etc., de prendre en charge d'autres sections. On a donc revu les cahiers des charges des concessions. Dans ces conditions, le concessionnaire est en position de force et gagne toujours.
Je ne pense pas pour autant qu'il faille dire que l'on s'est trompé en privatisant les sociétés d'autoroutes lorsqu'on examine les profits actuels des concessionnaires : il faut bien avoir en tête que le calcul financier oblige à réaliser des prévisions à très long terme, etc. J'étais responsable des prévisions de finances publiques de Bercy il y a déjà une quinzaine d'années : on se trompe toujours !
Ce qu'il faut, c'est essayer de prendre les décisions avec le maximum d'informations disponibles et de précautions. Peut-être se trompera-t-on et qu'on découvrira dans quinze ans que l'actionnaire d'ADP fait trop de profits ou, au contraire, n'en fait pas assez. Ce sera malheureusement toujours ainsi.
Mme Catherine Fournier , présidente . - La parole est aux commissaires.
M. Vincent Capo-Canellas . - Je reviens sur le sujet d'ADP. J'ai trouvé un élément commun aux interventions de MM. Vial, Ecalle et Crozet, selon qui il faut qu'ADP soit vendu à un prix élevé pour que l'opération soit rentable pour l'État.
Pour autant, M. Vial a affirmé que l'on peut vendre ADP parce que cette société figure parmi les plus faibles rendements du portefeuille. N'y a-t-il pas un paradoxe à vouloir privatiser et vendre cher un actif à qui l'État reconnaît lui-même un faible rendement ? On peut toujours espérer que le privé fasse beaucoup mieux, mais j'observe qu'ADP est cependant présent dans le monde entier, où il est reconnu comme un acteur majeur. La maison a fait quand même un certain nombre de progrès en productivité, même s'il en reste sans doute à faire.
MM. Ecalle et Crozet ont par ailleurs confirmé qu'il fallait vendre l'actif cher pour que ce soit rentable pour l'État, et s'interroger sur une régulation forte, celle-ci pouvant avoir un impact sur le prix. Comment résoudre cette équation, d'autant qu'on peut s'interroger sur l'effet que cela peut avoir sur le transport aérien français, la France étant un pays très survolé ?
Certains ont estimé qu'on n'avait peut-être pas capté le trafic autant qu'on aurait pu le faire. Ceci pose la question du niveau des redevances. Comment envisagez-vous, tout en garantissant l'intérêt patrimonial de l'État, de permettre la compétitivité du transport aérien français et mondial ?
Par ailleurs, l'Association internationale du transport aérien (IATA) rappelle qu'elle préfère les aéroports publics. Comment privatiser ADP et permettre malgré tout que la filière du transport aérien français se développe, gagne des parts de marché et soit attractive ?
Enfin, la notion de monopole est quelque peu relative, certains concurrents européens pouvant capter du trafic...
M. Jean Pierre Vogel . - M. Ecalle a indiqué que les privatisations doivent être réalisées dans l'intérêt financier de l'État. Il existe peut-être un problème sur l'environnement économique particulier de la FDJ par rapport à ADP.
M. de Rohan-Chabot a-t-il un avis sur l'impact de la privatisation de la FDJ sur le monde du cheval et ses 180 000 emplois directs, essentiellement ruraux qui, jusque-là, ont été complètement absents des débats à l'Assemblée nationale ? On a parlé du PMU, mais pas du financement de la filière hippique, entièrement assuré par le PMU. Vous avez cité à juste titre la loi du 12 mai 2010. J'en rappelle l'article 3, dont l'objectif est de « veiller au développement équilibré et équitable des différents types de jeu afin d'éviter toute déstabilisation économique des filières concernées ». L'étude d'impact associé à l'article 51 est totalement silencieuse sur tous ces aspects.
Je partage entièrement votre avis à propos du fait qu'il existe un risque de conflit d'intérêts important avec l'État, concernant à la fois la meilleure valorisation qu'il doit tirer de la FDJ, mais aussi son rôle de régulateur, qui doit primer. D'ailleurs, l'avis du Conseil d'État du 14 juin 2018, qui indique que « le décret décidant la privatisation de la FDJ ne pourra être pris avant l'entrée en vigueur de l'ordonnance réformant le secteur des jeux et la régulation dont il a fait l'objet », est assez étonnant. Je suis surpris par la démarche, qui semble contraire à la hiérarchie entre l'essentiel et l'accessoire et, en tout cas, peu respectueuse du rôle du Parlement. Comme l'a dit Mme la présidente, associer le Parlement à l'ordonnance aurait largement amélioré les choses !
Je rappelle que la filière hippique est aujourd'hui en concurrence frontale avec le PMU et la FDJ, qui compte 9 000 points de vente en dur, et que les rémunérations des distributeurs de la FDJ sont trois fois supérieures à celles des distributeurs du PMU. On imagine qu'un actionnariat privé engendrerait une politique commerciale encore plus agressive. Or les enjeux du PMU ont diminué depuis dix ans, augmentant à due proportion au profit de la FDJ.
M. Philippe Dominati . - Ma première question s'adresse au commissaire de l'Agence des participations de l'État (APE). J'aimerais savoir si l'Agence a été associée à la sélection des sociétés privatisées par le Gouvernement. On peut toujours trouver des arguments pour appliquer une décision, mais avez-vous été consulté par le Gouvernement au sujet des privatisations les plus judicieuses pour l'État ?
Je rejoins en second lieu la question de mon collègue sur le rendement d'une société dont l'État est l'actionnaire majoritaire. On dit que le rendement est faible, mais qui fixe le rendement ? Il s'agit bien d'un conseil d'administration contrôlé par l'État. C'est donc l'État qui fixe la condition !
Dans Investir de la semaine dernière, le président de la société ADP explique que, sur les neuf premiers mois de l'année, on comptabilise 30 % d'augmentation du chiffre d'affaires et une évolution moyenne du dividende de 12 % depuis trois ans. Si l'État ne veut pas distribuer le dividende, le rendement est bien évidemment plus faible, mais cela se traduit par une augmentation très forte du capital.
Le groupe Vinci a acheté une participation à 78,5 euros il y a cinq ans. Aujourd'hui, celle-ci s'élève à 185 euros d'après ce que je comprends. Le rendement est certes faible, mais le capital a doublé en cinq ans. Considérez-vous que votre prédécesseur qui, il y a cinq ans, avait donné le feu vert à la privatisation d'une partie du capital d'ADP à hauteur de 8 %, ait judicieusement défendu les intérêts de l'État ? Un capital qui double en cinq ans, dans la conjoncture actuelle, c'est relativement rare.
Or si le rendement est faible mais que le capital explose, ceci doit rentrer dans le calcul économique, mais vous semblez nous dire que vous êtes obligé de vendre à cause d'un rendement particulièrement faible. J'aimerais donc obtenir des précisions à ce sujet : comment avez-vous été associé à la décision ? Que vous soyez là pour l'exécuter, je le conçois, que vous trouviez des arguments pour cela, je le comprends aussi, mais expliquez-moi le doublement de la participation en cinq ans, avec un rendement faible, et surtout en contradiction avec une actualité économique !
M. Martin Vial . - La question posée par M. Capo-Canellas au sujet du rendement rejoint la question de M. Dominati.
Mon expression a sans doute été un peu cursive. Le rendement, c'est simplement le rapport entre le dividende et la valeur du titre. Il s'agit d'une société cotée. On connaît cette valeur. Effectivement, la raison pour laquelle ce rendement est relativement limité vient du fait que la valeur du titre, ainsi que vous venez de le souligner, a beaucoup augmenté ces dernières années. Par conséquent, le rapport entre le dividende versé et la valeur du titre reste grosso modo inférieur de moitié au rendement moyen du portefeuille de l'APE.
Il ne s'agit pas de privatiser une société qui va mal. Vous l'avez souligné, le très bon travail réalisé par le management ces dernières années a permis d'améliorer cette valeur. On a tendance à oublier que le trafic aérien a été victime des attentats perpétrés en Île-de-France et à Paris ces dernières années. On a donc des périodes de baisse de trafic et de rentabilité. En tendance, la valeur de l'entreprise a cependant beaucoup augmenté et son rendement diminué.
C'est au moment où le cours d'un titre est élevé et le rendement faible qu'il faut réaliser une opération de cession. En tant qu'entité publique gestionnaire d'argent public, nous ne sommes pas sur ce raisonnement. Il n'y a donc pas de paradoxe : on ne cède pas une société qui va mal, mais une société qui attire au contraire beaucoup d'investisseurs, comme le montrent le cours et les marques d'intérêt qui se sont manifestées ces derniers mois.
S'agissant de la régulation, celle-ci a été fixée de façon assez stricte. Dans le projet de loi, les termes principaux du futur cahier des charges, qui étaient jusqu'à présent du niveau du décret, sont largement fixés au niveau de la loi, afin de bien montrer que le régulateur, notamment l'Autorité de supervision indépendante (ASI), la nouvelle instance de régulation dans le domaine du transport aérien, aura des pouvoirs majeurs plus forts que par le passé, tout comme la DGAC. C'est dans ce cadre que s'exercera la négociation du contrat de régulation économique.
Je voudrais à ce sujet lever une ambiguïté sur un propos de M. Ecalle qui, me semble-t-il, ne correspond pas à la réalité de la loi : le cahier des charges ne doit pas être négocié. Le cahier des charges est fixé par décret dans le cadre de la loi que vous allez amender et voter. Ce qui va être négocié tous les cinq ans - et qui correspond à la situation actuelle - c'est un contrat de régulation économique. C'est la grande différence par rapport aux autoroutes : il ne s'agit pas d'obliger l'État à renégocier. C'est prévu dans la loi. Tous les cinq ans, l'entreprise saura au contraire qu'elle devra aboutir à un contrat. Si tel n'est pas le cas, c'est l'État qui aura le dernier mot.
La privatisation va-t-elle avoir un impact sur le niveau des redevances ? Cette question est tout à fait légitime. Les compagnies aériennes réclament en effet à la fois des baisses ou des modérations de redevances. J'observe cependant que, depuis 2010, le niveau des redevances a évolué moins vite pour ADP que pour ses comparables européens de même taille - Francfort, Madrid et Heathrow -, hormis Schiphol, aujourd'hui confronté à la nécessité d'augmenter ses redevances pour pouvoir financer ses investissements.
Le débat sur les redevances est légitime et aura lieu dans le cadre de la négociation du contrat de régulation économique.
L'APE a-t-elle été associée et consultée ? Je ne veux pas m'élever au-dessus de ma condition : je suis un agent public au service de l'État et sous l'autorité du ministre de l'économie et des finances. Cependant, à l'occasion de la nomination du Gouvernement, j'ai présenté, en tant que commissaire aux participations de l'État en charge de la direction générale de l'Agence des participations publiques, une feuille de route à l'attention de l'État actionnaire pour la durée de la législature. Naturellement, le ministre et le Gouvernement choisissent les dispositions qu'ils entendent appliquer, mais l'Agence des participations de l'État a un rôle de proposition.
Bien évidemment, ADP et FDJ faisaient partie d'une liste de propositions non exhaustive. Ceci a donné lieu à un débat entre l'Agence et votre serviteur, le cabinet du ministre et le ministre, ainsi que les équipes du Premier ministre et du Président de la République en vue d'arrêter les choix arrêtés in fine par le Gouvernement. Il est normal qu'un directeur d'administration centrale fasse des propositions. Le Gouvernement décide de les retenir ou non. C'est dans ce cas qu'ont été décidées les propositions de la loi PACTE.
M. Yves Crozet . - Les sociétés d'autoroutes ou ADP représentent, je le répète, des activités de rente.
L'EBITDA, l'excédent brut d'exploitation, atteint facilement, 50 %, 60 %, 70 %. Pour ADP, l'EBITDA s'élève à 60 % ou 70 %. Bien évidemment, cela intéresse des acteurs privés qui, comme on l'a vu pour les autoroutes, sauront faire monter la profitabilité beaucoup plus que l'acteur public, qui avait peut-être d'autres priorités. Ils vont « faire cracher » la machine différemment, et c'est bien pour cela qu'on vend.
Le fait que les sociétés d'autoroutes aient aujourd'hui des profits élevés démontre que l'État a fait une bonne opération sur le long terme. Le jour où les concessions arrivent à échéance, ils vont pouvoir les revendre. C'est un jeu gagnant-gagnant. Les sociétés d'autoroutes représentent aujourd'hui 9 milliards d'euros de chiffre d'affaires. L'État, d'une façon d'une autre, récupère 4 milliards d'euros par an. C'est pour cela qu'il ferme les yeux sur les hausses des tarifs. De ce point de vue, l'État joue sur des activités de rente. N'oublions pas que beaucoup de taxes sont prélevées par l'État.
Le deuxième enjeu consiste à savoir jusqu'où on va pouvoir laisser jouer le secteur privé. Quelles régulations vont être mises en place ? En cas de changement public, par exemple sur CDG Express, c'est l'État qui sera demandeur, et l'opérateur privé pourra ne pas être perdant. On est là sur des questions de partage de rente. L'opérateur privé ne jouera pas à ce jeu-là s'il n'est pas gagnant.
M. François Ecalle . - M. Vial a eu raison de me reprendre à propos de l'expression de « renégociation ». D'ici à 70 ans, la loi sera probablement modifiée...
S'agissant du rendement d'ADP, la rentabilité opérationnelle des capitaux employés, qui rapporte le résultat opérationnel courant au total des actifs, se présente comme l'indicateur privilégié du rapport annuel de performances du compte d'affectation spéciale des participations de l'État. De mémoire, ce taux de rentabilité pour le portefeuille de l'APE est de 4 % à 5 %.
Pour ADP, il s'élève à 7 %. On lit dans le document de référence d'ADP que le taux de rentabilité opérationnelle des capitaux employé est de 4,5 % sur le périmètre régulé. Comme on vient de le dire, la rentabilité sur le périmètre non régulé est nettement plus élevée que sur le périmètre régulé. Mon calcul doit donc être assez bon. Or 7 %, c'est plus que le portefeuille de l'APE.
Mme Juliette de la Noue, conseillère (AFJEL) . - J'aurais souhaité revenir un instant sur la question de M. le rapporteur, à laquelle M. Vial a répondu de manière partielle.
Même sans chercher à adopter de position dogmatique sur le fait de savoir s'il est bon ou non de privatiser la FDJ, il n'en reste pas moins que la privatisation remet en cause tout le cadre de régulation des jeux en France qui, dans le projet de loi, reste un préalable. Le législateur, de ce point de vue, ne s'y est donc pas trompé.
Vous avez raison de dire que la jurisprudence de la Cour de justice européenne, qui est assez fournie et claire, impose un contrôle de l'État. Ce n'est pas tout : il faut aussi que la régulation réduise les occasions de jeux et limite les activités dans ce domaine de manière cohérente et systématique. On est là face à une contradiction : une FDJ attractive, avec un périmètre élargi, comme l'a souhaité le ministre lors de la commission spéciale de l'Assemblée nationale ou lors des débats, va à l'encontre des principes européens. Au contraire, si l'on décide de restreindre l'offre de la FDJ afin d'être conforme aux principes européens, l'attractivité de la FDJ sera moindre. Il n'existe pas de troisième voie.
Si l'on poursuit la privatisation de la FDJ avec un périmètre élargi à tous les jeux de hasard, ce qui n'était pas exactement le cadre de la loi de 2010, on va se heurter à un risque contentieux extrêmement fort, au niveau national comme au niveau européen.
Ce contentieux pourrait remettre le monopole en cause, y compris celui des jeux en dur. Un certain nombre de grands acteurs européens observent avec beaucoup d'attention ce qui se passe au niveau français, et sont extrêmement intéressés par le fait de pouvoir entrer sur un marché complètement libéralisé, qu'il s'agisse de jeux en dur ou de jeux en ligne. Ceci aurait un impact sur l'ensemble du secteur, ainsi que sur la filière hippique, comme l'évoquait M. Vogel à l'instant.
M. Emmanuel Rohan-Chabot . - Il existait en effet dans les objectifs de la loi de 2010 un équilibre des filières. Celui-ci a été fortement bousculé depuis. Ainsi, le chiffre de la seule FDJ a été multiplié par dix concernant les paris sportifs dans le réseau physique, qui est en concurrence frontale avec les paris hippiques du PMU, puisqu'il s'agit souvent les mêmes points de vente. Il y a sans doute eu des phénomènes de vases communicants. Il faut donc prendre garde qu'un élan plus fort en faveur d'une FDJ privatisés ne vienne aggraver ce phénomène.
Pour mémoire, la totalité des revenus de la filière hippique ne provient plus aujourd'hui du PMU, la loi de 2010 ayant prévu une taxe reversée par les opérateurs de l'Internet au bénéfice de la filière hippique. Ceci explique sans doute le déséquilibre que vous évoquiez, puisqu'il existe des prélèvements globaux, de l'ordre d'environ 14 %, au détriment de l'activité de paris hippiques, mais qui bénéficient d'une part à l'État par la fiscalité et, d'autre part, à la filière hippique, alors que, sur l'Internet, la fiscalité qui pèse sur les paris sportifs n'est que de 9 %. Ce déséquilibre pourrait être aggravé en cas de champ d'application trop large du monopole de la FDJ.
Ce monopole correspond au monopole des loteries. En termes juridiques, cela englobe tous les jeux d'argent. Lors du débat à l'Assemblée nationale, des questions à ce sujet ont été posées au ministre, qui a refusé d'y répondre.
Mme Christine Lavarde . - M. Vial justifie les privatisations par la nécessité de créer un fonds d'investissement avec des ressources sanctuarisées. J'ai été heureuse d'entendre M. Ecalle rappeler que nous disposons déjà d'un certain nombre de fonds de cette nature, notamment les investissements d'avenir, qui bénéficient de crédits qui ne sont pas soumis à régulation budgétaire et qui sont donc normalement sanctuarisés.
Je suis sceptique concernant l'utilisation de ces fonds : on peut en effet constater que, dans le cadre du plan d'investissement numéro 3, le ministre, Sébastien Lecornu, a annoncé qu'une partie de ces fonds allaient être utilisés pour favoriser la reconversion industrielle de certains territoires. Il est par ailleurs question qu'une partie de ces fonds viennent abonder la rénovation du Grand Palais.
Que faudrait-il donc faire figurer dans la loi PACTE pour être certain que les crédits du futur fonds d'investissement servent bien à financer des investissements de rupture, notamment dans la « deep tech », et ne soient pas utilisés au gré de l'actualité du moment pour financer autre chose ?
M. Victorin Lurel . - Je suis rapporteur des participations financières de l'État, et j'ai eu l'occasion d'entendre hier en audition M. le commissaire général. Je ferai donc l'économie de certaines questions, mais j'avoue que je suis impressionné par la convergence et la concordance des points de vue qui viennent de s'exprimer. Ce sont exactement les mêmes questions qui ont été posées hier, et les mêmes doutes, les mêmes interrogations, pour ne pas dire le même scepticisme qui traversent nos collègues.
Pourquoi engager cette opération face à autant d'incertitudes, autant d'aléas, de paramètres ? Ma collègue a raison : qu'est-ce qui nous garantit que tout ceci est sanctuarisé ?
La question de Philippe Dominati n'était pas anodine : le commissaire général et l'APE ont-ils bien été associés en amont et ont-ils pesé sur les choix ? Comment justifier la privatisation d'ADP ?
Le commissaire l'a évoqué, le taux de rendement est trop faible, alors que c'est l'État qui fixe le volume des dividendes. Le seul motif véritable qui justifie cette opération de « valorisation du patrimoine » réside dans le souhait que le privé fasse « cracher la machine », comme cela a été dit.
Il existe par ailleurs deux contradictions qui méritent d'être approfondies : pour inciter les entreprises à investir, il faut leur assurer une rentabilité minimale. Toutefois, imposer un cahier des charges trop long risque de dissuader les investisseurs. Rappelons qu'il s'agit d'une vingtaine de milliards voire plus. C'est toute la difficulté pour l'administration de trouver la bonne solution.
Les modalités de cession n'ont pas été arbitrées par l'État : quelles sont les options possibles ? En quoi la solution choisie est-elle la moins mauvaise possible ? Quelles sont les options possibles pour la cession de ces trois entreprises, et quelles sont les vraies motivations ? Selon les modalités, on peut en effet avoir des opinions différentes.
M. Arnaud Bazin . - La valeur d'ADP va évidemment dépendre du rendement et des hypothèses de croissance du trafic aérien. Philippe Dominati a souligné une récente augmentation du trafic mais, aujourd'hui, ADP conduit une concertation pour construire un quatrième terminal à Roissy-Charles-de-Gaulle, qui lui permettra d'augmenter son flux de passagers et de passer de 72 millions à 100 millions, 110 millions voire 120 millions par an, soit une augmentation colossale à l'échéance de 2030 ou 2035. Bien évidemment, de tels chiffres sont toujours sujets à caution. Cette hypothèse de croissance très forte du trafic de Charles-de-Gaulle a-t-elle été prise en compte pour évaluer la valeur de cession des parts d'ADP ?
Deuxièmement, cette augmentation aura des effets extrêmement bénéfiques pour les bénéficiaires de la privatisation, mais aura aussi des effets, que chacun pourra apprécier, sur les populations survolées. Les moteurs des avions sont aujourd'hui plus performants, moins bruyants, les capacités d'emport plus importantes, mais si l'on passe de 72 millions à 110 millions de passagers, les survols et les nuisances vont être bien plus importants.
Quelle sera la place des collectivités territoriales concernées dans la future régulation ? Le texte de loi leur permettra-t-il d'avoir d'une façon ou d'une autre voix au chapitre ?
Mme Sophie Primas . - Je m'interroge moi aussi sur cet équipement stratégique pour notre pays, facteur d'attractivité territoriale, qui constitue le hub de la plus grande compagnie française.
Je ne trouve cependant pas que des qualités à ADP : je suis souvent, en tant qu'usager, très critique face à la gestion de l'aéroport d'une façon générale. Je le dis ici publiquement : je n'arrive pas à me garer, on fait la queue, on est mal accueilli. J'espère au moins que la privatisation aura pour effet d'améliorer la qualité de service !
Toutefois, j'ai quelque doute sur la façon dont on va pouvoir réguler les redevances. J'ai eu le privilège de dîner avec M. Janaillac quelques jours avant sa folle idée de proposer un référendum interne. Une des difficultés de notre compagnie nationale réside dans le montant des redevances qu'Air France verse à ADP, par comparaison avec d'autres compagnies aériennes basées dans d'autres aéroports internationaux. Je suis très inquiète à ce sujet et sur les effets que cela aura.
L'aéroport de Toulouse a été en partie privatisé. Je crois savoir que cela ne se passe pas très bien, d'après les informations recueillies auprès d'Alain Châtillon. Y a-t-il des leçons à en tirer pour le futur cahier des charges d'ADP en matière de prescriptions concernant la régulation ?
Enfin, je comprends que nous allons être obligés de créer une autorité de régulation pour la FDJ. Comment va-t-elle être financée ? Avec quel argent ? On va abandonner des dividendes qui allaient au budget de l'État pour accompagner une autorité de régulation ! J'ai un peu de difficultés à comprendre comment tout ceci est « ficelé ».
M. Emmanuel de Rohan-Chabot . - Il existe déjà une autorité de régulation des jeux en ligne, l'ARJEL. Il s'agit d'une autorité administrative au budget modeste, qui a eu une courbe d'apprentissage considérable depuis huit ans, puisqu'elle a été créée au moment de la loi 2010. L'ARJEL fait très bien son métier. Il s'agit d'étendre son champ d'application et ses capacités, et non de créer une nouvelle dépense inconsidérée.
M. Martin Vial . - Le ministre aura l'occasion de répondre durant les débats, et je demeure à la disposition de la commission spéciale.
Madame Lavarde, vous vous inquiétez de savoir si le fonds pour l'innovation de rupture ne risque pas, par exemple, de financer le Grand Palais. Le mécanisme relève de BPIFrance, qui détient 50 %. La raison sociale du fonds, qui cible exclusivement l'innovation, est fixée par un texte fondateur.
M. Lurel m'a interrogé hier au sujet des modalités. Le ministre l'a dit : aucune décision n'a été prise s'agissant de la privatisation. Juridiquement, la privatisation consiste à ce que l'État passe en dessous de 50 % de détention du capital ou des droits de vote. Dans le cas particulier, le ministre a clairement affirmé qu'il existait trois options :
- privatiser l'entreprise en cédant le contrôle à un investisseur, auquel cas la réglementation boursière s'appliquera et tout investissement supérieur à 30 % du capital d'ADP donnera lieu à une OPA ;
- céder l'intégralité de notre participation par petits blocs, sans qu'aucun investisseur ne détienne plus de 30 % du capital ;
- l'État restant actionnaire minoritaire dans ADP, céder le reste à des investisseurs industriels ou financiers.
Ces options restent ouvertes. Les décisions n'ont pas encore été prises. Il faudra s'assurer que les conditions de marché sont tout à fait correctes et contrôler le nombre de candidats possibles à l'investissement. C'est ce que l'on appelle l'intensité concurrentielle.
De ce point de vue, la mise en concurrence sera la règle quelles que soient les modalités. C'est un principe constitutionnel s'agissant d'une opération de privatisation. Il n'y aura donc pas d'opération de gré à gré.
M. Philippe Dominati . - La cession précédente du capital d'ADP n'a-t-elle pas été faite de gré à gré ?
M. Martin Vial . - Il ne s'agit pas d'une opération de privatisation, la cession du bloc à Schiphol et Vinci correspondant à 8 % du capital pour chacun. Toute opération de privatisation doit donner lieu à mise en concurrence. Les principes constitutionnels sont bien évidemment systématiquement respectés.
S'agissant de la question de M. Bazin à propos du terminal 4, le sujet est en discussion avec la DGAC, qui donnera toutes les autorisations nécessaires pour la constitution d'un investissement aussi important.
Il va de soi que l'opération de cession, quelles que soient les modalités que je viens de rappeler, tiendra compte de la construction de ce terminal si celle-ci est arrêtée. La valeur actuelle anticipe aussi de facto l'augmentation du potentiel d'équipements et du trafic d'ADP.
Vous avez soulevé la question des nuisances sonores. Toutes les dispositions actuelles seront pérennisées. En outre, il est prévu dans le cahier des charges que les critères environnementaux feront partie des points de contrôle qu'exercera la DGAC sur les investissements de l'entreprise. Ceci fait l'objet de préoccupations de la part du Gouvernement, des parlementaires et des collectivités locales, comme vous l'avez rappelé.
S'agissant des questions de Mme Primas, l'objectif est d'améliorer la qualité des services. Aujourd'hui, dans un indicateur international qui fait référence, ADP est au 37e rang des grands aéroports. L'objectif est que cet aéroport progresse encore. Même si la qualité des services s'est améliorée ces dernières années, il existe encore des marges de progression. Cela fait partie des objectifs.
Le montant des redevances constitue un débat, je le disais tout à l'heure. Il fera l'objet d'une discussion tous les cinq ans. Il est lié au niveau des investissements de l'entreprise. C'est un dialogue permanent entre les compagnies aériennes clientes de l'aéroport, ADP et la DGAC. Le mécanisme de double caisse prévu dans la loi fait que l'entreprise ne peut durablement dégager de rentabilité. Si la rentabilité de la caisse régulée est supérieure aux objectifs fixés dans le contrat, les redevances sont réajustées pour revenir au niveau de rentabilité cible, c'est-à-dire la rémunération du capital utilisé pour les investissements en question. C'est un point assez technique mais important pour l'économie globale.
Quant à Toulouse, il s'agit de l'aéroport de province dont le trafic a aujourd'hui le plus augmenté depuis la privatisation. La question est celle de la coexistence d'un investisseur chinois, qui détient aujourd'hui 40 % du capital, et des autres actionnaires, notamment les collectivités locales et la chambre de commerce et d'industrie. Les relations entre les acteurs n'ont pas toujours été faciles. Nous essayons de jouer un rôle pacificateur, mais surtout de promouvoir le développement et la bonne utilisation des ressources de l'aéroport.
L'enseignement que nous avons tiré de la privatisation de Toulouse-Blagnac concernait l'ensemble du processus de privatisation qu'on a utilisé pour Lyon et sur Nice, et qui a été radicalement différent. Les cahiers des charges qui ont été préparés pour l'exploitation et la privatisation ont été réalisés en concertation avec les collectivités locales. Le ministre de l'économie de l'époque les a rencontrés à diverses reprises. Celles qui voulaient céder leur participation, comme à Nice, ont été invitées à participer aussi au processus de cession.
M. de Rohan-Chabot a répondu pour ce qui est de l'autorité de régulation. Sans préjuger des décisions qui seront prises, je pense que l'on peut dire qu'il existe déjà une autorité qui formera le noyau de la future autorité globale.
M. Yves Crozet . - Une remarque sur l'effet miroir entre l'actionnaire privé et l'actionnaire public : Vinci abandonne les parkings du fait de leur taux de rentabilité très moyen, alors que, dans les aéroports, la hausse fait que la rentabilité augmente mécaniquement. Vinci est présent dans les aéroports du Portugal et beaucoup d'autres endroits. Ce sont les pays impécunieux qui ont privatisé leurs aéroports parce qu'il leur fallait trouver de l'argent. De son côté, ADP, qui a investi avec les Turcs dans différents aéroports, fait exactement le même choix en prévoyant de s'installer là où le trafic va se développer, notamment en Turquie, où l'effet de levier sera très important.
Les actionnaires vont mécaniquement là où les perspectives de profit sont les plus fortes du fait de la hausse du trafic. La stratégie de l'État consiste à se rapprocher des actionnaires qui sont prêts à vendre. Personne n'est aujourd'hui prêt à racheter la SNCF dans l'état où elle se trouve. Cela n'a pas de sens.
Il s'agit d'une opportunité financière partagée entre l'actionnaire public d'aujourd'hui et, peut-être, l'actionnaire privé de demain. Dans les trois options évoquées, quelle sera celle qui permettra la meilleure régulation possible et qui offrira à l'autorité publique la plus grande garantie de conserver un pied dans une affaire qui reste marquée par des questions de souveraineté ?
Mme Catherine Fournier , présidente . - Merci pour toutes ces informations.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat .
Audition de M. Bruno Le
Maire
ministre de l'économie et des finances
(Mercredi 12
décembre 2018)
Mme Catherine Fournier , présidente . - Nous clôturons nos auditions sur le projet de loi relatif à la croissance et à la transformation des entreprises (Pacte) avec celle de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances. Nos trois rapporteurs ont commencé leurs analyses il y a un mois. Nous avons entendu en commission Jean-Dominique Senard et nous avons organisé deux tables rondes, l'une réunissant des économistes et l'autre portant spécifiquement sur les privatisations.
Votre audition arrive en fin de processus, monsieur le ministre. Nous en attendons donc moins une présentation d'ensemble du projet de loi que des réponses à nos questions. Aussi, je vous demande de bien vouloir limiter autant que possible votre propos liminaire.
M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances . - J'obéirai à cette recommandation, madame la présidente, je serai bref dans ma présentation.
Le projet de loi Pacte arrive au Sénat dans des circonstances politiques qui ont radicalement changé en quelques mois. Nous faisons aujourd'hui face à une crise qui nous concerne tous : une crise sociale - la crise de ceux qui ont un travail mais qui n'arrivent pas à en vivre dignement -, une crise démocratique - des millions de Français estiment n'être représentés ni par vous, ni par les députés, ni par le Gouvernement, ni par l'exécutif - et une crise de la Nation - une nation qui se vit comme unie et ne supporte pas les déchirements territoriaux, qui se vit comme laïque et qui ne supporte pas de voir l'islam politique prendre tant de place, et qui se vit comme porteuse d'un projet collectif qu'elle n'arrive plus à définir. Je dis cela comme ministre de l'économie et des finances, mais aussi comme ancien parlementaire, comme élu local et comme ancien ministre de l'agriculture, qui a sillonné la campagne française et qui aime profondément la ruralité.
Ce projet de loi est une petite pierre - restons modeste - qui peut apporter une réponse au désespoir de millions de Français. En effet, dans la méthode, elle répond à ce qu'attendent les Français, c'est-à-dire du dialogue. Je remercie donc les députés, qui ont amélioré substantiellement le texte, au travers d'amendements issus de tous les groupes. Cette méthode a aussi consisté à associer des chefs d'entreprise, des élus, des salariés. Si ce texte a fait si peu de vagues et a recueilli une si large majorité en première lecture à l'Assemblée nationale, c'est parce que, quand on travaille ensemble, cela passe mieux. Je compte donc sur le Sénat, qui connaît si bien les territoires et le tissu économique français, pour améliorer encore ce texte.
Le premier volet de ce projet de loi concerne la simplification. Dans la colère qui s'exprime aujourd'hui, il y a aussi le ras-le-bol des artisans, des commerçants et des petits entrepreneurs, qui en ont assez de la paperasse, des taxes et des contraintes administratives. Or ce texte peut répondre à leur demande de simplification. Je donnerai un exemple : l'allègement des seuils sociaux. On supprime le seuil de vingt salariés, et, quand on ne franchit pas pendant cinq années consécutives le seuil de cinquante salariés, il n'y a pas d'obligation. Il y a aussi des simplifications dans les modalités de transmission.
Pour les salariés, on a simplifié le maquis incompréhensible de l'épargne retraite. Il n'y aura désormais plus qu'un produit portable au long de la carrière. Aujourd'hui, on change de métier et d'entreprise, on n'entre plus à vingt dans une entreprise dans laquelle on reste toute sa carrière. On gardera donc son produit d'épargne retraite toute sa carrière. De même, beaucoup de salariés sont en difficulté à la fin du mois ; ils veulent mettre de l'argent de côté, mais veulent aussi pouvoir le récupérer en cas de besoin. Avec ce texte, ils pourront libérer leur épargne retraite avant la fin de leur carrière. En outre, on n'obligera plus les salariés à toucher leur épargne sous forme de rente ; ils auront la liberté de la toucher en capital ou en rente, comme des citoyens libres et responsables.
Voilà des éléments de simplification qui répondent en partie à la colère qui s'exprime.
Un deuxième élément répond à cette colère : la justice. Nous voulons plus de justice dans notre économie. Il n'y a pas de succès économique sans justice économique. Cette justice se retrouve dans les mesures relatives à l'intéressement et à la participation ; nous supprimons le forfait social de 20 % pour toutes les entreprises de moins de 250 salariés qui versent de l'intéressement. Cela améliorera le salaire net de millions de salariés et cela incitera les petites entreprises à la performance économique. J'espère que beaucoup de PME et TPE s'empareront du dispositif.
La justice économique touchera aussi les indépendants. Le statut de conjoint collaborateur deviendra le statut par défaut des conjoints d'indépendants. Cela évitera à nombre de conjoints, souvent des femmes, de se retrouver sans protection sociale ni retraite.
J'en arrive au troisième volet du projet de loi ; nous voulons profiter de ce texte pour clarifier les rôles respectifs des entreprises et de l'État. Le monde de l'entreprise ne se limite pas à faire du profit. Elles valent beaucoup plus, et leurs salariés aussi. Ce qui transforme notre vie quotidienne provient des entreprises. Une entreprise est une collectivité dont l'activité a un sens et, d'ailleurs, les entreprises qui réussissent le mieux sur la planète sont celles qui se sont donné le sens le plus clair.
Ainsi, nous souhaitons modifier le code civil pour reconnaître ce sens de l'activité économique, en suivant les recommandations de Jean-Dominique Senard et de Nicole Notat. Nous valorisons le rôle des entreprises en leur faisant dépasser, si elles le souhaitent, le seul objectif de profit économique.
Nous redéfinissons aussi le rôle de l'État, qui n'a pas vocation à diriger des entreprises dont l'activité n'est pas stratégique, liée à l'indépendance nationale ou à la souveraineté nationale. D'où la privatisation des Aéroports de Paris (ADP), de la Française des jeux (FDJ) et d'Engie. Je rappelle en effet que 60 % des bénéfices d'ADP relèvent de la boutique de luxe ou de l'hôtellerie. Le reste - contrôle des pistes, des personnes, des frontières - restera dans les mains de l'État. Il me semble donc préférable de récupérer cet argent, environ 10 milliards d'euros, pour financer l'investissement dans des innovations profitables à terme mais non pas immédiatement - stockage des énergies renouvelables, programmes de santé ou encore intelligence artificielle.
C'est un texte auquel je crois profondément ; il est sorti meilleur et plus fort de l'Assemblée nationale ; il sortira encore meilleur et plus fort du Sénat.
Mme Catherine Fournier , président e. - Belle conclusion, monsieur le ministre...
Je vais donner la parole aux rapporteurs qui vous poseront leurs questions ; je propose que vous leur répondiez au fur et à mesure ; puis les sénateurs qui le souhaitent poseront aussi leurs questions.
Mme Élisabeth Lamure , rapporteur . - Merci de cet exposé. Ce texte est très attendu des entreprises, qui en espèrent de la simplification et une meilleure compétitivité.
Nous avons reçu des économistes lors d'une table ronde ; l'un d'eux a estimé que ce texte était un empilement de mesures utiles mais non décisives pour faire croître les entreprises.
Ma première série de questions porte sur les chambres consulaires. Le projet de loi de finances a réduit drastiquement le financement des chambres de commerce et d'industrie (CCI), qui devront recentrer leurs activités sur l'offre de prestations aux entreprises. Les centres de formalités des entreprises (CFE) sont dans l'incertitude jusqu'à 2023, date de disparition des guichets physiques ; le réseau souhaite mettre fin aux guichets dès 2020. Est-ce possible ?
Par ailleurs, les CCI sont leur propre assureur chômage. Lors de la première lecture à l'Assemblée nationale, vous avez annoncé rechercher avec Muriel Pénicaud les conditions de l'adhésion du personnel des CCI à l'Unedic ; où en êtes-vous ?
Le projet de loi prévoit la disparition des chambres régionales des métiers et de l'artisanat au profit des CMA de région. Le réseau s'oppose à cette mesure ; ne faut-il pas maintenir une organisation souple favorisant la proximité sur le territoire ?
Seconde série de questions, sur la certification et la publicité des comptes. Les commissaires aux comptes ont réagi fortement à l'alignement des seuils de certification légale des comptes sur les seuils européens. Cela aura pour effet de supprimer 80 % des mandats, et cela aura un impact lourd dans les territoires comptant peu de grosses entreprises ; on estime que 7 000 emplois seront supprimés. Ne faut-il pas repousser l'entrée en vigueur de cette mesure ?
En ce qui concerne la publicité des comptes, sans doute la transparence est essentielle pour l'administration et la justice, mais cela pose un problème de concurrence : les concurrents auront accès à des informations stratégiques pour les entreprises. Comment aiderez-vous les entreprises à protéger leurs informations confidentielles ?
En ce qui concerne les seuils sociaux, la suppression du seuil de vingt salariés est bienvenue et l'instauration du délai de cinq ans pour répondre aux obligations de franchissement du seuil est intéressante, mais cela ne va pas assez loin. Christian Saint-Étienne estime que ce seuil de cinquante salariés est le plus handicapant pour notre économie. Ne devrait-on pas le faire passer à cent salariés ?
La réforme des brevets nécessite de doter l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) en moyens humains pour y faire face. Quinze ingénieurs supplémentaires seront nécessaires. Pouvez-vous garantir que le plafond d'emplois de l'INPI ne sera pas abaissé ?
Enfin, les modalités de la procédure d'opposition administrative des brevets délivrés par l'INPI sont renvoyées à une ordonnance. Pourriez-vous nous en donner les grandes lignes ?
M. Bruno Le Maire . - Je veux rendre hommage à la manière dont les présidents de CCI travaillent sur cette réforme avec moi depuis plusieurs mois. Cette réforme est difficile, elle doit permettre d'engranger 400 millions d'euros d'économies et de réinventer le modèle des CCI, qui ne fonctionneront plus sur des taxes affectées mais sur des prestations. Pour que cette réforme réussisse, il faut répondre aux inquiétudes et aux questions des CCI. On leur permettra de modifier le statut de leur personnel, afin de leur donner la possibilité de recruter de manière plus souple.
En ce qui concerne le personnel des CFE, aller plus vite risquerait de brusquer la machine. Il faut prendre le temps de rassurer le personnel.
L'assurance chômage des CCI est un point clef. Muriel Pénicaud et moi-même négocions avec les partenaires sociaux. Nous sommes en bonne voie pour obtenir l'adhésion à l'Unedic du personnel des CCI ; il faut que les salariés ne soient pas perdants et que le coût ne soit pas trop élevé.
Les CMA nous ont transmis un avis en faveur de la régionalisation. Je suis leurs recommandations. J'écoute ce qu'il est possible de faire et ce qui ne l'est pas. Un rapprochement avec les CCI, au moins pour le fonctionnement - par exemple le partage des locaux -, est probablement à encourager ; en revanche, je ne suis pas favorable à leur fusion totale, qui effacerait l'identité des métiers et des artisans.
Nous avons produit deux rapports sur les commissaires aux comptes : le premier, de l'Inspection générale des finances, a été jugé provocant par les commissaires aux comptes. Comme j'écoute toujours avant de décider, j'ai demandé un second rapport, rédigé, cette fois-ci, en collaboration avec des commissaires aux comptes, afin d'infléchir le premier. Cela aboutit à des propositions qui doivent éviter de faire peser une menace trop forte sur les commissaires aux comptes, en particulier dans les communes petites ou moyennes. D'autres compétences seront confiées aux commissaires aux comptes, comme l'obligation d'audit des sociétés filles lorsque la société mère est importante.
On a pris en compte la quasi-totalité de leurs demandes, mais on ne peut pas à la fois lutter contre la surtransposition des directives et reculer devant l'adoption d'un seuil européen plus favorable aux PME, qui me disent que la certification des comptes leur coûte 5 500 euros par an en moyenne. Il faut aussi écouter les demandes de simplification des PME !
Le passage du seuil de cinquante à cent salariés est un vrai débat, que nous aurons plus longuement en séance.
En ce qui concerne le seuil de représentativité, il serait sage, selon moi, de ne pas y toucher. Je suis attaché à la représentation syndicale, écoutons les mouvements actuels. Il faut plus de dialogue et de représentation syndicale pour porter une parole collective.
Je pense par exemple au cas de la reprise de l'usine de Ford, à Blanquefort, par Punch. Les huit cents salariés de ce site sont exceptionnels, ils ont accepté des conditions de reprise qui forcent l'admiration - gel de salaire pendant trois ans, suppression de jours de réduction du temps de travail, conditions de travail plus difficiles. Je ne me serais jamais imaginé appelant Philippe Poutou pour le remercier de son sens des responsabilités, mais c'est pourtant ce que j'ai fait, car, sans lui, il n'y aurait pas de reprise. J'espère que la direction de Ford comprendra qu'avec des salariés aussi responsables et constructifs, on ne rejette pas une offre de reprise. Sinon, cela attisera beaucoup de colère, et légitimement. Donc, ne touchons pas au seuil de cinquante salariés pour la représentativité des syndicats.
Pour le passage du seuil de cinquante à cent salariés, le coût est très lourd mais cela mérite une discussion.
Sur le plafond d'emplois de l'INPI, aucune modification ne me semble prévue ; il sera adapté à la nouvelle mission d'examen du critère d'inventivité.
Sur la publicité des comptes, il y a effectivement surtransposition, et je suis prêt à revenir dessus. Je crois à la cohérence d'une politique. La politique que je conduis sous l'autorité du Premier ministre et du Président de la République s'appuie sur deux piliers simples : améliorer l'offre économique française - compétitivité, loi Pacte, allègements de charges, simplifications - et redresser les finances publiques. Je tiendrai ces deux piliers, qui font la force de notre politique. Il n'y a pas de croissance économique solide et durable sans redressement des finances publiques.
Certes, le Président de la République vient d'annoncer 10 milliards d'euros de dépenses supplémentaires ; c'est une décision sage et nécessaire pour ramener le calme dans le pays, mais nous ferons tout pour rester le plus près possible de 3 % de déficit public en 2019. En retirant la transformation du CICE en allègement de charges, le déficit de 2019 aurait été de 1,9 %. Avec des dépenses supplémentaires, nous allons dépasser 3 %, mais nous ferons le maximum pour nous en rapprocher le plus possible.
Cela peut passer par la maîtrise de dépenses publiques, par un effort spécifique demandé aux grandes entreprises - j'y suis favorable - et par la taxation des géants du numérique, qui devrait rapporter en année pleine 500 millions d'euros.
Le fait de rester le plus près possible de 3 % est aussi ce qui nous permettra de poursuivre les transformations économiques et sociales de notre programme - réforme de l'État, réforme de l'assurance chômage, réforme des retraites. Nous sommes donc responsables et nous croyons à nos engagements européens, donc nous ferons le maximum pour nous rapprocher du déficit de 3 %.
M. Jean-François Husson , rapporteur . - Vous avez face à vous des élus qui sont également responsables, monsieur le ministre. Je partage votre constat : la météo politique ayant considérablement changé, nous ferons en sorte de tenir le cap.
J'ai cinq questions. L'article 51 du projet de loi porte cession de la Française des jeux (FDJ) au secteur privé, mais les modalités concrètes de cette privatisation ne sont pas précisées, notamment pour ce qui concerne la régulation. Même la refonte de la fiscalité des jeux est renvoyée aux calendes grecques. Cela ne revient-il pas à demander au législateur un chèque en blanc ?
Sur la privatisation d'ADP, comment faire en sorte que cette privatisation ne nuise pas aux intérêts des compagnies aériennes françaises, si les redevances aéroportuaires augmentent ? Ne faudrait-il pas renforcer les pouvoirs de l'Autorité de supervision indépendante (ASI), ou confier la régulation à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer) ?
Le Fonds pour l'innovation est en place depuis janvier 2018, avec une dotation importante : 1,6 milliard d'euros en numéraire et 8,4 milliards d'euros de titres EDF et Thalès prêtés par l'État. Ce fonds apportera dès cette année un soutien annuel de 250 millions d'euros à l'innovation. Votre objectif est donc assuré sans avoir à procéder aux cessions envisagées. L'État ne risque-t-il pas de perdre le contrôle de deux actifs stratégiques sans réel bénéfice pour le financement de l'innovation ?
Je partage votre volonté d'orienter l'épargne des Français vers les fonds propres de nos entreprises ; cela passe par la réforme de l'assurance-vie. Pensez-vous que votre toilettage permettra de répondre à l'enjeu au travers du contrat « euro croissance », qui a bien du mal à décoller ?
Enfin, sur les crypto-actifs, le Sénat a toujours protégé les épargnants. Le développement des levées de fonds en monnaie virtuelle représente un défi. Pour limiter la fraude, vous proposez un système de visa et d'agrément sur une base volontaire. Pourquoi ne pas le rendre obligatoire ?
M. Bruno Le Maire . - S'agissant des privatisations, je vous présenterai de manière détaillée au cours des débats un dispositif sur les modalités de fiscalité des jeux. Il n'est pas question de demander un chèque en blanc au Parlement, d'ailleurs vous ne le signeriez pas !
Nous voulons aussi renforcer la régulation sur les jeux et mettre en place un dispositif de régulation strict, en particulier pour lutter contre l'addiction des mineurs au jeu. Une autorité indépendante sera créée à cet effet, avec des moyens renforcés par rapport à ce qui existe aujourd'hui. En ce qui concerne l'aspect strictement financier, il y a parfois une confusion entre les dividendes de la Française des jeux, assez modestes, de l'ordre de 80 millions d'euros, et les recettes fiscales, qui s'élèvent à plus de 3 milliards d'euros et qui, elles, resteront inchangées pour le budget de l'État.
S'agissant d'ADP, nous avons défini un cahier des charges très strict qui a été renforcé lors de l'examen à l'Assemblée nationale. Il inclut ainsi des dispositions sur l'emploi adoptées à l'initiative des communistes. Il instaure aussi un contrôle sur les redevances pour éviter de pénaliser les compagnies françaises et en particulier Air France.
Les titres d'EDF et Thales ne figurent au fonds pour l'innovation qu'à titre provisoire et exceptionnel. L'objectif est que le fonds soit doté à terme de 10 milliards d'euros pour rapporter de 250 à 300 millions d'euros par an, soit 2,5 à 3 milliards sur 10 ans. Ce fonds pour l'innovation de rupture a vocation à préfigurer un fonds européen pour nous permettre de gagner cette bataille que nous sommes en train de perdre sur les innovations de rupture face aux États-Unis ou à la Chine : songez au lanceur réutilisable dans le secteur spatial, à l'Intelligence artificielle, au stockage de l'énergie renouvelable, etc. Si l'on n'y prend pas garde, ces innovations seront américaines ou chinoises exclusivement. Il faut que les nations européennes se regroupent.
Nous voulons des fonds d'assurance vie plus dynamiques. L'encours global de l'assurance-vie s'élève à 1680 milliards d'euros, mais uniquement 10 % sont placés en actions. Le texte dynamise les fonds « euro-croissance » tout en simplifiant le dispositif. Les assureurs nous demandent aussi de modifier les ratios prudentiels sur leurs investissements en actions, objectif auquel je souscris totalement. Si l'on veut que les assureurs puissent investir davantage en actions, il ne faut pas, en effet, leur imposer des exigences en fonds propres prohibitives comme c'est le cas aujourd'hui. Nous devons aussi obtenir une modification de la réglementation européenne. En revanche, je tiens à rappeler que nous avons fait le choix de ne pas faire de Big Bang pour l'assurance-vie, en ne touchant pas à la garantie en capital.
Vous avez parfaitement raison de souligner que les crypto-actifs constituent un marché volatil et fragile. Ils sont soutenus par la technologie de la blockchain très prometteuse dans le secteur financier et dans d'autres secteurs. Nous ne pouvons passer à côté de cette révolution. C'est pour cela que l'on a retenu la voie optionnelle. Plus les crypto-actifs et les crypto-monnaies sont volatils, plus le visa de l'Autorité des marchés financiers (AMF) aura de la valeur pour l'investisseur, lui fournissant un certain nombre de garanties que les autres crypto-actifs ne lui fourniront pas.
M. Michel Canevet , rapporteur . - La situation sociale appelle des propositions nouvelles, et le président de la République en a formulé. D'autres mesures nouvelles seront-elles présentées lors de l'examen du projet de loi Pacte ?
En dépit de la volonté de simplification, le dispositif de l'épargne salariale est très lourd et difficile à appréhender pour les petites entreprises qui n'ont pas de direction des ressources humaines. La formule de calcul de la participation, en particulier, est ancienne et très complexe. Pourquoi ne pas avoir envisagé de la simplifier de façon à rendre le dispositif beaucoup plus lisible ?
L'actionnariat salarié est important pour impliquer les salariés dans l'entreprise. Une disposition adoptée à l'Assemblée nationale exclut les représentants des entreprises pour les opérations de vote concernant certaines décisions des conseils de surveillance des fonds communs de placement en entreprise (FCPE). Cette décision n'est-elle pas trop défavorable aux entreprises qui pourraient en conséquence limiter le développement de ces fonds ?
Concernant la gouvernance des sociétés, vous avez évoqué aussi la question de la responsabilité sociale et environnementale. L'article 62 quinquies A, voté à l'Assemblée nationale, prévoit la nullité des délibérations du conseil d'administration lorsque la parité n'est pas respectée. Cela crée un risque d'insécurité juridique.
Enfin le texte prévoit le recours à de nombreuses ordonnances. Trop à mon goût. Pourquoi n'avez-vous pas plutôt privilégié l'introduction de mesures législatives dans le corps de la loi ? La question des tarifs du gaz ou de l'électricité ne mérite-t-elle pas un débat parlementaire ?
M. Bruno Le Maire . - Certaines dispositions nouvelles ont été introduites par les députés. Rien n'interdit aux sénateurs d'introduire d'autres dispositions sous réserve qu'elles respectent l'esprit du texte.
M. Michel Canevet , rapporteur . - Le Gouvernement proposera-t-il de nouvelles mesures au Sénat ?
M. Bruno Le Maire . - Peut-être sur les CCI si cela est nécessaire, mais l'objectif du gouvernement n'est pas de rajouter des articles à un texte qui en comprend déjà beaucoup. En revanche, les sénateurs sont libres, bien entendu, d'enrichir ou de compléter le texte. Par exemple, si vous arrivez à trouver la formule magique sur la participation, je suis preneur. La formule de calcul est trop compliquée mais on s'arrache les cheveux sur ce sujet depuis longtemps. Il faudrait parvenir à la simplifier mais on n'est pas encore arrivé à trouver un accord là-dessus. J'ai demandé à l'Inspection générale des finances de nous faire des propositions.
Sur l'actionnariat salarié, l'objectif est de parvenir à une représentation équilibrée entre les représentants des salariés et de l'employeur dans les fonds d'actionnariat salarié. Je ne souhaite pas exclure ou mettre en minorité les employeurs dans les fonds. Donc, il convient de trouver une solution. Le débat au Sénat nous y aidera. La nullité des délibérations lorsque l'objectif de parité n'est pas atteint ne figurait pas dans le texte initial du gouvernement, mais cela a été une demande forte des députés. J'avais émis un avis de sagesse positive. Le dispositif est contraignant mais je constate que les dispositifs incitatifs n'ont pas permis d'instaurer la parité dans le paysage économique français. Lorsque le Président de la République a réuni les patrons du CAC 40 et les plus grands patrons français, il n'y avait qu'une poignée de femmes sur une centaine de patrons...C'est inacceptable. C'est pourquoi je suis favorable à des dispositifs plus contraignants sur la parité.
Enfin, les ordonnances seront demandées sur les sujets extrêmement techniques mais chaque sujet sera présenté de manière totalement transparente.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Merci. Si vous me le permettez, monsieur le ministre, je constate toutefois que vous êtes entouré de beaucoup de collaborateurs masculins au sein de votre cabinet...
M. Bruno Le Maire . - Tous mes collaborateurs ne sont pas présents aujourd'hui avec moi pour cette audition !
M. Martial Bourquin . - Nous aurons un débat politique en séance sur la privatisation d'actifs stratégiques pour la France. ADP est un actif stratégique de l'État. Au-delà des questions partisanes, on peut s'interroger sur l'intérêt de cette privatisation. ADP est profondément liée à Air France. Or la situation d'Air France est difficile. Est-ce que le gouvernement a bien évalué cette privatisation ? Le droit européen rend possible une exploitation sans limite de temps. Tant que la société est dans le domaine public, cela ne pose pas de problème, mais si demain elle était privée, cela pourrait poser des problèmes à cet égard. Nous avons aussi en tête la privatisation des autoroutes. La privatisation c'est un fusil à un coup. Or la participation de l'État au capital d'ADP vaut 9 milliards d'euros et rapporte 174 millions de dividendes par an. Cela mérite d'avoir un débat sur ces questions ! Quand on voit la situation de nos autoroutes et la difficulté pour l'État de financer des infrastructures après ces privatisations, on peut s'interroger sur l'intérêt de l'opération. Le monopole public de l'État ne pose pas de problème mais si demain un groupe privé dirigeait ADP, cela pourrait en poser. Vous avez évoqué une participation plafonnée à 70 % pour éviter un droit d'exploitation éternel. ADP vaut 16 milliards d'euros en Bourse. Sa valorisation pourrait monter en cas de privatisation à 25 milliards d'euros. La privatisation est-elle une bonne affaire pour l'État ? Ce n'est pas sûr. Mieux vaudrait conserver ces actifs stratégiques que sont les deux aéroports de la région parisienne, qui sont aussi les aéroports de la France. En Angleterre, qui est allée très loin dans les privatisations, on observe un retour en arrière. Même les conservateurs disent que les privatisations sont allées trop loin et travaillent à redéfinir un contrôle de l'État sur les grandes infrastructures.
Mme Anne Chain-Larché . - L'État est à la recherche de rentrées financières immédiates. Il ne faut pas se voiler la face. On nous présente les privatisations en disant que l'on va réduire la dette de 0,4 % de PIB, mais c'est sans compter les récentes promesses du Président de la République pour calmer la crise que nous traversons ! La privatisation d'ADP sera une opération one shot et l'on se séparera définitivement d'une société hautement stratégique. Les aéroports de Paris sont la porte d'entrée de la France et la porte d'entrée de beaucoup de capitales européennes également. Des dizaines de millions de personnes y transitent chaque année. Comment sera assurée leur sécurité demain ? ADP représente aussi un moteur économique qui irradie toute la France. Quel sera le contrôle de l'État ? Vous avez évoqué un cahier des charges sur les hausses de redevances. Il est important que nous soyons rassurés dès à présent sur l'impact sur les compagnies aériennes. ADP représente également une réserve foncière importante. On peut s'attendre à des spéculations sur nos territoires qui seront difficiles à endiguer.
Les représentants des chambres consulaires nous ont alertés sur la question de la cession des entreprises et de l'obligation d'information des salariés. En 2014, la loi sur l'économie solidaire, dite loi Hamon, a créé une obligation d'information des salariés en cas de cession d'entreprise sous peine de sanctions allant jusqu'à l'annulation de la vente. En juillet 2015, le Conseil constitutionnel a jugé la sanction disproportionnée à la liberté d'entreprendre. En août 2015, la loi Macron a intégré la disposition préconisée par les sages et a adouci l'obligation d'information des salariés. Il nous semble que le projet de loi revient sur cet assouplissement. J'aimerais comprendre quelle est l'intention du gouvernement pour pouvoir, tout simplement, informer et rassurer les salariés.
Je veux enfin rejoindre l'éloge que vous avez fait de la responsabilité des salariés. C'est tout particulièrement le cas à l'usine Arjowiggins Security que vous nous aidez, monsieur le ministre, à essayer de sauver.
M. Fabien Gay . - Nous traversons une crise politique et démocratique très forte qui s'est accentuée dernièrement mais qui n'a pas commencé avec vous. Les revendications ne me font pas mal aux oreilles : hausse du Smic, augmentation des salaires, rétablissement de l'ISF, etc. Mais il faut être humble car nous sommes tous mis dans le même sac. Ceux qui jouent à mépriser les corps intermédiaires, les élus locaux, les syndicats, les partis politiques jouent avec le feu. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut un dialogue et je suis assez heureux que l'on ait pu enfin le renouer. Vous avez parlé de justice économique, et donc d'intéressement et de participation ; à l'inverse, je souhaite la justice sociale, ce qui suppose la hausse des salaires, et pas simplement des revenus. Depuis 30 ans, 10 points de richesse nationale sont passés du travail au capital. Il est normal que les gens pointent la question de la justice sociale. Le Président de la République n'a pas répondu au problème avec la hausse du SMIC à 100 euros, car il n'a pas touché à cette question fondamentale.
En outre, je pense que l'on ne pourra pas faire l'économie d'un débat sur le CICE qui donne 40 milliards d'euros aux entreprises, sans conditions.
M. Philippe Dominati . - Ce texte est attendu et va dans le bon sens, mais je voudrais revenir également sur la privatisation d'ADP. Je suis plutôt partisan de l'économie libérale, mais là, je reconnais que j'ai un doute sérieux. D'abord en tant qu'élu parisien, parce que souvent les Parisiens ou les Franciliens sont sollicités pour financer les infrastructures de transport. Tout a commencé avec un projet de liaison entre le coeur de la capitale et l'aéroport Charles-de-Gaulle. Un groupe privé a voulu obtenir la concession, mais comme ce n'était pas rentable, il a choisi de rentrer subrepticement dans le capital d'ADP, à hauteur de 4,5 %, à 78 euros l'action. En cinq ans, l'action a doublé et on annonce la privatisation d'ADP. Selon le gouvernement, les dividendes sont faibles. Mais qui fixe les dividendes d'ADP, si ce n'est le conseil d'administration que contrôle le gouvernement ? Bien des pays refusent de se dessaisir d'un actif aussi stratégique que leurs aéroports. Au-delà de la région parisienne, c'est l'image de la France qui est en jeu. L'utilisation des recettes de la cession est aussi problématique. Alors que le budget du Grand Paris Express dépasse de 20 milliards la prévision initiale, pour s'établir à 40 milliards d'euros, il serait judicieux que le produit de la privatisation soit fléché vers les transports collectifs en Île-de-France, afin d'éviter que les entreprises payent des taxes nouvelles pour financer les aménagements. Je ne suis pas convaincu par vos arguments en faveur de la privatisation : la recette ne rapportera pas plus au budget de l'État que ce que le Président de la République a lâché en une soirée...
M. Richard Yung . - Je ne parlerai pas d'ADP. Le texte est très attendu et plutôt bien accueilli dans les industries et les entreprises. Le texte est déjà assez complexe et nous devrons veiller à ne pas trop l'alourdir. Mes questions sont d'ordre technique : est-ce que les apprentis et les salariés en formation seront pris en compte dans le calcul des seuils ? Le texte comporte des mesures pour faciliter l'utilisation de l'épargne-retraite avant la retraite, pour l'achat de la résidence principale par exemple. Ne pourrait-on aller un peu plus loin ? Enfin, la procédure d'opposition qui est envisagée en matière de brevets pose une série de problèmes assez difficiles à résoudre et suscite une résistance assez forte des déposants. Comment l'Institut national de la propriété industrielle (INPI) peut-il analyser l'activité inventive, avec 80 examinateurs ? C'est impossible.
M. Bruno Le Maire . - Messieurs Bourquin et Dominati, madame Chain-Larché, nous aurons en séance publique un débat sur la privatisation d'ADP, que vous avez qualifié d'actif stratégique. Mais en quoi l'État valorise-t-il l'entreprise ? Quel est son intérêt d'en posséder la majorité et de la conserver ? Je vous accorde que, d'un point de vue stratégique, ADP représente la clé d'entrée aérienne sur le territoire national. Néanmoins, rien ne changera en matière de contrôle aux frontières, de sécurité ou de rotations, dont les modalités seront inscrites dans le cahier des charges et mises en oeuvre sous le contrôle de l'État.
Depuis 2005, l'État possède 56,6 % de l'entreprise, le solde appartenant à des agents privés - flottants ou grands investisseurs à l'instar de Vinci - qui disposent d'un droit de jouissance illimité sur les infrastructures. Si nous avions opté pour une privatisation sèche, un article de loi aurait suffi. J'ai refusé cette solution, que ne n'ai pas même présentée au Président de la République, car je ne souhaite pas qu'un acteur privé possède un droit de jouissance illimité. Nous prévoyons, en conséquence, une concession d'une durée de soixante-dix ans, à l'issue de laquelle les actifs seront rétrocédés à l'État. Vous pourriez vous interroger sur les garanties offertes par un tel mécanisme, au regard du constat qui peut être objectivement dressé sur les sociétés d'autoroute. J'étais, à l'époque, directeur de cabinet du ministre concerné et je reconnais que cela fut une erreur de ne pas imposer de garanties. S'agissant d'ADP, une révision des tarifs aéroportuaires est prévue selon un rythme quinquennal, sous le contrôle de l'État. Nous imposerons également des obligations d'investissement sur les actifs - le projet du terminal 4 devra notamment être mené à son terme - afin qu'ils ne soient pas dépréciés à l'issue de la concession. Sur la demande des parlementaires, nous avons prévu que certaines collectivités territoriales pourront entrer au capital d'ADP et, ainsi, participer aux décisions. Je conçois que d'aucuns estiment trop élevés les tarifs autoroutiers, mais n'oublions pas que l'unique portion d'autoroute encore sous le contrôle de l'État se trouve en piteux état. L'État n'a plus les moyens d'entretenir de telles infrastructures aussi bien que les entreprises privées. Les activités relevant de la souveraineté nationale - police aux frontières, contrôle des personnes et des bagages - resteront sous la responsabilité de l'État.
Je ne crois pas pouvoir être qualifié de néo-libéral après avoir nationalisé STX et oeuvré pour sauver l'aciérie Ascoval. La logique du marché de l'acier ne plaidait pas pour une telle solution, mais les 285 salariés de l'entreprise, dont la compétence n'a pas de prix, méritaient que nous nous battions. J'ai agi à rebours de nombreuses recommandations et j'en suis fier. L'économie doit avoir un sens au-delà du compte de résultat, notamment dans les circonstances actuelles. Nous mettrons donc 25 millions d'euros d'argent public dans Ascoval ; je trouve cela légitime, ce qui me semble éloigné d'une posture néo-libérale.
Nous aurons, monsieur Gay, une discussion sur l'intéressement et la participation. À mon sens, la justice sociale réside d'abord dans le fait de disposer d'un emploi. Veillons, en agissant trop brutalement sur les rémunérations, à ne pas favoriser le chômage. L'intéressement et la participation permettent d'éviter un tel écueil, même si, il est vrai, ces rémunérations sont exemptes de cotisations. Le débat sur la justice des rémunérations, passionnant, ressort presque de la philosophie.
Monsieur Yung, les apprentis et les salariés en formation sont inclus dans le calcul des seuils à proportion du temps passé dans l'entreprise. J'estime, par ailleurs, que l'INPI sera en mesure de mettre en oeuvre l'examen que vous mentionnez d'ici deux ans. Enfin, madame Chain-Larché, le projet de loi ne modifie rien s'agissant des cessions d'entreprise et des obligations d'information.
M. Jacques Genest . - Votre projet de loi apporte des améliorations notables, notamment au bénéfice des PME. Je ne crois, en revanche, nullement à votre argument du désendettement pour justifier les privatisations envisagées. L'exemple des sociétés d'autoroute illustre bien les inconvénients de la méthode... Vous avez mentionné les autorités de contrôle indépendantes. À mon sens, des économies pourraient également être trouvées dans les agences de l'État, avant de songer à supprimer des services publics en milieu rural. Je terminerai par une maxime paysanne de l'Ardèche : autrefois, entre la vache et le veau, le paysan vendait le veau, car il avait compris que s'il vendait les deux, il n'aurait, l'année suivante, ni lait, ni veau. Je crois que l'abandon du bon sens paysan par nos dirigeants explique une part de la crise actuelle...
Mme Dominique Estrosi Sassone . - Le quatrième contrat de régulation économique, signé entre l'État et ADP pour fixer le montant des redevances et des investissements, sera-t-il arrêté avant la privatisation et, le cas échéant, intégré au cahier des charges ? Au cours du débat budgétaire, le Sénat a adopté, contre l'avis du Gouvernement, un amendement exonérant le loto du patrimoine de contributions : contribution sociale généralisée (CSG), contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS), prélèvement au bénéfice du Centre national pour le développement du sport (CNDS) et taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Olivier Dussopt a alors indiqué que la fiscalité des loteries ferait l'objet d'un débat plus large à l'occasion du projet de loi dit Pacte. Le confirmez-vous ? Comment garantir la pérennité du loto du patrimoine après la privatisation de la FDJ ?
Mme Sophie Primas . - Je me félicite de la nomination d'Anne Rigail au poste de directrice générale d'Air France : il n'est donc nul besoin de quotas imposés par la loi pour permettre aux femmes de diriger nos grandes entreprises... La privatisation de la FDJ va entraîner une importante dynamique pour le monde des jeux. Je m'inquiète, à cet égard, des difficultés qui pourraient s'aggraver pour le Pari mutuel urbain (PMU) et pour France Galop et mettre en danger certains hippodromes. Prévoyez-vous un accompagnement spécifique dans le cadre de la privatisation ? Par ailleurs, le projet de loi prévoit d'inclure la responsabilité sociale et environnementale (RSE) dans l'objet social des entreprises. Je ne comprends pas que vous défendiez une telle disposition tout en prônant davantage de liberté. N'existe-t-il pas, en outre, un risque contentieux ? À trop les contraindre, les entreprises pourraient mener des actions de RSE alibis pour éviter toute mise en cause, au lieu de s'engager véritablement. Enfin, comment comptez-vous garantir la survie des écoles des réseaux consulaires dans le cadre de la réforme des CCI ? Elles proposent de nombreuses formules en apprentissage, qu'elles risquent de délaisser au profit de formations continues ou à destination des étrangers, plus rémunératrices.
M. Bruno Le Maire . - Monsieur Genest, il faut imaginer que la vache donnera beaucoup de veaux ! L'objectif des privatisations n'est pas tant le désendettement, que la création du fonds pour l'innovation de rupture. Nos start-up innovantes comme nos laboratoires de recherche ont d'importants besoins de financement. À titre d'illustration, les biais de sélection de données dans l'intelligence artificielle, sujet démocratique majeur, nécessitent un décryptage complexe des algorithmes gourmand en investissements. Je partage, par ailleurs, votre avis s'agissant des agences de l'État.
Madame Estrosi Sassone, le contrat de régulation pour la période 2020-2025 doit être signé au mois d'avril 2021. Si le Parlement a donné son accord à une concession d'une durée de soixante-dix ans et que celle-ci est réalisée, l'État négociera avec les investisseurs concernés. Si la cession n'a pas eu lieu à cette date, nous mènerons une négociation classique avec ADP. Mon collègue Olivier Dussopt a raison s'agissant de la fiscalité des jeux. Un amendement vous sera présenté pendant le débat. L'avis du Conseil d'État est en cours d'élaboration et nous vous fournirons au plus vite les informations. Mais, soyez rassurée, le loto du patrimoine sera maintenu.
Jean Arthuis prépare un rapport sur les hippodromes, mais aucun accompagnement n'est prévu, madame Primas, à l'occasion de la privatisation de la FDJ. S'agissant de l'objet social des entreprises, c'est facultatif et il s'agit d'une obligation de moyens, non de résultat. Simplement, la RSE sera établie en tenant compte des enjeux sociaux et environnementaux. L'absence d'obligation de résultat élimine le risque contentieux. Quant aux écoles du réseau consulaire, il convient effectivement de veiller, dans le cadre du prochain contrat d'objectifs et de performance, au maintien des plus fragiles, qui ne peuvent survivre sans la taxe pour frais de chambre (TFC). Il conviendra aussi de préserver en priorité les CCI en milieu rural, qui peinent à se financer par des prestations aux entreprises.
M. Jean-Raymond Hugonet . - J'ai particulièrement apprécié la teneur de votre propos introductif où, à trois reprises, vous avez cité la Nation, et dans lequel vous avez fait mention de la nécessaire réduction des dépenses publiques. Hélas, notre nation est en lambeaux, tandis qu'aucune mesure structurelle ne garantit la maîtrise des dépenses publiques. Le sujet central de la privatisation d'ADP réside dans la procédure de la double caisse, l'une pour ce qui coûte, l'autre pour ce qui rapporte, pas incongrue mais très exceptionnelle en matière de gestion de plateformes aéroportuaires. J'aimerais avoir des précisions relatives à la péréquation qui doit s'opérer entre les deux caisses pour que des dividendes substantiels soient versés.
M. Pierre Louault . - Votre projet de loi comporte de nombreuses mesures favorables. Il conviendrait néanmoins d'apporter davantage de souplesse aux CCI, qui jouent un rôle majeur en matière de formation et de création d'entreprises artisanales, d'étaler sur trois ans la réforme des commissaires aux comptes et d'oser s'attaquer à l'administration centrale, coûteuse et trop éloignée des réalités du terrain.
M. Vincent Segouin . - Depuis fort longtemps, la France a placé sa stratégie économique dans les entreprises du CAC 40. Vous souhaitez désormais renforcer les PME. Mais, tandis que les premières sont taxées à hauteur de 8 % environ, les secondes paient l'impôt à hauteur de 33 %. Le projet de loi Pacte suffira-t-il à modifier la donne sans réforme de ces taux ?
M. Serge Babary . - La réforme des CCI ne doit pas faire l'impasse sur leur rôle en matière d'animation économique des territoires. Je suis favorable à une mutualisation de leurs moyens à l'échelon régional, mais leur présence dans les départements doit être préservée, en s'appuyant notamment sur des représentants élus au niveau départemental.
M. Jean-Marc Gabouty . - Le pouvoir d'achat et la justice sociale représentent deux sujets préoccupants pour nos concitoyens. Votre projet de loi les traite par l'intéressement et la participation qui, contrairement à l'opinion émise par notre collègue Fabien Gay, constituent une part variable de rémunération. Vous renvoyez les mesures afférentes à des accords de branche, mais ne prévoyez pas de les rendre applicables aux entreprises comptant entre vingt et cinquante salariés. Les partenaires sociaux s'y montrent défavorables, bien que 20 % d'entre elles proposent déjà ces dispositifs à leurs salariés. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?
M. Bruno Le Maire . - Monsieur Hugonet, la Nation nous rassemble tous et je crois à la maîtrise des dépenses publiques comme condition de sa réhabilitation et de notre succès économique. Le Président de la République a fait des annonces nécessaires et justes, mais nous devons désormais trouver des solutions pour nous rapprocher au maximum de la règle des 3 % de déficit, que nous avons acceptée et qui nous permet de bénéficier d'une monnaie forte, en mettant notamment à contribution les grandes entreprises et les géants du numérique. Nous pourrons ainsi accélérer les indispensables réformes structurelles.
Rappelez-vous à quelle vitesse nos comptes publics se sont dégradés depuis dix ans : en 2007, la dette publique représentait 64 % du PIB, et cette proportion a bondi de plus de 30 points en quelques années ! Nous nous approchons des 100 % mais nous avons commencé à redescendre. Si nous pouvions accélérer le rythme, ce serait mieux.
Il y aussi une sorte de mécanique infernale avec les prélèvements obligatoires : rien ne semble pouvoir arrêter l'augmentation des impôts et des taxes, année après année. Il faut inverser cette tendance ! Nous avons commencé à le faire. Comme ministre des finances, je veux réduire les impôts des Français - et je n'ai pas pour habitude de leur vendre des illusions : ministre de l'agriculture, j'ai toujours dit les choses avec franchise et le plus clairement possible aux agriculteurs. Je le dis avec la même franchise et la même clarté au contribuable français : si nous voulons accélérer la baisse des impôts, il faut accélérer la baisse des dépenses, car je ne connais aucune solution miracle pour baisser les taxes et les impôts sans baisser les dépenses.
La double-caisse, du strict point de vue de la maîtrise des finances, est parfaitement vertueuse. L'une des deux, le duty free , rapporte beaucoup et l'autre, les redevances aéroportuaires, coûte gros. L'intérêt de la double caisse est d'éviter que des performances moins positives sur les activités de service public soient systématiquement dissimulées par les revenus commerciaux, ce qui supprime l'incitation à améliorer le service public. Elle fait la transparence sur les prix, quand la caisse unique a un effet inflationniste : à Heathrow, où il y a une caisse unique, les tarifs ont fortement augmenté au cours des dix dernières années, alors qu'à Paris, les redevances d'ADP sont celles qui ont le moins augmenté depuis dix ans. L'aéroport de Francfort, qui est l'un des mieux gérés d'Europe, a un système de double caisse.
Sur la réforme de l'État, vous parlez d'or. Pour avoir dirigé plusieurs administrations centrales, je considère qu'on peut encore faire des efforts. Il faut toutefois préserver les services publics, notamment en zone rurale, et demander des efforts plus importants aux administrations centrales. Nous pouvons faire mieux que ce que nous avons fait, tous gouvernements confondus, depuis vingt ans.
Vous avez évoqué les taux de prélèvements : pour parler simplement, il faut aller chercher l'argent là où il est. Notre fiscalité prend l'argent là où il n'est pas et ne le prend pas là où il est. C'est pourquoi je me bats avec détermination pour que les géants du numérique soient imposés. D'abord parce que, comme n'importe quel Français j'ai soif de justice : que mon libraire paie 14 points d'impôts de plus qu'Amazon qui lui fait directement concurrence pose un véritable problème. Mais il y a aussi une considération d'efficacité : comme la valeur est de plus en plus dans les données, il est indispensable de les fiscaliser. Le combat est difficile, vu les intérêts économiques considérables en jeu.
Au G7 Finances que je présiderai l'année prochaine, la taxation minimale sera ma priorité absolue. Je ne veux plus que des multinationales qui opèrent en France installent leurs sièges aux îles Caïman, aux îles Vierges ou en Irlande pour bénéficier d'un taux d'imposition inférieur. Il y a des oppositions farouches, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis notamment.
J'ai rencontré le président de la CCI dans votre ville, monsieur Babary. Je sais que les conditions d'élection des représentants au niveau départemental sont un sujet sensible, que certains, qui voudraient réformer, sont mis en minorité et que cela pose un véritable problème. C'est pourquoi je souhaite que nous maintenions les élections des représentants au niveau départemental.
Rendre obligatoire l'intéressement et la participation par accord de branche ? Ce texte est fait pour les PME et ne comporte, volontairement, aucune obligation : tout y est incitatif et simplificateur. La question se pose, il ne s'agit pas de se retrouver avec un forfait social supprimé et des entreprises qui ne saisissent pas cette opportunité pour les salariés. Nous aurons le débat, au Sénat j'espère.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Vous avez mentionné votre franchise, nous l'avons beaucoup appréciée, ainsi que la précision de vos réponses.
Ce texte est très attendu. Le Président de la République, le Premier ministre ont promis une écoute réelle de notre Chambre, des maires et des présidents d'EPCI. Ils ont aussi annoncé des déplacements du Président de la République lui-même sur nos territoires. Serez-vous aussi ouvert dans votre traitement des amendements que le Sénat pourrait apporter à ce texte ?
M. Bruno Le Maire . - Bien sûr. Mais comme je sais que vous ne vous satisferez pas de mon écoute, je vous suggère de commencer à travailler avec mes équipes. L'écoute, si elle ne se traduit pas par l'adoption d'amendements de sénateurs, ne vaut rien. J'ai donc besoin de savoir quelles sont les lignes de force qui se dégagent dans chaque groupe, et de connaître les points auxquels vous attachez le plus d'importance. Bien sûr, notre débat ne devra pas faire pencher le texte vers une autre philosophie que la sienne, qui est de faire grandir nos PME et de libérer les capacités de croissance du pays.
Mme Catherine Fournier , présidente . - Merci.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat .