QUESTION PRÉALABLE
Motion présentée par Mme Morin-Desailly
au
nom de la commission de la culture
TENDANT À OPPOSER LA QUESTION PRÉALABLE
En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, relative à la lutte contre la manipulation de l'information (n° 623, 2017-2018).
Objet
La proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information fait l'objet d'une incompréhension générale, comme en a témoigné la présentation de trois motions tendant à opposer la question préalable déposées par les groupes Les Républicains, Socialiste et républicain et Union centriste et, adoptées à la quasi-unanimité à l'occasion de la réunion de la commission de la culture du 18 juillet. Les dispositions les plus significatives de ce texte ont en effet immédiatement suscité des inquiétudes très fortes de la part des professionnels du droit, des journalistes, mais également de la plupart des formations politiques.
La présente motion tendant à opposer la question préalable traduit les interrogations et les craintes exprimées sur ce texte. Le Sénat a parfaitement conscience de l'importance prise par la question des fausses informations à la faveur des derniers scrutins, tous marqués par un déferlement sans précédent de rumeurs malveillantes colportées et amplifiées sur les réseaux sociaux. Les fausses informations gangrènent nos démocraties et fragilisent nos sociétés en entretenant et développant une défiance généralisée.
Pour autant, le dispositif législatif contenu dans la proposition de loi n'apporte à cette question que des solutions peu opératoires ou potentiellement attentatoires aux libertés publiques.
Sur la forme, tout d'abord, le choix d'utiliser une proposition de loi comme véhicule législatif a privé le texte d'une étude d'impact et d'un travail en amont du Conseil d'État. Seule une réflexion préalable approfondie aurait évité les réécritures opérées lors de l'examen en commission, puis en séance publique à l'Assemblée nationale.
Sur le fond, les travaux convergents des commissions de la culture et des lois ont relevé plusieurs risques majeurs.
Tout d'abord, il existe déjà un arsenal législatif complet, tant dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse que dans le code pénal, le code électoral et la loi pour la confiance en l'économie numérique de 2004. Le nouveau référé prévu à l'article premier de la proposition de loi constitue, de ce fait, un dispositif non seulement inutile, mais également vague, imprécis et, en définitive, potentiellement dangereux. Les députés ont tenté de le conforter en donnant une définition de la « fausse information », étrangement absente du texte initial, sans parvenir à un résultat satisfaisant. Son impact sera probablement très limité, sauf si certains souhaitent l'instrumentaliser pour donner de la publicité à une rumeur, au pire attentatoire aux libertés publiques tant les incertitudes sur ses conditions d'utilisation sont nombreuses.
Ensuite, l'extension des pouvoirs du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) à la régulation du numérique apparaît très précipitée et menée sans aucune concertation, en particulier avec les autres autorités concernées comme la Commission nationale informatique et liberté (CNIL), alors même que le Gouvernement a annoncé une grande loi sur l'audiovisuel qui devra définir un nouveau cadre pour la régulation.
Enfin, la proposition de loi se heurte au verrou de la directive européenne « e-commerce » de juin 2000, qui a défini, il y a presque vingt ans, un régime de responsabilité européen très allégé pour les plateformes. Ce dernier n'apparaît aujourd'hui plus adapté face à la place prise par les grands acteurs de l'internet dans l'accès à l'information. Le modèle économique des « GAFA » rend aujourd'hui non seulement possible, mais également rentable l'amplification massive des fausses informations, tant l'accès de nos concitoyens à l'information est devenu dépendant de leurs algorithmes. L'affaire Cambridge Analytica a révélé par ailleurs l'existence d'un système sophistiqué basé sur l'exploitation des données et des opinions.
Dans ce contexte, l'Europe doit sortir de l'angélisme qui est trop souvent le sien et réfléchir sérieusement à l'évolution de sa législation. Les réponses prises isolément par les pays paraissent en effet vouées à l'échec : la loi allemande, adoptée en début d'année, aboutit à une censure privée et préventive néfaste à la liberté d'expression, alors que la Belgique a finalement renoncé à légiférer en ce domaine.
Face au risque potentiel pour les libertés publiques issu d'un dispositif non abouti, que ne compense pas une efficacité assurée dans la lutte contre les manipulations de l'information, face à l'absence de consensus minimal nécessaire quand la liberté d'expression et la sincérité du scrutin sont en jeu, il est préférable de réfléchir de manière approfondie à des solutions plus ambitieuses au niveau européen. Le sujet du numérique doit enfin être traité de manière globale et non plus parcellaire à travers des législations de circonstances qui ne font que fragmenter un débat d'où doit, au contraire, émerger une réelle cohérence européenne.
Pour toutes ces raisons, la commission de la culture, de l'éducation et de la communication considère qu'une lecture détaillée de ce texte ne permettra ni de lever les sérieuses réserves soulevées, ni de tracer des perspectives ambitieuses. Dans ce contexte, la commission propose donc au Sénat d'adopter la présente motion.
NB : En application de l'article 44, alinéa 3, du Règlement, cette motion est soumise au Sénat avant la discussion des articles.