EXPOSE GENERAL

« Et je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l'importance de l'homme même. »

Albert Camus, Lettres à un ami allemand , 1943

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à se prononcer sur le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes n° 487 (2017-2018), adopté par l'Assemblée nationale le 16 avril 2018, après engagement de la procédure accélérée.

Ce projet de loi a pour objectif louable de mieux lutter contre les violences sexuelles et sexistes : il propose à cette fin d'allonger certains délais de prescription (article 1 er ), de mieux sanctionner les viols commis à l'encontre des mineurs (article 2), de mieux réprimer les faits de harcèlement sexuel ou moral, notamment lorsqu'ils sont commis en ligne (article 3) et de verbaliser les outrages sexistes (article 4).

Hélas, le texte adopté par l'Assemblée nationale ne reprend que trop partiellement les orientations du rapport d'information 2 ( * ) du groupe de travail pluraliste 3 ( * ) de votre commission des lois sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, publié au début du mois de février 2018, qui ont reçu une traduction législative avec l'adoption par le Sénat, le 27 mars dernier, de la proposition de loi d'orientation et de programmation pour une meilleure protection des mineurs victimes d'infractions sexuelles n° 293 (2017-2018), présentée par notre collègue Philippe Bas, votre rapporteur, nos collègues François-Noël Buffet, Maryse Carrère, Françoise Gatel et plusieurs de nos collègues.

Ce travail approfondi réalisé par votre commission des lois contraste avec la précipitation qui a caractérisé l'élaboration de ce projet de loi, annoncé en réaction à deux affaires judiciaires médiatisées ayant suscité une émotion légitime dans l'opinion publique. Au lieu de procéder à une évaluation approfondie de l'arsenal pénal existant et de s'interroger sur les causes des dysfonctionnements du service public de la justice, le Gouvernement a considéré que ces affaires appelaient, non pas un renforcement des moyens de la justice, non pas une meilleure formation des professionnels, non pas une véritable politique de prévention, d'éducation et de sensibilisation, mais la création de nouvelles dispositions de nature pénale.

S'il est indéniable qu'un projet de loi constitue l'occasion, trop rare, d'un débat sur les violences sexuelles et sexistes, votre rapporteur regrette néanmoins cette focalisation de la réflexion et de l'action publique sur la réponse pénale, qui a pour conséquence d'occulter la nécessité pour les pouvoirs publics de porter leurs efforts sur l'amplification des actions de prévention et sur le renforcement des moyens de la justice.

En conséquence, tout en approuvant les objectifs du projet de loi, votre commission s'est attachée à améliorer l'effectivité et la clarté des mesures proposées.

I. LES VIOLENCES SEXUELLES ET SEXISTES : DES RÉALITÉS À DÉNONCER POUR MIEUX LES COMBATTRE

A. LES VIOLENCES SEXUELLES ET SEXISTES, UN FLÉAU INSUFFISAMMENT DÉNONCÉ

Peu visibles, trop souvent banalisées, les violences sexuelles et sexistes touchent en majorité les femmes.

1. Des violences physiques et sexuelles qui touchent majoritairement les femmes

Alors que les violences physiques ou les menaces concernent autant les hommes que les femmes 4 ( * ) , ces dernières sont davantage exposées aux violences à caractère sexuel .

Selon les enquêtes « Cadre de vie et sécurité » (CVS) réalisées entre 2008 et 2016, en moyenne chaque année, 1,7 million de femmes de 18 à 75 ans se sont déclarées victimes d'au moins un « acte à caractère sexuel » 5 ( * ) au cours des deux années précédant l'enquête et plus de 2 millions au moins une fois de violences physiques ou menaces. 74 % des victimes d'un acte à caractère sexuel sont des femmes . Selon l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), le taux de victimation (sur deux ans) des femmes pour des actes à caractère sexuel est presque trois fois supérieur à celui des hommes 6 ( * ) .

Selon les enquêtes CVS, le nombre de victimes de violences sexuelles (hors ménage) en 2015-2016 est estimé à 466 000, soit 1 % des personnes âgées de 18 à 75 ans. 81 % des victimes sont des femmes .

Selon une étude réalisée sur les viols commis à Paris en 2013 et 2014 et déclarés aux autorités 7 ( * ) , 92,5 % des victimes majeures d'un viol sont des femmes âgées en moyenne de 30 ans. 100 % des mis en cause pour viol commis sur majeur sont des hommes .

Par ailleurs, les femmes sont également les premières victimes des violences conjugales .

Selon l'ONDRP, en 2016, plus de 85 400 victimes ont porté plainte pour violences physiques de la part de leur conjoint ou ex-conjoint 8 ( * ) . Près de 9 victimes sur 10 sont des femmes (87 %).

En 2015 comme en 2016, 99 % des victimes ayant porté plainte pour viol par un conjoint sont des femmes (2 074 victimes femmes pour 2 096 plaintes pour viol par un conjoint en 2016). Entre 2015 et 2016, le nombre de plaintes a augmenté de 16 %.

2. Les mineurs, premières victimes des infractions sexuelles

Comme le soulignait déjà le rapport d'information « Protéger les mineurs victimes d'infractions sexuelles 9 ( * ) » du groupe de travail créé par votre commission, les mineurs représentent la classe d'âge la plus exposée aux violences sexuelles , même si les données statistiques restent très parcellaires 10 ( * ) .

Selon les résultats de l'étude de l'Institut national des études démographiques (Ined) « Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes » (Virage), 38,3 % des actes de viol ou de tentative de viol déclarés par les femmes et 59,2 % de ceux déclarés par les hommes surviennent avant l'âge de 15 ans. Plus d'un quart des femmes et un tiers des hommes interrogés déclarent que les faits de viol et de tentative de viol ont débuté avant l'âge de 11 ans.

Les viols commis à l'encontre des mineurs présentent des caractéristiques très particulières : selon une étude réalisée sur les viols commis à Paris en 2013 et 2014 et déclarés aux autorités 11 ( * ) , 87 % des mis en cause connaissaient la victime, 44 % des mis en cause étaient mineurs et 80 % des victimes étaient de sexe féminin.

3. Des violences sexuelles peu dénoncées et donc peu condamnées

Le constat d'une condamnation insuffisante des viols et autres agressions sexuelles est unanimement partagé.

En effet, selon les études de victimation, seulement 11 % des femmes porteraient plainte.

Or, sous-entendre ou affirmer, de manière très contestable, que seulement 1 % des viols sont effectivement condamnés par la justice n'incite pas les victimes à dénoncer davantage les viols subis 12 ( * ) . C'est avant tout parce que les violences sexuelles restent insuffisamment dénoncées, et souvent trop tard, qu'elles sont insuffisamment condamnées.

Structure de la réponse pénale pour les affaires de viol sur majeur

Viol sur majeur

2012

2013

2014

2015

2016

Affaires poursuivables

1 981

1 933

1 937

1 859

2 015

Part des mineurs dans les auteurs des affaires poursuivables

6,2%

7,2%

6,9%

6,2%

9,0%

Classement sans suite inopportunité

345

317

344

301

398

Réponse pénale

1 636

1 616

1 593

1 558

1 617

Taux de réponse pénale

82,6%

83,6%

82,2%

83,8%

80,2%

Procédures alternatives

114

101

105

115

123

Taux de procédures alternatives

7,0%

6,3%

6,6%

7,4%

7,6%

dont composition pénale

6

10

7

5

7

Poursuites

1 522

1 515

1 488

1 443

1 494

Taux de poursuites

93,0%

93,8%

93,4%

92,6%

92,4%

Source : Ministère de la justice/SG-SDSE - SID-Cassiopée - Traitement DACG-PEPP

En matière de viol, le taux de poursuites est très élevé : il était de 92,4 % en 2016 alors que le taux de poursuites, en général, était de 43,6 % 13 ( * ) .

Les viols sont les crimes les plus jugés en cours d'assises : ils représentent près de 41 % des condamnations criminelles prononcées chaque année par les cours d'assises ; en 2016, sur 2 432 condamnations criminelles, 1 012 ont été prononcées pour viol.

Parmi ces 1 012 condamnations, 396 concernaient la qualification criminelle de viols sur mineurs de 15 ans : près de la moitié de ces condamnations étaient le fait de mineurs auteurs.

Néanmoins, la réponse pénale n'est pas exempte de toute critique . En 2016, pour 3 776 auteurs de viol poursuivis, seulement 1 013 ont été condamnés pour crime. Outre les acquittements, cette différence statistique s'explique par la fréquente requalification de ces faits criminels en faits correctionnels d'agression sexuelle : ce phénomène de « correctionnalisation » , décrié par certaines victimes, peut être décidé en opportunité, afin d'obtenir plus rapidement un procès et une sanction pénale.

Condamnations en infraction principale pour agression sexuelle, viol, exhibition, harcèlement sexuel et atteinte sexuelle

Infraction

Juridiction

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016*

Agression sexuelle

Toutes juridictions

5 614

5 526

5 496

4 907

4 761

4 838

4 422

4 159

4 232

4 260

dont juridictions pour mineurs

1 427

1 455

1 487

1 278

1 237

1 299

1 185

1 129

1 186

1 105

Part des juridictions pour mineurs

25,4%

26,3%

27,1%

26,0%

26,0%

26,8%

26,8%

27,1%

28,0%

25,9%

Viol

Toutes juridictions

1 668

1 496

1 412

1 361

1 258

1 275

1 196

1 078

1 027

1 012

dont juridictions pour mineurs

505

467

411

389

414

388

357

327

320

319

Part des juridictions pour mineurs

30,3%

31,2%

29,1%

28,6%

32,9%

30,4%

29,8%

30,3%

31,2%

31,5%

Exhibition

Toutes juridictions

1 948

1 935

1 634

1 511

1 485

1 543

1 430

1 374

1 402

1 365

dont juridictions pour mineurs

79

89

62

55

68

52

48

51

44

42

Part des juridictions pour mineurs

4,1%

4,6%

3,8%

3,6%

4,6%

3,4%

3,4%

3,7%

3,1%

3,1%

Harcèlement sexuel

Toutes juridictions

56

53

54

48

42

22

16

48

69

88

dont juridictions pour mineurs

1

1

2

1

6

4

Part des juridictions pour mineurs

1,8%

1,9%

3,7%

2,1%

8,7%

4,5%

Atteinte sexuelle

Toutes juridictions

427

458

455

429

418

393

377

322

344

323

dont juridictions pour mineurs

10

15

9

14

12

5

8

17

4

3

Part des juridictions pour mineurs

2,3%

3,3%

2,0%

3,3%

2,9%

1,3%

2,1%

5,3%

1,2%

0,9%

*2016 : données provisoires.

Source : Casier judiciaire national - Traitement DACG-PEPP


* 2 Protéger les mineurs victimes d'infractions sexuelles, rapport d'information n° 289 (2017-2018) de Mme Marie Mercier, fait au nom de la commission des lois du Sénat par le groupe de travail sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, déposé le 7 février 2018. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/rp17-289.html

* 3 Outre votre rapporteur, qui était également le rapporteur de ce groupe de travail, celui-ci comprenait un représentant par groupe politique : nos collègues Esther Benbassa, Maryse Carrère, Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, Arnaud de Belenet, François-Noël Buffet et Dany Wattebled.

* 4 Selon l'enquête « Cadre de vie et sécurité » (CVS) conduite chaque année par l'Insee, l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et le service statistique ministériel de sécurité intérieure (SSMSI).

* 5 Selon la méthodologie de l'enquête CVS 2008-2016, les actes à caractère sexuel regroupent les exhibitions sexuelles, les « gestes déplacés » (personne cherchant à en embrasser une autre contre sa volonté par exemple) et les violences sexuelles (viols, tentatives de viols et autres agressions sexuelles). Le harcèlement sexuel n'est pas pris en compte.

* 6 ONDRP, la note de l'ONDRP n° 12, mars 2017, « Les femmes, premières victimes déclarées de violences physiques ou sexuelles ».

* 7 ONDRP, Grand angle n° 37, « Les viols commis à Paris en 2013 et 2014 et enregistrés par les services de police ».

* 8 ONDRP, la note de l'ONDRP n° 22, novembre 2017, « Éléments de mesure des violences au sein du couple » .

* 9 Protéger les mineurs victimes d'infractions sexuelles, rapport d'information n° 289 (2017 2018) de Mme Marie Mercier, fait au nom de la commission des lois du Sénat par le groupe de travail sur les infractions sexuelles commises à l'encontre des mineurs, déposé le 7 février 2018. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/rp17-289.html

* 10 Pour de plus amples développements, votre rapporteur renvoie au rapport précité, pages 14-22.

* 11 ONDRP, Grand angle n° 37, « Les viols commis à Paris en 2013 et 2014 et enregistrés par les services de police ».

* 12 En effet, il n'est pas possible de comparer le nombre annuel de victimes estimé à partir des études de victimation, le nombre de plaintes annuelles qui peuvent concerner des faits s'étant réalisés il y a plusieurs années et le nombre de condamnations annuelles qui, elles aussi, peuvent concerner des faits commis il y a de nombreuses années.

* 13 Chiffres clés de la justice, 2017.

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