AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
La présente proposition de loi, adoptée sans modification par votre commission lors de sa réunion du mercredi 16 décembre 2015, s'attaque à un enjeu majeur de société : le gaspillage alimentaire.
Le sujet certes n'est pas neuf - une directive européenne définissait déjà en 1975 le gaspillage alimentaire comme « toute substance alimentaire, crue ou cuite, qui est jetée, a l'intention d'être jetée ou nécessite d'être jetée » -, mais il apparaît aujourd'hui avec une acuité particulière, tant il représente un préjudice social, économique et environnemental.
Le gaspillage alimentaire est emblématique des dérives de la société de consommation. Le modèle linéaire de notre croissance économique est aujourd'hui inadapté aux besoins de la société. Ce modèle se justifiait par le sentiment que nos ressources étaient inépuisables. La chaîne rectiligne du « fabriquer - consommer - jeter » devrait aujourd'hui laisser la place à un modèle circulaire, durable, qui redonne aux produits leur valeur via une utilisation et une réutilisation intelligentes.
Les chiffres du gaspillage nous imposent d'agir. Vingt kilos de nourriture sont jetés par an par personne. Un tiers des aliments destinés à la consommation humaine est gaspillé, perdu ou jeté dans le monde. 3,3 gigatonnes équivalent carbone de gaz à effet de serre sont générées par le gaspillage alimentaire.
Cette proposition de loi permet de donner des outils efficaces pour mieux lutter contre le gaspillage alimentaire : formaliser les pratiques de don existantes par le recours systématique aux conventions, interdire la javellisation, imposer aux distributeurs de proposer dans un délai d'un an une convention à une association caritative pour la reprise de leurs invendus. Sans adopter une vision punitive, il s'agit de responsabiliser chaque maillon de la chaîne alimentaire, du producteur au consommateur, afin que chacun agisse à son échelle avec les moyens appropriés.
EXPOSÉ GÉNÉRAL
I. LE GASPILLAGE ALIMENTAIRE EN FRANCE
A. LE GASPILLAGE ALIMENTAIRE : UNE PROBLÉMATIQUE AU CoeUR DE LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION
1. Entre irrationalité économique et condamnation éthique : le gaspillage alimentaire témoigne des contradictions de la société de consommation
De quoi parle-t-on lorsque l'on parle de gaspillage alimentaire ? Comment circonscrire le périmètre d'étude pour bien cibler l'action ? Les définitions données sont hétérogènes et donnent lieu à débat. Cette disparité témoigne d'une difficulté à cerner le phénomène du gaspillage . En effet, au-delà de quelques chiffres « marquants » destinés à interpeller l'opinion publique et repris en boucle par les médias, il n'est pas évident aujourd'hui de déterminer les véritables contours d'un comportement dont la signification est loin d'être univoque pour notre société.
Au-delà du défi qu'il lance à notre impératif moral - en ce qu'il témoigne d'un manque d'altruisme et de générosité - et à notre rationalité - en ce qu'il est proprement « illogique », procédant d'un mauvais calcul entre la fin et les moyens, le gaspillage a également été décrit comme une manifestation intrinsèque de notre société de consommation. Le sociologue Jean Baudrillard lui a en effet donné une signification sociologique, anthropologique, voire même sociale. En consommant au-delà du nécessaire, notre société invente une forme de « prodigalité inutile », de « dépense improductive ». D'après lui, « c'est ainsi qu'il faut lire l'immense gaspillage de nos sociétés d'abondance. C'est lui qui défie la rareté et qui signifie contradictoirement l'abondance. C'est lui dans son principe et non l'utilité, qui est le schème psychologique, sociologique et économique directeur de l'abondance » 1 ( * ) . En somme, le maître-mot de la société de consommation, c'est le gaspillage.
Et c'est précisément cette fonction « positive » du gaspillage, produite par notre société, qui rend si difficiles toutes les tentatives d'action pour enrayer ce phénomène. Comment se débarrasser d'une caractéristique intrinsèque de notre société ? Comment passer du « jeter » au « donner » sans en passer par un travail psychologique et culturel qui nous imposerait, à tout le moins, de changer de paradigme et de façon de penser notre rapport à la consommation ?
Ces contradictions originelles, basées sur la construction de notre société de consommation et de notre rapport à l'enrichissement, expliquent que le gaspillage alimentaire n'ait pas spontanément fait l'objet d'une politique publique, mais qu'il ait donné lieu, d'abord, à des actions éparpillées, qu'elles soient privées ou associatives, et qu'elles tendent vers un but caritatif ou d'optimisation économique.
2. Définitions du gaspillage alimentaire
On ne trouve que deux occurrences de la notion de gaspillage alimentaire au sein du code de l'environnement . L'article L. 131-3 relatif à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie évoque la « lutte contre le gaspillage alimentaire » comme l'une des missions de l'Ademe . Et depuis la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, l'article L. 541-15-3 prévoit que « l'État et ses établissements publics ainsi que les collectivités territoriales mettent en place, avant le 1 er septembre 2016, une démarche de lutte contre le gaspillage alimentaire au sein des services de restauration collective dont ils assurent la gestion » .
L'article L. 211-9 évoque lui la notion plus circonscrite de gaspillage de l'eau, en prévoyant qu'un « décret en Conseil d'État détermine les conditions dans lesquelles peuvent être imposées les mesures à prendre pour la construction et l'entretien des réseaux et installations publiques et privées dans le but d'éviter le gaspillage de l'eau » .
Le code rural et de la pêche maritime prévoit également, dans son article L1, que l'État veille à la sécurité sanitaire de l'alimentation et que le programme national pour l'alimentation prend en compte « notamment la justice sociale, l'éducation alimentaire de la jeunesse et la lutte contre le gaspillage alimentaire » .
Malgré ces mentions, aucune définition précise du gaspillage alimentaire n'est donnée dans la loi et des débats ont lieu aujourd'hui quant à savoir où positionner le curseur du périmètre considéré. Quels stades de la chaîne alimentaire faut-il inclure ? Quels acteurs ? Quels processus ?
Dans un rapport de mars 2012 2 ( * ) , l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture , la FAO, a donné trois définitions importantes. Les « pertes alimentaires » s'entendent de la diminution de la masse alimentaire consommable aux stades de la production, de la post-récolte, de la transformation et de la distribution dans la chaîne d'approvisionnement alimentaire. Les « déchets alimentaires » constituent des denrées alimentaires propres à la consommation qui ont été mises au rebut, généralement au niveau des détaillants et des consommateurs. Et enfin le « gaspillage alimentaire » qui recouvre toute perte d'aliments périmés ou jetés et regroupe donc à la fois les pertes et les déchets. Selon cette définition, les céréales données aux animaux d'élevage peuvent être considérées comme du gaspillage alimentaire.
Le rapport du parlementaire en mission Guillaume Garot, ancien ministre délégué à l'agroalimentaire et co-auteur de la présente proposition de loi, qui avait vocation à formuler des recommandations en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire, a retenu comme définition du gaspillage alimentaire celle du Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire élaboré en 2013. Selon cette définition, « toute nourriture destinée à la consommation humaine, qui, à une étape de la chaîne alimentaire est perdue, jetée, dégradée constitue le gaspillage alimentaire » .
3. Indissociable de la société de consommation, le gaspillage alimentaire croît avec elle, en France et dans le monde
Quelques chiffres interpellent, même s'ils varient d'un institut à l'autre, d'une institution à l'autre ou d'une enquête à l'autre :
- 140 kg, c'est le volume de déchets alimentaires en Europe par habitant par an estimé par la Commission européenne ;
- 20 kg par personne, dont 7 kg de nourriture encore emballée, c'est le gaspillage alimentaire annuel en France évalué par l'Ademe en 2007 ;
- un tiers, c'est la part comestible des aliments destinée à la consommation humaine gaspillée, perdue ou jetée entre le champ et l'assiette dans le monde selon la FAO ;
- 100 à 160 euros par an et par personne, c'est le coût du gaspillage alimentaire en France selon l'Ademe ;
- 10 millions de tonnes, c'est le volume de déchets alimentaires produits en France par an, selon le ministère de l'agriculture, dont 6,5 millions de tonnes par les foyers, 2,3 millions de tonnes par la distribution, et 1,5 million de tonne par la restauration ; sur ce total, 1,2 million de tonne de nourriture est encore consommable ;
- 12 à 20 milliards d'euros, c'est le coût total pour l'ensemble du pays du gaspillage alimentaire d'après l'Ademe ;
- 3,3 Gt de CO 2 eq c'est le volume de gaz à effet de serre généré dans le monde par le gaspillage alimentaire ;
- 700 millions de dollars, c'est le montant des dommages environnementaux causés sur la planète par le gaspillage alimentaire, chiffré par la FAO.
Ces chiffres ne sont pas exhaustifs. Ils sont malheureusement encore trop peu précis pour certains secteurs et surtout trop peu suivis. Ils révèlent en tout état de cause l'étendue des conséquences du gaspillage alimentaire : c'est un phénomène dont les impacts sont croissants et causent des dégâts tant humains qu'environnementaux ou encore économiques.
Dans le cadre de l'examen de la présente proposition de loi, il convient de noter que le secteur de la distribution est loin d'être le premier responsable du gaspillage alimentaire en France et dans le monde. S'il est utile d'agir pour lutter contre ce phénomène à ce niveau, il ne faut pas perdre de vue que l'essentiel des efforts doit se concentrer sur les comportements des ménages, qui constituent le plus gros contributeur des déchets alimentaires encore comestibles.
Source : Rapport de Guillaume Garot « Lutte contre le gaspillage alimentaire : Propositions pour une politique publique »
* 1 « La société de consommation », Jean Baudrillard - éditions Gallimard, 1970.
* 2 « Empreinte des gaspillages alimentaires - Comptabilité écologique des pertes / gaspillages alimentaires » - Département de la gestion des ressources naturelles et de l'environnement ; Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, mars 2012.