C. UNE DES FACETTES D'UNE « CRISE » PLUS PROFONDE DE NOTRE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT

La dégradation de la biodiversité est un des aspects d'une crise plus profonde de notre modèle de développement. Notre responsabilité à l'égard de la biodiversité est d'abord un enjeu éthique, mais cet impératif se double d'enjeux économiques et sociaux.

Le développement économique mené jusqu'à présent est à l'origine de multiples facteurs de perte de biodiversité : extension de l'urbanisation, destruction des habitats, surexploitation de certaines espèces, propagation d'espèces invasives, pollutions multiples des milieux...

Cette conception de la croissance méconnaît l'importance de la biodiversité pour le développement humain . En effet, cette biodiversité est à l'origine de fonctions écologiques essentielles pour l'homme : épuration de l'eau, prévention des risques naturels, alimentation, matières premières, régulation thermique, pollinisation. La préservation des milieux naturels contribue également à la qualité du cadre de vie, et à la structuration des paysages. En cela, la biodiversité apparaît comme un bien public, dont la préservation est dans l'intérêt de tous .

De nombreux travaux théoriques et empiriques permettent de prendre conscience des enjeux socio-économiques de la biodiversité. Une analyse du Commissariat général au développement durable de 2011 évalue ainsi entre 2 400 et 4 400 euros par an et par hectare la valeur des services rendus par les zones humides du parc naturel régional des marais du Cotentin et du Bessin. Un rapport pour la Commission européenne de 2011 (« The Social Dimension of Biodiversity Policy ») estime par ailleurs que 55 % des emplois de l'Union européenne, et 84 % de ceux des pays en développement, ont un lien direct et significatif avec les services écosystémiques. Au Royaume-Uni, une évaluation des écosystèmes et des services qu'ils rendent à la société ( UK National Ecosystem Assessment ) a distingué deux scénarios, le premier fondé sur un développement économique sans encadrement environnemental particulier, le second fondé sur une priorisation de la protection de l'environnement. L'intérêt de ce travail théorique est d'avoir souligné que le scénario maximisant les bénéfices monétaires directs n'est pas le scénario qui procure le meilleur bénéfice global pour la société.

L'évolution de la biodiversité est un indicateur important pour évaluer notre modèle de croissance . Ainsi la diversité des espèces d'oiseaux est un critère mobilisé pour mesurer l'effectivité du développement durable, notamment dans le cadre du programme STOC (suivi temporel des oiseaux communs) .

Il est donc souhaitable de dépasser l'opposition binaire entre économie et environnement . La valorisation économique de la préservation et du développement d'éléments de biodiversité, et son miroir, le financement du coût des impacts négatifs sur la biodiversité dans une logique « pollueur-payeur », doivent permettre d'inciter les acteurs socio-économiques à une meilleure prise en compte de la biodiversité dans leurs projets et dans leurs activités. Dans l'intérêt de tous, l'écologie incitative doit être privilégiée autant que possible , c'est-à-dire lorsqu'elle permet d'assurer une protection équilibrée et durable du patrimoine naturel. Une approche coercitive, voire punitive, ne doit être retenue qu'en présence de risques particulièrement graves, qui ne peuvent être surmontés par des solutions fondées exclusivement sur la confiance dans la rationalité et la coopération des acteurs socio-économiques.

En cohérence avec le principe de développement durable, le présent projet de loi de reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages s'inscrit dans un changement global de paradigme de l'action humaine. Il ne saurait être appréhendé sans lien avec les autres enjeux environnementaux, et notamment les questions énergétiques et climatiques .

Le réchauffement climatique est un facteur de perte de biodiversité . Les oiseaux sont ainsi « témoins » du changement climatique : modification des périodes de reproduction (pie bavarde), retour avancé des espèces migratoires (hirondelle), départs plus tardifs (alouette des champs), changement des routes migratoires (fauvette à tête noire). Une biodiversité préservée peut, à son tour, participer à l'adaptation au changement climatique, par ses fonctions de régulation thermique, de captage du carbone et des polluants atmosphériques ou encore de barrière naturelle contre certains risques nouveaux engendrés par le réchauffement climatique.

L'examen de ce texte par le Parlement succède à celui du projet de loi sur la transition énergétique pour la croissance verte, et accompagne les négociations climatiques menées dans le cadre de la Conférence des parties sur le climat (COP 21), organisée à Paris en décembre 2015. Ces initiatives sont interdépendantes et participent collectivement à la préservation de l'environnement pour les générations futures. Le développement des énergies renouvelables, le soutien à l'économie circulaire et le renforcement des outils territoriaux en faveur de la transition énergétique prévus par le projet de loi sur la transition énergétique contribueront à la protection de la biodiversité, en réduisant l'empreinte de l'homme sur son environnement.

Les relations entre changement climatique et biodiversité en outre-mer témoignent de ces interactions . La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et la délégation sénatoriale à l'outre-mer ont organisé conjointement deux tables rondes sur les biodiversités des outre-mer confrontées au changement climatique, le 11 juin 2015. Dans ces territoires particulièrement exposés aux dérèglements climatiques, les effets sur la biodiversité, et plus avant sur la vie humaine, sont déjà prégnants. La situation est d'autant plus préoccupante que les territoires ultramarins concentrent 80 % de notre biodiversité nationale, notamment 98 % des espèces endémiques de vertébrés et 96 % des espèces endémiques de plantes vasculaires de France. L'acidification des océans, contrepartie chimique de leur réchauffement, conduit ainsi à une réduction progressive des zones de développement des récifs coralliens, qui constituent l'habitat naturel de nombreuses espèces. La montée du niveau de la mer et les risques accrus d'inondation ont un impact sur la biodiversité marine et sur la biodiversité terrestre des milieux naturels. Ces évolutions modifient également l'aire de répartition des ressources halieutiques pour les territoires ultramarins.

En dépit de cette vulnérabilité, les territoires ultramarins constituent un exemple pour la France en matière d'adaptation au changement climatique et de préservation de la biodiversité, en cohérence avec la vie socio-économique . De nombreux projets innovants y sont ainsi expérimentés : climatisation par l'utilisation du différentiel des températures entre la surface et les profondeurs de l'océan, désalinisation de l'eau par osmose inverse en utilisant l'énergie solaire, bouturage du corail, utilisation des micro-algues dans des secteurs variés (alimentation, cosmétique, biocarburants...).

Le principe de développement durable, qui repose intrinsèquement sur l'interaction entre l'homme et son environnement, proscrit d'envisager la protection de la biodiversité sous le seul angle de la conservation statique . Si cette approche peut être nécessaire afin de protéger des éléments de biodiversité uniques ou en danger d'extinction, elle compromet une préservation de la nature compatible avec le développement humain, et donc la pérennité des efforts demandés.

Au contraire, une approche active, dynamique et innovante doit permettre de concilier l'activité des hommes et la préservation de la biodiversité . La mise en place de réserves de biosphère dans le cadre du programme sur l'homme et la biosphère (ou programme MAB pour Man and Biosphere ) de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) vise précisément à promouvoir de bonnes pratiques et à développer des territoires exemplaires en matière de coexistence. On recense aujourd'hui treize réserves de biosphère sur le territoire français, couvrant déjà 13 % du territoire national. Cette initiative internationale, que la France s'est très largement appropriée, vise à dépasser une mise « sous cloche » de la biodiversité , qui semble stérile à long terme, et à laquelle les forces vives de notre pays sont légitimement rétives.

La mise en oeuvre d'outils fonciers innovants au service de la biodiversité, la définition d'un régime de partage des avantages en matière de recherche, l'encadrement des conditions d'exploitation des ressources halieutiques ou la prise en compte dynamique des paysages dans l'aménagement du territoire sont autant d'éléments du présent projet de loi qui visent précisément à réconcilier biodiversité et existence humaine . L'exemple des biotechnologies illustre bien la ressource incroyable que peut constituer la nature pour le développement humain.

Les biotechnologies bleues : un eldorado pour la France ?

Par l'extraction de molécules issues de sa biodiversité, la mer constitue un formidable réservoir propice à fournir durablement à l'homme de multiples composants à vocation médicale, cosmétique, nutritionnelle, voire énergétique. Les biotechnologies marines (ou biotechnologies bleues), c'est-à-dire l'utilisation des bio-ressources marines en tant que cible ou source d'applications biotechnologiques, constituent ainsi un énorme

potentiel pour l'innovation et la croissance économique . Il ne s'agit pas d'un domaine totalement nouveau , puisque dès les années 90, des scientifiques précurseurs étaient déjà convaincus que les organismes marins pouvaient être sources de nouvelles molécules et d'applications innovantes. La Société Européenne Biotechnologie marine a ainsi été fondée en France en 1995, et dès 1999 est apparu le journal « Marine Biotechnology ».

Les biotechnologies marines ont connu de réelles avancées dès les années 1970-80 grâce à la biochimie et à la microbiologie, avec des découvertes majeures telles que les ADN polymérases ou les protéines fluorescentes vertes ( Green Fluorescent Protein ou GFP), et des applications innovantes en pharmacologie marine. Pourtant ce domaine à fort potentiel n'a pas émergé à l'époque et a souffert d' un manque d'intérêt de la part des chercheurs, des pouvoirs publics et des industriels .

Cette situation a évolué positivement au cours des deux dernières décennies, grâce d'une part aux progrès méthodologiques dans le domaine des bioprocédés et, d'autre part, à l'avancée majeure des connaissances sur la biodiversité marine accompagnée de la révolution dite « omique » et du séquençage haut débit appliqués aux organismes marins.

Un second souffle est ainsi en train d'être donné au secteur des biotechnologies marines. Une étude prospective européenne publiée en 2010 par la European Science Fondation confirme que les biotechnologies marines apporteront une contribution significative dans la réponse aux grands enjeux sociétaux à l'horizon 2020. En particulier, elles permettront la mutation du carbone fossile vers le carbone renouvelable et la production de carbohydrates sans compétition avec les terres cultivables.

Le marché mondial des bioressources marines est ainsi évalué à 2,8 milliards d'euros et croît de plus de 10 % par an . Le potentiel de croissance est d'autant plus important qu'à ce jour, seulement 300 000 espèces vivantes environ (des micro-organismes aux organismes supérieurs) du milieu marin ont été recensées alors que leur nombre est estimé à plusieurs millions . Cette biodiversité pourrait bien être le principal gisement de nouvelles molécules d'intérêt des prochaines décennies, pour une exploitation dans divers domaines d'application tels que la nutrition, la santé, l'agriculture, l'aquaculture, l'énergie, l'environnement et les produits cosmétiques.

Les biotechnologies marines sont désormais reconnues comme un domaine stratégique aux niveaux européen et mondial . En 2010, le Marine Board ( European Science Foundation ) a publié un document stratégique intitulé « Marine Biotechnology : a New Vision and Strategy for Europe » qui dressait un état des lieux des connaissances, présentait les grands enjeux du domaine et formulait des recommandations pour le développement du secteur.

En 2011, la Commission européenne a financé, dans le cadre du 7 ème programme cadre de recherche-développement , une action coordonnée de dix-huit mois intitulée CSA MarineBiotech , de soutien et de coordination préparatoire à un ERA-NET (mise en réseau de programmes de recherche) en biotechnologie marine. Ce projet préparatoire comprenait 11 partenaires (dont le CNRS et l'Ifremer) appartenant à 9 pays européens.

Depuis, l' ERA-NET MarineBiotech a démarré officiellement en décembre 2013 . Sa vocation est d'établir une vision stratégique commune et d'organiser et de financer des appels à projets internationaux . Le consortium est constitué de 19 partenaires pour 14 pays concernés. L'Agence Nationale de la Recherche (ANR) n'a pas souhaité s'associer à l' ERA-NET MarineBiotech , ce qui ne permet pas aux acteurs français de participer à ces appels à projets. La France est néanmoins présente à travers le CNRS , qui est un partenaire d'origine de l'ERA-NET. Le premier appel à projets a été publié en octobre 2014 sur le thème du « développement des procédés de bioraffinerie pour les biomatériaux marins ».

Parallèlement, l' Initiative de programmation conjointe Océan (ou JPI Ocean ), établie en 2011, a inscrit les biotechnologies marines parmi les priorités de son document stratégique. Enfin, le nouveau programme cadre de recherche « Horizon 2020 » de la Commission européenne et plus particulièrement le volet « Blue Growth » identifie clairement les biotechnologies marines comme un sujet important du programme de travail 2014-2015.

Au niveau de l'OCDE, un forum global sur les biotechnologies marines intitulé « Marine Biotechnology - Enabling solutions for ocean productivity and sustainability » a été organisé en 2012 à Vancouver. Pour la première fois, l'OCDE a affiché officiellement son intérêt pour les biotechnologies marines, un secteur susceptible de « contribuer aux grands défis de la sécurité alimentaire et du carburant, de la santé de la population, de la croissance verte et des industries durables ».

Grâce à sa vaste superficie maritime, notre pays constitue un véritable gisement pour le développement de ces biotechnologies bleues. Votre rapporteur, qui a entendu de nombreux chercheurs spécialisés dans ce domaine, est particulièrement sensible à ce que la France ne manque pas ce virage incontournable : il veillera à ce que les pouvoirs publics apportent un soutien approprié pour accompagner l'émergence de cette filière.

Sources : developpement-durable.gouv.fr et europolemer.eu

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