EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public dont le Sénat est saisi après son adoption par l'Assemblée nationale le 13 juillet 2010 1 ( * ) , est le fruit d'une réflexion longuement mûrie.
Le 23 juin 2009, l'Assemblée nationale mettait en place une mission d'information confiée à MM. André Gérin, président, et Eric Raoult, rapporteur, sur le port du voile intégral sur le territoire national. Au terme de plus de deux cents auditions, cette mission préconisait, notamment, l'adoption d'une résolution condamnant la pratique du port du voile intégral comme contraire aux valeurs républicaines ainsi que le vote d'une loi protégeant les femmes victimes de contrainte et confortant les agents publics confrontés à cette pratique 2 ( * ) .
Dans la perspective du dépôt d'un projet de loi au Parlement, le Premier ministre demandait le 29 janvier 2010 au Conseil d'Etat d'étudier « les solutions juridiques permettant de parvenir à une interdiction du port du voile intégral » qui soit « la plus large et la plus effective possible ». La haute juridiction, dans son rapport adopté en assemblée générale plénière le 25 mars 2010 3 ( * ) , a estimé « impossible de recommander une interdiction du seul voile intégral, en tant que tenue porteuse de valeurs incompatibles avec les valeurs de la République » en raison de sa fragilité juridique et de ses difficultés d'application.
Par ailleurs, le Conseil d'Etat a considéré qu'une interdiction plus générale de dissimulation du visage dans les lieux publics « ne pourrait reposer que sur une conception renouvelée de l'ordre public » entendu dans sa dimension immatérielle. Il lui est apparu, en « l'état actuel du droit » plus adapté de préconiser deux mesures :
- l'affirmation de la règle selon laquelle est interdit le port de toute tenue ou accessoire ayant pour effet de dissimuler le visage d'une manière telle qu'elle rend impossible une identification, soit en vue de la sauvegarde de l'ordre public lorsque celui-ci est menacé, soit lorsqu'une identification apparaît nécessaire pour l'accès ou la circulation dans certains lieux et pour l'accomplissement de certaines démarches ;
- le renforcement de l'arsenal répressif visant en particulier les personnes qui en contraignent d'autres à dissimuler leur visage, « donc à effacer leur identité », dans l'espace public.
Par ailleurs, le 11 mai 2010, dans le prolongement du rapport de sa mission d'information, l'Assemblée nationale adoptait, à l'unanimité des suffrages exprimés, une résolution réaffirmant l'attachement de la représentation nationale aux valeurs de dignité, de liberté, d'égalité et de fraternité et condamnant la pratique du port du voile intégral comme contraire aux valeurs de la République 4 ( * ) .
Au cours des différentes étapes de cette réflexion, un consensus est apparu sur trois points :
- si le port du voile islamique a constitué un point de départ, il n'a été, comme le souligne avec raison M. Jean-Paul Garraud, rapporteur du présent projet de loi à l'Assemblée nationale, qu' « un révélateur confirmant la place éminemment centrale du visage dans la vie sociale » 5 ( * ) . Aussi, une interdiction doit-elle prendre en compte la dissimulation du visage et non le port de telle ou telle tenue ;
- le recours à la loi apparaît nécessaire car même si la sanction de la violation d'une interdiction se limite à une contravention, matière réglementaire, on peut se demander, à l'instar du Conseil d'Etat dans son étude, si une prohibition « aussi large et prenant des formes aussi diverses de la dissimulation volontaire du visage ne touche pas aux règles relatives aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, et, dans une moindre mesure, au droit de propriété et à la liberté de commerce et de l'industrie », au sens de l'article 34 de la Constitution ;
- la répression des auteurs de contraintes tendant à la dissimulation du visage d'autrui.
Le principal sujet de débat porte sur le caractère général ou limité de l'interdiction de dissimulation du visage. Dans le projet de loi qu'il a présenté au Parlement, le Gouvernement a choisi la première option pour des raisons de droit et d'efficacité. A la suite de l'Assemblée nationale, votre commission des lois a estimé que le dispositif proposé, amélioré par les députés, répondait au nécessaire équilibre entre le respect des libertés publiques et les exigences de la vie en société.
Il satisfait en outre aux objectifs poursuivis par deux propositions de loi sénatoriales que votre commission a joint à l'examen du présent projet de loi : la proposition de loi n° 593 (2008-2009) visant à permettre la reconnaissance et l'identification des personnes, présentée par M. Charles Revet et plusieurs de ses collègues, ainsi que la proposition de loi n° 275 (2009-2010) tendant à interdire le port de tenues dissimulant le visage de personnes se trouvant dans des lieux publics, présentée par M. Jean-Louis Masson.
I. L'INCOMPATIBILITÉ DE LA DISSIMULATION DU VISAGE AVEC LES EXIGENCES DE LA VIE SOCIALE
A. DES PRATIQUES ENCORE LIMITÉES
La dissimulation du visage n'est pas un phénomène banal au sein des sociétés occidentales. Le cas peut se présenter dans des situations variées, le plus souvent occasionnelles, comme dans le cadre de manifestations.
L'attention accordée au voile islamique tient sans doute à sa systématisation au sein d'une frange réduite de femmes musulmanes.
Longtemps inconnue en France, cette pratique s'est développée au cours des dernières années. Une étude du ministère de l'intérieur menée en 2009 a estimé que le niqab -qui couvre tout le visage sauf les yeux- concernait aujourd'hui près de 1 900 femmes alors que le port de la burqa (qui couvre tout le visage et dissimule les yeux derrière une grille) serait inexistant 6 ( * ) . Cette enquête met en évidence par ailleurs deux caractéristiques :
- une forte concentration du voile intégral dans trois régions : Ile-de-France (950), Rhône-Alpes (160), Provence-Alpes-Côte d'Azur (100). Outre mer, cette pratique est observée à La Réunion (270) et à Mayotte (20) ;
- le choix du voile intégral concerne surtout des femmes jeunes puisque 90 % de celles qui font ce choix ont moins de 40 ans et la moitié moins de 30 ans. Deux tiers de ces femmes ont la nationalité française.
Au-delà de ces données générales, les informations recueillies par votre rapporteur auprès de responsables d'associations ou de chercheurs font apparaître une très grande diversité.
Selon Mme Sihem Habchi, présidente de l'association « Ni putes, ni soumises », le port du voile intégral constitue avant tout une nouvelle contrainte imposée à des femmes, déjà, le plus souvent, privées du droit de circuler librement.
Lorsqu'il est porté dans l'espace public, le niqab traduit, d'après elle, une forme de prosélytisme à caractère d'ailleurs plus politique que religieux puisque les autorités musulmanes ne rangent pas le port du voile intégral parmi les prescriptions de l'Islam .
Au contraire, Mme Houria Bouteldja, porte-parole de « Indigènes de la République », comme Mme Nora Moussaoui, membre du « Comité anti-islamophobie », ont estimé que le port du niqab pouvait procéder -et procédait même majoritairement- d'un libre choix de la personne dépourvu de toute visée prosélythe.
Mme Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux et auteur avec Mme Lylia Bouzar de l'essai « La République ou la burqa » 7 ( * ) a observé que le choix du port du voile intégral pouvait s'accompagner d'une rupture des liens familiaux, sociaux et professionnels et manifestait dans ces cas une véritable dérive sectaire sous couvert de revendication religieuse. Selon l'étude précitée du ministère de l'intérieur, un quart des femmes intégralement voilées seraient d'ailleurs des converties à l'Islam, nées dans une famille de culture, de tradition ou de religion non musulmane.
A l'issue des auditions auxquelles votre rapporteur a procédé, trois séries d'observations peuvent être formulées :
- la liberté effective de choix demeure très difficile à apprécier même lorsqu'elle est revendiquée par la personne portant le voile intégral ;
- bien que le port du niqab ne constitue pas une prescription de l'Islam et ne touche qu'un nombre très marginal de femmes musulmanes, la focalisation de l'attention sur ce thème a pu être ressenti comme un mouvement de défiance à l'égard de l'Islam dans son ensemble ;
- aussi, comme l'a observé Mme Dounia Bouzar, il est essentiel de « déconfessionnaliser » ce débat et de le placer non sur le terrain de l'expression d'une conviction religieuse mais des exigences du savoir-vivre ensemble dans notre société -exigences qui s'imposent à chacun quelle que soit par ailleurs sa confession.
Comme l'a rappelé avec force Mme Elisabeth Badinter lors de ses échanges avec votre rapporteur, l'échange social implique d'apparaître à visage découvert dans l'espace public. Ainsi qu'elle l'avait précisé lors de son intervention devant l'Assemblée nationale, le 9 septembre 2009 8 ( * ) , « le visage n'est pas le corps et il n'y a pas, dans la civilisation occidentale, de vêtement du visage ». La dissimulation du visage apparaît, selon Mme Elisabeth Badinter, contraire au principe de fraternité et, au-delà, au principe de civilité : elle marque le refus d'entrer en relation avec autrui ou plus exactement d'accepter la réciprocité et l'échange puisque cette dissimulation permet de voir sans être vu.
Partant d'une toute autre approche, celle des neurosciences, M. Laurent Cohen, professeur de neurologie à l'hôpital de la Salpétrière à Paris, parvient à des conclusions identiques 9 ( * ) : « Identité, regard, émotion, parole, beauté, attention et intention, sont déchiffrés sans relâche par notre machinerie cérébrale : impossible de ne voir dans le visage qui nous fait face qu'un objet de chair sans signification (...) notre visage ne cesse de projeter en retour le même flot d'informations. Il y a là ce qu'on pourrait appeler une « confiance biologique », une activité cérébrale incessante qui fait que chacun se dévoile par son visage, et reçoit en retour ce que l'autre dévoile de lui-même, une confiance qui permet un échange social équilibré. Lorsque notre interlocuteur nous dérobe son visage la « symétrie de la confiance réciproque » est rompue ; vous vous livrez et il se cache ; vous ne connaissez ni son identité, ni ses émotions, ni ses intentions ».
Ces considérations valent pour le voile intégral comme pour toutes pratiques qui conduiraient dans l'espace public, au quotidien, à couvrir son visage.
Le présent projet de loi répond à ces préoccupations en visant une interdiction générale de dissimulation du visage (sous réserve de certaines exceptions) assortie d'une amende.
* 1 Sur 339 votants, 335 se sont prononcés pour l'adoption du texte. La grande majorité des députés du groupe socialiste, radical, citoyen et du groupe gauche démocrate et républicaine n'a pas pris part au vote.
* 2 Rapport de l'Assemblée nationale n° 2262 fait au nom de la mission d'information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, janvier 2010, « Voile intégral : le refus de la République » ( http://www.assemblee-nationale.fr/13/pdf/rap-info/i2262.pdf ).
*
3
Conseil
d'Etat, Etude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du
port du voile intégral, 25 mars 2010
(
http://www.conseil-etat.fr/cde/media/document/avis/etude_vi_30032010.pdf
).
* 4 Résolution sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement des pratiques radicales qui y portent atteinte, adoptée par l'Assemblée nationale le 11 mai 2010, TA n° 459.
* 5 Rapport n° 2648 sur le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public par M. Jean-Paul Garraud, p. 8 ( http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r2648.asp ).
* 6 Ces voiles intégraux doivent être distingués du hijab qui couvre les cheveux et le cou mais pas le visage, et n'entre donc pas dans le champ d'application du projet de loi.
* 7 Albin Michel, 2010.
* 8 Rapport précité, p. 334.
* 9 Burqa, ce que les neurosciences disent du visage, Libération, 12 août 2010.