B. LES CONDITIONS D'EXERCICE DE LA COMPÉTENCE DU JUGE FRANÇAIS
1. La compétence dans le temps : des délais de prescription allongés
La convention de Rome pose pour principe, dans son article 29, que les crimes relevant de la Cour pénale internationale sont imprescriptibles .
En droit français, les crimes contre l'humanité sont d'ores et déjà imprescriptibles (article 213-5 du code pénal). Il s'agit toutefois des seules infractions pour lesquelles l'imprescriptibilité soit admise.
Le projet de loi d'adaptation propose d'allonger les délais pour les crimes de guerre portant de 10 à 30 ans, le délai de prescription de l'action publique pour les crimes (et de 3 à 20 ans pour les délits) et de 20 ans à 30 ans le délai de prescription de la peine en matière criminelle (de 5 à 20 ans en matière délictuelle).
Le gouvernement n'a pas souhaité en revanche aller jusqu'à reconnaître l'imprescriptibilité du crime de guerre. Votre commission approuve cette position car, comme elle l'a affirmé à plusieurs reprises et encore récemment à l'occasion du rapport du président Jean-Jacques Hyest et de MM. Hugues Portelli et Richard Yung 13 ( * ) à l'issue de la mission d'information de votre commission sur le régime de prescriptions civiles et pénales, il convient de réserver l'imprescriptibilité aux crimes contre l'humanité compte tenu de leur exceptionnelle gravité.
Comme l'a souligné avec force le président Robert Badinter lors de l'examen du projet de loi en commission, ces crimes constituent la négation même de l'être humain et justifient à cet égard une dérogation aux règles habituelles de prescription.
2. L'application de la loi pénale dans l'espace et la question de la compétence universelle
On entend par compétence universelle, la « compétence reconnue à un Etat pour réprimer des infractions commises par des particuliers en dehors de son territoire alors que ni le criminel ni la victime ne sont de ses ressortissants » 14 ( * ) .
Il s'agit donc d'une dérogation aux règles habituelles de compétence des juridictions nationales fondées sur trois critères : l'infraction a été commise sur le territoire de la république, l'auteur ou la victime ont la nationalité française.
Le droit pénal français reconnaît la compétence universelle des juridictions françaises pour certaines catégories d'infractions parmi lesquelles les actes de torture (article 689-2 du code de procédure pénale) et de terrorisme (article 689-3 du code de procédure pénale) ainsi que les infractions commises lors du conflit de l'ex-Yougoslavie ou du génocide rwandais 15 ( * ) .
La compétence extraterritoriale est également reconnue dans cinq autres domaines : la protection et le contrôle des matières nucléaires (art. 689-4 du code de procédure pénale), les actes contre la sécurité de la navigation maritime (art. 689-5 du code de procédure pénale), les actes contre la sécurité de l'aviation civile (art. 689-6 du code de procédure pénale), les actes de violence illicite dans les aéroports (art. 689-7 du code de procédure pénale), la protection des intérêts financiers de la communauté européenne (art. 689-8 du code de procédure pénale).
La compétence universelle des juridictions françaises ne peut procéder que d'une convention internationale et ne vaut que pour les infractions désignées par celle-ci. Elle est en outre subordonnée, selon une exigence commune à l'ensemble des conventions intervenues à ce jour, au fait que la personne coupable ait été trouvée en France -la procédure par défaut étant exclue.
La compétence universelle est une règle de procédure, à ce titre immédiatement applicable aux instances en cours. Les juridictions françaises appliquent toujours la loi pénale française conformément au principe de solidarité des compétences législative et juridictionnelle.
Votre commission a longuement débattu de la possibilité de reconnaître une compétence universelle pour les crimes visés par le statut de Rome.
En effet, comme l'a rappelé M. Bruno Cotte, juge français membre de la Cour pénale internationale, le préambule de la Convention rappelle qu' « il est du devoir de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». Il existerait ainsi sinon une obligation formelle, du moins un engagement moral pour chaque Etat de juger l'auteur d'un crime contre l'humanité ou d'un crime de guerre quel que soit le lieu de commission de l'infraction et quelles que soient les nationalités de l'auteur et de la victime. Dans son avis, la CNCDH a rappelé que la « généralisation de la compétence universelle pour les incriminations du statut de Rome » était « la condition essentielle pour éviter tout espace d'impunité ».
Par ailleurs, les représentants de la coalition française pour la Cour pénale internationale ont fait valoir que la CPI exerçait une compétence subsidiaire et qu'elle ne pourrait jamais juger tous les criminels : elle n'en a ni la vocation ni les moyens.
Comme le rappelle la CFCPI, « ses ressources, son budget, le nombre de juges ne lui permettent que de juger quelques affaires particulièrement emblématiques chaque année ».
Ensuite, le code de procédure pénale reconnaît déjà la compétence universelle pour certaines infractions et il serait paradoxal de l'écarter pour des crimes d'une gravité au moins comparable.
En outre, selon les informations communiquées par la CFPCI, en Europe où tous les Etats -à l'exception de la République tchèque- ont ratifié le statut de Rome, la grande majorité d'entre eux ont admis, sous une forme ou une autre, la compétence universelle pour les crimes couverts par la convention de Rome.
Enfin, l'un des arguments les plus convaincants en faveur de la compétence universelle, avancé par M. Claude Jorda, ancien juge français à la Cour pénale internationale, lors de son audition par votre rapporteur, et soutenu par notre excellent collègue, M. Pierre Fauchon, tient à l' effet dissuasif qu'elle peut exercer à l'encontre des auteurs de crimes internationaux qui, dans aucun de leurs déplacements, ne pourraient jamais compter sur quelque impunité que ce soit.
La reconnaissance de la compétence universelle peut soulever cependant certaines réserves .
En premier lieu, l' application actuelle de la compétence universelle laisse place à plusieurs incertitudes .
La première touche au lien de rattachement de l'auteur du crime avec la France. La référence à une compétence universelle est en effet sans doute excessive car cette compétence est toujours subordonnée à un lien entre la personne présumée coupable et le pays exerçant la compétence universelle. La Belgique, qui s'était risquée un temps à reconnaître une compétence véritablement universelle à ses juridictions, a d'ailleurs dû y renoncer. Nos voisins européens n'admettent généralement la compétence universelle que dans des conditions très strictes. Ainsi, en Allemagne, la compétence de la justice est limitée quand il s'agit de représentants d'autres Etats qui se trouvent en Allemagne à l'invitation du gouvernement allemand ainsi que de leur délégation 16 ( * ) .
En France, l'article 689-1 du code de procédure pénale prévoit que la personne doit se trouver en France . Néanmoins, l'interprétation des termes « se trouve en France » laisse place à de nombreuses incertitudes. S'agit-il d'une personne résidant en France ou qui serait seulement en transit ? La jurisprudence, comme l'a confirmé M. Bruno Cotte lors de ses échanges avec votre rapporteur, n'a pas véritablement tranché 17 ( * ) .
La deuxième incertitude concerne le champ géographique d'application de la compétence universelle . Une telle compétence peut-elle s'exercer à l'encontre de ressortissants de pays qui ne sont pas partie à la convention autorisant l'exercice d'une compétence universelle ? Cette question est actuellement examinée par la Cour internationale de justice de La Haye dans une affaire pendante opposant le Congo à la France au sujet d'une procédure pour crimes contre l'humanité et tortures engagée par une juridiction française contre un ministre congolais de l'intérieur, les autorités congolaises soutenant qu'en « s'attribuant une compétence universelle en matière pénale et en s'arrogeant le pouvoir de faire poursuivre et juger le ministre de l'intérieur d'un Etat étranger à raison de prétendues infractions qu'il aurait commises à l'occasion de l'exercice de ses attributions relative au maintien de l'ordre dans son pays », la France aurait violé « le principe selon lequel un Etat ne peut, au mépris de l'égalité souveraine entre tous les Etats membres de l'[ONU]... exercer son pouvoir sur le territoire d'un autre Etat ».
Les autorités françaises jugent donc prudent d'attendre la décision de la Cour internationale de justice avant d'élargir de nouveau le domaine d'application de la compétence universelle.
La troisième incertitude procède des difficultés pratiques sur la capacité d'une juridiction française à mener une instruction sur une affaire qui s'est déroulée hors du territoire national et qui met en cause des étrangers. Il est vrai néanmoins que l'instruction des telles affaires a déjà pu être menée à son terme, en particulier sur le fondement de la convention contre la torture 18 ( * ) .
Au-delà de ces interrogations, votre commission estime que l' extension d'une compétence universelle pour les crimes visés par la convention de Rome n'est ni indispensable, ni même, peut-être, souhaitable .
D'abord, il n'est pas possible de tirer du préambule de la convention de Rome une obligation conventionnelle dans la mesure où le devoir de juger les responsables de crimes internationaux qu'il mentionne n'est précisé, ni même repris par aucune des stipulations de la convention.
Or jusqu'à présent la compétence universelle a toujours été instituée sur la base d'une obligation expresse d'une convention internationale 19 ( * ) .
Cet argument juridique aurait sans doute moins de force s'il ouvrait un espace d'impunité aux criminels visés par le statut de Rome. Or tel n'est pas le cas dans la mesure où existe désormais une cour pénale internationale.
En effet, historiquement, la compétence universelle a été conçue pour surmonter les situations d'impunité auxquelles peut aboutir l'application des règles traditionnelles de compétence des juridictions nationales. Mais l'extension des compétences des juridictions n'est plus nécessaire dès lors qu'il existe une juridiction à caractère supranational reconnue par la communauté des Etats membres qui l'a instituée. Les hypothèses de compétence universelle actuellement prévues par le code de procédure pénale demeurent en revanche justifiées du fait qu'il n'existe à ce jour aucune juridiction compétente pour juger des infractions visées par les articles 689-2 et suivants.
Sans doute la Cour pénale internationale exerce-t-elle une compétence complémentaire -ou « subsidiaire » pour reprendre les termes de Mme Mireille Delmas-Marty- par rapport aux juridictions des Etats membres. Ce principe autorise-t-il pour autant les juridictions nationales à juger tous les criminels visées par le statut de Rome indépendamment des critères habituels de compétence ?
Votre commission ne le croit pas. En effet, l'article premier (principe de complémentarité) de la convention de Rome s'articule avec l'article 17 (règles de recevabilité) : la Cour pénale internationale est compétente lorsque l'Etat partie ne veut pas ou ne peut pas poursuivre l'auteur d'un crime international. En d'autres termes, parce qu'elles disposent d'une compétence de principe, les juridictions nationales doivent poursuivre et juger les crimes qui soit ont été commis sur leur territoire, soit impliquent leurs nationaux (auteur ou victime). Le principe de complémentarité joue lorsque l'auteur ne répond pas aux critères de compétence de droit commun . Ce n'est pas aux Etats parties mais à la CPI de se substituer à l'Etat défaillant qui aurait été normalement compétent pour juger l'auteur d'un crime international. Quelle juridiction plus légitime que la Cour pénale internationale peut, sans blesser le principe d'égalité entre les Etats au sein de la communauté internationale, assumer une telle mission ?
L'argument selon lequel la Cour pénale internationale pourrait se trouver débordée par le nombre de personnes à juger ne vaudrait que sur la base de difficultés effectivement constatées. Il n'est guère convaincant a priori , alors même que la Cour dispose aujourd'hui de moyens très importants pour une activité encore limitée.
En outre, même si le crime n'a pas été commis sur le territoire français ou si l'auteur ou la victime n'a pas la nationalité française, la France pourra toujours saisir la Cour sur la base de l'article 14 du statut. En outre, les dispositions introduites dans notre code de procédure pénale à la suite de la loi du 24 janvier 2002 relative à la coopération de la Cour permettent à la France, à la demande de la Cour pénale internationale, d'arrêter une personne pour la remettre à cette juridiction.
Ces mesures paraissent par elles-mêmes efficaces pour dissuader un criminel étranger de se rendre sur le territoire français.
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Au bénéfice de ces observations et sous réserve des amendements qu'elle vous soumet, votre commission vous propose d'adopter ce projet de loi .
* 13 Pour un droit de la prescription moderne et cohérent, Jean-Jacques Hyest, président, Hugues Portelli et Richard Yung, rapporteurs, Sénat, n° 338, 2006-2007.
* 14 Gérard Cornu, Vocabulaire juridique.
* 15 En vertu des articles 1 er et 2 de la loi du 2 janvier 1995 portant adaptation de la législation française aux dispositions de la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations unies, instituant un tribunal international en vue de juger les personnes présumées responsables des crimes commis dans l'ex-Yougoslavie et des dispositions identiques figurant dans la loi du 22 mai 1996, adoptée pour la mise en oeuvre de la résolution 955 de l'ONU, instituant un Tribunal international en vue de juger les responsables du génocide commis au Rwanda en 1994.
* 16 Voir en annexe 3 : l'application de la compétence universelle en Europe.
* 17 Cependant, il est assuré que s'il n'existe aucun indice que la ou les personnes soupçonnées se trouvent en France, les poursuites ne sont pas possibles ; ainsi les plaintes avec constitution de partie civile déposées par des réfugiés bosniaques du chef de tortures contre des dirigeants bosniaques ont été déclarées irrecevables (chambre criminelle de la Cour de cassation, 26 mars 1996).
* 18 Ainsi, sur le fondement de la convention contre la torture, une personne de nationalité mauritanienne a pu être renvoyée devant la cour d'assises du chef de tortures et d'actes de barbarie pour avoir commis ce crime en Mauritanie sur des victimes mauritaniennes (chambre criminelle de la Cour de cassation, 23 octobre 20002).
* 19 La compétence universelle pourrait, en revanche, reposer sur les stipulations des conventions de Genève (articles 49, 50, 129 et 146, respectivement des quatre conventions de Genève) : « Chaque Partie contractante aura l'obligation de rechercher les personnes prévenues d'avoir commis, ou d'avoir ordonné de commettre, l'une ou l'autre de ces infractions graves, et elle devra les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité. » Cependant, ces articles précisent aussi que la partie contractante « pourra aussi, si elle le préfère, et selon les conditions prévues par sa propre législation, les remettre pour jugement à une autre Partie contractante intéressée à la poursuite, pour autant que cette Partie contractante ait retenu contre lesdites personnes des charges suffisantes ». Les conventions laissent ainsi soit la possibilité à l'Etat d'extrader ces personnes vers une autre partie contractante qui aurait retenu contre celle-ci des charges suffisantes (principe « aut dedere, aut judicare »,) soit l'obligation d'extrader ou de poursuivre.