b) L'articulation entre les différents niveaux de négociation collective
Les
partenaires sociaux ont souhaité, dans la Position commune, clarifier
l'articulation entre les différentes normes conventionnelles de
façon à garantir une adéquation optimale entre la
spécificité de chaque niveau de négociation et la
nécessité d'une décentralisation maîtrisée de
la négociation collective.
En cela, la Position commune indique d'abord, en son point I-1, le
rôle appelé à jouer par chaque niveau de
négociation :
«
Chaque niveau de négociation, national
interprofessionnel, de branche et d'entreprise, assure des fonctions
différentes dans le cadre d'un système organisé,
destiné à conférer une pertinence optimale à la
norme négociée tant dans ses effets que dans sa capacité
à couvrir l'ensemble des salariés et des entreprises.
« Garant du système, le niveau national interprofessionnel
doit assurer une cohérence d'ensemble.
« La branche joue un rôle structurant de solidarité,
d'encadrement et d'impulsion de la négociation d'entreprise à
travers l'existence de règles communes à la profession.
« La négociation d'entreprise permet de trouver et de mettre
en oeuvre des solutions prenant directement en compte les
caractéristiques et les besoins de chaque entreprise et de ses
salariés
. »
Ceci étant posé, la Position commune précise alors
l'articulation entre les différents niveaux de négociation devant
résulter de leur positionnement respectif :
«
Dans ce cadre, pour faciliter le développement de la
négociation collective à tous les niveaux, chaque niveau de
négociation, national interprofessionnel, de branche, et d'entreprise,
doit pouvoir négocier de telle sorte que les dispositions conclues
à un niveau plus ou moins centralisé (interprofessionnel ou de
branche) s'imposent aux niveaux décentralisés (entreprise) en
l'absence d'accord portant sur le même objet. Mais chaque niveau doit
respecter les dispositions d'ordre public social définies par la loi et
les dispositions des accords interprofessionnels ou de branche auxquels leurs
signataires ont entendu conférer un caractère normatif et
impératif qui peuvent être constitutives de garanties minimales.
Cette disposition ne remet pas en cause la valeur hiérarchique
accordée par leurs signataires aux accords conclus avant son
entrée en vigueur.
« En outre un certain nombre de limites peuvent tenir à
l'objet de la négociation, comme c'est le cas des mécanismes de
mutualisation interentreprises, des classifications et des minima de branche
par exemple, au degré d'homogénéité des entreprises
comprises dans le champ de la négociation ou au souci des signataires de
garantir l'équilibre des parties à la négociation. Selon
les cas, à déterminer par les négociateurs, l'accord
national interprofessionnel ou l'accord de branche peut ainsi avoir, en tout ou
partie, un rôle supplétif, d'encadrement pour les niveaux
décentralisés, ou encore être un accord d'application
directe dont les dispositions s'imposent aux entreprises et à leurs
salariés de façon impérative ou optionnelle.
« Cette articulation encourage le développement de la
négociation collective à tous les niveaux, tout en valorisant le
rôle d'impulsion et d'encadrement des niveaux centralisés qui
reste primordial.
»
Ce faisant, la Position commune s'inscrivait pleinement dans le mouvement de
décentralisation de la négociation collective, commun à la
plupart des pays européens, tout en l'encadrant de manière
significative.
Une telle évolution n'en implique pas moins une réforme profonde
de notre droit de la négociation collective qui reste régi, en
matière de hiérarchie et d'articulation des différentes
sources du droit du travail, par le principe dit « de
faveur ».
L'articulation des normes du droit du travail reste un sujet extrêmement
difficile, divisant encore largement la doctrine et la jurisprudence
15
(
*
)
. Il est vrai que le droit
actuel cherche à concilier deux principes quelque peu antinomiques :
- celui de l'autonomie des différents niveaux de négociation
puisqu'il est possible de négocier de tout (hormis des matières
relevant de l'ordre public absolu) à tous les niveaux ;
- celui d'une hiérarchisation des normes assurant la
cohérence de l'ordre juridique.
C'est alors au « principe de faveur », dit aussi
« principe du plus favorable », qu'il revient d'organiser
la conciliation entre ces deux principes. Il permet de régler les
conflits de normes au profit de la disposition la plus avantageuse pour le
salarié. Ainsi, la Cour de cassation a estimé, dans son
arrêt EDF du 17 juillet 1996 que le principe de faveur constituait
un «
principe fondamental en droit du travail selon lequel en cas
de conflit de normes c'est la plus favorable aux salariés qui doit
recevoir application.
»
Principe fondamental du droit du travail, le principe de faveur n'en est pas
moins organisé par la loi :
- l'
article L. 132-4 du code du travail
règle le cas
général des rapports entre la loi et les normes
conventionnelles ;
- l'
article L. 132-13
régit les relations entre le
niveau interprofessionnel et le niveau de la branche, mais aussi entre les
normes de différents champs territoriaux : l'accord de niveau
inférieur ne peut comporter de clauses moins favorables que celles d'un
accord de niveau supérieur et, si un accord de niveau supérieur
est conclu, l'accord de niveau inférieur doit adapter ses clauses
devenues moins favorables ;
- l'
article L. 132-23
précise l'articulation entre
l'accord d'entreprise et d'établissement et les normes conventionnelles
supérieures : l'accord d'entreprise a vocation à adapter les
normes conventionnelles de niveau supérieur aux conditions
particulières de l'entreprise, à traiter de questions non
abordées par les conventions de niveau supérieur ou à
introduire des clauses plus favorables aux salariés ;
- l'
article L. 135-2
précise les relations entre
l'accord collectif et le contrat de travail en posant l'effet impératif
de l'accord collectif sur le contrat de travail sauf clause plus favorable.
Cette organisation du principe de faveur par la loi correspond d'ailleurs,
même si elle lui préexistait, à la jurisprudence du Conseil
constitutionnel qui, dans sa décision n° 89-257 DC du
25 juillet 1989, l'a reconnu comme « principe fondamental du
droit du travail » au sens de l'article 34 de la Constitution.
Mais, saisi à plusieurs reprises de griefs visant à donner valeur
constitutionnelle au principe de faveur
16
(
*
)
, le Conseil s'y est toujours refusé
jusqu'à reconnaître expressément qu'il ne constituait pas
un «
principe fondamental reconnu par les lois de la
République
» dans sa récente décision
n° 2002-465 DC du 13 janvier 2003.
La
valeur du « principe de faveur » pour le Conseil
constitutionnel
(Décision du 13 janvier 2003)
En
matière de relations du travail, le principe dit « de
faveur » veut qu'un accord collectif de travail ne peut
qu'améliorer la situation des travailleurs par rapport aux dispositions
prévues par la loi et les règlements ou par rapport aux
stipulations de portée plus large (convention interprofessionnelle,
accord de branche étendu...).
Pour les requérants, le « principe de faveur » avait
valeur de norme constitutionnelle car il constituerait un « principe
fondamental reconnu par les lois de la République ».
Toutefois, le Conseil a jugé en 1997 qu'il n'en était rien.
Le grief tiré de la violation d'un « principe fondamental
reconnu par les lois de la République » ne peut être
utilement invoqué qu'autant que la législation
républicaine intervenue avant l'entrée en vigueur du
Préambule de la Constitution de 1946 a donné naissance à
une règle de portée générale, intéressant
les libertés fondamentales, les droits constitutionnellement garantis ou
le fonctionnement des pouvoirs publics, et que cette règle n'a jamais
été contredite par ladite législation.
Or, la seule disposition, introduite par la loi du 24 juin 1936 sous la forme
d'un article 31vc du code du travail, selon laquelle
« Les
conventions collectives ne doivent pas contenir de dispositions contraires aux
lois et règlements en vigueur, mais peuvent stipuler des dispositions
plus favorables »
n'a trait qu'à la faculté ouverte
à des accords collectifs de comporter des stipulations plus favorables
que les lois et règlements en vigueur. Dès lors, le moyen
tiré de la violation d'un principe fondamental reconnu par les lois de
la République, dit « principe de faveur », ne peut
être utilement invoqué.
Le principe dit « de faveur » constitue une règle
importante du droit du travail, mais une règle de niveau
législatif et non constitutionnel. C'est, au sens de l'article 34 de la
Constitution, un « principe fondamental du droit du
travail ». Comme l'exposait justement le Gouvernement dans ses
observations, on ne saurait confondre les principes qui fondent la
compétence du législateur et ceux qui limitent l'exercice de
cette compétence.
Source : Commentaires de la décision du
13 janvier 2003
aux Cahiers du Conseil constitutionnel
(n° 14)
C'est
donc bien à la loi qu'il revient d'organiser l'articulation des normes
conventionnelles et de mettre en oeuvre le principe de faveur.
De fait, le législateur a déjà largement
aménagé ce principe, réduisant fortement sa portée
générale. Ainsi, l'ordonnance du 16 janvier 1982 a introduit
la possibilité de conclure des accords dérogatoires - et
donc, le cas échéant, moins favorables - à la loi.
Mais la réalité du principe de faveur était
déjà considérablement mise à mal par ses
difficultés d'application. Il s'avère, en effet, souvent
difficile d'apprécier en pratique le caractère plus ou moins
favorable d'un accord collectif par rapport à la loi ou à une
autre norme conventionnelle. Ainsi, la Cour de cassation a décidé
que le caractère plus favorable d'une norme doit s'apprécier
globalement pour l'ensemble des salariés et, dans un arrêt du
15 mars 2001, elle a statué sur le pourvoi d'un salarié en
approuvant, au nom du principe de faveur, une solution qui lui était
individuellement défavorable. De même, le caractère plus
favorable doit s'apprécier globalement au vu de l'ensemble de l'accord,
et non clause par clause.
Ces aménagements législatifs et jurisprudentiels illustrent en
définitive l'incapacité croissante pour le principe de faveur
à régir efficacement le droit de la négociation collective.
Dans ces conditions, il est non seulement loisible au législateur
d'organiser l'articulation des normes conventionnelles, mais il apparaît
même nécessaire de le faire compte tenu de l'inadaptation des
règles actuelles.
Pour autant, le projet de loi - qui ne touche en rien à la
hiérarchie des normes du droit du travail - ne remet pas en
cause les éléments essentiels de leur articulation actuelle et se
borne, dans la continuité d'ailleurs de la Position commune, à
aménager pour l'avenir l'articulation entre les seules normes d'origine
conventionnelle.
A ce titre, l'aménagement ne porte pas :
- sur la hiérarchie entre la loi et les règlements d'une
part, et les normes conventionnelles, d'autre part,
l'article L. 132-4 du code du travail demeurant inchangé ;
- sur la hiérarchie entre les accords collectifs et le contrat de
travail, l'article L. 135-2 du code du travail demeurant
également inchangé.
De même, dans un souci de sécurité juridique,
l'aménagement ne vaudra que pour l'avenir en application de
l'article 39
du projet de loi. Dès lors, dans la mesure
où les signataires d'un accord conclu avant l'entrée en vigueur
de la loi ont entendu lui donner une valeur impérative dans le cadre de
l'actuelle hiérarchie des normes, un accord de niveau inférieur
ne pourra y déroger.
L'aménagement réalisé par les
articles 36 et 37
du
projet de loi s'inscrit largement dans une logique de subsidiarité
tendant à la décentralisation de la négociation collective
et à l'adaptation des normes à la diversité des situations.
Sans remettre en cause le principe de faveur régissant l'articulation
entre les différents niveaux de négociation, les dispositions des
articles 36 et 37 confient aux partenaires sociaux le soin d'en
aménager, le cas échéant, la portée en
prévoyant des possibilités de dérogation afin de garantir
une plus grande autonomie de la négociation au niveau inférieur.
Ainsi, l'article 36 concerne pour l'essentiel l'articulation entre
négociation interprofessionnelle et négociation de branche. Il
prévoit que les accords issus de la première ne s'imposeront
à ceux de la seconde que si les signataires du niveau supérieur
l'ont expressément prévu.
De même, l'article 37 procède à un aménagement
similaire pour l'articulation entre négociation de branche et
négociation d'entreprise. La possibilité pour un accord
d'entreprise de déroger à un accord de branche n'est ouverte que
si l'accord de branche ne l'interdit pas ou ne l'encadre pas. Mais l'accord de
branche reste toutefois impératif dans quatre domaines - les
salaires minima, les classifications, la protection sociale
complémentaire et la mutualisation des fonds de la formation
professionnelle - pour lesquels l'accord de branche doit conserver sa
fonction de « loi professionnelle ».
Un tel aménagement pourrait alors, en théorie, prendre deux
formes : soit la possibilité de dérogation est la
règle et devient alors possible sauf si l'accord de niveau
supérieur en dispose autrement, soit la possibilité de
dérogation est l'exception et doit alors être expressément
autorisée et encadrée par l'accord de niveau supérieur.
Le projet de loi, s'inscrivant en cela dans la continuité de la Position
commune, retient la première solution. Et c'est d'ailleurs fort logique
puisque, dans la mesure où l'autonomie est rendue possible tout en
étant régulée par les partenaires sociaux, le principe
doit l'emporter sur l'exception.
Ainsi, comme l'observe M. Jacques Barthélémy dans un
récent article
17
(
*
)
: «
L'aspect affectif ou culturel
des choses ne doit pas l'emporter sur la rigueur juridique : ou bien il y
a suspicion sur la capacité de l'accord d'entreprise à faire
réellement la loi des parties en raison de l'incertitude sur
l'équilibre contractuel et il faut proscrire toute
dérogation ; ou bien la dérogation doit être la
règle, simplement remise en cause exceptionnellement pour une raison
objectivement justifiée.
»
Au total, on passe donc d'une autonomie de l'accord strictement et
uniformément encadrée par la loi - sous la forme du plus
favorable - et difficile à mettre en oeuvre, à une autonomie
régulée par les partenaires sociaux eux-mêmes et donc
davantage adaptée à la nécessité, pour la
négociation collective, de prendre en considération les
spécificités du champ dans lequel elle aura à s'appliquer.
Dans ces conditions, que l'autonomie du niveau inférieur soit la
règle ou l'exception n'a finalement que peu d'importance puisque, dans
les deux cas, il reviendra aux partenaires sociaux de statuer sur le
caractère impératif ou non de l'accord de niveau supérieur
et sur la possibilité de dérogation au niveau inférieur.
Dès lors, c'est donc aux partenaires sociaux qu'il incombe de
définir, aux deux niveaux, les possibilités de dérogation.
Or, l'équilibre contractuel de telles possibilités de
dérogation sera à l'avenir mieux garanti par l'introduction du
principe majoritaire tant au niveau supérieur - pour statuer sur le
principe de la dérogation, mais aussi sur son champ et son
degré -, qu'au niveau inférieur pour organiser les
conditions de sa mise en oeuvre.
Il est bien entendu prématuré d'apprécier dès
maintenant les conséquences que pourrait avoir la nouvelle articulation
entre normes conventionnelles ici proposée. Mais les expériences
de décentralisation de la négociation collective
réalisées dans les autres pays européens montrent que
celle-ci n'entraîne pas de bouleversement de la hiérarchie des
normes et conduit à un développement maîtrisé des
accords collectifs à tous les niveaux.
C'est en tout cas l'analyse faite par l'Inspection générale des
affaires sociales (IGAS) dans un récent rapport
18
(
*
)
:
«
La décentralisation n'a pas entraîné la
disparition de la négociation collective. Elle a conduit les partenaires
sociaux de branche à se dessaisir volontairement, dans certains
domaines, de thèmes de négociation au profit du niveau de
l'entreprise. Les conventions de branche, jusqu'alors très
détaillées dans leurs stipulations, sont aujourd'hui devenues des
conventions-cadres, avec de larges ouvertures pour que les entreprises puissent
adapter ces stipulations à la situation locale dans les domaines des
salaires et du temps de travail principalement.
»
* 15 S'il est considéré comme un principe général du droit par la Cour de cassation et le Conseil d'État, la première en généralise la portée à l'ensemble des sources (Cass. soc., 17 juillet 1996) alors qu'il ne vaut, pour le second, que dans les rapports entre loi et conventions collectives (8 juillet 1994 et 27 juillet 2001).
* 16 Voir notamment les décisions n° 89-257 DC du 25 juillet 1989, n° 96-383 DC du 6 novembre 1996 et n° 97-388 DC du 20 mars 1997.
* 17 « La réforme de la négociation collective », Petites affiches, n° 232, 20 novembre 2003.
* 18 « L'information sur les conventions collectives en France et dans cinq pays européens », juillet 2003.