D. INDUSTRIE DE DÉFENSE : UNE RESTRUCTURATION INACHEVÉE, DES DÉFIS À RELEVER
La loi
de programmation qui s'achève aura également été,
pour notre industrie de défense, une période de profonde
transformation au cours de laquelle il lui aura fallu s'adapter à la
réduction des budgets militaires et à la concurrence accrue sur
les marchés extérieurs tout en demeurant au meilleur niveau sur
le plan technologique.
Dans ce contexte, d'importantes restructurations ont eu lieu, aboutissant
à consolider une part notable de notre industrie dans des groupes
à caractère européen ou international.
En dépit de ces évolutions positives, des inquiétudes
subsistent. D'une part, deux secteurs importants -l'armement terrestre et la
construction navale- sont restés à l'écart de ces
restructurations. D'autre part, les consolidations européennes ne
garantissent pas, autant qu'on aurait pu le souhaiter, l'avenir de nos
industries, qui ont souffert de l'érosion de l'effort
d'équipement et se trouvent confrontées à une vive
concurrence américaine face à laquelle aucune
préférence européenne ne semble s'imposer.
1. Une consolidation inachevée
Encore
très morcelé lors de l'entrée en vigueur de la loi de
programmation 1997-2002, le paysage industriel de la défense s'est
clarifié au cours des six dernières années, sous le double
effet d'une concentration et d'une internationalisation.
La privatisation de Thomson a permis de regrouper les activités
d'
électronique de défense
d'Alcatel et de Dassault
Electronique pour former le 1
er
groupe européen
d'électronique civile et militaire rebaptisé
Thales
en
novembre 2000. Dans le domaine militaire, Thales a mis en oeuvre avec
succès une stratégie
dite « multidomestique » consistant à nouer des
alliances locales ou à créer des sociétés
conjointes pour accéder aux marchés domestiques
d'électronique de défense
6(
*
)
. Thales a également
créé avec son principal concurrent, l'américain Raytheon,
une joint-venture spécialisée dans les systèmes
antiaériens.
La création, le 10 juillet 2000, d'
EADS
(
European Aeronautic
Defence and Space company
) a également profondément
modifié notre organisation dans le
domaine de l'aéronautique,
de l'espace et des missiles
. Après la fusion, en juillet 1998, des
activités de Matra Hautes Technologies et d'Aérospatiale, puis le
transfert au nouveau groupe Aérospatiale Matra des 46% détenus
par l'Etat dans
Dassault Aviation
, la fusion avec l'allemand DASA
(Daimler Chrisler Aerospace) et l'espagnol Casa a fait d'EADS le
1
er
groupe européen aéronautique et spatial
, et
le 2
ème
mondial, derrière Boeing mais devant Lockheed
Martin.
EADS constitue, avec
Eurocopter
, le 1
er
groupe mondial
d'hélicoptères, avec
Airbus
, le 2
ème
groupe mondial pour les avions commerciaux, avec l'
Eurofighter
et le
Rafale
, le 4
ème
groupe mondial pour les avions de
combat, avec
Astrium
, résultat du regroupement de Matra Marconi
Space et de Dasa, le 3
ème
groupe mondial pour les satellites,
et enfin avec
MBDA
, résultat de la fusion des activités
missiles de Matra Bae Dynamics, d'Aérospatiale Matra Missiles et
d'Alenia Marconi Systems, le 2
ème
groupe mondial pour les
systèmes de missiles.
Une consolidation s'est également opérée chez les
équipementiers, avec le rachat de Labinal et d'Hurel-Dubois par la
SNECMA qui a également créé avec la SNPE une joint-venture
baptisée Herakles.
Ce vaste mouvement de concentration et d'intégration européenne
répondait à une nécessité dans un contexte de
compétition technologique et commerciale exacerbée.
En revanche, nos deux grands industriels de l'armement terrestre et de la
construction navale sont demeurés à l'écart de ces
transformations.
S'agissant de
GIAT-Industries
, la situation de la société
atteint aujourd'hui un stade critique. Alors que le plan stratégique,
économique et social lancé en 1998 est arrivé à son
terme fin décembre 2002, que les effectifs sont passés sur la
période de 10 500 à 6 500 salariés et que près de 3
milliards d'euros ont été versés par l'Etat dans le cadre
des recapitalisations successives de 1996 à 2001(pour un chiffre
d'affaires annuel de l'ordre de 800 millions d'euros ces dernières
années), le retour à l'équilibre n'a pas été
atteint et les pertes du groupe demeurent considérables (280 millions
d'euros en 2000, 204 millions d'euros en 2001 et sans doute plus de 130
millions d'euros en 2002).
A l'échelle internationale, la concentration de l'industrie de
l'armement terrestre s'accélère depuis 1999, avec une vague
d'acquisitions opérées par les principaux groupes
américains, britanniques et allemands. Mais les difficultés
persistantes de GIAT-Industries l'empêchent de prendre part à
cette réorganisation qui préfigure le paysage industriel de
demain. Pas moins de six tentatives d'alliances stratégiques avec
différents partenaires ont échoué depuis 1995, le seul
projet en cours concernant le véhicule blindé de combat
d'infanterie, autour de la société constituée avec Renault
véhicules industriels (RVI Volvo).
Votre rapporteur ne reviendra pas sur l'origine des difficultés de
GIAT-Industries qui sont bien connues et qui tiennent tout à la fois au
contexte général du marché de l'armement terrestre, aux
mauvaises opérations réalisées sur certains contrats et
parfois aussi aux contradictions de l'Etat dans sa triple fonction
d'actionnaire, d'employeur et de client. Il est désormais indispensable
de
tracer pour le groupe des perspectives réalistes et viables
,
lui permettant de trouver toute sa place dans une industrie européenne
en recomposition.
S'agissant de
DCN
, votre commission a souligné à de
multiples reprises l'enjeu économique et social majeur que
représente sa réforme
7(
*
)
, dont la mise en oeuvre n'a
progressé que lentement au cours des cinq dernières années.
En raison de la baisse très importante de l'activité de
construction neuve au profit de la Marine nationale et du tassement des
activités d'entretien des bâtiments de la flotte,
l'avenir de
DCN repose sur la conquête de marchés à l'exportation et la
conclusion d'alliances industrielles, objectifs face auxquels son statut
d'administration et sa compétitivité industrielle constituent
deux handicaps très lourds.
Deuxième acteur de la construction navale militaire dans le monde,
reconnue pour sa haute technicité, DCN doit impérativement
opérer une profonde mutation si elle ne veut pas progressivement
s'affaiblir. Il lui faut à la fois
adapter ses effectifs à son
plan de charge
, pour trouver les conditions d'un équilibre
économique, et
opérer sa transformation
d'une
administration qu'elle est toujours en une entreprise compétitive.
En ce qui concerne les effectifs, ils sont passées de 21 000 agents en
1997 à 14 300 fin 2002, mais cette diminution s'est
révélée insuffisante pour atteindre un format
correspondant au plan de charge
, évalué aux alentours de 13
000 agents, sur la base du ratio minimal de 150 000 euros de chiffre d'affaires
par agent.
S'agissant du statut de l'entreprise elle-même, l'étape
intermédiaire consistant à la transformer en service à
compétence nationale n'a emporté aucun avantage particulier,
comme l'a souligné à de multiples reprises votre commission. DCN
est restée un service de l'administration, avec toutes les contraintes
qui en résultent, en particulier pour la passation des marchés et
les recrutements.
La
transformation de DCN en société au cours de l'année
2003
constitue donc une
étape décisive et
indispensable
, même si elle peut paraître tardive et
insuffisante. Votre rapporteur rappelle que le capital de la
société sera détenu à 100% par l'Etat. Lors de
l'examen de la loi de finances rectificative pour 2001, le
Sénat
avait adopté un
amendement visant à permettre l'ouverture du
capital
, en précisant que ce dernier serait détenu en
majorité, et non en totalité par l'Etat. Cet amendement n'a pas
été retenu par l'Assemblée nationale, mais il
apparaît aujourd'hui qu'il faudra bien revenir sur la formulation de la
loi si l'on souhaite permettre à DCN de nouer de véritables
alliances, avec participation au capital, pour consolider sa position à
l'heure où la construction navale militaire européenne se
caractérise par des évolutions rapides.
L'année 2003 marquera donc pour DCN une étape cruciale. Votre
commission souhaite qu'elle s'effectue dans des conditions de nature à
assurer le succès de la réforme, notamment par la garantie de
neutralisation budgétaire de l'
application de la TVA
aux
prestations fournies par DCN, par un niveau de
capitalisation
initiale
suffisant et par la réalisation des
investissements
nécessaires à la modernisation de la société.
Après la consolidation des secteurs de l'aéronautique, de
l'espace et de l'électronique de défense, l'adaptation des
industries nationales de l'armement terrestre et de la construction navale est
urgente. Elle conditionne le maintien, en France, de compétences dans
des domaines de haute technicité, mais elle est également
nécessaire pour permettre à l'armée de terre et à
la Marine de s'équiper en matériels modernes à un
coût comparable à celui des autres pays européens.
2. Quel avenir pour une base industrielle et technologique de défense européenne ?
Selon la
délégation générale pour l'armement, l'industrie de
défense française réalisait, en 2000,
12 milliards
d'euros de chiffre d'affaires
, dont 2,7 milliards d'euros (23%) à
l'exportation. Elle représentait
166 000 emplois directs
.
Votre rapporteur rappelle, bien que cela puisse paraître évident,
la
contribution essentielle de l'industrie de défense
à
l'efficacité des moyens de nos forces armées, à
l'économie, au travers des emplois qu'elle représente et de son
rôle pour le commerce extérieur, et surtout au
développement dans notre pays de technologies de pointe comportant des
retombées considérables dans tous les domaines de l'industrie
civile.
Les principales industries de défense dans le monde en 2000
|
Chiffre d'affaires * |
Part Export |
Emplois directs |
Etats-Unis |
120,0 |
29 % |
1 276 000 |
Royaume-Uni |
20,3 |
35 % |
175 000 |
France |
12,0 |
23 % |
166 000 |
Allemagne |
6,3 |
11 % |
90 000 |
Suède |
4,7 |
6 % |
26 500 |
Italie |
4,4 |
20 à 25 % |
27 000 |
Espagne |
1,1 |
37 % |
11 600 |
* en milliards d'euros courants (source : DGA)
Chiffre d'affaires armement de l'industrie française
(en milliards d'euros courants)
|
France |
Export |
Total |
1997 |
9,4 |
6,6 |
16,0 |
1998 |
9,4 |
6,3 |
15,7 |
1999 |
9,4 |
3,8 |
13,2 |
2000 |
9,3 |
2,7 |
12,0 |
(source : rapport au Parlement sur les exportations
d'armement
de la France en 2000)
La préservation d'un outil industriel performant constitue donc un enjeu
majeur pour notre politique de défense. Sa consolidation, à
travers ce que l'on a appelé la
« base industrielle et
technologique européenne de défense »
, est un
objectif essentiel, car elle doit permettre de faire face au nouveau contexte
financier et commercial.
Si les évolutions intervenues ces dernières années ont
ouvert la voie à cette consolidation de l'industrie de défense
française, cette dernière n'est pas acquise.
D'une part,
notre industrie a souffert du recul de l'investissement de
défense
, et notamment de la mauvaise exécution de la loi de
programmation militaire 1997-2002, ce qui a rendu plus difficile le maintien de
ses positions sur le marché international. S'il a été
sensible au niveau des commandes, ce recul l'a été plus encore en
matière d'études-amont et de
financement de la recherche et
technologie
. La régression, durant plusieurs années, de
l'effort budgétaire en matière de recherche a incontestablement
fragilisé notre industrie, car elle pénalise directement sa
capacité à demeurer, dans les décennies à venir, au
niveau d'excellence qui est aujourd'hui le sien. On rappellera que les
Etats-Unis ont renforcé dans le même temps leur investissement en
recherche et technologie, accentuant l'écart avec l'Europe et mettant
davantage encore leurs entreprises en mesure de détenir une longueur
d'avance pour toutes les capacités technologiques clés de
l'avenir. En Europe même, notre position s'est
détériorée puisque notre effort de recherche-amont est
inférieur de 50% à celui des britanniques.
La
pérennisation de l'industrie de défense
française
sur les créneaux de haute technologie
impose
donc impérativement un redressement du financement de la recherche et
technologie
, faute de quoi l'avance prise aujourd'hui dans bien des
domaines serait très rapidement perdue.
Un deuxième facteur de fragilité, plus global, tient au fait que
les regroupements industriels européens n'ont guère
entraîné, pour l'instant, une dynamique de renforcement des parts
de marché
, non seulement hors d'Europe mais également en
Europe même.
L'industrie européenne de défense, et par conséquent les
entreprises françaises qui en sont parties intégrantes, est loin
d'enregistrer les mêmes succès qu'Airbus dans l'aviation
commerciale civile.
Alors que le marché américain reste pratiquement fermé
à l'industrie de défense européenne, hormis quelques cas
particuliers, le marché européen demeure largement ouvert aux
industriels américains, comme en témoigne le succès du F
35 - JSF, les produits européens ne s'imposant pas plus sur les
marchés tiers.
La constitution de grands groupes européens n'a guère abouti
à édifier une « forteresse Europe », comme
s'en inquiétaient certains commentateurs outre-atlantique, de même
que ne s'est pas imposée une quelconque préférence
européenne.
Seule une impulsion politique est de nature à remettre en cause ce
constat inquiétant.
Il serait à cet égard hautement souhaitable que le travail des
groupes ECAP, chargés de proposer le comblement des lacunes capacitaires
dans le cadre de l'objectif d'Helsinki, débouche sur la
définition de
programmes d'équipement européens
à forte vocation fédératrice
. Dans le même
esprit, un effort beaucoup plus important serait nécessaire en vue
d'harmoniser les besoins opérationnels des armées
européennes, aujourd'hui trop disparates.
De même, c'est par l'
échelon
européen que devrait
passer le renforcement de l'effort de recherche et technologie
, tant pour
produire l'effet de levier que ne permet pas actuellement la dispersion de
politiques nationales aux moyens limités, que pour préparer les
équipements que produira l'industrie européenne de demain.
Malheureusement, la forte implication de pays européens dans le
développement du JSF est en contradiction totale avec cette orientation
nécessaire.