B. LA MÉTHODOLOGIE DE L'AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
On s'intéressera ici à la méthodologie suivie par l'Autorité de la concurrence pour établir ses propositions de carte des zones d'installation des notaires, huissiers de justice et commissaires-priseurs judiciaires, ainsi que les recommandations associées aux zones d'installation « libre ». Celle qui a été retenue à propos des avocats aux conseils n'en diffère pas foncièrement, si ce n'est que la délimitation de zones d'installation n'avait pas lieu d'être - tous les offices étant situés en région parisienne - et que les incertitudes pesant sur l'évolution de la demande ainsi que la limitation du vivier de candidats disponibles ont conduit l'Autorité à une approche particulièrement prudente 39 ( * ) .
1. La délimitation des zones d'installation
a) Le choix d'une subdivision territoriale pertinente
Pour les professions de notaire, d'huissier de justice et de commissaire-priseur judiciaire, l'Autorité de la concurrence est appelée à proposer une délimitation des zones d'installation « libre » et « contrôlée » en fonction de critères tenant au niveau et aux perspectives d'évolution de l'offre de services et de la demande 40 ( * ) .
Afin de mener les études statistiques nécessaires pour savoir là où ces critères sont ou non remplis, l'Autorité doit commencer par subdiviser le territoire français 41 ( * ) et, pour cela, rechercher une subdivision adaptée.
Elle s'est inspirée, pour ce faire, de la notion de « marché pertinent géographique » utilisée en droit de la concurrence, définie comme le lieu de rencontre entre l'offre et la demande et délimitée à partir d'un faisceau d'indices (la réalité des flux d'échanges, la disponibilité des produits ou des services en cause, les écarts de prix constatés d'un territoire à l'autre, la distance parcourue par les clients ou leur temps de parcours jusqu'au prestataire).
En ce qui concerne les notaires, par exemple, l'Autorité de la concurrence a constaté que, pour l'essentiel de leurs activités, sous monopole ou concurrentielles, ils intervenaient dans un ressort territorial limité à une trentaine de kilomètres autour de leur office. Pour les besoins de la cartographie, il était nécessaire de délimiter des zones sans recoupement, et c'est pourquoi l'Autorité a recherché, parmi les segmentations habituelles du territoire (subdivisions administratives, zonage d'études...), laquelle s'approchait le plus de la dimension du marché des prestations notariales. C'est finalement le périmètre des zones d'emploi au sens de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) qui a été retenu 42 ( * ) .
Pour les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires, c'est l'échelon départemental qui a été choisi 43 ( * ) .
b) Le classement en zone d'installation « libre » ou « contrôlée »
Pour déterminer si chacune des zones ainsi délimitées (par référence aux zones d'emploi ou aux départements, selon le cas) devait être classée en tant que zone d'installation « libre » ou « contrôlée », l'Autorité s'est fondée sur le chiffre d'affaires annuel moyen par professionnel libéral (titulaire d'un office ou associé au sein d'une société titulaire) dans la zone considérée, corrigé de ses évolutions prévisibles (liées notamment aux évolutions tarifaires et démographiques).
S'agissant des notaires , l'Autorité a estimé que devaient être classées comme zones d'installation contrôlée celles où le chiffre d'affaires moyen corrigé des notaires libéraux était inférieur à 450 000 euros (hors taxes) ou le deviendrait en cas d'installation d'un nouveau confrère. Compte tenu du taux de marge moyen de quelque 30 %, cela représente un revenu brut mensuel d'environ 11 000 euros. Les contributions recueillies ayant conduit l'Autorité à considérer que la viabilité d'un office pourrait être mise à mal par un chiffre d'affaires annuel inférieur à 300 000 euros par professionnel libéral, elle a choisi de retenir, par sécurité, un seuil plus élevé de moitié, qu'elle a qualifié d'« hypothèse prudente et protectrice des offices en place comme des candidats à l'installation ».
Ce seuil a été fixé à un niveau moins élevé pour les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires , soit à 325 000 euros et 195 000 euros respectivement, en tenant compte du chiffre d'affaires moyen de ces professions, du taux de marge et, pour les commissaires-priseurs judiciaires, du fait qu'ils sont également habilités à réaliser des ventes volontaires en dehors de leur office.
2. Les recommandations en matière d'installation : les difficultés liées au double impératif d'augmenter graduellement le nombre de professionnels et de limiter l'atteinte à la valeur patrimoniale des offices
Afin de déterminer le nombre d'offices à créer et de nouveaux professionnels libéraux à installer dans chaque zone, le plus simple aurait été de calculer le nombre total souhaitable de professionnels de manière à ce que leur chiffre d'affaires moyen rejoigne le seuil précédemment fixé à 450 000 euros, 325 000 euros ou 195 000 euros, selon le cas.
Toutefois, le législateur a imposé de procéder à une augmentation progressive du nombre d'offices et de professionnels, « de manière à ne pas bouleverser les conditions d'activité des offices existants 44 ( * ) ».
En outre, la tâche de l'Autorité de la concurrence a été compliquée par le fait que le Conseil constitutionnel a déclaré contraire au principe constitutionnel d'égalité devant les charges publiques les dispositions de la loi « Macron » prévoyant l'indemnisation, par le titulaire du nouvel office, du titulaire d'un office antérieurement créé dont la valeur patrimoniale aurait été affectée par sa création. Néanmoins, sur le fondement du même principe, la responsabilité sans faute de l'État du fait des lois serait engagée dans le cas où le titulaire d'un office subirait un préjudice anormal et spécial du fait de la création d'un nouvel office.
Dès lors, l'Autorité de la concurrence a dû adapter ses recommandations afin que les nouvelles installations n'aient pas pour effet de porter atteinte à la valeur patrimoniale des offices existants au-delà de ce qu'autorise la jurisprudence constitutionnelle . Au vu de celle-ci, elle a estimé que le caractère excessif de la dépréciation de la valeur patrimoniale d'un office ne pouvait être constaté que si cette dépréciation excédait 35 % 45 ( * ) .
Par conséquent, l'Autorité a fixé dans chaque zone, à l'horizon de dix ans , un objectif d'installation de nouveaux professionnels libéraux correspondant au plus petit des deux nombres suivants :
- le quotient du chiffre d'affaires total prévisionnel par le chiffre d'affaire moyen estimé souhaitable, diminué du nombre actuel de professionnels libéraux et arrondi à l'entier inférieur (seuil 1) ;
- le quotient du chiffre d'affaires prévisionnel total de la zone par 65 % du chiffre d'affaires moyen actuel de la zone, diminué du nombre actuel de professionnels libéraux et arrondi à l'entier inférieur (seuil 2).
Elle a ensuite formulé, pour chaque période bisannuelle d'application de la carte , des recommandations en termes d'installation de nouveaux professionnels libéraux tendant à assurer la progressivité de l'augmentation prévue sur dix ans. Pour les notaires, par exemple, qui étaient au nombre de 8 625 en février 2016 46 ( * ) , l'Autorité a recommandé l'installation de 1 650 nouveaux notaires libéraux entre 2016 et 2018, puis 700 entre 2018 et 2020, l'objectif étant situé entre 3 500 et 4 000 à l'horizon 2024.
Les recommandations de l'Autorité de la
concurrence
en vue de l'installation de nouveaux notaires
libéraux
Source : commission des lois du Sénat
Recommandations en termes de création d'offices
L'article 52 de la loi « Macron » n'est pas explicite sur le point de savoir si les recommandations jointes à la carte des zones d'installation libre et contrôlée doivent être formulées en termes de créations d'offices ou d' installation de nouveaux professionnels libéraux . Comme l'a indiqué l'Autorité de la concurrence dans une note explicative du 1 er juillet 2016 47 ( * ) , les recommandations en termes d'installation de nouveaux professionnels libéraux ont nécessairement priorité, car l'on ne peut préjuger de la forme que prendront les nouveaux offices (dont pourront être titulaires, soit des personnes physiques, soit des sociétés). L'objectif poursuivi est bien de renforcer la concurrence et d'améliorer l'offre de service en augmentant le nombre de professionnels libéraux en activité. Par conséquent : - l'objectif en termes d'installation de nouveaux professionnels libéraux peut être atteint avant qu'aient été créés tous les offices prévus, si un grand nombre des nouveaux offices sont attribués à des sociétés associant plusieurs professionnels qui n'exerçaient pas précédemment sous forme libérale ; - à l'inverse, tous les offices prévus peuvent avoir été créés sans que les recommandations en termes de nouveaux professionnels libéraux aient été atteintes, parce que les nouveaux offices ont été attribués à des professionnels qui exerçaient déjà libéralement (à des personnes physiques qui exerçaient précédemment en société, ou à des sociétés comportant moins d'associés que précédemment). |
Les propositions de l'Autorité de la concurrence ont, pour l'essentiel, été suivies par les ministres de la justice et de l'économie 48 ( * ) , et sa méthodologie a été validée par le Conseil d'État qui, statuant au contentieux, a notamment considéré que les recommandations en termes d'installations jointes à la première carte des zones d'installation de notaires, fondées « sur une estimation du potentiel d'installation de nouveaux notaires jusqu'en 2024 (...) et sur une contrainte tenant à ce que l'installation de nouveaux professionnels n'entraîne pas une réduction du chiffre d'affaires moyen par office de plus de 35 % », n'étaient pas entachées d'une erreur manifeste d'appréciation 49 ( * ) .
Votre rapporteur pour avis émet néanmoins une réserve sur la manière dont a été prise en compte l'éventuelle dépréciation de la valeur patrimoniale des offices . En effet, la méthode retenue ne garantit nullement que cette valeur ne diminuera pas de plus de 35 % à une échéance supérieure à dix ans , au cas où la création de nouveaux offices devrait se poursuivre, et alors même que la durée moyenne de pratique professionnelle dans un office est sans doute très supérieure à dix ans, même si l'on manque de statistiques sur ce point. ll existe donc un risque réel que la responsabilité de l'État soit engagée parce que le titulaire d'un office aurait vu sa valeur patrimoniale diminuer de plus de 35 % entre la date de son « acquisition » et celle de sa « cession » 50 ( * ) .
* 39 Aucun objectif de chiffre d'affaires à moyen terme n'a été fixé pour les avocats aux conseils. Le niveau actuel, très élevé, du chiffre d'affaires moyen des offices et le faible nombre d'offices nouveaux envisagés ont conduit l'Autorité à estimer que le risque de devoir indemniser les titulaires actuels en raison de la dépréciation de la valeur patrimoniale de leur droit de présentation était négligeable.
* 40 Ces critères sont fixés à l'article 1 er du décret n° 2016-216 du 26 février 2016 relatif à l'établissement de la carte instituée au I de l'article 52 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques . Ils ont trait, pour ce qui concerne l'offre de services, au nombre et à la localisation des offices installés, au chiffre d'affaires des offices, au nombre de professionnels nommés dans ces offices en tant que titulaires, associés ou salariés, etc ., en pour ce qui concerne la demande, à la démographie et aux évolutions de la situation économique ayant une incidence directe sur l'activité des professionnels, par exemple celle des marchés immobiliers et fonciers en ce qui concerne les notaires.
* 41 À l'exclusion des trois départements d'Alsace-Moselle, ainsi que de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie et des Terres australes et antarctiques françaises et de Clipperton, où la réforme n'est pas applicable.
* 42 Avis n° 16-A-13 du 9 juin 2016 relatif à la liberté d'installation des notaires et à une proposition de carte des zones d'implantation, assortie de recommandations sur le rythme de création de nouveaux offices notariaux . Une exception a été faite, cependant, pour la région parisienne (en raison notamment de la concentration dans cette région des transactions immobilières de grande valeur, y compris pour des biens situés hors d'Île-de-France) et pour les départements et collectivités d'outre-mer (afin de tenir compte du report de la demande depuis des zones d'emploi dépourvues d'office vers des zones limitrophes ou, dans les collectivités régies par l'article 74 de la Constitution, du fait que le zonage par zones d'emploi n'y est pas utilisé).
* 43 Avis n os 16-A-25 du 20 décembre 2016 et 16-A-26 du même jour.
* 44 Article 52 précité de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015.
* 45 L'Autorité s'est fondée sur le fait que, dans le cas où une loi supprimait purement et simplement le droit de présentation de certaines professions, le Conseil constitutionnel avait jugé qu'une indemnisation fixée à 65 % de la valeur de l'office n'était pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation : voir la décision n° 2000-440 DC du 10 janvier 2001, sur la suppression du monopole des courtiers interprètes et conducteurs de navires.
* 46 Il ne s'agit ici que des notaires libéraux (titulaires ou associés), auxquels il faut ajouter 1 243 notaires salariés.
* 47 Délibération du 1 er juillet 2016 portant adoption, en complément de l'avis n° 16-A-13 du 9 juin 2016 relatif à la liberté d'installation des notaires et à une proposition de carte des zones d'implantation, assortie de recommandations sur le rythme de création de nouveaux offices notariaux , d'une notice explicative sur la notion de « recommandations sur le rythme d'installation compatible avec une augmentation progressive du nombre de professionnels » dans les zones mentionnées au I de l'article 52 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques .
* 48 Voir les tableaux chiffrés ci-après.
* 49 Conseil d'État, 16 octobre 2017, n° 403815.
* 50 L'Autorité a rattaché la prise en compte de la diminution éventuelle de la valeur patrimoniale des offices à l'obligation légale de garantir une augmentation progressive du nombre d'offices et de professionnels. Il s'agit en fait de deux impératifs distincts. Peut-être la norme tendant à ce que l'augmentation du nombre de professionnels n'entraîne pas une diminution de plus de 35 % de la valeur patrimoniale des offices aurait-elle dû être fixée à une échéance supérieure à dix ans - à moins que l'on n'accepte de prendre le risque de devoir indemniser les titulaires dans vingt ou trente ans.