ANNEXE V - LA NOTION DE GARANTIE PUBLIQUE IMPLICITE
1 . Le concept de garantie implicite
Le risque de défaut d'un acteur économique fait partie du fonctionnement de tous les secteurs de l'économie. Il donne lieu à un système d'assurances et de réassurances dont le coût se répercute normalement dans les prix offerts et dans les taux servis.
La crise financière a néanmoins remis en lumière une particularité du secteur bancaire : certains établissements bancaires ont une dimension « systémique » 19 ( * ) . En raison de leur très grande taille, de l'extrême densité des liens financiers qui les lient au reste de l'économie, ou du caractère indispensable ou non-substituable de leur activité, il est généralement admis par les investisseurs que les pouvoirs publics ne les laisseront jamais faire défaut (« too big to fall »). Leurs actionnaires, clients et créditeurs échappent ainsi à un risque de perte ou de banqueroute : la perspective d'un défaut est écartée par la quasi-certitude que l'État interviendra au soutien de l'institution, en dernier ressort (« bail-out »).
La garantie des pouvoirs publics n'est pas explicite : elle n'est formalisée par aucun engagement juridique (réglementaire ou contractuel) ni par aucune dotation budgétaire.
L'existence de cette garantie publique de sauvetage des banques résulte d'un calcul économique rationnel (dans le cas d'une crise d'ampleur, les conséquences de faillites bancaires en cascade seraient bien supérieures pour l'État au coût représenté par un soutien public ponctuel) et est corroborée par l'expérience (les précédents historiques sont nombreux : sauvetage du Crédit Lyonnais dans les années 1990 ou, plus récemment, de la banque Dexia). L'intervention des autorités publiques ne répond pas à une norme explicite mais constitue un comportement probable anticipé par tous les agents : en ce sens, les établissements systémiques bénéficient d'une garantie publique dite « implicite » .
2. Les conséquences de la garantie implicite sur l'économie
L'existence d'un mécanisme de garantie publique implicite a des conséquences fortes sur le fonctionnement du secteur bancaire et, indirectement, sur l'ensemble l'économie.
a. Concernant le secteur bancaire :
- La garantie implicite provoque d'abord des distorsions de concurrence entre banques, celles qui bénéficient d'une telle garantie recevant un avantage compétitif sur celles, plus petites, qui n'en bénéficient pas. Les banques systémiques sont avantagées par des coûts de refinancement plus bas : le risque de faillite étant atténué, les investisseurs potentiels acceptent plus facilement de financer ces banques et demandent de moindres primes de risque, anticipant une intervention publique en cas de difficultés.
- La garantie implicite peut paradoxalement alimenter la propension des banques systémiques à prendre des risques croissants (phénomène d'« aléa moral ») : anticipant le fait que l'institution sera, de toute façon, couverte par les pouvoirs publics en cas de crise, elle peut être incitée à réaliser des investissements plus rémunérateurs mais plus dangereux. Un cercle vicieux se met alors en place, où la seule anticipation de la garantie augmente la probabilité de défaut de la banque et le coût qui devra être supporté in fine par les pouvoirs publics s'il faut sauver l'établissement.
- Enfin, de façon plus générale, l'existence d'une garantie implicite favorise une croissance excessive de la taille du secteur bancaire par rapport aux autres secteurs de l'économie, dont elle détourne des ressources.
b. Concernant l'économie dans son ensemble :
Économiquement, le fait de bénéficier d'une garantie de sauvetage en cas de faillite, sans pour autant en supporter le coût correspondant, doit s'analyser comme une subvention : il y a transfert de ressources entre agents, depuis le budget de l'État - et donc des contribuables - au bénéfice du secteur financier.
Pour l'État, la garantie implicite des banques a un coût : la dégradation des conditions de financement de la dette publique . Pour couvrir le risque de déclenchement de la garantie implicite, les investisseurs exigent en effet des taux plus élevés, ce qui augmente encore la charge de la dette.
En France, l'augmentation des écarts de taux auxquels le pays emprunte depuis 2010, comparés à l'Allemagne (« spreads »), et la dégradation de la note souveraine par plusieurs agences s'expliquent sans doute en partie par le coût croissant de la subvention implicite accordée à certaines des banques systémiques nationales, très exposées dans la crise des pays périphériques de la zone euro, et dont le sauvetage serait particulièrement coûteux.
Réciproquement, la répartition de l'avantage au sein du secteur financier et entre ses différents créditeurs, actionnaires, clients et salariés, dépend, elle, de la structure du secteur et du pouvoir de négociation relatif de chacun de ses acteurs.
3. Les méthodes d'évaluation du montant de la garantie implicite (USA, GB)
La garantie publique dont bénéficient les banques systémiques étant implicite, ses modalités ne sont pas fixées et son montant n'est pas directement observable (contrairement à une garantie explicite dont le montant est certain et dont le coût pour les pouvoirs publics peut être facilement couvert en instituant, par exemple, une redevance).
Les études économétriques et les réflexions méthodologiques pour évaluer le montant de la subvention implicite consentie aux acteurs majeurs du secteur financier ont connu une nouvelle vigueur depuis 2008 et la faillite de Lehman Brothers , l'essentiel des travaux universitaires et des évaluations économétriques se concentrant sur le cas des banques anglo-saxonnes.
Pour quantifier le montant des garanties publiques implicites dont bénéficient les différentes banques systémiques, les économistes ont recours à plusieurs méthodes indirectes , qui donnent des estimations et des ordres de grandeur d'ampleur très variable :
- La méthode des écarts de coûts de financements en fonction de la taille (« size based funding advantage model ») compare les coûts de financements des institutions financières selon que la valeur de leur actif se situe au-dessous ou au-dessus du seuil de 100 milliards de dollars (partant de l'hypothèse simplificatrice que seuls les grands établissements, au-dessus de ce seuil, ont un caractère systémique).
Une étude américaine comparant ainsi en 2009 les coûts de refinancement entre un échantillon de banques systémiques et un échantillon de banques non systémiques suggère, pour les États-Unis, que la subvention implicite représente entre 10 et 50 % des profits des grandes banques . La fourchette est large, mais même si on retient sa borne inférieure, on voit qu'on a affaire à un phénomène significatif.
- La méthode des écarts de notation (« ratings based funding advantage model » ) utilise le fait que les agences de notation intègrent dans leurs évaluations la probabilité d'un soutien public. Grâce à la garantie implicite, les entreprises du secteur financier sont considérées comme des actifs moins risqués, ce qui améliore de quelques crans la notation des entreprises du secteur financier par rapport à d'autres et abaisse leurs coûts de financement.
Une étude menée sur le secteur bancaire britannique montre qu'entre 2007 et 2009, les notes attribuées aux banques britanniques pour lesquelles un soutien public est jugé probable par les agences sont supérieures de 1,5 à 4 crans aux notes attribuées à celles n'en bénéficiant pas. Appliqué aux montants des intérêts de la dette émise par ces banques, cet écart représente un avantage de refinancement estimé à 55 milliards de livres par an pour les cinq principales banques britanniques .
4. Le cas des banques systémiques françaises
Il n'existe pas, pour la France, d'études présentant la même robustesse méthodologique que celles publiées par le FMI ou les banques centrales. Ni l'étude d'impact du projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires ni les services du Ministère des Finances ne semblent en mesure d'avancer d'évaluation chiffrée qui permette d'éclairer le Parlement sur le montant dont bénéficient les banques françaises au titre de la garantie implicite.
Une étude menée par le think-tank progressiste anglais NEF (et cité par Conseil des prélèvements obligatoires) extrapole aux banques françaises des travaux menés selon la méthode des écarts de notation. Elle permet de faire une première évaluation de l'ordre de grandeur de l'avantage économique induit par la garantie implicite des banques françaises. Ce montant est ensuite comparé à l'impôt annuel sur les sociétés et au profit annuel moyen de chaque banque.
Il en ressort que, pour les banques françaises, la garantie implicite représenterait 48 milliards d'euros d'avantages induits , à mettre au regard des presque 18 milliards de profits totaux dégagés au total par les quatre grands établissements bancaires. L'avantage induit estimé selon cette méthode dépasse ainsi souvent largement le montant annuel moyen des profits et le montant annuel moyen des impôts acquittés par les banques. Cette évaluation est sans doute surévaluée par la méthode de calcul, mais les ordres de grandeur obtenus justifieraient que des études complémentaires indépendantes sont menées sur ce thème.
Avantages induits par la garantie publique
apportée aux grandes banques françaises
|
|||
France |
Avantage induit par la garantie publique (2010) |
Profits annuels moyens (2005-2010) |
Impôt sur les sociétés annuel moyen (2005-2010) |
BNP Paribas |
6,221 |
9,333 |
2,417 |
Crédit Agricole SA |
12,293 |
3,690 |
0,635 |
Société Générale |
5,398 |
4,556 |
1,140 |
BPCE |
23,988 |
< 0 |
< 0 |
Total |
47,900 |
||
Moyenne |
11,975 |
Extrait de : Conseil des prélèvements obligatoires - Rapport sur les prélèvements obligatoires et les entreprises du secteur financier (banques et compagnies d'assurance) - Rapport particulier n°3 « L'imposition des entreprises du secteur financier est-elle ajustée à leur capacité contributive ? » Gunther CAPELLE-BLANCARD Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne & CEPII, Jézabel COUPPEY-SOUBEYRAN Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne & CAE
Sources : New Economics Foundation, « Quid Pro Quo. Redressing the privileges of the banking industry », 2011. Profits et impôts cumulés : Bankscope. Compilation et calculs des auteurs.
* 19 La France compte ainsi plusieurs très grandes banques, en particulier : BNP-Paribas, la Société Générale, le Crédit Agricole et le groupe Banque Populaire-Caisses d'Epargne (BPCE).