Après que le Coup d’État du 18 brumaire ( 9 novembre 1799 ) a été ourdi au cœur du palais du Luxembourg et que les trois consuls en ont fait leur résidence temporaire, le palais est dévolu, en janvier 1800, au nouveau Sénat conservateur49 .
Pour les gardiens de la Constitution qui ont créé la République consulaire, il fallait une porte d’entrée digne du nouveau siècle. Or le grand escalier bâti par Salomon de BROSSE pour Marie de MÉDICIS, par lequel on accédait jusqu’alors au cœur de l’édifice, était jugé « triste et pesant50», « sombre et massif ». Sa modification offre l’une des premières réalisations intérieures de CHALGRIN qui s’affirme comme l’un des maîtres du néoclassicisme français. Non content de supprimer le vieil escalier, l’architecte ne le remplace que par un vestibule à colonnes doriques du plus pur style néoclassique51.
Le nouvel escalier, dit Escalier d’Honneur ou Grand Escalier, érigé dans l’aile ouest voisine, compte parmi les ouvrages les plus marquants du palais du Luxembourg. De dimension théâtrale au point de prendre toute la largeur de la galerie, il interrompt la communication entre les façades nord et sud de ce côté du bâtiment. Magistrale, d’aspect dépouillé et toute en hauteur, cette nouvelle entrée des sénateurs donne le ton du style solennel et antique qui s’impose désormais dans tout le palais.
Les travaux
Débutés vers 1797, les premiers travaux consistent en la destruction de l’ancien escalier dont les matériaux sont réutilisés pour le nouveau chantier. L’espace ainsi libéré au premier étage de l’aile sud est destiné à l’aménagement des salles du cœur du palais. Devant donner à l’édifice les commodités de palais du Gouvernement, CHALGRIN envisage plusieurs projets établissant deux escaliers symétriquement installés dans les ailes est et ouest, voire un troisième à l’endroit même de celui de Salomon de BROSSE. Le premier chantier est entamé dans l’aile ouest aux dépens de la galerie de RUBENS52 . La section méridionale de cette dernière est détruite tandis que la partie opposée doit accueillir les appartements d’un directeur.
Le coup d’État de brumaire et le changement de destination du palais interrompent provisoirement les travaux. CHALGRIN, reconduit dans ses fonctions, modifie son projet de siège de l’Exécutif pour celui de palais législatif. L’idée d’un escalier unique s’impose alors. L’architecte réalise des aménagements à l’édifice : deux avant-corps à colonnes sont ouverts au milieu des ailes est et ouest, l’un permettant d’accéder à la base de l’Escalier d’Honneur, l’autre donnant sur le jardin.
Poursuivis tout au long du Consulat, les travaux prennent fin en décembre 1805 par l’installation d’une rampe, disparue de nos jours, dont la main courante, représentant un érable, était ornée de huit pommes de pin en cuivre ciselé et doré.
Somme toute, selon Claude GRIVAUD DE LA VINCELLE, qui publie en 1818 le premier ouvrage sur la palais rénové, « les changements de régies, les travaux d’agrandissement qui seront réalisés au milieu du XIXe siècle, entraîneront des modifications dans la décoration de l’escalier d’honneur, mais en respectant toutefois l’aspect architectural originel53 ».
Les caractéristiques de l’escalier d’honneur
- 48 marches chacune faite d’un seul morceau de pierre de presque 7 m de largeur, séparées en deux par un palier de repos.
- Orné de 8 lions de Nubie en pierre de Conflans de part et d’autre de l’escalier, dont les deux plus hauts, enlevés en 1854 par GISORS, ont été remis en place depuis lors. Leurs sculpteurs sont Jean-Antoine TALAMONA et Benoît GELÉ, inspirés par les lions des fontaines romaines de la Piazza del Popolo et du Campidoglio, ce qui explique la présence étrange d’une amorce de tuyau dans leur gueule.
- Les murs de l’escalier lui-même sont ornés d’une frise sculptée par Jean-Thomas MOSMANN très richement exécutée :
« Elle se compose de trépieds soutenus par des griffons dont les queues forment des enroulements en feuille d’acanthe et s’entrelacent avec ceux des vases qui alternent les griffons54 » : encore un thème antique des animaux orientaux ou fabuleux, mélange d’influences esthétiques grecque et romaine ajoutées à des éléments de l’Égypte ancienne.
- Voûte sculptée et arrondie soutenue par 28 colonnes ioniques (lisses à l’origine, les cannelures datent de 1854).
Long de 29 m, le plafond est orné de 308 caissons et rosaces de 6 modèles différents55 du sculpteur Pierre-Joseph BOICHARD. Aux deux extrémités, deux grands bas-reliefs de 8 m de longs des sculpteurs Claude RAMEY et François-Joseph DURET, figure Minerve et deux génies lui présentant des couronnes de chêne et de laurier56 .
- À la place des tapisseries actuelles qui comblent les intervalles entre les colonnes, sont installées des statues de figures de grands hommes de la Révolution et de l’Empire. Ayant pris l’avis des artistes, CHALGRIN propose, dans un rapport examiné par les prêteurs le 9 ventôse an XII (28 mars 1804), que les statues soient réalisées, par souci d’économie et pour gagner du temps, non pas en pierre de Tonnerre comme il était prévu, mais en plâtre à creux perdu57 .
- À droite en montant : général Caffarelli par CORBET, Mirabeau par ESPERCIEUX, général Marceau par DUMONT, Thouret par DESEINE.
- À gauche en montant : Chapelier par LORTA, Général Dugommier par LESUEUR, Condorcet par PETITOT, Desaix par GOIS fils.
- En haut côté galerie Vernet : Barnave par BEAUVALLET, Joubert par STOUF.
- De chaque côté de la porte vers la salle des Conférences : Beauharnais par BOICHOT, Hoche par DUPASQUIER58 .
- À droite en montant : général Caffarelli par CORBET, Mirabeau par ESPERCIEUX, général Marceau par DUMONT, Thouret par DESEINE.
- Certaines de ces statues sont enlevées sous la Restauration et remplacées par huit trophées.
Ceux-ci sont supprimés à leur tour après 1870 et remplacés à la fin du siècle par douze tapisseries de la manufacture des Gobelins. Disposées dans l’escalier d’honneur en 1890 après avoir été présentées à l’Exposition universelle de 1889, elles sont inspirées d’une tapisserie du XVIIe siècle, « L’enlèvement d’Élie », de Simon VOUET.
Deux d’entre elles, situées sur le palier du haut de l’escalier, n’ont pas été replacées après la Première Guerre mondiale, cédant la place aux deux plaques commémoratives entourant l’entrée vers la salle suivante.
Figure 11 ; Quatre des six modèles de rosaces ornant la voûte de l'escalier d'honneur.
Les travaux d'agrandissement de de Gisors
À compter de 1836, Alphonse de GISORS effectue d’importants travaux d’agrandissement du palais qu’il poursuit jusque sous le Second Empire. L’architecte se penche en 1845 sur la question de l’escalier d’Honneur qu’il souhaite mettre en harmonie avec les salles nouvellement créées59 . À cette époque, en effet, la communication est complètement interrompue au premier étage entre les deux extrémités de l’escalier. Le roi LOUIS-PHILIPPE, venu visiter la chambre des Pairs, regrette que « pour continuer la visite du premier étage du palais on soit obligé, après avoir parcouru le Musée, de revenir sur ses pas pour arriver dans les salles de réunion60 ». Il suggère d’ouvrir une galerie de communication en haut de l’escalier en rognant sur les piédestaux et les colonnes. Ce projet est finalement exécuté par GISORS au début du Second Empire (1854) en supprimant les deux lions supérieurs, en enlevant les vingt statues et trophées et en rognant les colonnes (transformées en colonnes rainurées à cette occasion61 ). La largeur de la communication étant jugée insuffisante pour y circuler sans danger, la balustrade actuelle richement décorée est installée, coiffée d’un « bel acajou de Saint-Domingue62 ».
Quelques critiques
Si les réalisations de CHALGRIN ont été de son vivant largement fêtées, la Restauration voit poindre quelques remarques négatives dont l’escalier est le principal point de mire. QUATREMÈRE DE QUINCY, après avoir écrit que « l’escalier composé par M. Chalgrin est un des plus magnifiques [escalier] que l’on puisse citer » regrette néanmoins « d’avoir sacrifié à une simple montée une aile entière du palais63 » .
L’escalier d’honneur porte pleinement l’empreinte napoléonienne par sa proportion grandiose, ses figures épiques de l’épopée impériale et ses références antiques et égyptiennes. C’est d’ailleurs, avec le vestibule, le seul ouvrage marquant qui, datant du premier Empire, n’a pas – ou très peu – été modifié par la suite.
Figure 12 : TELLIER et DURANT, Son Excellence M. Rouher monte l'escalier d'honneur
pour aller occuper le fauteuil de la présidence, gravure,
Bibliothèque du Sénat, GR012.