DEUXIÈME CAS PRATIQUE : LA GUERRE D'ALGÉRIE

Benjamin STORA ,
Professeur à l'Université Paris XIII et à l'INALCO

Comme l'a évoqué Monsieur Antoine Prost, la question de l'oubli est fondamental pour le sujet qui nous intéresse ici, et j'avais moi-même abordé la question il y a de cela 20 ans dans un ouvrage intitulé La gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie . Dans le cadre de cette communication, je souhaiterais étudier l'axe du cinéma et des images de fiction traitant de la guerre d'Algérie et discuter du sentiment d'oubli qui a longtemps entouré cet épisode historique dans le cinéma français. En effet, en comparaison avec le traitement de la guerre du Vietnam par le cinéma américain, le cinéma français est longtemps apparu très en retard et même incapable de fabriquer des images de fiction sur la guerre d'Algérie. Quelles raisons expliquent ce sentiment largement partagé alors même qu'il existe une production cinématographique relativement abondante ? Pourquoi cette production n'arrive-t-elle pas à convaincre le public ?

La première explication tient au fait que des films français réalisés pendant la guerre d'Algérie et traitant de cette question ont été censurés. Parfois l'oeuvre de grands réalisateurs, ils n'ont pu être vus par le public français à l'époque. Nous pouvons citer les exemples du film Le petit soldat (1960) de Jean-Luc Godard mais aussi du film d'Alain Resnais, Muriel (1961), qui raconte l'histoire d'un soldat revenu d'Algérie traumatisé par le viol d'une Algérienne. Ce dernier film, qui traite précisément des troubles de mémoire, ne fut montré qu'en 1963 et reste très peu connu aujourd'hui. Nous pouvons mentionner également Adieu Philippine (1962) de Jacques Rozier.

La seconde raison consiste en ce que le cinéma français a souvent traité de la guerre d'Algérie de manière elliptique dans la mesure où les films montraient surtout les départs et les retours des soldats plus que les faits eux-mêmes. Quelques exemples sont assez significatifs à cet égard : Cléo de 5 à 7 (1962) d'Agnès Varda raconte l'histoire d'une rencontre entre deux personnages confrontés à la mort, une jeune femme souffrant d'un cancer et un jeune soldat en partance pour l'Algérie ; Les parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy, Palme d'or à Cannes, raconte la séparation entre une jeune femme et son fiancé partant pour l'Algérie ; La belle vie (1963) de Robert Enrico raconte la difficile réintégration d'un soldat français de retour d'Algérie. Dans tous ces exemples, la guerre n'est pas montrée directement, ce qui peut contribuer au sentiment d'absence que nous évoquions.

Par ailleurs, lorsque cette guerre est montrée, cela est le fait de réalisateur étrangers, donc selon un point de vue extérieur : je pense à l'exemple du film Les centurions (1966) de Mark Robson qui évoque la bataille d'Alger du côté français, avec une distribution importante (Anthony Quinn, Michèle Morgan, Alain Delon, Claudia Cardinale) mais qui ne rencontrera pas le succès, ainsi qu'au film de Gillo Pontecorvo, La bataille d'Alger (1966) qui a obtenu le Lion d'or à Venise mais qui n'a pu être distribué correctement en France par crainte des représailles des militaires et des milieux européens d'Algérie. Ces deux films montrent bien la guerre mais ils n'ont donc pas été très diffusés en France.

Une autre explication tient au cloisonnement des mémoires. Après 1968, le cinéma français s'est attaché à montrer cette guerre, à l'image du film bien connu Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) réalisé par René Vautier qui s'était déjà illustré avec des films comme L'Algérie en flamme s (1958) qui montrait pour la première fois le conflit du côté algérien. Un autre film, R.A.S. (1973) d'Yves Boisset, dénonçait la guerre mais sans figurer le point de vue de l'autre. Paradoxalement, ces films engagés ne rendaient pas compte des motivations algériennes. Il faut attendre le film algérien de Mohammed Lakhdar-Hamina, Chronique des années de braise (1975), Palme d'or au Festival de Cannes, pour connaître enfin le point de vue algérien. Le cinéma français n'a longtemps montré quant à lui que le point de vue des soldats français, comme dans L'Honneur d'un capitaine (1982) de Pierre Schoendorffer, celui des anticolonialistes ou encore celui des Européens d'Algérie dans Le coup de Sirocco (1979) d'Alexandre Arcady et dans Outremer (1990) de Brigitte Rouan, tandis que les films algériens, comme Le vent des Aurès (1966) de Lakhdar-Hamina, ont été très peu vus en France. A cela, il faut ajouter que l'Algérie comme pays réel est absente de ces films qui ont été tournés dans les pays voisins, au Maroc et en Tunisie, d'abord parce que les autorités algériennes de l'époque s'étaient fermées au cinéma étranger, et puis parce que les coûts de production y étaient moins élevés qu'en Algérie.

Si nous additionnons toutes ces raisons, nous nous rendons compte que, finalement, ces films ne laissent pas de traces. Ceci explique qu'à l'aube des années 1990, le sentiment d'une absence de films traitant de la guerre d'Algérie domine. A titre de comparaison, cela équivaudrait à affirmer qu'il n'existe pas de travaux sur la torture en Algérie, en oubliant l'oeuvre accompli en ce domaine par Pierre Vidal-Naquet, auteur de La torture dans la République . Lorsque le problème de la réunification de ces mémoires cloisonnées se pose, un nouveau drame frappe l'Algérie qui s'enfonce dans la guerre civile. Le pays se referme alors et cesse de produire des films tandis qu'au même moment, le cinéma français produit peu de films sur la guerre d'Algérie, hormis Des feux mal éteints (1994) de Serge Moati ou Sous les pieds des femmes (1997) de Rachida Krim. Puis, comme si le destin des deux pays était lié au plan cinématographique, la production redémarre dans les années 2000 avec des films qui sont désormais tournés en Algérie, tels que La Trahison (2005), un film très intéressant de Philippe Faucon, adapté d'un livre de Claude Sales, qui raconte l'histoire d'un officier supérieur français chargé d'un groupe de harkis au sein duquel se trouve un traître. Nous pouvons mentionner également Mon colonel (2007) de Laurent Herbier, un film évoquant la période 1956-1957, ainsi que Hors-la-loi (2010) de Rachid Bouchareb. Comme ce dernier, d'autres films avaient déjà traité de la guerre telle qu'elle fut vécue au sein de l'immigration algérienne en France, comme Vivre au paradis (1998) de Bourlem Guerdjou qui n'avait pas connu le même retentissement et Nuit noire (2004) d'Alain Tasma qui traite plus particulièrement du 17 octobre 1961. Nous assistons ainsi à une accélération de la production de films de fiction sur la guerre d'Algérie, qui porte le nombre total à une cinquantaine aujourd'hui. Malgré cela, le sentiment de trouble, d'absence et d'insatisfaction subsiste.

A l'approche du cinquantenaire de l'indépendance algérienne, en 2012, il est intéressant de s'arrêter sur deux films en préparation sur la période de la guerre d'Algérie. Le Premier homme inspiré du livre de Camus et réalisé par un Italien, Gianni Amelio, permettra sans doute de décentrer le regard, à l'image de l'oeuvre de Pontecorvo ou celle de Luchino Visconti, qui avait réalisé L'Etranger en 1967 avec Mastroianni. Le second film en préparation est adapté du roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit , une vaste fresque courant des années 1940 à l'indépendance de l'Algérie. Ainsi la littérature entre-t-elle dans le système des représentations et de la mémoire de la guerre d'Algérie, avec des romans publiés par des auteurs nés après 1962, tels ceux de Laurent Mauvignier, de Jérôme Ferrari ou d'Alice Ferney, parus cette année. A travers la littérature, nous assistons peut-être à une forme de passage des générations et nous pouvons espérer une sorte de décloisonnement des mémoires permettant de comprendre les motivations de l'autre. Je conclurai avec l'hypothèse que le sentiment de manque doit sans doute être également lié au fait qu'il est difficile de montrer cette guerre parce qu'elle se déroula sans front, de manière quasiment invisible, parce que le sentiment d'abandon et de défaite reste fort en France et enfin, parce que les vainqueurs ont le sentiment d'avoir été dépossédés de leur victoire. Ce sentiment d'amertume, partagé par l'ensemble des acteurs du drame algérien, n'est pas facile à montrer.

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