DÉBAT

Jean-François SIRINELLI

Un grand merci à Monsieur Benjamin Stora. Je vous propose maintenant de lancer la discussion entre les intervenants et la salle.

Guy FISCHER

Je souhaite simplement évoquer le passage récent de Monsieur Stora à Vaulx-en-Velin qui, à l'image de nos autres banlieues lyonnaises, compte une importante population d'origine maghrébine. J'habite moi-même à Vénissieux et j'ai exercé pendant près de 30 ans les fonctions de conseiller général dans le quartier des Minguettes où les premières émeutes sont apparues au début des années 1980. Les interventions de Monsieur Stora ravivent à chaque fois des souvenirs personnels. Ainsi, alors que je fréquentais le lycée Chaponnay, situé place Guichard à Lyon, nous étions confrontés, à la sortie des classes, aux affrontements entre le FLN et le MNA, le siège de cette dernière association se trouvant à proximité. Plus tard, en tant que jeune communiste, j'ai vécu les célébrations de l'indépendance algérienne à Helsinki au cours du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants de 1962. Je voulais remercier Monsieur Stora de nous avoir fait revivre ces souvenirs.

Roger YOBA, membre du Conseil d'orientation de la CNHI (Cité nationale de l'histoire de l'immigration)

Je souhaitais simplement poser une question en réaction à l'intervention de Monsieur Jeanneney au cours de la matinée, qui évoquait le corps social ou la Nation en France. En écoutant les différents intervenants, je me demandais si nous n'avions pas affaire à une histoire tronquée car celle-ci semble ignorer, notamment sur la période de la Seconde Guerre mondiale, le rôle des soldats coloniaux qui seront présents sur le territoire national, par exemple dans les Vosges ou en détention dans les stalags. S'agit-il d'un oubli, volontaire ou non, ou d'une méconnaissance ? A propos du général de Gaulle, je tiens à mentionner la récente commémoration du 70 e du Manifeste de Brazzaville, qui semble être passée complètement inaperçue. Et je termine en rappelant que personne n'a abordé la question algérienne au cours des célébrations du cinquantenaire des indépendances africaines cette année, alors que c'est l'Algérie et non la France qui a produit le film sur le massacre du camp de Thiaroye. Il me semble qu'un certain nombre d'oublis se sont accumulés au cours de cette journée. Quelle place est réservée aux étrangers dans la mémoire collective française et notamment à leur rôle pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Jean-François SIRINELLI

Je vous propose de prendre encore quelques questions avant de donner la parole à mes collègues pour y répondre.

De la salle

Actuellement, une méchante affaire se déroule dans l'académie de Nancy qui touche une collègue d'histoire qui a été mise à pied par le rectorat lui reprochant d'avoir mis trop de passion dans l'enseignement de la Shoah dans une démarche à la fois historique et mémorielle. L'inspecteur a rendu un rapport de 40 pages accablant à son égard et elle passe actuellement devant un conseil de discipline. Comment expliquez-vous que l'enseignement de la Shoah aboutisse à un tel processus disciplinaire à l'encontre d'un professeur d'histoire ?

De la salle

Je souhaiterais vous livrer un témoignage sur les ressources concernant la guerre d'Algérie qui se trouvent au Ministère de la Défense et que Monsieur Richard a évoquées. Je représente ici les archives audiovisuelles de ce ministère qui sont conservées à Ivry. Nous avons donc travaillé dans le cadre de nos actions pédagogiques avec le lycée Romain Rolland évoqué par Monsieur Joutard. Je me permets d'apporter ce complément d'information car Monsieur Stora a abordé la question des films de fiction consacrés à la guerre d'Algérie. Pour notre part, nous conservons des images et des films institutionnels produits pour le compte de l'armée sur cette période. Ces archives sont ouvertes à la consultation du public dans notre médiathèque.

Marc GIOVANINETTI, historien

En tant que spécialiste de l'histoire du mouvement communiste, je souhaite compléter les témoignages de Messieurs Fischer et Stora. A propos des festivals de la jeunesse et des étudiants, je voulais signaler qu'à la suite d'Helsinki, l'édition suivante devait se tenir à Alger mais elle fut annulée en raison du coup d'Etat mené par le futur président Boumédienne. Chez les communistes, le sujet de la guerre d'Algérie demeure sensible en raison de la politique du parti et de l'attitude des appelés communistes pendant la guerre.

De la salle

Ma question s'adresse à Monsieur Stora qui évoquait la comparaison entre les productions cinématographiques française et américaine consacrées respectivement à la guerre d'Algérie et à la guerre du Vietnam. Ne peut-on interpréter le malaise du cinéma français à l'égard de l'Algérie par le fait qu'il s'agissait d'une colonie géographiquement proche de la France alors que le Vietnam n'a jamais été une colonie américaine ?

Jean-François SIRINELLI

Je vais maintenant passer la parole à mes collègues en précisant que toutes les questions posées, aussi intéressantes soient-elles, n'appellent pas forcément de réponses. Monsieur Stora, je vous donne d'abord la parole puisque des questions vous ont été directement adressées.

Benjamin STORA

Je souhaite simplement rebondir sur la question des archives photographiques du Ministère de la Défense car l'une de mes étudiantes, Marie Chominot, a soutenu sa thèse sur les photographies de la guerre d'Algérie et nous avons travaillé ensemble à une exposition présentée en 2004 à l'Hôtel de Sully sur le thème « photographier la guerre d'Algérie ». Le fonds du Ministère de la Défense représente au minimum 150 000 photographies, ce qui constitue un océan d'images que tout le monde peut consulter. J'appuie donc fortement cette intervention car trop peu de chercheurs s'y intéressent. En réponse à la seconde question, je dirais que les Français ont sans doute plus de mal à regarder l'Algérie au cinéma que les Américains n'en ont vis-à-vis du Vietnam, ce qui exprime un certain malaise à l'égard du passé colonial. Ainsi le film de Philippe Faucon, La Trahison , a-t-il connu un vrai succès critique, en faisant la une du journal Le Monde et en recueillant des comptes rendus abondants dans Libération et Télérama , mais peu de spectateurs sont allés le voir. De même, j'ai fait un documentaire sur l'attitude de la gauche française et singulièrement celle de François Mitterrand pendant la guerre d'Algérie et j'ai reçu peu de réactions, l'effet de sidération semblant l'emporter. Ainsi va l'histoire des rapports entre la guerre d'Algérie et la société française, mais aussi la société algérienne qui n'est pas à l'abri d'une certaine amnésie, par exemple dans son refus de reconnaître le rôle de personnalités telles que Messali Hadj, Ferhat Abbas, Amirouche ou Krim Belkacem qui ont été très tôt écartées du pouvoir et qui ne sont pas représentées à l'écran.

Antoine PROST

Je souhaite répondre à Monsieur Yoba en lui signalant que la situation évolue à partir du travail des historiens de l'immigration ou des étrangers. Ainsi avons-nous organisé à Orléans avec le CERSI, l'ONAC et d'autres associations un colloque sur le moment 1940 et une communication a porté sur les étrangers dans l'armée française en 1940. Or l'auteur de cette communication, Madame Marie-Claude Blanc-Chaléard est une spécialiste de l'immigration italienne en France et non de la guerre de 1940. Concernant l'affaire de Nancy, que je ne connais pas dans le détail, je ne me prononcerai donc pas, mais je signale qu'il peut y avoir des manières illégitimes de traiter un sujet aussi légitime que l'histoire de la Shoah. Je ferai une dernière remarque sur la guerre d'Algérie en réaction à ce que disait Monsieur Stora : 50 ans, ce n'est pas si long. Combien de temps avons-nous mis à apprivoiser la Révolution française ? L'une de mes thèses serait que la place particulière occupée par l'histoire dans l'enseignement et plus largement dans la société française aurait facilité ce travail. En effet, de nombreux hommes politiques du XIX e siècle ont écrit une histoire de la Révolution française et nous avons rejoué cet épisode au cours des événements de 1830, de 1848 et de 1871. Finalement, il a fallu un siècle pour l'apprivoiser.

Philippe-Georges RICHARD

Pour abonder dans le sens de ma consoeur, j'ajouterais qu'il existe une Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) au sein du Ministère de la Défense qui fait un travail similaire au nôtre, sur un créneau plus contemporain et plus ciblé.

Philippe JOUTARD

Je souhaiterais faire deux remarques. D'abord, en réponse à la première intervention de la salle, il est vrai que, si le travail scientifique avance sur la question des étrangers dans la Résistance, cela n'est pas tout à fait le cas au niveau de la mémoire. D'une certaine manière, l'Algérie a focalisé toutes les attentions. Toutefois, cette situation doit être amenée à évoluer, notamment par l'action de la Cité de nationale de l'histoire de l'immigration où nous travaillons ensemble. Deuxièmement, en ce qui concerne l'affaire de Nancy, que je connais un peu mieux, j'estime qu'elle n'aurait jamais dû prendre de telles proportions à l'échelle nationale et cela fait partie d'une tendance à se reporter au sommet sur ces questions. Or sur l'enseignement de la Shoah, il n'y a plus de réticences et la question me semble devoir être réglée sous la forme d'une médiation. Je rejoins ce qu'a dit Antoine Prost à ce sujet.

Jean-François SIRINELLI

A ce stade de l'après-midi, je vous propose de lever la séance en remerciant tous les intervenants de cette table ronde. Nous reprendrons les travaux après une courte pause.

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