Les réunions de la délégation du Sénat pour l'Union européenne
3 février 2000
Politique sociale et santé
Politique sociale et santé
Audition de M. Martin Hirsch, directeur général de l'Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) sur la crise liée à l'épizootie d'encéphalite spongiforme bovine
Compte rendu sommaire
M. Hubert Haenel :
En quelques mots, je voudrais préciser nos attentes :
- tout d'abord, pourriez-vous nous préciser quel est le rôle de l'AFSSA ?
- ensuite, c'est la question principale, où en est-on dans la crise de la " vache folle ", tant sur le fond du problème que sur son aspect juridique ? Sur le fond, il semble que l'on progresse dans la connaissance de l'épidémie, mais les appréciations des scientifiques semblent diverger selon qu'ils se prononcent à Paris ou à Bruxelles. Sur le plan juridique, l'affaire est portée devant la Cour de Justice des Communautés Européennes ; dans quel délai peut-on penser qu'elle va trancher ? Peut-on espérer trouver une solution avant le jugement de la Cour ?
- le débat sur l'étiquetage des viandes et plus généralement sur la " traçabilité " est un aspect de la question. Pourquoi ne parvient-on pas à avancer plus vite sur ce sujet ?
- enfin, puisque nous sommes engagés dans un processus de révision des traités, est-ce qu'il ne faudrait pas inscrire plus clairement le principe de précaution dans le droit communautaire ?
M. Martin Hirsch :
L'AFSSA -qui est née d'une proposition de loi sénatoriale- assure pour le compte de l'Etat une expertise indépendante sur les risques alimentaires. Elle évalue les risques, à l'aide de ses comités d'experts, et dispose d'un réseau de laboratoires qui effectuent des recherches et des analyses. Elle est appelée à donner des avis, soit obligatoirement dans certains cas prévus par la loi, soit à la demande du Gouvernement, soit encore de sa propre initiative.
Un comité d'experts -le " comité Dormont "- a été créé le 20 mars 1996 lorsqu'a éclaté la crise de la " vache folle ". Lorsque l'AFSSA a été créée, un comité a été mis en place en son sein sur le modèle du " comité Dormont " ; il rassemble des représentants de toutes les disciplines intéressées. Il a été consulté, fin août 1999, sur l'application de la décision européenne de levée de l'embargo sur le boeuf britannique à partir du 1er octobre. Un arrêté interministériel était nécessaire, et l'avis de l'AFSSA devait être recueilli aux termes de la loi.
Le comité d'experts a rendu un avis défavorable en septembre 1999, en soulignant les incertitudes qui subsistaient et l'existence de risques non maîtrisés. Nous étions à la veille, disait le comité, de disposer de nouveaux outils de diagnostic, permettant de tester plus d'animaux avec plus d'efficacité ; en outre, l'évolution du nombre de cas recensés ne correspondait pas aux prévisions, et des doutes apparaissaient sur la nature des tissus à risques ; les hypothèses sur lesquelles la Grande-Bretagne avait fondé son schéma d'exportation devaient peut-être être révisées.
Le Gouvernement, sur cette base, a suspendu la transposition de la décision européenne, et a transmis à la Commission européenne les arguments du comité.
Un réexamen a eu lieu à l'échelon communautaire. Le " groupe ad hoc " sur l'ESB a été réuni ; parallèlement, le comité scientifique directeur européen -qui regroupe les présidents des comités spécialisés nationaux et huit autres scientifiques- a été consulté sur le point de savoir si les nouveaux éléments avancés par la France l'amenaient à reconsidérer sa position sur la levée de l'embargo. Le comité scientifique directeur a répondu négativement, estimant que les risques liés à la viande anglaise n'étaient pas significativement supérieurs à ceux liés à la viande des autres pays.
A l'issue de ces travaux, des discussions tripartites, associant la France, la Grande-Bretagne et la Commission européenne, ont eu lieu et ont débouché sur un protocole d'accord. Sur la base de ce dernier, un nouveau projet d'arrêté interministériel a été préparé, et l'AFSSA en a été saisie.
Le nouvel avis qu'elle a rendu mettait l'accent sur deux problèmes. Le premier était celui de l'application effective des mesures supplémentaires prévues par le protocole. Le second était la persistance d'incertitudes sur le plan scientifique, concernant le nombre de modes de transmission et l'identification des tissus à risques. Sur l'étiquetage, l'AFSSA a considéré qu'il fallait clarifier les objectifs poursuivis. Doit-on laisser commercialiser des produits pouvant être considérés comme à risques, le choix reposant alors sur le consommateur grâce à l'étiquetage ? C'est un débat que l'on retrouve dans d'autres secteurs. Toujours est-il que l'étiquetage, outre l'information du consommateur, permet de retirer des lots suspects plus facilement. Sur la base du nouvel avis de l'AFSSA, le Gouvernement a conclu au maintien de l'embargo, ce qui a entraîné la saisie de la Cour de justice des Communautés, devant laquelle la France a d'ailleurs contre-attaqué aussitôt.
Aujourd'hui, nous avons entrepris une réévaluation de la situation française. Nous examinons les techniques d'abattage, les problèmes de mise en oeuvre des tests et de collecte des données.
L'harmonisation européenne est souvent évoquée. En ce qui concerne l'ESB, la France a souvent pris des mesures plus sévères que les normes européennes, notamment sur le retrait des matériaux à risques spécifiés. Nous allons plus loin que certains pays, et à plusieurs reprises la Communauté s'est alignée sur les normes déjà appliquées par la France, que l'évolution des connaissances avait confortées.
M. Denis Badré :
L'harmonisation européenne, en toute hypothèse, doit se faire " par le haut ". Mais faut-il harmoniser les règles et les mettre en oeuvre de manière déconcentrée, ou faut-il deux degrés d'autorité, une structure européenne et des structures nationales, avec le risque d'une répartition des rôles un peu floue ?
Par ailleurs, l'AFSSA dépend à la fois des ministères de l'Agriculture et de la Santé. Cette double tutelle ne pose-t-elle pas de problèmes ?
M. Jean Bizet :
La transmission verticale de la maladie a été longtemps niée. Elle est aujourd'hui mieux appréhendée. Mais ne va-t-on pas voir, de ce fait, l'épizootie se prolonger plus longtemps que prévu ? Par ailleurs, pouvez-vous apporter des précisions sur les incertitudes concernant les tissus à risques ?
Mme Marie-Claude Beaudeau :
D'une part, pouvez-vous apporter des précisions sur l'origine de la maladie et son mode de transmission ? D'autre part, est-il exact qu'une traçabilité complète supposerait un nombre d'informations sur les étiquettes difficile à réaliser sur un plan pratique ?
M. Emmanuel Hamel :
Compte tenu du nombre de décès jugés imputables à la maladie, et des incertitudes sur les risques réels, n'est-on pas en présence d'une exagération collective des dangers ? Ceux-ci paraissent sans rapport avec la mortalité due au tabac ou aux accidents de la route, qui ne suscite pas la même mobilisation.
M. Philippe François :
Qu'en est-il des organismes analogues à l'AFSSA dans les autres pays européens ? Ne faudrait-il pas plus d'harmonisation ? Aujourd'hui, les Britanniques boycottent certains de nos produits en guise de rétorsion, et je connais des entreprises que cela place en grande difficulté. Nous avons besoin d'une politique réellement commune.
M. Aymeri de Montesquiou :
Comment expliquer qu'il y ait des interprétations à ce point différentes selon les pays, même sur le plan scientifique ? On est agréablement surpris que la France se montre particulièrement rigoureuse. Mais l'objectif doit être d'arriver à une unité de vues. A quelle échéance peut-on penser que la maladie sera éradiquée ?
M. Martin Hirsch :
Plusieurs questions portent sur les aspects scientifiques. Nous avons deux diagnostics de certitude en France sur des cas humains, et un cas en observation. En Grande-Bretagne, quarante-neuf cas relèvent d'un diagnostic de certitude et quelques cas sont en observation. Les incertitudes sont très nombreuses. De moins en moins de scientifiques pensent que l'on en restera à ces quelques cas, car jusqu'à présent on n'a pu identifier de facteur de risque spécifique. Soit on est en présence d'une énigme, soit la maladie résulte d'une exposition à un risque très répandu, ce qui explique les variations assez effrayantes dans les estimations faites en Grande-Bretagne sur le nombre final de cas : elles vont de quelques centaines de victimes à plusieurs centaines de milliers. En France, les experts se refusent à faire un pronostic, tant les incertitudes paraissent nombreuses. Pour prendre une comparaison, la contamination la plus grave que l'on ait connue sur ce sujet, c'est celle par l'hormone de croissance, pour laquelle on a eu, dix à quinze ans après l'exposition, une cinquantaine de cas en France chez des enfants. Le nombre d'enfants traités était relativement faible, de l'ordre de quelques centaines ou quelques milliers. Les maladies à prions restent mystérieuses : on ne trouve pas d'ADN ou d'ARN qui les transmettrait, contrairement à ce que l'on observe pour les bactéries et les virus.
Cela nous conduit à une série de préoccupations. Au début, chez les bovins, la maladie n'avait qu'une ampleur réduite, mais elle a fini par concerner des centaines de milliers d'animaux. Dans le cas des animaux, on a des certitudes sur la transmission alimentaire, de fortes présomptions sur la transmission de la mère au veau, sans que le mécanisme en soit connu, et l'évolution du nombre de cas laisse supposer qu'il pourrait exister une troisième voie de contamination, sans que l'on puisse déterminer laquelle. Des incertitudes existent aussi sur l'origine de la maladie : on ne sait pas quel est le lien entre ce qu'on observe respectivement chez les bovins et les ovins. Chez ces derniers, on connaît depuis deux siècles une encéphalopathie spongiforme, la " tremblante ", qui ne se transmet pas à l'homme. Est-ce que l'apparition de l'ESB a un lien avec l'existence de la " tremblante " ? Les ovins ont-ils pu être, depuis l'apparition de l'ESB, contaminés par celle-ci ?
M. Philippe François :
Vous allez nous rendre végétariens !
M. Martin Hirsch :
Souhaitez-vous que je vous parle des autres risques, pour rééquilibrer ? J'en reviens à mes moutons. Nous avons des laboratoires qui tentent de savoir si l'on peut distinguer, chez les ovins, des cas qui relèveraient respectivement de la " tremblante " et de l'ESB.
Il y a deux tendances lourdes dans les risques alimentaires. Les risques classiques sont de mieux en mieux maîtrisés, mais, compte tenu des modes de production et de consommation, des risques peuvent se diffuser beaucoup plus vite, ce qui suppose un effort de traçabilité pour pouvoir mieux les maîtriser.
La question de l'harmonisation européenne peut être vue sous deux angles. Sur le plan de l'expertise, il n'y a pas de divergences aussi grandes qu'il ne paraît selon les pays. L'information circule très bien et des consensus apparaissent. Beaucoup de groupes de travail sont internationaux. Seuls certains sujets, pour lesquels les marges d'incertitude sont énormes -c'est le cas de l'ESB- donnent lieu à des divergences marquées sur l'interprétation des faits. Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour constater que le nombre des cas chez les bovins continue certes à décroître, mais pas selon la pente attendue. Sur l'interprétation des faits, les Français mettent l'accent sur les incertitudes, sur le fait qu'on peut espérer les réduire grâce à des tests, et concluent qu'il faut conserver pour un temps les mesures de précaution déjà prises. A l'échelon européen, le raisonnement conduit à estimer que, tant que la réalité des nouvelles incertitudes n'est pas démontrée, il n'y a pas lieu de revenir sur la décision de lever l'embargo. Cette différence d'appréciation est tout l'enjeu du principe de précaution. Il faut relever que les autorités politiques qui prennent les décisions ne sont pas liées par les avis qui leur sont donnés. Les avis s'efforcent d'éclairer sur les risques, sans masquer les incertitudes. Ce qui est important, c'est que, dans tous les pays, on se fonde sur les mêmes principes pour l'expertise. Par exemple, l'équivalent anglais du " comité Dormont " associe chercheurs, professionnels, et hauts fonctionnaires. Or, il faudrait que tout le monde raisonne sur les mêmes critères, en distinguant bien instances scientifiques, instances de consultation des professionnels et instances de décision. Le " livre blanc " européen s'inspire très clairement -sans le citer- du système français pour l'instance européenne qu'il propose.
La question du mode de décision est également importante. Les pays peuvent-ils faire jouer une sorte de clause de sauvegarde au titre de la santé publique ? Dans le secteur du médicament, il y a un système de reconnaissance mutuelle, d'instructions communes, d'autorisation de mise en marché au niveau européen, mais un Etat peut prendre des mesures de suspension pour des raisons de santé publique. La question peut aussi se poser dans le secteur alimentaire. Tous les pays n'ont pas nécessairement les mêmes exigences pour les mêmes aliments ; pour que la confiance existe, il faut laisser subsister une petite marge de manoeuvre, car les cultures scientifiques et les cultures de consommation ne sont pas identiques. Les Américains ont plus peur des microbes que des hormones. Entre pays européens, il y a également des approches différentes. Les pays du Nord accordent beaucoup d'importance aux antibiotiques et à l'antibiorésistance ; en France, nous sommes très exigeants sur les matériaux à risques spécifiés, alors que le Danemark l'est beaucoup moins. Si on veut obtenir un alignement complet à tout instant, des difficultés sont inévitables. Mieux vaut pouvoir organiser des transitions sur certains points.
Dernier point : l'AFSSA est placée sous la tutelle de trois ministères : agriculture, consommation, santé. Mon sentiment est que, plutôt que d'être victime des " querelles de boutiques ", l'agence a contribué à les dépasser. Naturellement, les arbitrages s'effectuent à Matignon, non à l'agence !
M. Jean Bizet :
L'interdiction des farines animales est souvent demandée. N'y aurait-il pas, cependant, là une source de problèmes pour notre balance commerciale, car l'accord de Blair House ne permet pas à l'agriculture européenne de faire face aux besoins en protéines végétales ? Par ailleurs, le coût de la production de la viande s'élèverait.
Mme Marie-Claude Beaudeau :
A la différence de ce qui se passe en Grande-Bretagne, on procède en France à l'abattage de tout le troupeau. Est-on assuré, puisque le mode de contamination reste mal connu, que la traçabilité est complète pour les veaux ?
M. Martin Hirsch :
Les deux crises alimentaires majeures que nous avons connues récemment, l'ESB et la dioxine, prennent leur source dans l'alimentation animale. Le secteur de l'alimentation humaine est extrêmement sensible à la perception d'un risque. Certes, des mesures de précaution peuvent s'avérer coûteuses. On a cité le cas des entreprises lésées par le boycott répondant à l'embargo. Mais quel aurait été l'impact sur la filière bovine, en cas de levée de l'embargo, si l'on avait découvert quelques mois plus tard des confirmations aux doutes émis par les scientifiques français ? On aurait eu une crise de même ampleur que celle de 1996. Cette considération n'est certes pas entrée en ligne de compte dans les avis et les décisions. Mais il est clair que des décisions rigoureuses peuvent prévenir des crises de confiance aux effets disproportionnés. L'AFSSA a mis en place un groupe de travail sur l'alimentation animale. Pour l'instant, il est clair que l'idée d'interdire les farines animales pose de nombreuses questions, qu'il est nécessaire d'examiner de près. Mais, quelquefois, donner au consommateur le sentiment que certains risques sont mal maîtrisés peut, sur le seul plan commercial, avoir des conséquences très fortes.
Il est vrai que, par rapport au système britannique, le système français d'abattage du troupeau assure une protection contre une éventuelle troisième voie de contamination. A supposer que cette troisième voie existe, le système britannique n'est plus protecteur. D'où l'intérêt de disposer de tests efficaces. Le système français étend en outre l'obligation d'abattage aux troupeaux où l'animal malade a pu séjourner moins de deux ans auparavant. Normalement, tous les facteurs de risque sont ainsi couverts dans l'état actuel des connaissances.
M. Jean Bizet :
Pouvez-vous apporter quelques précisions supplémentaires sur les questions de l'étiquetage et du principe de précaution ?
M. Martin Hirsch :
Sur l'étiquetage, la Commission avait annoncé une obligation d'étiquetage rapide lorsque la décision de levée de l'embargo avait été prise à l'échelon européen. Ultérieurement, elle a indiqué qu'un délai de trois ans était nécessaire. Puis, elle a déclaré vouloir raccourcir ce délai, mais certains Etats membres s'y sont opposés. L'étiquetage, pour être efficace, suppose une réelle traçabilité. Des progrès considérables ont été accomplis, notamment en France. En Grande-Bretagne, la situation est différente : les vaches changent fréquemment de troupeau et la traçabilité est beaucoup plus difficile. L'étiquetage permet des retraits de lots dans de bonnes conditions, en les ciblant avec précision. Est-ce pour autant un moyen de justifier la mise sur le marché de produits à risques différents ? Je ne le crois pas dans ce cas. C'est en revanche une solution lorsqu'il existe des catégories précises de personnes à risques pour lesquelles seules un problème se pose. Dans le cas de la listeria par exemple, certaines populations sont beaucoup plus sensibles, comme les femmes enceintes ; il serait alors concevable de mettre en vente certains produits en mentionnant qu'ils sont déconseillés aux femmes enceintes.
Sur l'application du principe de précaution, j'ai évoqué une forme de " clause de sauvegarde " permettant d'aménager des périodes transitoires. Sans brandir systématiquement le principe de précaution, l'existence d'arguments plausibles devrait permettre à un Etat membre dans la Communauté, ou à la Communauté face aux Etats-Unis, de dire qu'il ne veut pas prendre tel ou tel risque qui, certes, n'est pas démontré pour le moment, mais qui en toute hypothèse ne vaut pas la peine d'être couru : par exemple, il est d'autant moins nécessaire de courir le moindre risque concernant les hormones que, après tout, elles ne sont pas nécessaires à la production de viande.