Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Catherine Di Folco,
Mme Patricia Schillinger.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 20 février 2025 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n'y a pas d'observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Hommage à Jean-Louis Debré
M. le président. Monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, c'est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la disparition de Jean-Louis Debré. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le Premier ministre et MM. les ministres, se lèvent.)
Évoquer Jean-Louis Debré, c'est honorer la mémoire d'un grand serviteur de la Ve République.
Son père, Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle, père de la Constitution, lui transmit les valeurs du gaullisme, auxquelles il restera attaché toute sa vie et qu'il défendra aux côtés de Jacques Chirac.
Élu député de l'Eure en 1986, il siégea en même temps que son père et son frère à l'Assemblée nationale. Ce fut pour cet amoureux de la République une grande fierté.
Il fut aussi maire d'Évreux.
Ministre de l'intérieur de 1995 à 1997, il dut faire face aux attentats terroristes que subit alors notre pays.
Président de l'Assemblée nationale de 2002 à 2007, il s'attacha à renforcer la fonction de contrôle du Parlement, mais aussi le respect du statut de l'opposition.
Le fils de celui qui fut le père de la Constitution veillera à ce qu'elle soit appliquée avec la plus grande rigueur.
Présidant le Conseil constitutionnel de 2007 à 2016, Jean-Louis Debré s'est attaché à ce que puisse être adoptée et que se déploie la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Il fut vigilant quant à la protection des droits et libertés.
Il fut aussi un auteur : comment ne pas évoquer son Dictionnaire amoureux de la République ? Il fut un passionné de théâtre.
Au nom du Sénat, je souhaite exprimer notre sympathie et notre profonde compassion à sa famille et à ses proches.
3
Hommage à une victime du massacre du 7 octobre 2023
M. le président. Mes chers collègues, le 27 février dernier, nous avons appris, avec colère et tristesse, le décès de notre compatriote Ohad Yahalomi, enlevé, puis retenu à Gaza depuis le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023. Comme de trop nombreux otages, il ne reviendra pas auprès des siens.
Nous pensons à ses proches, à son épouse et à ses enfants particulièrement.
Nous avions, cher Roger Karoutchi, rencontré sa famille à plusieurs reprises au cours des derniers mois pour lui dire notre soutien.
Avec cinquante victimes de nationalité française, la France est, après Israël, le deuxième pays le plus touché par l'attaque terroriste du 7 octobre.
Je souhaitais que nous ayons, au début de cette séance, une pensée pour lui et pour toutes les victimes de ce massacre. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le Premier ministre et MM. les ministres, observent un moment de recueillement.)
4
Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire
M. le président. Mes chers collègues, je tiens à saluer la présence dans la tribune d'honneur de Son Excellence M. Vadym Omelchenko, ambassadeur d'Ukraine en France, qui nous fait l'honneur d'être présent pour cette séance consacrée à la situation en Ukraine et à la sécurité en Europe.
J'ai le plaisir de saluer également en tribune d'honneur le président du Parlement d'Estonie, M. Lauri Hussar, accompagné d'une délégation de quatre parlementaires. Nos collègues Édouard Courtial, président du groupe d'amitié France-Pays Baltes, et Rémi Cardon, président délégué pour l'Estonie, sont présents à ses côtés.
Nous avons pu aborder, avec nos homologues du Parlement estonien, des sujets aussi essentiels que l'avenir de la relation transatlantique, les défis énergétiques et de sécurité auxquels nos pays sont confrontés, particulièrement l'Estonie, lors de l'audience à laquelle ils ont pris part avec nos collègues Loïc Hervé, vice-président chargé de la coopération interparlementaire et des groupes d'amitié, Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes.
L'Estonie, qui fêtera l'an prochain le trente-cinquième anniversaire du rétablissement de son indépendance, a célébré l'an passé le vingtième anniversaire de son adhésion à l'Union européenne et à l'Otan.
Face aux menaces sur l'avenir de la sécurité collective en Europe, la sécurité de l'espace baltique constitue un enjeu d'une importance cruciale. La France et l'Estonie, dont les relations diplomatiques sont plus que centenaires, y contribuent activement par leur étroite coopération dans de nombreux domaines, dont celui de la défense, dans le cadre européen comme dans celui de l'Otan. Je pense particulièrement, en cet instant, à nos aviateurs et soldats qui sont présents sur la base de Tapa.
La diplomatie parlementaire – en particulier celle du Sénat – joue également un rôle actif dans les excellentes relations qu'entretiennent nos deux pays.
Mes chers collègues, permettez-moi de souhaiter à nos amis membres du Parlement estonien la plus cordiale bienvenue au Sénat de la République française, mais aussi de leur exprimer notre solidarité. (Applaudissements prolongés.)
5
Remplacement d'un sénateur nommé au Conseil constitutionnel
M. le président. Mes chers collègues, M. Philippe Bas ayant été nommé au Conseil constitutionnel, son mandat de sénateur a pris fin le 1er mars 2025 à minuit.
Par lettre en date du 28 février 2025, le ministère de l'intérieur m'a fait connaître qu'en application de l'article L.O. 320 du code électoral, M. Bas était remplacé par M. David Margueritte, dont le mandat a débuté le 2 mars 2025 à zéro heure.
En votre nom à tous, je lui souhaite la plus cordiale bienvenue.
6
Situation en Ukraine et sécurité en Europe
Déclaration du Gouvernement suivie d'un débat
M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, portant sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe.
La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. François Bayrou, Premier ministre. Monsieur le président, permettez-moi d'associer le Gouvernement aux mots, sensibles et justes, que vous avez prononcés en mémoire de Jean-Louis Debré. Ceux qui le connaissaient bien – j'en suis, ayant siégé à ses côtés au Gouvernement pendant deux années – savent quelle personnalité attachante était la sienne.
Le premier mot qui vient à l'esprit, lorsqu'on pense à lui, est celui de républicain. Il avait des formules assez drôles. Ainsi, lui qui était le fils de Michel Debré disait régulièrement qu'il était le frère de la Constitution de la Ve République, puisque Michel Debré était le père de celle-ci. Évidemment, la proximité entre cette œuvre majeure et la personnalité de Michel Debré était profondément marquante.
Le deuxième mot est celui de fidèle. Qui a rencontré Jean-Louis Debré dans sa vie partagée avec Jacques Chirac sait que, au-delà des positions politiques qu'ils avaient en commun, il y avait de la part du premier à l'égard du second une fidélité joviale, amicale, chaleureuse et, à bien des moments, drôle.
En effet, le troisième mot auquel on pense pour évoquer la personnalité de Jean-Louis Debré, c'est celui d'humour, dont il était profondément pétri. Il portait sur le monde, et notamment sur le monde politique, un regard amusé, ironique, informé. Il n'était guère de secret qu'il ne connût, mais cela n'empêchait pas l'indulgence qu'il avait non seulement envers ses collègues engagés en politique, mais aussi à l'égard, au fond, de la nature humaine.
Cette manière, chaleureuse, de regarder le monde, était aussi remarquable au travers des œuvres littéraires qu'il produisait. De son passé de juge d'instruction, il avait retenu bien des intrigues et bien des tics de personnalité, dont il faisait la matière de ses romans policiers.
Il était un homme attachant et respecté. À la présidence de l'Assemblée nationale comme à celle du Conseil constitutionnel, il a fait la preuve de ses qualités humaines et politiques.
Mesdames, messieurs les sénateurs, soyez assurés des sentiments de fidélité que le Gouvernement éprouve pour Jean-Louis Debré, ainsi que des pensées chaleureuses qu'il adresse à sa famille et aux siens, à ses enfants et petits-enfants.
Il était un homme que nous regrettons déjà. Il méritait qu'on le respecte et qu'on ait pour lui de l'affection.
Le Gouvernement se joint, monsieur le président, à l'hommage que vous avez prononcé.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette séance a pour objet de débattre de la situation en Ukraine et, plus largement, de la question de la défense de notre Union européenne. Cette situation, vous le savez, évolue d'heure en heure et nous place devant des responsabilités et face à des rendez-vous que nous ne pouvons pas éluder.
Hier encore, nous en étions au choc qu'a constitué, pour beaucoup d'entre nous, l'épisode du rendez-vous, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, entre le quarante-septième président des États-Unis, M. Trump, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Je crois que, tous, et avec nous beaucoup de Français – et même une majorité d'entre eux –, nous avons ressenti la manière brutale et méprisante avec laquelle le président des États-Unis a traité le président de l'Ukraine comme une offense à une certaine idée que nous nous faisons du respect entre États, entre responsables d'État, mais aussi du respect de principes et de valeurs auxquels nous sommes profondément attachés et auxquels nous pensions que les États-Unis, notre allié depuis la Seconde Guerre mondiale, étaient aussi profondément attachés que nous le sommes.
Cela a été très douloureux et, pour beaucoup de nos concitoyens, voir ainsi abandonnée, y compris dans le langage et le raisonnement, la solidarité avec l'Ukraine, a été une prise de conscience, l'Ukraine qui se bat pour sa survie et pour nos principes de droit. Ces combats, ce sont déjà 100 000 morts, des centaines de milliers de blessés, et – on a peine à l'évoquer dans un discours officiel – 20 000 enfants qui ont été déplacés pour que soit changée, par l'influence, leur identité d'Ukrainien, pour qu'elle soit abandonnée. Cette déportation est, pour nous, un crime contre l'humanité.
Enfin, des centaines de milliers d'Ukrainiens, de femmes et d'hommes, ont été déracinés. Au fond, ils sont le visage de tout un peuple qui souffre.
L'Ukraine souffre pour une raison extrêmement précise et datée : le 24 février 2022, les forces armées de la Fédération de Russie ont été jetées sur ce pays à des fins d'annexion et pour écarter les responsables publics que le peuple ukrainien s'est choisis, et qui font preuve d'un héroïsme tout à fait remarquable.
Je l'ai dit devant l'Assemblée nationale hier, et je veux dire devant le Sénat aujourd'hui à quel point nous avons été admiratifs et nous sommes sentis solidaires du président Zelensky au regard de l'attitude qu'il a eue, refusant de plier devant l'intimidation. À cet instant, il a été le visage de l'Ukraine, le défenseur de l'honneur de la démocratie, et il portait en même temps une partie de notre honneur européen. Le président Zelensky a honoré la mission qui est la sienne. Nous nous sommes sentis profondément solidaires de son refus de se plier à ces injonctions. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP, RDSE, UC, Les Républicains, GEST et SER. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
Il y avait eu bien des signes avant-coureurs avant ce rendez-vous de vérité et de dévoilement des intentions du président américain. Il y avait eu, d'abord, bien des rodomontades : l'annonce selon laquelle il pourrait régler le conflit ukrainien en un jour, par un claquement de doigts. Il y avait eu des déclarations extraordinairement inquiétantes au regard du droit des nations, avec l'affirmation selon laquelle il pourrait annexer le canal de Panama, que les États-Unis pourraient se rendre maîtres du Groenland, que, pourquoi pas, le Canada devrait être, à son tour, intégré aux États-Unis et enfin que Gaza pourrait être placée sous contrôle de l'administration américaine.
Au début, nous avons cru que ce n'étaient donc que des rodomontades. Ensuite, nous nous sommes aperçus qu'il arrive très souvent, avec ce type de responsabilités politiques, avec ce type d'outrances et avec ce type de transgressions, que les rodomontades se transforment en actes. Et nous avons vu, très vite, un changement incroyablement inquiétant et extrêmement profond de la diplomatie américaine, puisque la semaine dernière, aux Nations unies, les États-Unis ont voté avec la Russie et la Corée du Nord pour repousser une résolution dans laquelle était mentionnée la responsabilité de la Fédération de Russie dans la tentative d'annexion de l'Ukraine. Que les États-Unis refusent de nommer l'agression dont l'Ukraine est victime a été, pour beaucoup d'entre nous, une prise de conscience.
Il y a eu ensuite l'agression dans le Bureau ovale et les mots que le président Trump a utilisés. Je vous rappelle la phrase la plus significative : « Trouvez un accord avec Poutine ; autrement, nous vous laisserons tomber. »
Une nation indépendante, souveraine, soumise à la pire des menaces, une menace sur son existence même, et qui est abandonnée par le pays qui fut le leader de l'alliance des libertés : cela est, pour beaucoup d'entre nous, extrêmement violent. Au fond, la question se résume assez simplement : si la Russie arrête les combats, c'est la guerre qui s'arrête ; si l'Ukraine arrête les combats, c'est l'Ukraine qui disparaît. Cette réalité si lourde et si choquante, il est très important qu'elle soit rappelée aujourd'hui, devant le Sénat de la République.
Enfin, cette nuit, a été annoncée une décision que beaucoup redoutaient, mais dont chacun voit les implications : l'annonce selon laquelle les États-Unis stoppaient désormais les livraisons d'aide à l'Ukraine. Car le mot « suspension » ne trompe personne : la suspension, dans la guerre, de l'aide à un pays agressé, cela signifie qu'on abandonne celui-ci et qu'on accepte – ou qu'on souhaite – que son agresseur l'emporte.
Pour la France, pour nous tous, pour les Européens et pour tous ceux qui sont attachés aux libertés et aux droits, pour ceux qui sont attachés à la Charte des Nations unies, par exemple, c'est évidemment tout à fait insupportable.
Que ce soit un pays membre du Conseil de sécurité des Nations unies, c'est-à-dire garant de l'ordre international que les Nations unies incarnent, qui ait décidé de se lancer dans ce type d'agression, c'est évidemment quelque chose qui remet en cause profondément tous les cadres que nous avons voulus et construits depuis la guerre.
Cette alliance, que nous avons construite autour des États-Unis, et comme énoncé dans la Charte, reposait sur la primauté du droit sur la violence. Je cite presque exactement la Charte des Nations unies : c'était le refus de la violence pour régler les conflits, c'était le droit du plus juste contre le droit du plus fort.
C'est ce monde-là que nous avons abandonné pour entrer dans un autre monde où, au fond, les principes sont abandonnés. Et cet abandon des principes menace l'existence même des relations internationales telles que nous les avons voulues et construites. C'est vrai de la guerre en Ukraine, mais c'est aussi vrai des relations commerciales et économiques, de l'idée que nous nous faisons du multilatéralisme, du fait que les grands ensembles du monde, à un égal degré de responsabilité, participaient ensemble à la définition d'un ordre mondial respectueux de ce que nous avons voulu et construit ensemble.
Devant cette incroyable agression, cet abandon des principes et ce changement de l'ordre du monde, beaucoup d'entre nous, beaucoup de nos concitoyens, se trouvent désespérés. Mais le message et la vision du Gouvernement, c'est que nous ne pouvons pas désespérer ! D'abord parce que nous sommes la France et que nous sommes l'Europe. Nous sommes l'Europe : cela signifie que, contrairement à ce que nous croyons ou à ce que nous laissons croire, nous sommes non pas faibles, mais forts, si nous comparons les capacités de l'Union européenne et les capacités de la Russie, et même des États-Unis.
L'Union européenne compte 450 millions d'habitants, et même 520 millions en ajoutant la population du Royaume-Uni. La population russe, c'est 145 millions d'habitants.
Comparons les PIB des deux ensembles : l'Union européenne, c'est 17 000 milliards d'euros, contre quelque 2 000 milliards d'euros pour la Russie.
Comparons les arsenaux : on découvrira alors que les armées européennes, c'est 2,6 millions de soldats, plus du double de ce que peut aligner la Fédération de Russie ; que nous disposons de 15 000 aéronefs – je parle sous le regard du ministre des armées, qui peut confirmer ces chiffres –, contre 5 000 pour la Russie, et de 15 000 pièces d'artillerie, contre moins de 10 000 pour la Russie. Il n'y a donc pas de déséquilibre ! Simplement, cette force-là, nous ne la mobilisons pas, et nous ne savons pas qu'elle existe. Nos concitoyens pensent que nous sommes désarmés, mais je crois le contraire.
J'ai en mémoire un événement de cet ordre qui exprime à peu près la même chose. Lorsqu'on avait proposé au général de Gaulle, nouvellement élu Président de la République, de signer le traité de Rome, une partie des siens qui ne voyaient pas d'un bon œil ce traité lui avait demandé d'y renoncer. Néanmoins, le général de Gaulle a pris son stylo pour le signer et, en marge de cette proposition de renonciation au traité, a écrit de sa main : « Non. Les Français sont forts, mais ils ne le savent pas. »
Ce que le général de Gaulle avait comme vision pour son peuple, ce peuple dont il avait la charge, nous devons l'avoir aussi pour l'Union européenne. Nous avons une force que nous ignorons et c'est à l'influence de cette force que nous renonçons.
Nous devons entreprendre un travail considérable afin que l'Union européenne fasse sentir ce qu'elle est et fasse entendre ce que sont sa volonté et ses principes.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes parvenus à l'heure de vérité, où nous devons dire non seulement ce que nous allons faire, mais aussi ce que nous sommes. J'ai souvent affirmé que la question qui se posait à l'Europe était celle du dramaturge : To be or not to be – être ou ne pas être.
M. Rachid Temal. Ah…
M. François Bayrou, Premier ministre. Ce gouvernement, auquel participent divers mouvements politiques représentés au Sénat, a choisi que l'Union européenne soit forte.
Les questions qui se posent maintenant sont de plusieurs ordres, hiérarchisés dans le temps. La première question est celle de l'urgence. L'arrêt des livraisons américaines a plusieurs conséquences – ou risque d'en avoir – sur les forces armées ukrainiennes. Ces dernières risquent d'être exposées à de grandes difficultés dans leur approvisionnement en munitions, en matière de renseignement, en matière de connectivité – je m'exprime allusivement –, en matière de logistique et de formation, sachant que l'Ukraine peut avoir besoin d'étendre son modèle d'armée.
La responsabilité de l'Union européenne et des pays amis de l'Ukraine, c'est d'être capables de se substituer le plus rapidement et le plus efficacement possible aux livraisons américaines, de manière que l'Ukraine ne soit pas contrainte de craquer.
C'est un devoir de civilisation que nous avons à remplir. Cela implique de mobiliser nos moyens et nos stocks – nous devons donc trouver de l'argent –, mais aussi tous ceux qui peuvent apporter leur aide à un pays qui se trouve devant une si grave menace militaire. Naturellement, le ministre des armées réfléchit à l'ensemble de ces questions.
Par ailleurs, nous sommes appelés à faire un choix fondamental à moyen terme : les Européens sont-ils prêts à assurer eux-mêmes la sécurité et la défense de l'Europe ? Je le disais, cette question pose celle de notre existence, purement et simplement.
Même si cela peut sembler paradoxal, c'est le sujet sur lequel je suis tout à fait prêt à accepter que la vision du président américain soit respectée. Aussi, nous devons nous préparer à cette éventualité.
Je pense qu'une union aussi riche et capable en armement que la nôtre a le devoir d'assurer elle-même sa sécurité ; elle n'a pas à s'en remettre perpétuellement à d'autres.
Les propos que je formule ici ne sont pas différents du message que la France a envoyé au fil des générations. Depuis le général de Gaulle, et notamment depuis le début du mandat de l'actuel Président de la République, notre message a toujours été le même : l'avenir de la défense européenne, c'est en Europe qu'il se joue.
Il nous appartient de dire et de savoir si nous voulons être fidèles à cette tradition française.
Cela entraîne plusieurs conséquences. La première d'entre elles est industrielle et technologique. Nous avons à construire la base industrielle et technologique de défense (BITD) qui permettra d'équiper les forces de défense des pays de l'Union européenne.
Il ne s'agit pas de construire une armée européenne ; on sait que cette idée, qui a été à l'ordre du jour autrefois, est abandonnée depuis longtemps.
Ce qu'il faut, c'est organiser, coordonner et rapprocher les armées européennes. Toutefois, la vérité oblige à dire que, aujourd'hui, les deux tiers des équipements des armées des pays de l'Union européenne sont acquis auprès des États-Unis. Cela signifie – je le dis à voix basse – que ces équipements sont soumis, d'une manière technologiquement certaine, à l'approbation des États-Unis avant qu'ils ne soient utilisés. C'est aussi vrai pour les pays alliés en matière d'arme nucléaire et de vecteurs nucléaires.
Le paysage ainsi dépeint ne peut que nous inviter à faire preuve de détermination. Au bout de ce chemin, si notre volonté s'affirme, nous serons en mesure de mutualiser nos armements, de renforcer l'interopérabilité et d'assurer nos stocks, sans lesquels il n'est pas possible de conduire une politique sérieuse de défense. Nous pourrons également profiter d'entraînements communs.
Cette coalition des armées européennes, notamment grâce au partage de leurs avancées, constitue la clé de l'avenir.
En ce qui concerne les avions, les blindés, les drones, les capacités de transport, la projection dans l'espace et le renseignement, nous sommes devant des responsabilités qui, de toute évidence, vont transformer notre manière d'être.
C'est aussi vrai pour ce qui touche à l'espace : le système Galileo et le programme IRIS2 sont des éléments essentiels de notre indépendance.
Cette transformation suppose de très grands investissements. Hier, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a annoncé qu'elle envisageait d'autoriser les États s'engageant à investir dans l'équipement des armées à dépasser la limite de leur endettement public, soit 3 % de leur PIB aux termes du pacte de stabilité et de croissance.
Des instruments de prêts sont préparés et un appel à l'épargne a été lancé, notamment en direction de la Banque européenne d'investissement (BEI).
Par ailleurs, nous devrons être capables de résister à la guerre commerciale que l'administration américaine a décidé de déclencher contre nous. L'annonce de taxer à hauteur de 25 % les produits importés de l'Union européenne à l'entrée sur le territoire américain – annonce qui a d'ailleurs trouvé un certain écho au Canada – aboutit à coup sûr non pas à un renforcement, mais à un affaiblissement de l'ensemble des parties.
En outre, elle entraîne l'inflation des prix pour les consommateurs américains et expose les producteurs européens à de grands périls.
Pourtant, la balance commerciale de la France avec les États-Unis est à l'équilibre.
Voilà les questions auxquelles nous devons répondre et le programme auquel nous sommes tenus. Le rendez-vous que l'Europe a avec elle-même, au regard de l'idée qu'elle se fait de son avenir, est aussi le rendez-vous de la France avec elle-même. Cela fait plusieurs décennies que notre pays défend une certaine idée de l'Europe : une Europe libre, solidaire, indépendante.
La France a sans cesse déployé le drapeau de cet idéal dans les rangs de l'Union européenne. L'expression de cet idéal et de cette volonté politique est étroitement liée à la santé et au rayonnement de notre pays.
Les questions qui se posent à nous – rétablir l'équilibre de nos finances, dégager de nouveaux moyens, définir des stratégies de développement sur le long terme en matière agricole, industrielle et intellectuelle, retrouver la capacité créatrice de notre pays et la confiance que nous devons avoir en nous-mêmes – sont directement liées à la capacité d'influence que la France peut avoir sur l'Europe en portant un projet à la fois national et européen.
Je terminerai en évoquant la condition essentielle de ce redressement, de cette reconstruction, de cette volonté de défendre un projet original, qui a aussi une dimension sociale – car la France n'est pas qu'un projet économique, c'est aussi un pacte social.
Tout cela pose la question fondamentale, principielle, de l'unité du pays. Si nous sommes unis, rien ne nous résistera, mais si nous continuons à cultiver les divisions auxquelles nous sommes tellement attachés, les obstacles qui se dressent devant nous finiront par se révéler insurmontables.
Voilà ce que le Gouvernement tenait à dire à l'ouverture de ce débat crucial. Celui-ci est l'occasion d'affirmer l'idée que nous nous faisons de la liberté, du droit et d'un monde équilibré, qui repose en partie sur la capacité de la France à se ressaisir elle-même de son destin. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. le président. Dans le débat, la parole est à M. Cédric Perrin, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)
M. Cédric Perrin. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce débat était indispensable, tant la situation est grave et lourde de conséquences pour notre pays.
En quelques jours, l'Histoire s'est accélérée et les Européens sont aujourd'hui contraints de réagir dans l'urgence à la recomposition du paysage géopolitique.
Le monde qui apparaît aujourd'hui en pleine lumière n'est pas nouveau dans son esprit ; c'est celui dans lequel l'humanité a baigné pendant l'essentiel de son parcours, celui où la force prime le droit et où les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer la défense de leurs intérêts.
Le Gouvernement a souhaité un débat sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe. Le sujet fondamental qui donne à la séance d'aujourd'hui toute sa gravité et son urgence est surtout la sécurité en Europe.
La situation en Ukraine est bien connue. Ce malheureux pays, agressé par son voisin quatre fois plus peuplé, mène de façon héroïque un combat forcément inégal. Je veux dire ici à nouveau à M. l'ambassadeur d'Ukraine notre admiration pour le peuple ukrainien et notre respect pour les immenses sacrifices qu'il a consentis et qu'il consent encore, jour après jour, non seulement sur le front, mais aussi au cœur de ses villes, sous les bombardements quotidiens de l'agresseur russe. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP, RDSE, RDPI, ainsi que sur des travées du groupe SER – M. Yannick Jadot applaudit également.)
Je ne m'attarderai pas sur la situation de l'Ukraine, même si me reviennent à cet instant les visages des soldats ukrainiens rencontrés lorsque, aux côtés du ministre des affaires étrangères, nous nous sommes rendus sur la ligne de front, à Soumy, il y a quelques semaines.
J'en viens au cœur de notre sujet : la sécurité en Europe, c'est-à-dire la sécurité de l'Europe.
Mon propos s'articulera en trois points.
Tout d'abord, je dresserai un constat évident, celui de l'extrême gravité de la situation. Le Sénat n'aime ni le buzz ni l'emphase. Si j'emploie donc ces mots, c'est que j'en ai mesuré le poids.
Ensuite, j'examinerai les choix auxquels la situation nous confronte brutalement et de manière pressante.
Enfin, j'aborderai les conséquences politiques de cette situation.
Commençons par le constat de la situation actuelle : l'Europe doit désormais assumer seule la défense de ses intérêts. Les dernières semaines viennent de mettre le point final à une anomalie historique qui avait cours depuis quatre-vingts ans : la sécurité de l'Europe reposait avant tout sur la puissance militaire d'un pays non européen, les États-Unis d'Amérique.
Cette situation, due au contexte particulier de la guerre froide, s'est poursuivie trente ans après l'effondrement de l'URSS, dans l'illusion de ce que l'on a appelé « les dividendes de la paix ».
Pendant trente ans, tous les pays européens se sont désarmés comme jamais ils ne l'avaient fait depuis qu'existent les États-nations. Ce désarmement a porté, bien sûr, sur le format des armées, qui a fondu dans des proportions à peine croyables.
Quelques chiffres : l'armée de terre est passée de 1 500 chars à la fin de la guerre froide à moins de 200 aujourd'hui, et de 400 pièces d'artillerie à 72. La saignée a été comparable, voire pire, chez nos alliés européens : l'Allemagne est ainsi passée de plus de 4 000 chars en 1992 à environ 300 aujourd'hui, et de 3 000 pièces d'artillerie à une centaine au début de cette décennie.
Mais il y a plus grave encore : l'affaiblissement considérable de notre industrie de défense, en raison d'un manque de moyens, c'est-à-dire d'un manque de commandes de l'État. Si notre BITD a survécu en partie, c'est uniquement grâce à la diversification vers les marchés d'export. Il faudra s'en souvenir avant de ressortir les rengaines pacifistes sur l'immoralité de toute exportation d'armement.
La présidente de la Commission européenne a appelé dimanche à un réarmement rapide de l'Europe. Il faut saluer cette conversion récente des plus hautes autorités européennes aux vertus de la production d'armement, digne de la conversion de Paul sur le chemin de Damas.
On peut se demander si elle aura gardé le souvenir des débats qui avaient lieu encore récemment à Bruxelles sur la taxonomie : certains espéraient tout simplement interdire progressivement la vente, donc la fabrication des matériels de guerre, d'autres encourageaient les banques à ne pas financer l'industrie de défense. (Eh oui ! sur les travées du groupe Les Républicains.)