Sommaire
Présidence de M. Gérard Larcher
Hommage à une victime du massacre du 7 octobre 2023
Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire
Remplacement d'un sénateur nommé au Conseil constitutionnel
Situation en Ukraine et sécurité en Europe
Déclaration du Gouvernement suivie d'un débat
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias
Accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
PRÉSIDENCE DE Mme Anne Chain-Larché
Nomination de membres français dans certaines institutions européennes
Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
nomination d'un membre d'une commission
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Catherine Di Folco,
Mme Patricia Schillinger.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 20 février 2025 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n'y a pas d'observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Hommage à Jean-Louis Debré
M. le président. Monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, c'est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la disparition de Jean-Louis Debré. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le Premier ministre et MM. les ministres, se lèvent.)
Évoquer Jean-Louis Debré, c'est honorer la mémoire d'un grand serviteur de la Ve République.
Son père, Michel Debré, Premier ministre du général de Gaulle, père de la Constitution, lui transmit les valeurs du gaullisme, auxquelles il restera attaché toute sa vie et qu'il défendra aux côtés de Jacques Chirac.
Élu député de l'Eure en 1986, il siégea en même temps que son père et son frère à l'Assemblée nationale. Ce fut pour cet amoureux de la République une grande fierté.
Il fut aussi maire d'Évreux.
Ministre de l'intérieur de 1995 à 1997, il dut faire face aux attentats terroristes que subit alors notre pays.
Président de l'Assemblée nationale de 2002 à 2007, il s'attacha à renforcer la fonction de contrôle du Parlement, mais aussi le respect du statut de l'opposition.
Le fils de celui qui fut le père de la Constitution veillera à ce qu'elle soit appliquée avec la plus grande rigueur.
Présidant le Conseil constitutionnel de 2007 à 2016, Jean-Louis Debré s'est attaché à ce que puisse être adoptée et que se déploie la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Il fut vigilant quant à la protection des droits et libertés.
Il fut aussi un auteur : comment ne pas évoquer son Dictionnaire amoureux de la République ? Il fut un passionné de théâtre.
Au nom du Sénat, je souhaite exprimer notre sympathie et notre profonde compassion à sa famille et à ses proches.
3
Hommage à une victime du massacre du 7 octobre 2023
M. le président. Mes chers collègues, le 27 février dernier, nous avons appris, avec colère et tristesse, le décès de notre compatriote Ohad Yahalomi, enlevé, puis retenu à Gaza depuis le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023. Comme de trop nombreux otages, il ne reviendra pas auprès des siens.
Nous pensons à ses proches, à son épouse et à ses enfants particulièrement.
Nous avions, cher Roger Karoutchi, rencontré sa famille à plusieurs reprises au cours des derniers mois pour lui dire notre soutien.
Avec cinquante victimes de nationalité française, la France est, après Israël, le deuxième pays le plus touché par l'attaque terroriste du 7 octobre.
Je souhaitais que nous ayons, au début de cette séance, une pensée pour lui et pour toutes les victimes de ce massacre. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le Premier ministre et MM. les ministres, observent un moment de recueillement.)
4
Souhaits de bienvenue à une délégation parlementaire
M. le président. Mes chers collègues, je tiens à saluer la présence dans la tribune d'honneur de Son Excellence M. Vadym Omelchenko, ambassadeur d'Ukraine en France, qui nous fait l'honneur d'être présent pour cette séance consacrée à la situation en Ukraine et à la sécurité en Europe.
J'ai le plaisir de saluer également en tribune d'honneur le président du Parlement d'Estonie, M. Lauri Hussar, accompagné d'une délégation de quatre parlementaires. Nos collègues Édouard Courtial, président du groupe d'amitié France-Pays Baltes, et Rémi Cardon, président délégué pour l'Estonie, sont présents à ses côtés.
Nous avons pu aborder, avec nos homologues du Parlement estonien, des sujets aussi essentiels que l'avenir de la relation transatlantique, les défis énergétiques et de sécurité auxquels nos pays sont confrontés, particulièrement l'Estonie, lors de l'audience à laquelle ils ont pris part avec nos collègues Loïc Hervé, vice-président chargé de la coopération interparlementaire et des groupes d'amitié, Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, et Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes.
L'Estonie, qui fêtera l'an prochain le trente-cinquième anniversaire du rétablissement de son indépendance, a célébré l'an passé le vingtième anniversaire de son adhésion à l'Union européenne et à l'Otan.
Face aux menaces sur l'avenir de la sécurité collective en Europe, la sécurité de l'espace baltique constitue un enjeu d'une importance cruciale. La France et l'Estonie, dont les relations diplomatiques sont plus que centenaires, y contribuent activement par leur étroite coopération dans de nombreux domaines, dont celui de la défense, dans le cadre européen comme dans celui de l'Otan. Je pense particulièrement, en cet instant, à nos aviateurs et soldats qui sont présents sur la base de Tapa.
La diplomatie parlementaire – en particulier celle du Sénat – joue également un rôle actif dans les excellentes relations qu'entretiennent nos deux pays.
Mes chers collègues, permettez-moi de souhaiter à nos amis membres du Parlement estonien la plus cordiale bienvenue au Sénat de la République française, mais aussi de leur exprimer notre solidarité. (Applaudissements prolongés.)
5
Remplacement d'un sénateur nommé au Conseil constitutionnel
M. le président. Mes chers collègues, M. Philippe Bas ayant été nommé au Conseil constitutionnel, son mandat de sénateur a pris fin le 1er mars 2025 à minuit.
Par lettre en date du 28 février 2025, le ministère de l'intérieur m'a fait connaître qu'en application de l'article L.O. 320 du code électoral, M. Bas était remplacé par M. David Margueritte, dont le mandat a débuté le 2 mars 2025 à zéro heure.
En votre nom à tous, je lui souhaite la plus cordiale bienvenue.
6
Situation en Ukraine et sécurité en Europe
Déclaration du Gouvernement suivie d'un débat
M. le président. L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement, suivie d'un débat, en application de l'article 50-1 de la Constitution, portant sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe.
La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. François Bayrou, Premier ministre. Monsieur le président, permettez-moi d'associer le Gouvernement aux mots, sensibles et justes, que vous avez prononcés en mémoire de Jean-Louis Debré. Ceux qui le connaissaient bien – j'en suis, ayant siégé à ses côtés au Gouvernement pendant deux années – savent quelle personnalité attachante était la sienne.
Le premier mot qui vient à l'esprit, lorsqu'on pense à lui, est celui de républicain. Il avait des formules assez drôles. Ainsi, lui qui était le fils de Michel Debré disait régulièrement qu'il était le frère de la Constitution de la Ve République, puisque Michel Debré était le père de celle-ci. Évidemment, la proximité entre cette œuvre majeure et la personnalité de Michel Debré était profondément marquante.
Le deuxième mot est celui de fidèle. Qui a rencontré Jean-Louis Debré dans sa vie partagée avec Jacques Chirac sait que, au-delà des positions politiques qu'ils avaient en commun, il y avait de la part du premier à l'égard du second une fidélité joviale, amicale, chaleureuse et, à bien des moments, drôle.
En effet, le troisième mot auquel on pense pour évoquer la personnalité de Jean-Louis Debré, c'est celui d'humour, dont il était profondément pétri. Il portait sur le monde, et notamment sur le monde politique, un regard amusé, ironique, informé. Il n'était guère de secret qu'il ne connût, mais cela n'empêchait pas l'indulgence qu'il avait non seulement envers ses collègues engagés en politique, mais aussi à l'égard, au fond, de la nature humaine.
Cette manière, chaleureuse, de regarder le monde, était aussi remarquable au travers des œuvres littéraires qu'il produisait. De son passé de juge d'instruction, il avait retenu bien des intrigues et bien des tics de personnalité, dont il faisait la matière de ses romans policiers.
Il était un homme attachant et respecté. À la présidence de l'Assemblée nationale comme à celle du Conseil constitutionnel, il a fait la preuve de ses qualités humaines et politiques.
Mesdames, messieurs les sénateurs, soyez assurés des sentiments de fidélité que le Gouvernement éprouve pour Jean-Louis Debré, ainsi que des pensées chaleureuses qu'il adresse à sa famille et aux siens, à ses enfants et petits-enfants.
Il était un homme que nous regrettons déjà. Il méritait qu'on le respecte et qu'on ait pour lui de l'affection.
Le Gouvernement se joint, monsieur le président, à l'hommage que vous avez prononcé.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, cette séance a pour objet de débattre de la situation en Ukraine et, plus largement, de la question de la défense de notre Union européenne. Cette situation, vous le savez, évolue d'heure en heure et nous place devant des responsabilités et face à des rendez-vous que nous ne pouvons pas éluder.
Hier encore, nous en étions au choc qu'a constitué, pour beaucoup d'entre nous, l'épisode du rendez-vous, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, entre le quarante-septième président des États-Unis, M. Trump, et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. Je crois que, tous, et avec nous beaucoup de Français – et même une majorité d'entre eux –, nous avons ressenti la manière brutale et méprisante avec laquelle le président des États-Unis a traité le président de l'Ukraine comme une offense à une certaine idée que nous nous faisons du respect entre États, entre responsables d'État, mais aussi du respect de principes et de valeurs auxquels nous sommes profondément attachés et auxquels nous pensions que les États-Unis, notre allié depuis la Seconde Guerre mondiale, étaient aussi profondément attachés que nous le sommes.
Cela a été très douloureux et, pour beaucoup de nos concitoyens, voir ainsi abandonnée, y compris dans le langage et le raisonnement, la solidarité avec l'Ukraine, a été une prise de conscience, l'Ukraine qui se bat pour sa survie et pour nos principes de droit. Ces combats, ce sont déjà 100 000 morts, des centaines de milliers de blessés, et – on a peine à l'évoquer dans un discours officiel – 20 000 enfants qui ont été déplacés pour que soit changée, par l'influence, leur identité d'Ukrainien, pour qu'elle soit abandonnée. Cette déportation est, pour nous, un crime contre l'humanité.
Enfin, des centaines de milliers d'Ukrainiens, de femmes et d'hommes, ont été déracinés. Au fond, ils sont le visage de tout un peuple qui souffre.
L'Ukraine souffre pour une raison extrêmement précise et datée : le 24 février 2022, les forces armées de la Fédération de Russie ont été jetées sur ce pays à des fins d'annexion et pour écarter les responsables publics que le peuple ukrainien s'est choisis, et qui font preuve d'un héroïsme tout à fait remarquable.
Je l'ai dit devant l'Assemblée nationale hier, et je veux dire devant le Sénat aujourd'hui à quel point nous avons été admiratifs et nous sommes sentis solidaires du président Zelensky au regard de l'attitude qu'il a eue, refusant de plier devant l'intimidation. À cet instant, il a été le visage de l'Ukraine, le défenseur de l'honneur de la démocratie, et il portait en même temps une partie de notre honneur européen. Le président Zelensky a honoré la mission qui est la sienne. Nous nous sommes sentis profondément solidaires de son refus de se plier à ces injonctions. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP, RDSE, UC, Les Républicains, GEST et SER. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
Il y avait eu bien des signes avant-coureurs avant ce rendez-vous de vérité et de dévoilement des intentions du président américain. Il y avait eu, d'abord, bien des rodomontades : l'annonce selon laquelle il pourrait régler le conflit ukrainien en un jour, par un claquement de doigts. Il y avait eu des déclarations extraordinairement inquiétantes au regard du droit des nations, avec l'affirmation selon laquelle il pourrait annexer le canal de Panama, que les États-Unis pourraient se rendre maîtres du Groenland, que, pourquoi pas, le Canada devrait être, à son tour, intégré aux États-Unis et enfin que Gaza pourrait être placée sous contrôle de l'administration américaine.
Au début, nous avons cru que ce n'étaient donc que des rodomontades. Ensuite, nous nous sommes aperçus qu'il arrive très souvent, avec ce type de responsabilités politiques, avec ce type d'outrances et avec ce type de transgressions, que les rodomontades se transforment en actes. Et nous avons vu, très vite, un changement incroyablement inquiétant et extrêmement profond de la diplomatie américaine, puisque la semaine dernière, aux Nations unies, les États-Unis ont voté avec la Russie et la Corée du Nord pour repousser une résolution dans laquelle était mentionnée la responsabilité de la Fédération de Russie dans la tentative d'annexion de l'Ukraine. Que les États-Unis refusent de nommer l'agression dont l'Ukraine est victime a été, pour beaucoup d'entre nous, une prise de conscience.
Il y a eu ensuite l'agression dans le Bureau ovale et les mots que le président Trump a utilisés. Je vous rappelle la phrase la plus significative : « Trouvez un accord avec Poutine ; autrement, nous vous laisserons tomber. »
Une nation indépendante, souveraine, soumise à la pire des menaces, une menace sur son existence même, et qui est abandonnée par le pays qui fut le leader de l'alliance des libertés : cela est, pour beaucoup d'entre nous, extrêmement violent. Au fond, la question se résume assez simplement : si la Russie arrête les combats, c'est la guerre qui s'arrête ; si l'Ukraine arrête les combats, c'est l'Ukraine qui disparaît. Cette réalité si lourde et si choquante, il est très important qu'elle soit rappelée aujourd'hui, devant le Sénat de la République.
Enfin, cette nuit, a été annoncée une décision que beaucoup redoutaient, mais dont chacun voit les implications : l'annonce selon laquelle les États-Unis stoppaient désormais les livraisons d'aide à l'Ukraine. Car le mot « suspension » ne trompe personne : la suspension, dans la guerre, de l'aide à un pays agressé, cela signifie qu'on abandonne celui-ci et qu'on accepte – ou qu'on souhaite – que son agresseur l'emporte.
Pour la France, pour nous tous, pour les Européens et pour tous ceux qui sont attachés aux libertés et aux droits, pour ceux qui sont attachés à la Charte des Nations unies, par exemple, c'est évidemment tout à fait insupportable.
Que ce soit un pays membre du Conseil de sécurité des Nations unies, c'est-à-dire garant de l'ordre international que les Nations unies incarnent, qui ait décidé de se lancer dans ce type d'agression, c'est évidemment quelque chose qui remet en cause profondément tous les cadres que nous avons voulus et construits depuis la guerre.
Cette alliance, que nous avons construite autour des États-Unis, et comme énoncé dans la Charte, reposait sur la primauté du droit sur la violence. Je cite presque exactement la Charte des Nations unies : c'était le refus de la violence pour régler les conflits, c'était le droit du plus juste contre le droit du plus fort.
C'est ce monde-là que nous avons abandonné pour entrer dans un autre monde où, au fond, les principes sont abandonnés. Et cet abandon des principes menace l'existence même des relations internationales telles que nous les avons voulues et construites. C'est vrai de la guerre en Ukraine, mais c'est aussi vrai des relations commerciales et économiques, de l'idée que nous nous faisons du multilatéralisme, du fait que les grands ensembles du monde, à un égal degré de responsabilité, participaient ensemble à la définition d'un ordre mondial respectueux de ce que nous avons voulu et construit ensemble.
Devant cette incroyable agression, cet abandon des principes et ce changement de l'ordre du monde, beaucoup d'entre nous, beaucoup de nos concitoyens, se trouvent désespérés. Mais le message et la vision du Gouvernement, c'est que nous ne pouvons pas désespérer ! D'abord parce que nous sommes la France et que nous sommes l'Europe. Nous sommes l'Europe : cela signifie que, contrairement à ce que nous croyons ou à ce que nous laissons croire, nous sommes non pas faibles, mais forts, si nous comparons les capacités de l'Union européenne et les capacités de la Russie, et même des États-Unis.
L'Union européenne compte 450 millions d'habitants, et même 520 millions en ajoutant la population du Royaume-Uni. La population russe, c'est 145 millions d'habitants.
Comparons les PIB des deux ensembles : l'Union européenne, c'est 17 000 milliards d'euros, contre quelque 2 000 milliards d'euros pour la Russie.
Comparons les arsenaux : on découvrira alors que les armées européennes, c'est 2,6 millions de soldats, plus du double de ce que peut aligner la Fédération de Russie ; que nous disposons de 15 000 aéronefs – je parle sous le regard du ministre des armées, qui peut confirmer ces chiffres –, contre 5 000 pour la Russie, et de 15 000 pièces d'artillerie, contre moins de 10 000 pour la Russie. Il n'y a donc pas de déséquilibre ! Simplement, cette force-là, nous ne la mobilisons pas, et nous ne savons pas qu'elle existe. Nos concitoyens pensent que nous sommes désarmés, mais je crois le contraire.
J'ai en mémoire un événement de cet ordre qui exprime à peu près la même chose. Lorsqu'on avait proposé au général de Gaulle, nouvellement élu Président de la République, de signer le traité de Rome, une partie des siens qui ne voyaient pas d'un bon œil ce traité lui avait demandé d'y renoncer. Néanmoins, le général de Gaulle a pris son stylo pour le signer et, en marge de cette proposition de renonciation au traité, a écrit de sa main : « Non. Les Français sont forts, mais ils ne le savent pas. »
Ce que le général de Gaulle avait comme vision pour son peuple, ce peuple dont il avait la charge, nous devons l'avoir aussi pour l'Union européenne. Nous avons une force que nous ignorons et c'est à l'influence de cette force que nous renonçons.
Nous devons entreprendre un travail considérable afin que l'Union européenne fasse sentir ce qu'elle est et fasse entendre ce que sont sa volonté et ses principes.
Mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes parvenus à l'heure de vérité, où nous devons dire non seulement ce que nous allons faire, mais aussi ce que nous sommes. J'ai souvent affirmé que la question qui se posait à l'Europe était celle du dramaturge : To be or not to be – être ou ne pas être.
M. Rachid Temal. Ah…
M. François Bayrou, Premier ministre. Ce gouvernement, auquel participent divers mouvements politiques représentés au Sénat, a choisi que l'Union européenne soit forte.
Les questions qui se posent maintenant sont de plusieurs ordres, hiérarchisés dans le temps. La première question est celle de l'urgence. L'arrêt des livraisons américaines a plusieurs conséquences – ou risque d'en avoir – sur les forces armées ukrainiennes. Ces dernières risquent d'être exposées à de grandes difficultés dans leur approvisionnement en munitions, en matière de renseignement, en matière de connectivité – je m'exprime allusivement –, en matière de logistique et de formation, sachant que l'Ukraine peut avoir besoin d'étendre son modèle d'armée.
La responsabilité de l'Union européenne et des pays amis de l'Ukraine, c'est d'être capables de se substituer le plus rapidement et le plus efficacement possible aux livraisons américaines, de manière que l'Ukraine ne soit pas contrainte de craquer.
C'est un devoir de civilisation que nous avons à remplir. Cela implique de mobiliser nos moyens et nos stocks – nous devons donc trouver de l'argent –, mais aussi tous ceux qui peuvent apporter leur aide à un pays qui se trouve devant une si grave menace militaire. Naturellement, le ministre des armées réfléchit à l'ensemble de ces questions.
Par ailleurs, nous sommes appelés à faire un choix fondamental à moyen terme : les Européens sont-ils prêts à assurer eux-mêmes la sécurité et la défense de l'Europe ? Je le disais, cette question pose celle de notre existence, purement et simplement.
Même si cela peut sembler paradoxal, c'est le sujet sur lequel je suis tout à fait prêt à accepter que la vision du président américain soit respectée. Aussi, nous devons nous préparer à cette éventualité.
Je pense qu'une union aussi riche et capable en armement que la nôtre a le devoir d'assurer elle-même sa sécurité ; elle n'a pas à s'en remettre perpétuellement à d'autres.
Les propos que je formule ici ne sont pas différents du message que la France a envoyé au fil des générations. Depuis le général de Gaulle, et notamment depuis le début du mandat de l'actuel Président de la République, notre message a toujours été le même : l'avenir de la défense européenne, c'est en Europe qu'il se joue.
Il nous appartient de dire et de savoir si nous voulons être fidèles à cette tradition française.
Cela entraîne plusieurs conséquences. La première d'entre elles est industrielle et technologique. Nous avons à construire la base industrielle et technologique de défense (BITD) qui permettra d'équiper les forces de défense des pays de l'Union européenne.
Il ne s'agit pas de construire une armée européenne ; on sait que cette idée, qui a été à l'ordre du jour autrefois, est abandonnée depuis longtemps.
Ce qu'il faut, c'est organiser, coordonner et rapprocher les armées européennes. Toutefois, la vérité oblige à dire que, aujourd'hui, les deux tiers des équipements des armées des pays de l'Union européenne sont acquis auprès des États-Unis. Cela signifie – je le dis à voix basse – que ces équipements sont soumis, d'une manière technologiquement certaine, à l'approbation des États-Unis avant qu'ils ne soient utilisés. C'est aussi vrai pour les pays alliés en matière d'arme nucléaire et de vecteurs nucléaires.
Le paysage ainsi dépeint ne peut que nous inviter à faire preuve de détermination. Au bout de ce chemin, si notre volonté s'affirme, nous serons en mesure de mutualiser nos armements, de renforcer l'interopérabilité et d'assurer nos stocks, sans lesquels il n'est pas possible de conduire une politique sérieuse de défense. Nous pourrons également profiter d'entraînements communs.
Cette coalition des armées européennes, notamment grâce au partage de leurs avancées, constitue la clé de l'avenir.
En ce qui concerne les avions, les blindés, les drones, les capacités de transport, la projection dans l'espace et le renseignement, nous sommes devant des responsabilités qui, de toute évidence, vont transformer notre manière d'être.
C'est aussi vrai pour ce qui touche à l'espace : le système Galileo et le programme IRIS2 sont des éléments essentiels de notre indépendance.
Cette transformation suppose de très grands investissements. Hier, la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a annoncé qu'elle envisageait d'autoriser les États s'engageant à investir dans l'équipement des armées à dépasser la limite de leur endettement public, soit 3 % de leur PIB aux termes du pacte de stabilité et de croissance.
Des instruments de prêts sont préparés et un appel à l'épargne a été lancé, notamment en direction de la Banque européenne d'investissement (BEI).
Par ailleurs, nous devrons être capables de résister à la guerre commerciale que l'administration américaine a décidé de déclencher contre nous. L'annonce de taxer à hauteur de 25 % les produits importés de l'Union européenne à l'entrée sur le territoire américain – annonce qui a d'ailleurs trouvé un certain écho au Canada – aboutit à coup sûr non pas à un renforcement, mais à un affaiblissement de l'ensemble des parties.
En outre, elle entraîne l'inflation des prix pour les consommateurs américains et expose les producteurs européens à de grands périls.
Pourtant, la balance commerciale de la France avec les États-Unis est à l'équilibre.
Voilà les questions auxquelles nous devons répondre et le programme auquel nous sommes tenus. Le rendez-vous que l'Europe a avec elle-même, au regard de l'idée qu'elle se fait de son avenir, est aussi le rendez-vous de la France avec elle-même. Cela fait plusieurs décennies que notre pays défend une certaine idée de l'Europe : une Europe libre, solidaire, indépendante.
La France a sans cesse déployé le drapeau de cet idéal dans les rangs de l'Union européenne. L'expression de cet idéal et de cette volonté politique est étroitement liée à la santé et au rayonnement de notre pays.
Les questions qui se posent à nous – rétablir l'équilibre de nos finances, dégager de nouveaux moyens, définir des stratégies de développement sur le long terme en matière agricole, industrielle et intellectuelle, retrouver la capacité créatrice de notre pays et la confiance que nous devons avoir en nous-mêmes – sont directement liées à la capacité d'influence que la France peut avoir sur l'Europe en portant un projet à la fois national et européen.
Je terminerai en évoquant la condition essentielle de ce redressement, de cette reconstruction, de cette volonté de défendre un projet original, qui a aussi une dimension sociale – car la France n'est pas qu'un projet économique, c'est aussi un pacte social.
Tout cela pose la question fondamentale, principielle, de l'unité du pays. Si nous sommes unis, rien ne nous résistera, mais si nous continuons à cultiver les divisions auxquelles nous sommes tellement attachés, les obstacles qui se dressent devant nous finiront par se révéler insurmontables.
Voilà ce que le Gouvernement tenait à dire à l'ouverture de ce débat crucial. Celui-ci est l'occasion d'affirmer l'idée que nous nous faisons de la liberté, du droit et d'un monde équilibré, qui repose en partie sur la capacité de la France à se ressaisir elle-même de son destin. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. le président. Dans le débat, la parole est à M. Cédric Perrin, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe UC.)
M. Cédric Perrin. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce débat était indispensable, tant la situation est grave et lourde de conséquences pour notre pays.
En quelques jours, l'Histoire s'est accélérée et les Européens sont aujourd'hui contraints de réagir dans l'urgence à la recomposition du paysage géopolitique.
Le monde qui apparaît aujourd'hui en pleine lumière n'est pas nouveau dans son esprit ; c'est celui dans lequel l'humanité a baigné pendant l'essentiel de son parcours, celui où la force prime le droit et où les États ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour assurer la défense de leurs intérêts.
Le Gouvernement a souhaité un débat sur la situation en Ukraine et la sécurité en Europe. Le sujet fondamental qui donne à la séance d'aujourd'hui toute sa gravité et son urgence est surtout la sécurité en Europe.
La situation en Ukraine est bien connue. Ce malheureux pays, agressé par son voisin quatre fois plus peuplé, mène de façon héroïque un combat forcément inégal. Je veux dire ici à nouveau à M. l'ambassadeur d'Ukraine notre admiration pour le peuple ukrainien et notre respect pour les immenses sacrifices qu'il a consentis et qu'il consent encore, jour après jour, non seulement sur le front, mais aussi au cœur de ses villes, sous les bombardements quotidiens de l'agresseur russe. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, INDEP, RDSE, RDPI, ainsi que sur des travées du groupe SER – M. Yannick Jadot applaudit également.)
Je ne m'attarderai pas sur la situation de l'Ukraine, même si me reviennent à cet instant les visages des soldats ukrainiens rencontrés lorsque, aux côtés du ministre des affaires étrangères, nous nous sommes rendus sur la ligne de front, à Soumy, il y a quelques semaines.
J'en viens au cœur de notre sujet : la sécurité en Europe, c'est-à-dire la sécurité de l'Europe.
Mon propos s'articulera en trois points.
Tout d'abord, je dresserai un constat évident, celui de l'extrême gravité de la situation. Le Sénat n'aime ni le buzz ni l'emphase. Si j'emploie donc ces mots, c'est que j'en ai mesuré le poids.
Ensuite, j'examinerai les choix auxquels la situation nous confronte brutalement et de manière pressante.
Enfin, j'aborderai les conséquences politiques de cette situation.
Commençons par le constat de la situation actuelle : l'Europe doit désormais assumer seule la défense de ses intérêts. Les dernières semaines viennent de mettre le point final à une anomalie historique qui avait cours depuis quatre-vingts ans : la sécurité de l'Europe reposait avant tout sur la puissance militaire d'un pays non européen, les États-Unis d'Amérique.
Cette situation, due au contexte particulier de la guerre froide, s'est poursuivie trente ans après l'effondrement de l'URSS, dans l'illusion de ce que l'on a appelé « les dividendes de la paix ».
Pendant trente ans, tous les pays européens se sont désarmés comme jamais ils ne l'avaient fait depuis qu'existent les États-nations. Ce désarmement a porté, bien sûr, sur le format des armées, qui a fondu dans des proportions à peine croyables.
Quelques chiffres : l'armée de terre est passée de 1 500 chars à la fin de la guerre froide à moins de 200 aujourd'hui, et de 400 pièces d'artillerie à 72. La saignée a été comparable, voire pire, chez nos alliés européens : l'Allemagne est ainsi passée de plus de 4 000 chars en 1992 à environ 300 aujourd'hui, et de 3 000 pièces d'artillerie à une centaine au début de cette décennie.
Mais il y a plus grave encore : l'affaiblissement considérable de notre industrie de défense, en raison d'un manque de moyens, c'est-à-dire d'un manque de commandes de l'État. Si notre BITD a survécu en partie, c'est uniquement grâce à la diversification vers les marchés d'export. Il faudra s'en souvenir avant de ressortir les rengaines pacifistes sur l'immoralité de toute exportation d'armement.
La présidente de la Commission européenne a appelé dimanche à un réarmement rapide de l'Europe. Il faut saluer cette conversion récente des plus hautes autorités européennes aux vertus de la production d'armement, digne de la conversion de Paul sur le chemin de Damas.
On peut se demander si elle aura gardé le souvenir des débats qui avaient lieu encore récemment à Bruxelles sur la taxonomie : certains espéraient tout simplement interdire progressivement la vente, donc la fabrication des matériels de guerre, d'autres encourageaient les banques à ne pas financer l'industrie de défense. (Eh oui ! sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Christian Cambon. Très bien !
M. Cédric Perrin. C'est l'élu du département le plus industrialisé de France qui vous le dit : ne sous-estimons pas la gravité de notre affaiblissement industriel en matière de production de matériel de guerre, entre autres. Les compétences et les moyens de production qui ont été abandonnés ne pourront être restaurés d'un coup de baguette magique.
Et puis, derrière les effets délétères des dividendes de la paix, il y a les effets psychologiques de l'effacement dans les consciences européennes de cet horizon des peuples que constitue la guerre, menace éternelle qui pousse les nations à se préparer, à se protéger, à anticiper et à se rassembler sur un socle de valeurs communes.
La guerre était loin, elle ne concernait pas la vie quotidienne ; les questions de défense et le sens des priorités ont disparu du débat public.
Tout cela explique la grande difficulté dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, alors que la Russie accroît sa pression et que les États-Unis ont annoncé réduire leur soutien et, surtout, le conditionner à une forme de vassalisation de l'Europe.
L'alignement sur le narratif russe et l'espoir de faire de fructueuses affaires avec la Russie sur le dos des Européens sont, certes, des nouveautés de l'actuel président américain. Cependant, la dénonciation de la répartition inéquitable de l'effort de défense au sein de l'Otan et le pivot stratégique vers le Pacifique sont des constantes des administrations successives depuis la présidence d'Obama en 2011.
Reste que nous, Français, avons toujours envisagé ce type de scénario. C'est ce qui a motivé notre choix de nous doter d'une capacité souveraine de dissuasion nucléaire. Les responsables français de l'après-guerre, en particulier le général de Gaulle, ne voulaient plus jamais dépendre d'autres pays pour assurer la défense des intérêts vitaux de la France.
Mes chers collègues, nous sommes désormais à l'heure des choix. Notre groupe politique considère que c'est ce chemin d'autonomie tracé depuis l'après-guerre qu'il nous faut suivre à l'heure des périls. Cela suppose pragmatisme et ambition.
Pragmatisme, car, avant de jeter le bébé américain avec l'eau saumâtre du bain trumpiste, il faut déterminer ce que les Européens peuvent encore raisonnablement espérer faire avec les Américains. Le Premier ministre britannique a indiqué, dimanche dernier, qu'un déploiement en Ukraine d'une force de maintien de la paix européenne après la fin des combats ne pourrait se faire qu'avec l'appui américain dans trois domaines : la logistique, les communications et le soutien aérien. Or rien de tout cela n'est acquis.
Ambition, ensuite, car nous ne pouvons confier à d'autres pays notre destin. Je n'ai pas caché l'ampleur de la tâche, mais je ne veux pas non plus éluder nos nombreux atouts.
La brutalité et les provocations du président Trump entraînent un véritable réveil européen., encore inimaginable il y a seulement quelques semaines. En témoignent les déclarations fortes du futur chancelier allemand, celles du Premier ministre polonais et celles de Kaja Kallas.
Par ailleurs, l'Europe a les éléments de la puissance si elle est prête à les assumer : sa population, comme vous venez de le rappeler, monsieur le Premier ministre, et sa richesse économique, mais aussi certains points forts technologiques et scientifiques.
En Europe, la France est écoutée sur ces sujets, car personne ne lui conteste la qualité et les capacités de ses forces armées. En outre, elle est le seul État doté de l'arme nucléaire au sein de l'Union européenne et le seul pays en Europe qui ne dépend en rien des États-Unis pour la mise en œuvre de sa dissuasion.
Sur ce sujet, il n'y a pas lieu de gloser sur l'épouvantail agité par les deux extrêmes quant aux prétendus risques de perte de souveraineté si le parapluie nucléaire français devait être étendu au territoire de l'Union européenne. Tout cela n'est guère sérieux, la dissuasion ne pouvant se partager.
En revanche, la question de savoir dans quelle mesure les intérêts vitaux de la France englobent certains éléments de la sécurité de l'Europe a depuis longtemps été évoquée par les présidents de la République successifs, le général de Gaulle en tête. Il n'y a pas lieu d'avoir sur ce sujet des débats oiseux, très éloignés de la réalité de la dissuasion nucléaire.
Quant au rôle essentiel que la France doit jouer, il se justifie par notre promotion de l'autonomie stratégique européenne, par l'expérience, le professionnalisme et les capacités de nos forces armées, ainsi que par l'excellence technologique de notre BITD. Faisons prospérer ces atouts dans des partenariats concrets avec nos alliés européens.
Naturellement, ces atouts auront peu d'importance si la France et l'Europe ne se lancent pas immédiatement dans un redressement historique de leur effort de défense.
Nous avons le devoir de présenter aux Français la réalité telle qu'elle est, dans toute sa gravité et dans toute sa dureté.
Mes chers collègues, nous sommes tous des élus de terrain. Comme vous, j'entends les préoccupations quotidiennes de nos compatriotes qui tournent autour du chômage, de l'insécurité, du recul et de la dégradation des services publics dans nos territoires.
Pourtant, si nous devons redresser notre effort de défense, il faudra bien prendre l'argent quelque part : n'éludons pas cette question très difficile !
L'État est financièrement exsangue. La solution ne peut venir d'un nouvel alourdissement de la dette, qui atteint des niveaux insupportables.
Ne faisons donc pas croire aux Français que nous pourrons financer par la dette l'augmentation de notre effort de défense ; en tout cas, il ne pourra s'agir d'une dette nationale.
Certains m'objecteront que je n'ai pas évoqué l'autre possibilité, celle qui consiste à ne pas augmenter notre effort de défense. Certains de nos compatriotes peuvent penser que, après tout, l'Ukraine est loin, ce qui est géographiquement assez inexact : la frontière ukrainienne se trouve à moins de 1 500 kilomètres de chez moi.
Je pense que c'est peut-être là le point le plus important de notre débat : pourquoi la guerre en Ukraine concernerait-elle chaque Français ? pourquoi devrions-nous réarmer la France et l'Europe ?
Trois raisons suffisantes justifient que nous apportions notre soutien à ce pays.
Premièrement, l'armée ukrainienne est aujourd'hui l'obstacle majeur au projet de Vladimir Poutine de reconstituer le glacis soviétique. Si l'Ukraine perd, Poutine poursuivra son projet, et nous connaissons déjà ses prochaines cibles : la Moldavie, la Roumanie, les États baltes, la Pologne et les Balkans occidentaux. Et c'est sans compter sur l'explosion de la guerre hybride que la Russie a déjà déclenchée contre nous.
Laisser faire aujourd'hui, c'est nous assurer d'un face-à-face prochain avec la Russie, ce dans des conditions bien moins favorables, car elle se sera débarrassée des 400 000 Ukrainiens qui forment la première armée d'Europe.
Deuxièmement, si la Russie gagne la guerre en Ukraine, l'Europe enverra au monde entier un extraordinaire signal de faiblesse. Quel traitement espérer des autres puissances dans ces conditions ? Croit-on qu'une Europe divisée, affaiblie et humiliée serait en situation de calmer l'appétit économique de Trump et des grandes puissances ?
Oui, il va falloir accepter que la défense soit prioritaire par rapport aux autres politiques publiques, car si nous ne renversons pas le cours des choses, nous serons soumis et vassalisés. Dans ce cas, monsieur le Premier ministre, il n'y aura plus lieu de parler de l'indexation des retraites, de la valeur du point d'indice ou de transition écologique, car la richesse nationale sera captée par d'autres.
Troisième et dernière raison fondamentale, qui doit nous conduire à restaurer notre effort de défense au niveau où il était pendant la guerre froide, c'est-à-dire entre 3,5 % et 5 % du PIB : « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Rien n'est plus vrai dans ces matières que cet adage.
Poutine ne respecte que la force. La seule chose qui puisse l'empêcher de commettre le pas de trop qui conduirait à un affrontement direct entre la Russie et les pays d'Europe, c'est l'aptitude des pays européens à être suffisamment dissuasifs. Nos capacités militaires sont donc notre propre garantie de sécurité.
En conclusion, l'ensemble de la classe politique française va devoir faire face à ses responsabilités. Au risque d'être taxé de partialité, je crois que le Sénat peut montrer la voie dans ce domaine. Dans cet hémicycle, les divergences politiques et les désaccords, parfois profonds sur certains points, n'ont jamais empêché l'écoute de chacun et le respect mutuel.
Je le rappelle, la loi de programmation militaire (LPM) de 2018 a été votée au Sénat par 96 % d'entre nous et celle de 2023 l'a été par 95 %.
Sur ces sujets majeurs, les sénateurs ont toujours su se retrouver dans une convergence proche de l'unanimité. C'est de ce consensus républicain que nous avons besoin dans ces heures graves. Je forme le vœu que tous les sénateurs puissent se faire l'écho dans leurs territoires de nos débats aujourd'hui, dans cet esprit de responsabilité et de gravité.
Monsieur le Premier ministre, dans ce moment difficile, le Président de la République et le Gouvernement ne sont pas restés inactifs ; nous vous en donnons acte.
Portons maintenant nos regards au-delà, pour doter la France des moyens de défendre ses intérêts et la sécurité des Français, qui sont menacés, et diffuser en Europe notre volonté d'indépendance et de souveraineté.
Oublions les vieux schémas de pensée, inadaptés à la situation grave dans laquelle nous sommes, et ayons le courage et la lucidité de regarder la dure réalité en face pour agir sans plus attendre : le temps nous est compté.
C'est le sens de la conclusion que le général Beaufre tirait du drame de 1940 : « Les nations ne sont que les jouets du destin si elles n'ont pas su prévoir la montée des périls ni intervenir à temps pour les conjurer. » (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Patrick Kanner. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, « la guerre, c'est la guerre des hommes ; la paix, c'est la guerre des idées ». Les propos de Victor Hugo sont criants d'actualité : la véritable bataille se joue dans l'arène des convictions, des valeurs et des visions du monde.
La guerre en Ukraine, au-delà des affrontements physiques, est également une bataille des idées, où la démocratie, la liberté et la souveraineté sont en jeu face aux forces autoritaires et impérialistes.
En effet, la guerre en Ukraine ne se limite pas à un simple affrontement militaire ; elle incarne un bras de fer idéologique et géopolitique pour l'avenir de la paix, de la liberté et de la démocratie. C'est non pas seulement l'Ukraine qui est en jeu, mais l'équilibre d'un monde en perte de repères.
Alors que les menaces se font de plus en plus pressantes, résonnent en moi les premiers mots de l'hymne ukrainien :
« La gloire et la liberté de l'Ukraine ne sont pas mortes. »
Il nous faut prendre la mesure de ce qui se dresse devant nous. L'équilibre fragile que nous avons patiemment construit peut être anéanti, et tout ce qui a été édifié pour garantir la paix peut être balayé, car le retour de la guerre sur le sol ukrainien n'est que le prélude à une escalade qui semble désormais inéluctable.
Nous ne sommes pas en guerre au sens traditionnel du terme, mais la guerre hybride a déjà commencé depuis plusieurs années ; c'est une réalité incontournable.
Depuis plus de trois ans, le peuple ukrainien, avec une résilience inouïe, porte le poids de la guerre, affrontant des attaques militaires incessantes et une pression idéologique impitoyable.
Il se bat non pas seulement pour sa propre survie, mais aussi pour des valeurs qui nous sont communes. Sa lutte est notre lutte. Nous devons affirmer notre solidarité avec ce peuple héroïque qui résiste avec courage. Combien de fois avons-nous proclamé que l'Ukraine se battait pour nous, alors que nous devons nous battre avec elle !
L'Europe ne peut pas permettre que l'Ukraine soit sacrifiée dans des compromissions internationales qui l'excluent de son propre destin. L'Europe ne peut cautionner une sortie de crise qui priverait l'Ukraine de toute perspective, en entravant en premier lieu l'exploitation de ses ressources stratégiques.
Nous ne pouvons pas tolérer qu'elle soit soumise à une domination à caractère néocolonialiste. Tout compromis privant l'Ukraine de son intégrité territoriale ou de son avenir européen serait une trahison pour l'ensemble de l'Europe.
Nommons les choses : ce qui est actuellement proposé à l'Ukraine est un accord, non pas de paix, mais de reddition. Résultant d'une guerre d'agression, celui-ci conduirait en effet à la perte par celle-ci de plus de 20 % de son territoire et de 100 % de sa souveraineté.
Nous avons la responsabilité collective de trouver une solution viable et digne afin d'éviter ce que la Russie de Vladimir Poutine ou les États-Unis de Donald Trump souhaitent imposer à l'Ukraine.
Sortons de la naïveté, mes chers collègues. Le vent de l'autoritarisme souffle fort aujourd'hui. Bien qu'antagonistes, ces puissances partagent des caractéristiques et des objectifs inquiétants : étendre leur domination en divisant pour mieux régner, affaiblir notre démocratie, réécrire l'Histoire à leur convenance et étouffer la vérité sous le poids de la désinformation organisée.
Les échanges qui se sont tenus publiquement entre le président Zelensky et les président et vice-président des États-Unis le 28 février en sont une parfaite illustration. La vision du monde de ces deux derniers est simple : ils souhaitent que leur pouvoir s'étende, tandis que l'Europe se fragmente et que l'ordre multilatéral s'effondre. Trump, Vance, Rubio et Musk font penser aux quatre cavaliers de l'Apocalypse…
Cette proximité entre les États-Unis et la Russie entraîne un basculement des alliances dont nous devons tirer toutes les conséquences. Il nous faut nous ériger en défenseurs de relations internationales fondées sur la coopération, en défenseurs des organismes et des institutions internationaux.
Dans ce contexte, l'Europe, plus vulnérable que jamais, se trouve prise dans la tourmente. L'Amérique de Trump n'est plus un allié ; elle est au mieux un protecteur. Et pour Donald Trump, l'Europe n'a jamais été une alliée ; au mieux, une protégée. Trump voit le monde comme un immense jeu de Monopoly, avec ses transactions immobilières. Le traquenard médiatique du Bureau ovale a dévoilé la seule motivation de Donald Trump, que l'on peut résumer cyniquement ainsi : « I want my money back. »
Cette nuit, il est allé encore plus loin en gelant l'aide apportée à l'Ukraine pour pousser à sa capitulation.
Un sursaut est urgent. Seule une volonté collective, unie, pourra garantir à nos citoyens une paix durable et une Europe forte, prête à défendre ses intérêts et ses valeurs sur la scène internationale.
Face à ce contexte mondial tumultueux, nous ne pouvons plus être des spectateurs passifs. « Il ne suffit pas d'avoir horreur de la guerre. Il faut savoir organiser contre elle les éléments de défense indispensables. » Ces mots d'Aristide Briand nous ramènent à la fameuse locution latine, que je citerai pour ma part en latin : « Si vis pacem, para bellum ».
Si le général de Gaulle a déjà été légitimement cité, je rappellerai aussi ces mots de François Mitterrand : « Quand l'Europe ouvre la bouche, c'est pour bâiller. » Nous n'avons plus cette liberté, mes chers collègues. Le doute, la division et l'hésitation doivent cesser. Il est temps d'agir. L'Europe ne peut plus se permettre d'être une spectatrice sidérée.
Les différends qui ont marqué la récente conférence de Munich sur la sécurité et la réunion convoquée à la hâte par Emmanuel Macron le 17 février dernier ne doivent plus avoir cours. Nous ne pouvons plus laisser les puissances russe et américaine semer la discorde parmi nous.
L'autonomie stratégique européenne, loin d'être une chimère, doit devenir un objectif prioritaire. Il s'agit, non pas seulement de renforcer nos capacités militaires, mais aussi de garantir notre indépendance numérique, économique et commerciale. Il est inconcevable que l'Europe demeure sous la tutelle des États-Unis ou que des régimes autoritaires comme la Russie puissent exercer une emprise sur nos infrastructures critiques et nos informations. Seule une Europe ferme et déterminée, prenant son destin en main, pourra préserver sa souveraineté.
L'inaction et l'absence de coordination servent avant tout les intérêts de Poutine et de Trump, qui, comme l'a justement rappelé Camille Grand, ancien secrétaire général adjoint de l'Otan, partagent une vision du monde marquée par la loi du plus fort.
J'en viens à l'Otan. Le lundi 24 février, lors de la rencontre entre Emmanuel Macron et Donald Trump, la tension était palpable. Le président américain a réaffirmé sa volonté d'obliger les Européens à augmenter leur contribution de manière significative – j'y reviendrai.
Cette confrontation met en lumière l'urgence qu'il y a à redéfinir notre rôle au sein de l'Otan. Il nous faut rappeler que l'Union européenne fournit un soutien financier globalement plus important que les États-Unis, bien que ces derniers conservent un rôle de chef de file en tant que principal fournisseur d'aide militaire directe, influençant d'ailleurs ainsi fortement la stratégie militaire dans le conflit ukrainien.
Ce dilemme budgétaire se noue dans un contexte où l'Europe fait face à de nombreuses autres menaces : cyberattaques, guerres hybrides invisibles, déstabilisation dans des régions stratégiques comme l'Arctique, du fait de ses ressources et de ses voies commerciales vitales.
L'Europe se trouve à un carrefour crucial : doit-elle continuer à financer l'Otan selon les exigences américaines ou bien investir davantage dans sa propre défense et sa souveraineté pour peser davantage au sein de l'Otan ?
L'Europe doit renforcer son autonomie, mais cela appelle à une véritable construction stratégique. Comme l'a indiqué le Premier ministre, augmenter les dépenses pour la défense n'aura en effet qu'une utilité relative. Actuellement, près de 80 % de nos équipements militaires ne proviennent pas de l'Union européenne. Nous devons donc adopter une vision d'ensemble et œuvrer à ce que la reconstruction industrielle militaire aille de pair avec le renforcement de nos capacités d'intervention.
À cet égard, la France porte une responsabilité particulière. En tant que puissance nucléaire et État membre clé de l'Union européenne, il lui revient de jouer un rôle central. En meneur audacieux, elle doit être le moteur de cette transformation européenne et défendre l'unité de l'Europe face aux défis géopolitiques actuels.
Ces diagnostics, bien qu'incomplets, étant posés, je souhaite vous poser quatre séries de questions portant sur les aspects financiers, diplomatiques et humains, mais aussi relatives aux sanctions, monsieur le Premier ministre.
Sur le plan financier, s'il convient de renforcer notre effort militaire face aux enjeux actuels, comment pouvons-nous tenir un objectif fixé à 3,5 % du produit intérieur brut, qui emporterait une augmentation du budget de la défense de 45 milliards d'euros, tout en tenant compte de notre situation budgétaire actuelle ? Quid de la position de la France et de sa participation au plan de 800 milliards d'euros pour réarmer l'Europe qui vient d'être annoncé aujourd'hui par Mme Ursula von der Leyen ?
Il faut tenir aux Français un discours de vérité. Annoncez clairement les sacrifices qui devront être faits pour résister aux nouveaux impérialistes. Annoncez clairement les conséquences qu'aura la guerre commerciale engagée contre nous par les États-Unis.
Nous devons – vous devez – repenser votre ligne politique à l'aune de cette nouvelle donne internationale. Notre contrat social ne peut pas être sacrifié sur l'autel de l'agression russe en Ukraine. D'autres sources de financement doivent être imaginées dans le cadre du patriotisme fiscal que vous devez affirmer, y compris envers ceux qui étaient présents le 20 janvier dernier lors de l'intronisation de M. Trump, monsieur le Premier ministre.
Nous vous rappelons aussi notre proposition pour garantir notre sécurité nationale, défendre nos intérêts vitaux et répondre aux différentes difficultés de financement des entreprises du secteur de la défense. Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a proposé la création d'un livret d'épargne dédié à la défense et à la souveraineté. Allez-vous étudier cette solution ?
Envisagez-vous par ailleurs la confiscation des 250 milliards d'euros d'avoirs russes pour financer la protection de l'Ukraine et de l'Europe ?
Sur le plan diplomatique, en lien avec le plan financier que je viens d'évoquer, comptez-vous revenir sur les mesures qui, depuis 2017, ont considérablement affaibli notre appareil diplomatique dans le monde ?
Vos contradictions sont grandes, monsieur le Premier ministre. Vous tenez en effet un discours volontariste, mais, dans le même temps, vous diminuez les moyens de l'aide publique au développement et le budget du Quai d'Orsay. Il faut remettre cela sur la table et envisager un collectif budgétaire pour corriger vos décisions.
Sur le plan humain, dans le cadre d'un éventuel accord de paix pour l'Ukraine, sachant qu'il est impossible d'exclure toute reprise des hostilités, envisagez-vous le déploiement d'une force de maintien de la paix sur la ligne de front du côté ukrainien dès l'arrêt des combats ?
Enfin, sur le plan des sanctions, où en est la création d'un tribunal spécial chargé de poursuivre le crime d'agression commis contre l'Ukraine, soutenu par une coalition de trente-huit pays, dont l'immense majorité des pays de l'Union européenne ?
La guerre en Ukraine restera inscrite dans l'Histoire comme le témoignage incontestable de la défense d'une certaine idée du principe de souveraineté. Cet affrontement militaire doit se solder par le triomphe de la justice du droit contre la brutalité de la force. Dans ce combat, l'humanité se trouvera certes confrontée à la tentation de la domination par la violence, mais elle sera également appelée à la quête inaltérable de la liberté et de la dignité humaine. Si le droit l'emporte au bout de cette épreuve, cette victoire sera le reflet de notre capacité collective à défendre ce qui nous unit tous, mes chers collègues : le respect de l'individu, de la justice et de la souveraineté comme fondement inaliénable d'un monde libre. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et UC, ainsi que sur des travées des groupes RDSE et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Olivier Cadic, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Olivier Cadic. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je tiens d'abord, monsieur le Premier ministre, à vous remercier de vos propos, auxquels nous souscrivons sans réserve.
Souvenons-nous, mes chers collègues : il y a tout juste cinq ans, nous observions avec sidération nos rues vides et décomptions un nombre de morts croissant chaque jour. Beaucoup ont éprouvé ce même sentiment de sidération vendredi, en voyant en direct le président Trump reprendre les éléments de langage de M. Poutine pour humilier le président Zelensky dans le bureau ovale de la Maison-Blanche.
Le président américain a reproché au président ukrainien d'avoir participé à une chasse aux sorcières contre Poutine, et contre lui-même, Trump, alors candidat à la présidence des États-Unis, en aidant ses opposants politiques démocrates à faire de même contre lui. Ces propos insultants contre la politique internationale des États-Unis d'Amérique menée par les prédécesseurs du président américain, Joe Biden et Barack Obama, atteignent par ricochet tous les alliés de l'Amérique qui font front commun pour défendre un système de valeurs universel.
De l'Europe au Canada, les dirigeants des pays alliés de l'Amérique ont réagi comme un seul homme pour apporter leur soutien au président Zelensky, tandis que M. Orban et d'autres partisans de M. Poutine célébraient les propos par lesquels M. Trump faisait passer l'agressé pour l'agresseur.
Renvoyé comme un serviteur, le président Zelensky est sorti de l'épreuve avec dignité. Avait-il d'autres choix ? Que lui était-il reproché ? D'avoir fait face sans ciller. D'avoir défendu les intérêts du peuple ukrainien, bien sûr. Il porte la mémoire de ceux qui ont donné leur vie pour défendre leur patrie et celle des victimes de la destruction aveugle du régime russe, mais pas seulement.
Depuis trois ans, l'Ukraine défend les valeurs portées tant par l'Europe que par tous les pays qui se revendiquent de nos valeurs, à commencer par les États-Unis d'Amérique.
« C'est une immense honte que Trump ait effectivement changé de camp dans la guerre russo-ukrainienne en rejoignant la Russie. Les États-Unis se sont alignés, non pas avec nos alliés de l'Otan, mais avec la principale menace historique de l'Otan : Moscou. Il est impensable qu'un président américain puisse agir ainsi. »
Ce n'est pas moi qui le dis ; c'est John Bolton, qui fut nommé conseiller à la sécurité nationale au début du premier mandat de Donald Trump, après avoir été notamment sous-secrétaire d'État sous George W. Bush.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est vrai !
M. Olivier Cadic. Le Make America Great Again promet donc de se faire au détriment des alliances historiques.
America First est le mot d'ordre des partisans de la politique du « moi d'abord ». L'Europe s'est justement constituée pour tourner le dos à cette politique, qui a conduit à deux guerres mondiales.
Donald Trump répétait dans ses meetings qu'il était capable de mettre fin à la guerre en Ukraine en vingt-quatre heures, tout comme M. Poutine pensait qu'il allait prendre le contrôle de ce pays en trois jours.
Trois ans plus tard, la Russie s'épuise et ne paraît pas en mesure de gagner cette guerre, même en faisant appel à des troupes venant de Corée du Nord. Dans le même temps, l'Otan a vu la Suède et la Finlande la rejoindre.
Il y a, selon moi, trois priorités : aider l'Ukraine ; faire de l'Europe une puissance militaire ; mobiliser la population.
Il convient tout d'abord d'aider l'Ukraine. Comme le président Larcher l'a fait il y a quelques jours, je salue l'action de Nadia Sollogoub, présidente du groupe d'amitié France-Ukraine. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains, RDSE, RDPI, INDEP et SER.)
L'Ukraine défend nos valeurs. Nous ne saurions accepter qu'on lui torde le bras pour accepter un accord de cessez-le-feu qui ne serait qu'un répit pendant lequel M. Poutine pourrait préparer la prochaine offensive.
L'Ukraine n'est pas seule et elle ne doit pas l'être. Si les États-Unis se retirent, il sera de la responsabilité de l'Europe de se substituer à eux.
La deuxième priorité est de réarmer l'Europe pour en faire une puissance mondiale reconnue qui dissuadera la Russie de toute velléité d'attaque.
Chaque Européen perçoit désormais le caractère visionnaire du plaidoyer pour une défense européenne auquel le Président de la République s'est livré en 2017 à la Sorbonne. Il contribue à placer la France en position de leader dans l'organisation de ce tournant.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a dévoilé ce matin le programme ReArm Europe, qui pourrait mobiliser près de 800 milliards d'euros.
La sécurité de l'Europe est menacée de manière très réelle. J'ai pu l'observer à Tapa, en Estonie. La France contribue en effet, tout comme le Royaume-Uni et les États-Unis, à assurer la sécurité et la stabilité de l'espace baltique dans le cadre de l'Otan, face à des forces russes postées seulement quelques kilomètres plus loin.
Cette nouvelle orientation impliquera nécessairement de revoir nos priorités budgétaires pour augmenter encore significativement notre budget de défense. Comme l'ont rappelé les présidents Perrin et Kanner, « si tu veux la paix, prépare la guerre ». Le chef d'état-major des armées ne dit pas autre chose quand il annonce qu'il faut « gagner la guerre avant la guerre ».
Les athlètes ne gagnent pas aux jeux Olympiques sans s'être préparés pendant des années. Il nous appartient de mobiliser sans attendre la population française, qui doit être pleinement consciente des menaces auxquelles nous sommes tous confrontés. La responsabilité de la sécurité et de la protection d'un pays repose collectivement sur toutes les personnes qui y habitent.
Le gouvernement de la Suède a édité un livret envoyé à tous les habitants du pays. (L'orateur exhibe ledit livret.) Ce document est destiné à aider la population à mieux se préparer pour tout ce qui peut arriver, que ce soient des accidents graves, des intempéries extrêmes, des cyberattaques ou des conflits militaires. Il y est indiqué que, si la Suède est attaquée par un autre pays, elle ne se rendra jamais, et que toutes les informations ordonnant de cesser la résistance seraient fausses. Ce message n'est pas inutile tant il est vrai que dans tout pays européen, des politiques seraient prêts à jeter le fusil avant même de le porter en riposte à une attaque de M. Poutine.
Il reste que les Suédois se préparent déjà à une vie quotidienne qui, du jour au lendemain, pourrait être mise sens dessus dessous. J'ai remis hier, à Londres, une copie de ce livret au ministre délégué chargé du commerce extérieur et des Français de l'étranger, Laurent Saint-Martin. Je souhaite vous le remettre également, monsieur le Premier ministre, afin que vous puissiez évaluer par vous-même s'il ne serait pas pertinent de s'inspirer dès à présent de ces bonnes pratiques.
Comme vous l'avez dit avec raison, monsieur le Premier ministre, c'est à nous, Européens, de garantir la sécurité et la défense des Européens. Nos forces armées continentales, additionnées à celles du Royaume-Uni, comptent plus de 2,5 millions de soldats professionnels, soit 25 % de plus que les forces russes, avez-vous indiqué hier à l'Assemblée nationale.
L'Europe est une puissance militaire qui s'ignore. Elle doit désormais s'affirmer.
Il y a toutefois un principe de réalité. Aujourd'hui, elle a autant besoin des États-Unis pour assurer sa sécurité que les États-Unis ont besoin de l'Europe à cette même fin.
J'ai pu le mesurer dans le domaine de la cybersécurité, où les hostilités ont démarré depuis bien longtemps. L'an dernier, pour faire face à l'ampleur de la menace cyber, la Maison-Blanche m'invitait à Washington avec une délégation de parlementaires et d'experts français pour prôner la cybersolidarité.
La brutalité des propos de Donald Trump aura eu le mérite de renforcer la solidarité entre les Européens. La réunion qui s'est tenue à Londres ce week-end l'atteste. C'est rassurant, car notre point faible est la fragmentation de notre organisation.
L'État russe est connu pour chercher à utiliser la désinformation afin de nous diviser et d'altérer simplement notre force de résistance. C'est sa façon de chercher à gagner la guerre contre les démocraties sans avoir à utiliser la force militaire.
C'est désormais un défi pour tous ceux qui défendent la liberté, la démocratie et les droits humains à chaque élection.
C'est également un défi pour l'Union européenne. « L'Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises », écrivait Jean Monnet dans ses Mémoires. Les faits lui ont donné raison par le passé. Je suis persuadé que sa pensée doit continuer à nous guider, mes chers collègues.
Si l'Europe se dote d'une puissance militaire à la hauteur de sa puissance économique, elle surmontera cette crise, comme elle a surmonté toutes celles qui l'ont précédée depuis sa création. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et SER. – Mme Solanges Nadille applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. François Patriat, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. François Patriat. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je vous remercie, monsieur le Premier ministre, de vos propos lucides et engagés, que nous avons beaucoup appréciés.
Il y a deux semaines, à l'occasion d'une séance de questions d'actualité au Gouvernement, je vous demandais si les États-Unis étaient toujours nos alliés, monsieur le Premier ministre. Au regard du spectacle sidérant auquel nous avons assisté vendredi soir et des dernières déclarations intervenues la nuit dernière, je suis empreint d'un double sentiment de honte et de colère.
Honte de l'humiliation subie vendredi dernier par le président ukrainien, qui, à la tête d'une nation se battant sans relâche depuis trois ans contre l'agresseur russe pour sa liberté, s'est vu inlassablement répéter qu'il n'avait pas les cartes en main.
Honte du manque de respect et de compassion affiché envers un pays martyrisé – vous avez évoqué les enfants déportés, monsieur le Premier ministre –, par un président Trump balayant d'un revers de main les immenses pertes humaines et matérielles que ce pays déplore et affirmant que « la guerre chez vous ne sera pas belle à voir ».
Colère, aussi, face aux déclarations du président Trump, prenant à son compte le narratif russe au mot près, aux dépens de l'Ukraine et des Européens. La décision américaine de geler l'aide militaire à l'Ukraine est en ce sens une véritable trahison envers un pays allié et ami. Elle doit nous interroger sur notre capacité à prendre le relais des Américains en fournissant une aide immédiate et supplémentaire.
Par cette décision, le président Trump veut forcer le président ukrainien et tout un peuple à capituler devant l'agresseur russe. En réalité, c'est Donald Trump qui vient de se soumettre aux exigences de Vladimir Poutine.
Face à des détracteurs qui estimaient qu'il ne pouvait choisir que le déshonneur plutôt que la guerre, le président Zelensky a choisi la dignité et le courage. Il a dit la vérité, sans jamais insulter personne.
Les temps ont bien changé. Nous avons eu par le passé la conférence de Yalta. Aujourd'hui, nous venons de vivre la séquence stupéfiante de la Maison-Blanche.
Le monde libre est désormais incarné par les Européens. Devant le risque d'un grand effacement, il est temps de cesser de déléguer notre sécurité, de cesser de nous dénigrer alors que nous sommes puissants, et, surtout, de cesser de monnayer notre souveraineté.
Nous devons lutter de toutes nos forces face au retour à une triste époque au cours de laquelle les grands empires dessinaient les frontières par la force tout en soumettant les peuples. Cette volonté américaine de vassaliser l'Europe et l'Ukraine en souhaitant imposer aux Ukrainiens une paix non concertée pour une guerre qu'ils n'ont pas provoquée doit agir sur nous comme un électrochoc.
Comme la France le défend depuis 2017, l'Europe doit assumer elle-même sa propre sécurité. Nous devons, en Européens, nous réarmer urgemment et faire face aux défis.
La visite du Président de la République aux États-Unis et le sommet pour l'Ukraine qui s'est tenu dimanche dernier à Londres ont marqué une étape importante. La France, la Grande-Bretagne et l'Allemagne ont entraîné leurs partenaires à leur suite et elles ont su montrer au président Trump que l'Europe est unie et fédérée derrière une ambition commune.
Nous avons la responsabilité d'obtenir, non pas la capitulation d'un peuple agressé, mais une paix globale, juste et durable. Il ne saurait y avoir de paix si les agresseurs sont soutenus et si les Ukrainiens sont écartés des négociations. La paix que nous appelons de nos vœux devra respecter la souveraineté, l'intégrité territoriale et l'indépendance de l'Ukraine.
Nous souhaitons pour ce faire obtenir des garanties de sécurité fortes permettant de faire respecter un futur accord de paix sans lequel la Russie, comme par le passé, attaquera de nouveau l'Ukraine, voire un pays membre de l'Otan.
Conformément au plan préparé par la France et le Royaume-Uni, le déploiement d'une troupe européenne sur le sol ukrainien peut être envisagé, mais uniquement après un accord signé. Cette « coalition de volontaires » devra prendre toute sa part au maintien de la paix. Si les Américains ne veulent pas y participer, alors il nous faudra élaborer un plan B au plus vite, monsieur le Premier ministre. Oui, nous venons de basculer dans une autre dimension.
Les volontés impérialistes du président Poutine sur notre continent n'auront de limites que celles que nous serons en mesure de lui imposer. Il faut un sursaut européen et une initiative nouvelle.
Notre protection passera par un effort inédit en faveur de notre défense. Un nouvel objectif ambitieux établissant le montant des dépenses de défense à 3 % du PIB doit être fixé en accord avec la proposition du Président de la République.
Les déclarations du Premier ministre britannique et du chancelier allemand montrent qu'il y a enfin une prise de conscience de la nécessité de bâtir une force européenne indépendante des États-Unis.
En la matière, la France n'a pas à rougir. Dès septembre 2017, lors de son discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron appelait à l'autonomie stratégique de l'Europe, émancipée de la tutelle des États-Unis. Force est de constater qu'il a été bien peu suivi à l'époque.
En tant que seule puissance nucléaire de l'Union dotée d'une armée reconnue, notre pays est de facto force d'entraînement pour créer les conditions de la sécurité de toute l'Europe.
Le débat sur le partage de la dissuasion nucléaire doit être évoqué, mais il appelle des efforts de clarification afin d'éviter toute interprétation malencontreuse. Il est question, nullement de déléguer à l'Union la dissuasion française, mais d'associer les pays européens aux exercices des forces de dissuasion. La décision ultime n'appartient naturellement qu'au seul chef de l'État français.
La question du financement européen de notre effort de défense se pose. Nous devons être en mesure d'emprunter conjointement, sur le modèle de ce que nous avons déjà fait pour la covid-19, afin d'assurer la pérennité de notre continent.
Dans un premier temps, nous avons besoin de débloquer rapidement 200 milliards d'euros afin d'investir dans notre industrie de défense, ce qui constitue une condition essentielle pour sortir l'Europe de sa dépendance. Il nous faut toutefois à tout prix acheter européen.
Je salue à ce titre les propositions de la présidente de la Commission européenne en vue de la mobilisation de près de 800 milliards d'euros pour la défense européenne, grâce à un assouplissement des règles budgétaires en faveur des investissements et à la mise à disposition d'une enveloppe de 150 milliards d'euros de prêts européens pour les membres de l'Union.
Nous ne pouvons pas faire supporter l'entièreté de cet effort de guerre par les contribuables. Je suis donc favorable à l'utilisation des avoirs russes gelés pour armer et reconstruire l'Ukraine, mais aussi pour protéger l'Europe.
Par ailleurs, il est clair qu'avec le retour de la guerre commerciale entre Occidentaux, la construction européenne que nous avons bâtie sur un marché unique et une intégration économique forte entre États membres doit évoluer en profondeur.
Nous devons construire un nouveau modèle, avoir un nouveau dessein européen. Dans ce monde qui vacille, il y a une place pour une Europe qui, au cours de son histoire mouvementée, au fil des tragédies qu'elle a vécues, a acquis la certitude que le bonheur des peuples ne peut exister que si nous défendons ce que nous avons de plus cher : la science avec la conscience, la justice, la démocratie et la liberté.
Face à des partis d'extrême droite, partisans de Vladimir Poutine et soutenus par Elon Musk, qui se coalisent pour former une internationale réactionnaire en Europe, il est de notre devoir de défendre notre héritage.
L'Europe que nous avons bâtie depuis soixante-quinze ans et telle qu'elle avait été imaginée par Jean Monnet et Robert Schuman est à la croisée des chemins, mes chers collègues. Nous sommes – comme le Polonais Donald Tusk, vous l'avez rappelé, monsieur le Premier ministre – face à une menace existentielle. La situation actuelle, dans laquelle 500 millions d'Européens demandent à 300 millions d'Américains de les défendre face à 140 millions de Russes, doit cesser. Ce n'est pas tant la supériorité économique ou militaire qui nous manque que la conviction d'être une puissance mondiale.
L'Europe doit désormais se projeter comme étant cette puissance unie. C'est ce qu'elle a exprimé le week-end dernier à Londres, au nez et à la barbe des autocrates et de leurs admirateurs. Opérons cette révolution copernicienne que le chef de l'État appelle de ses vœux depuis 2017. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'Europe est à un tournant critique de son histoire. Le bouclier américain se dérobe, l'Ukraine risque d'être abandonnée et la Russie renforcée. Washington est devenue la cour de Néron : un empereur incendiaire, des courtisans soumis et un bouffon sous kétamine chargé de l'épuration de la fonction publique.
C'est un drame pour le monde libre, mais c'est d'abord un drame pour les États-Unis.
Le message de Trump est que rien ne sert d'être son allié puisqu'il ne vous défendra pas, puisqu'il vous imposera plus de droits de douane qu'à ses ennemis et vous menacera de s'emparer de vos territoires tout en soutenant les dictatures qui vous envahissent.
Le roi du deal est en train de montrer ce qu'est l'art du deal à plat ventre. Il pense qu'il va intimider la Chine en se couchant devant Poutine, mais Xi Jinping, devant un tel naufrage, est sans doute en train d'accélérer les préparatifs de l'invasion de Taïwan.
Jamais dans l'Histoire un président des États-Unis n'a capitulé devant l'ennemi. Jamais aucun d'entre eux n'a soutenu un agresseur contre un allié, jamais aucun n'a piétiné la constitution américaine, pris autant de décrets illégaux, révoqué les juges qui pourraient l'en empêcher, limogé d'un coup l'état-major militaire, affaibli tous les contre-pouvoirs, ou pris le contrôle des réseaux sociaux. Ce n'est pas une dérive illibérale ; c'est un début de confiscation de la démocratie.
Rappelons-nous qu'il n'a fallu qu'un mois, trois semaines et deux jours pour mettre à bas la République de Weimar et sa constitution. J'ai confiance dans la solidité de la démocratie américaine ; d'ailleurs, le pays proteste déjà. Mais, en un mois, Trump a fait plus de mal à l'Amérique qu'il n'en a fait en quatre ans lors de sa précédente présidence.
Nous étions en guerre contre un dictateur ; nous nous battons désormais contre un dictateur soutenu par un traître. Il y a huit jours, au moment même où Trump passait la main dans le dos de Macron à la Maison-Blanche, les États-Unis votaient avec la Russie et la Corée du Nord à l'ONU contre les Européens réclamant le départ des troupes russes.
Deux jours plus tard, dans le Bureau ovale, le planqué du service militaire donnait des leçons de morale et de stratégie au héros de guerre Zelensky, avant de le congédier comme un palefrenier en lui ordonnant de se soumettre ou de se démettre. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDPI, RDSE et UC, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et SER.) Cette nuit, il a franchi un pas supplémentaire dans l'infamie en stoppant la livraison d'armes pourtant promise.
Que faire devant une telle trahison ? La réponse est simple : faire face ! Et d'abord ne pas se tromper : la défaite de l'Ukraine serait la défaite de l'Europe. Les pays baltes, la Géorgie, la Moldavie figurent déjà sur la liste. Le but de Poutine est le retour à Yalta, où fut cédée la moitié du continent à Staline. Les pays du Sud attendent l'issue du conflit pour décider s'ils doivent continuer à respecter l'Europe ou s'ils sont désormais libres de la piétiner.
Ce que veut Poutine, c'est la fin de l'ordre mis en place par les États-Unis et leurs alliés il y a quatre-vingts ans, lequel avait pour premier principe l'interdiction d'acquérir des territoires par la force. Cette idée est à la source même de l'ONU, au sein de laquelle les Américains votent aujourd'hui en faveur de l'agresseur, et contre l'agressé.
En effet, la vision trumpienne coïncide avec celle de Poutine : elle défend un retour aux sphères d'influence, les grandes puissances dictant le sort des petits pays. À moi, le Groenland, le Panama et le Canada ; à toi, l'Ukraine, les pays baltes et l'Europe de l'Est ; à lui, Taïwan et la mer de Chine… On appelle cela, dans les soirées des oligarques du golf de Mar-a-Lago, le « réalisme diplomatique »…
Nous sommes donc seuls. Mais le discours selon lequel on ne peut résister à Poutine est faux. Contrairement à ce qu'affirme la propagande du Kremlin, la Russie va mal. En trois ans, la soi-disant deuxième armée du monde n'a réussi à grappiller que des miettes d'un pays trois fois moins peuplé. Les taux d'intérêt à 25 %, l'effondrement des réserves de devises et d'or, l'écroulement démographique montrent que ce pays est au bord du gouffre. Le coup de pouce américain à Poutine est la plus grande erreur stratégique jamais commise lors d'une guerre. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP et sur des travées du groupe UC.)
Le choc est violent, mais il a une vertu : les Européens sortent du déni.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Exactement !
M. Claude Malhuret. Ils ont compris en un jour, à Munich, que la survie de l'Ukraine et l'avenir de l'Europe sont entre leurs mains, et que trois impératifs s'imposent à eux.
Tout d'abord, ils devront accélérer la livraison de l'aide militaire à l'Ukraine pour compenser le lâchage américain, faire en sorte que celle-ci tienne et, bien sûr, imposer sa présence et celle de l'Europe dans toute négociation. Cela coûtera cher. Il faudra donc en finir avec le tabou de l'utilisation des avoirs russes gelés. Il faudra aussi contourner les complices de Moscou à l'intérieur même de l'Europe, en formant une coalition des seuls pays volontaires, avec bien sûr le Royaume-Uni.
Ensuite, il faudra exiger de tout accord qu'il prévoie le retour des enfants kidnappés et des prisonniers, et qu'il comporte la garantie d'une sécurité absolue. Après Budapest, la Géorgie et Minsk, nous savons ce que valent les accords avec Poutine. Cette garantie passe par une force militaire suffisante pour empêcher toute nouvelle invasion.
Enfin, et c'est le plus urgent, parce c'est ce qui prendra le plus de temps, il faudra rebâtir la défense européenne, négligée au profit du parapluie américain depuis 1945 et sabordée depuis la chute du mur de Berlin. C'est une tâche herculéenne, mais c'est sur le fondement de la réussite ou de l'échec de cette construction que seront jugés dans les livres d'histoire les dirigeants de l'Europe démocratique d'aujourd'hui.
Friedrich Merz vient de déclarer que l'Europe avait besoin de sa propre alliance militaire. C'est reconnaître que la France avait raison depuis des décennies en plaidant pour une autonomie stratégique. Il reste à la construire.
Il faudra investir massivement et renforcer le Fonds européen de défense, hors critères de Maastricht, harmoniser les systèmes d'armes et de munitions, accélérer l'entrée dans l'Union de l'Ukraine, laquelle possède aujourd'hui la première armée européenne, repenser la place et les conditions de la dissuasion nucléaire à partir des capacités française et britannique, et relancer les projets de bouclier antimissile et de satellite européens. Le plan annoncé hier par Ursula von der Leyen est un très bon point de départ.
Et il faudra beaucoup plus. L'Europe ne redeviendra une puissance militaire qu'en redevenant une puissance industrielle. En un mot, il faudra appliquer le rapport Draghi, et pour de bon.
Mais le vrai réarmement de l'Europe, c'est son réarmement moral. Nous devons convaincre l'opinion face à la lassitude et à la peur de la guerre, et, surtout, face aux comparses de Poutine, l'extrême droite et l'extrême gauche. Ces derniers ont encore plaidé hier, à l'Assemblée nationale, devant vous, monsieur le Premier ministre, contre l'unité européenne et la défense européenne. Ils disent vouloir la paix. Ce que ni eux ni Trump ne disent, c'est que leur paix, c'est la capitulation, la paix de la défaite, le remplacement de « de Gaulle-Zelensky » par un « Pétain ukrainien » à la botte de Poutine, la paix des collabos qui ont refusé depuis trois ans toute aide aux Ukrainiens !
Est-ce la fin de l'Alliance atlantique ?
M. Jean-Baptiste Lemoyne. De la mésalliance atlantique !
M. Claude Malhuret. Le risque est grand, mais l'humiliation publique de Zelensky et toutes les décisions folles prises depuis un mois ont fini par faire réagir les Américains. Les sondages sont en chute libre, les élus républicains sont accueillis par des foules hostiles dans leurs circonscriptions. Même Fox News devient critique ! Les trumpistes ne sont plus en majesté. Ils contrôlent certes l'exécutif, le Parlement, la Cour suprême et les réseaux sociaux, mais, dans l'histoire américaine, les partisans de la liberté l'ont toujours emporté. Ils commencent à relever la tête…
Le sort de l'Ukraine se joue dans les tranchées, mais il dépend aussi de ceux qui, aux États-Unis, veulent défendre la démocratie et, ici, de notre capacité à unir les Européens, à trouver les moyens de leur défense commune et à refaire de l'Europe la puissance qu'elle fut un jour et qu'elle hésite à redevenir.
Nos parents ont vaincu le fascisme et le communisme au prix de tous les sacrifices. La tâche de notre génération est de vaincre les totalitarismes du XXIe siècle. Vive l'Ukraine libre, vive l'Europe démocratique ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe INDEP. – Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE et UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Marc Vayssouze-Faure applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, le 24 février 2025 a marqué le troisième anniversaire de la guerre d'agression menée par la Russie de Poutine contre l'État ukrainien. Je tiens ici à le rappeler avec force, cette agression militaire est injustifiable et constitue un crime, un crime contre le droit international et contre la paix.
Dès lors, je tiens, au nom de mon groupe, à saluer et à exprimer ma profonde solidarité envers le peuple ukrainien, qui n'en peut plus de cette guerre.
Depuis l'arrivée de Donald Trump, chacun pressentait que la donne allait changer, que les États-Unis allaient mettre un terme à leur engagement. Cela fait des années que Washington regarde ailleurs, les yeux braqués sur l'Asie plutôt que sur l'Europe.
Cependant, l'impression de violence qu'a dégagée la confrontation entre Volodymyr Zelensky et le président américain, épaulé par le brutal et très droitier Vance, a sidéré le monde, pétrifié nombre d'États européens, qui n'avaient pas anticipé un tel retournement de situation. Nous fustigeons de telles méthodes qui violent les règles élémentaires de la diplomatie.
Le choix solitaire de Trump sonne comme une évidence : la guerre ne pourra, de fait, pas continuer, car une Ukraine et une Europe sans appui militaire américain seront incapables de la poursuivre. L'enjeu est donc clair : comment mettre en place une paix durable à même de garantir la sécurité de chacun ?
Depuis le 24 février 2022, notre groupe n'a cessé d'affirmer que le choix de la guerre fait par Poutine était insensé, qu'il tournait le dos à l'aspiration de tout être humain à vivre en paix. Nous avons exigé le cessez-le-feu pour que l'intelligence triomphe de la bêtise de la guerre.
Mais, lors de chaque débat, ici même au Sénat, c'est l'escalade militaire qui a emporté l'adhésion de la plupart des groupes, certains s'exprimant avec des accents guerriers qui, aujourd'hui, paraissent bien irresponsables au regard des centaines de milliers de morts et de blessés, ukrainiens ou russes.
Tout cela pour en arriver où ? À la situation de 2014, mais avec un pays dévasté !
Je le dis clairement : ceux qui, depuis trois jours, font de la surenchère, appellent au surarmement et au développement de l'arme nucléaire, tentent d'instrumentaliser l'émotion suscitée, afin d'assouvir des ambitions politiques et économiques diamétralement opposées au seul objectif que nous devrions chercher à atteindre : garantir la paix sur le continent européen, en bloquant l'expansionnisme russe et en échappant à la domination américaine.
Nous nous opposons frontalement à la démarche de Mme von der Leyen, laquelle veut consacrer 800 milliards d'euros au réarmement de l'Europe. Que cherchent ces gens ? La confrontation généralisée ? Quelle légitimité ont cette dame et la Commission européenne pour s'exprimer et agir de la sorte ?
Les États-Unis, depuis trente-cinq ans, imposent leur vision impérialiste au continent européen, écartant toute possibilité de construction pacifique avec la Russie. En somme, l'Amérique de Trump ne peut pas se donner le rôle de faiseur de paix, alors que c'est à elle qu'incombe une grande part de la responsabilité qui a mené à l'impasse actuelle et au triomphe de la force au détriment du dialogue et de la raison.
La brutalité de Trump est une caricature de la puissance américaine et de la défense systématique de ses propres intérêts aux dépens de l'équilibre mondial. Rappelez-vous le Vietnam, l'Irak, la Libye, et, plus récemment, la volte-face en Afghanistan, sans oublier l'accompagnement, sans état d'âme, de la violence de Benyamin Netanyahou.
La violence de Trump implique la mise en œuvre de nouveaux rapports internationaux. Face au nouvel ordre international isolationniste, celui du chacun pour soi, un nouvel ordre doit être recherché, mais certainement pas avec pour seule réponse l'ouverture infinie des marchés aux marchands de guerre, dont le cours des actions s'envole.
On prête l'intention à Trump et à ses acolytes techno-fascistes ou suprémacistes de vouloir sortir de l'ONU. Cela montre bien que la voie du développement humain et de la concorde est, à l'inverse, dans le redressement des institutions internationales.
Oui, mes chers collègues, nous sommes à un tournant, à un moment de rupture. Les richesses produites dans le monde entier doivent contribuer, non pas à nourrir davantage la guerre, mais à garantir l'avenir de l'humanité. Le nouvel ordre international ne peut être dissocié d'un nouvel ordre économique qui place, non plus l'accumulation des profits et des richesses, mais l'être humain au cœur de la politique.
Trump et, plus largement, les partisans d'une accumulation capitaliste sans frein et sans fin font des affaires. Le président américain met son poids politique, considérable, dans la balance pour tirer profit matériellement du conflit ukrainien, comme les Bush père et fils ont tiré profit des guerres du Golfe. Le marchandage autour des minerais est insupportable, car il est profondément immoral.
Si l'Europe a un regret à avoir, c'est celui d'avoir tardé, tant tardé, à œuvrer pour la paix, et non celui d'avoir plus fait la guerre ou livré davantage d'armes.
Au printemps 2022, à Istanbul, Kiev a accepté de renoncer à adhérer à l'Otan et a confirmé son intention de ne pas se doter de l'arme nucléaire ; en contrepartie, Moscou a concédé un retrait volontaire de ses troupes des nouveaux territoires occupés. À l'époque, Boris Johnson, alors Premier ministre britannique, a mis fin à cet espoir en affirmant, au nom de l'Occident, que les Ukrainiens devaient « combattre jusqu'à ce que la victoire soit acquise et jusqu'à ce que la Russie subisse une défaite stratégique ».
Johnson reprenait ainsi à son compte la logique d'affrontement imposée par les États-Unis sur le sol européen depuis 1990. Après la dissolution du pacte de Varsovie, plutôt que d'agir pour une Europe de la paix, les États-Unis ont en effet cherché à étendre le plus possible la présence de l'Otan, jusqu'à atteindre les frontières russes. En omettant de rappeler ce fait, nous ne pourrons pas avancer vers une paix durable.
Après trois années de conflit, il est impossible de ne pas dresser un bilan dramatique : on dénombre aujourd'hui des centaines de milliers de soldats et de civils blessés ou tués. Avant d'appeler à la poursuite de la guerre quoi qu'il en coûte, il importe d'épargner toute nouvelle souffrance aux peuples. Si ces derniers pouvaient exprimer librement leur avis, leur réponse serait sans équivoque : donner une chance à la paix !
L'Ukraine, malgré une aide massive, est exsangue ; son PIB a ainsi chuté de 30 %. Face à un tel état des lieux, vouloir la surarmer – même en cas de paix –, comme le proposent Emmanuel Macron et le Gouvernement, est une hérésie, dans la mesure où cette entrée dans une économie de guerre se fera au détriment de la population. Porter le budget de la défense, en France comme en Europe, à 3,5 %, voire à 5 % du PIB, constituerait une véritable bombe sociale.
Il s'agirait aussi d'une hérésie stratégique. Quel est l'objectif ? S'agit-il réellement de dissuasion ou préparons-nous la reconquête des territoires annexés par la force à la Russie ? Nous refusons clairement l'envoi de troupes au sol pour poursuivre la guerre. Des soldats de la paix, oui ! De la chair à canon, non !
Selon nous, la réponse est ailleurs : il faut une autonomie stratégique européenne pour la paix. Cette paix doit respecter la souveraineté de l'Ukraine et se fonder sur la Charte des Nations unies, ainsi que sur les principes de la sécurité collective en Europe tels qu'ils ont été définis dans l'acte final de la conférence d'Helsinki. Elle doit aussi prendre appui sur un cessez-le-feu immédiat, et non sur une trêve alambiquée. (M. Fabien Genet s'exclame.)
Concernant la question territoriale, il faut dès maintenant poser le principe selon lequel un éventuel compromis, imposé par les rapports de force militaires (Exclamations sur des travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP.), devra être ratifié démocratiquement par les citoyens des zones concernées pour être reconnu officiellement. (Mêmes mouvements.) Les coups de boutoir de Trump montrent que nous devons nous libérer de l'Otan pour agir. Nous estimons que cette organisation inféodée aux États-Unis a vocation à être dissoute.
Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, notre défi est de mettre en œuvre la paix et non d'élaborer de nouveaux plans de guerre. Poussons à l'ouverture rapide de négociations avec toutes les parties concernées et, en particulier, les Ukrainiens ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE–K. – M. Serge Mérillou applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, depuis le premier jour de l'agression russe contre l'Ukraine, les objectifs de Moscou sont aussi clairs qu'impitoyables : l'annexion de territoires, l'empêchement d'une adhésion de l'Ukraine à l'Otan et un changement de régime pour aboutir à un état de soumission.
Face à cette situation, l'Ukraine, portée par la volonté inébranlable de ses citoyens et le soutien indéfectible de ses alliés européens, résiste depuis trois ans avec une bravoure qui force le respect.
Vendredi dernier, jusque dans le Bureau ovale, le président Zelensky a résisté avec courage à ses deux inquisiteurs qui parlaient deal et business, alors que le sang de milliers de jeunes coule encore aux portes de l'Europe. Il s'agissait d'une mise en scène choquante, d'une insulte à l'histoire démocratique américaine et aux valeurs qui ont forgé le monde libre.
Aujourd'hui, l'arrivée de l'administration Trump au pouvoir nous sidère. Devrait-elle nous surprendre ? Non, le nouveau président américain n'a jamais caché son intention d'étendre son America first sur le plan diplomatique.
Avant lui, rappelons-le, le président Obama avait engagé un « pivotement » vers l'Asie, tandis que Joe Biden nous mettait en garde contre notre propension à croire dans les éternels dividendes de la paix. Certes, la méthode était moins brutale sous d'autres ères, mais, au fond, le message était identique à l'égard des Européens : il est temps de prendre en charge votre propre sécurité. Nous l'avons entendu.
Aujourd'hui, n'oublions pas que derrière l'oncle Sam se cache le fantôme du Kremlin. Donald Trump nous a mis le pistolet sur la tempe, mais la menace est d'abord venue de l'Est, de la Russie impérialiste. Avant l'Ukraine, il y a eu la Géorgie et la Crimée. Demain, devons-nous craindre pour les pays baltes ? Nous sommes en tous cas à un tournant historique.
Pour reprendre la pensée de Raymond Aron, l'immédiateté de la diplomatie ne produit pas de certitudes à long terme. Aussi, nous devons garder au moins un cap intangible, celui de tout faire pour garantir notre autonomie stratégique. Reconnaissons à cet égard que le président Macron agit depuis longtemps en faveur de l'autonomie stratégique de l'Europe.
Au sein du groupe du RDSE, nous avons toujours appelé à la création d'une véritable défense européenne. Le contexte actuel pousse à la mise en œuvre accélérée d'un tel projet. La présidente von der Leyen a récemment fait quelques annonces dont nous suivrons l'application concrète, que ce soit l'exclusion des dépenses militaires des États membres des règles du pacte de stabilité et de croissance européen, ou encore la mobilisation d'un financement massif en faveur de l'industrie. Bien sûr, les avoirs gelés des oligarques russes devraient aussi pouvoir contribuer aux efforts en faveur de la défense.
Mon groupe soutient ces initiatives.
Cependant, le Gouvernement doit clarifier sa position sur certaines propositions devant la représentation nationale. Je pense notamment à la possibilité de mobiliser l'épargne pour financer nos programmes de défense, à la nécessité d'ajuster les prévisions de la loi de programmation militaire et de mettre en place un grand emprunt destiné à renforcer nos capacités militaires. En la matière, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et la ministre chargée des comptes publics semblent vouloir faire preuve d'un esprit d'ouverture, malgré le contexte budgétaire contraint qui est le nôtre.
Il est par ailleurs urgent de relancer la réflexion autour du Livre blanc de la défense.
Mobiliser l'ensemble de nos leviers économiques, en parallèle des initiatives de nos partenaires, c'est donner à l'Europe les moyens de disposer d'une puissance militaire pleinement dissuasive et véritablement souveraine.
Pour s'engager dans cette voie, il faut évidemment que l'Europe arrête de douter. Elle est une grande puissance démographique, économique et militaire. Doit-on pour s'en convaincre rappeler que la France, comme notre allié britannique, dispose de l'arme nucléaire ?
Mon groupe aurait souhaité proposer autre chose aux jeunes générations que le projet d'une économie de guerre et un débat sur le partage du parapluie nucléaire. C'est triste et tragique, mais les valeurs qui nous sont chères, la liberté et l'humanisme, nous imposent de réagir.
Ne pas douter ne suffit pas. Il faut également rester unis. Comme le disait François Mitterrand, « la France est notre patrie, l'Europe est notre avenir ». L'Europe en tant que véritable projet politique peine toujours à se concrétiser, car le continent européen résulte d'un mélange d'héritages et de différentes communautés de destin. Cela n'a jamais été facile. Ainsi, nous voyons combien la dernière initiative franco-britannique au sujet de l'Ukraine est fragile.
Mes chers collègues, parce qu'il est déjà compliqué de faire avancer tous les États membres dans la même direction, il convient de ne pas y ajouter nos propres divisions. En ces moments d'inquiétude pour nos concitoyens, les forces républicaines doivent rester soudées et vigilantes face à une extrême droite qui absorbe facilement le narratif russe et réfléchit à sacrifier l'Ukraine sur l'autel d'une paix illusoire.
C'est une question de volonté, mais le continent européen doit pouvoir devenir le dirigeant du monde libre. L'Europe doit aussi pouvoir s'appuyer sur de nouveaux alliés, de grands pays émergents.
Tout cela n'exclut pas de conserver le lien transatlantique, aussi difficile que cela puisse paraître aujourd'hui. N'oublions pas qu'hier ce sont des milliers de soldats américains qui ont débarqué sur nos plages normandes et provençales au nom de la liberté. Comment imaginer que puisse être anéanti le sacrifice de ces jeunes venus sauver un pays qu'ils ne connaissaient pas ?
En attendant, l'élan de solidarité envers l'Ukraine, affiché avec détermination ces derniers jours, est un signe d'espoir pour ceux qui croient en une Europe forte et souveraine. La déclaration du futur chancelier allemand, appelant à une action commune, va dans ce sens.
Dans ces conditions, le RDSE partage la volonté du Gouvernement de réaffirmer le soutien de la France à l'Ukraine. Mais soyons lucides, rien ne se fera sans les Américains, et le président Zelensky restera maître de sa décision.
L'Histoire nous a montré que les cessez-le-feu ne valent que par ceux qui les garantissent.
À court terme, il me semble que notre responsabilité est d'aider les Ukrainiens à négocier au mieux avec l'axe opportun et immoral Washington-Moscou. La conclusion d'un accord prématuré, dans lequel la sécurité des Ukrainiens serait reléguée au second plan, n'est pas envisageable. Sans cela, comment empêcher Moscou de conclure un accord qui lui offrirait un répit avant une nouvelle offensive ?
La proposition d'un déploiement de forces européennes pour assurer la stabilité d'un potentiel cessez-le-feu est une option à ne pas écarter. Toutes les questions doivent être posées sans détour. Nous le devons à nos voisins roumains, moldaves ou polonais, qui se sentent en danger, sous la pression du pouvoir russe.
Nos partenaires attendent de nous un signal clair. Ils espèrent que nous serons fidèles à nos valeurs et principes fondateurs et que nous garderons à l'esprit les mots de Rosa Parks : « Vous ne devez jamais avoir peur de ce que vous faites quand vous faites ce qui est juste. » (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées du groupe INDEP. – Mme Marie-Arlette Carlotti applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, il est des moments dans l'Histoire qui sidèrent le monde, des moments où chacun se souvient où il était et ce qu'il faisait.
Le vendredi 28 février 2025 est indubitablement un de ces moments où l'Histoire s'écrit au présent. Le 28 février dernier, chacun a pu constater l'effondrement, en germe depuis des années, de l'ordre international issu de la guerre froide, du multilatéralisme et du droit international. Le 28 février, chacun a pu juger du glissement de la plus vieille démocratie du monde vers l'autoritarisme et le fascisme.
Certains refusaient de le voir : ils sont tombés de leur chaise ! D'autres, dont nous faisons partie, l'annonçaient : ils ont tout de même reçu de plein fouet la violence de cette scène, tel un coup de poing dans l'estomac. Le 28 février, chacun a pleuré les valeurs de la démocratie et de la liberté, abandonnées par l'un des pays qui les avaient érigées en principe d'existence.
Permettez-moi de vous faire remarquer que les fascistes au pouvoir appliquent des politiques fascistes. La leçon vaut pour notre pays : lorsque l'on banalise les partis et les idées fascistes, lorsqu'on brocarde le droit et qu'on piétine la fraternité, on prépare l'effondrement d'une autre démocratie historique.
Les États-Unis d'Amérique seront-ils encore une démocratie en 2028 ?'Quelle que soit la réponse, cela change désormais peu de choses pour l'Europe. Au mieux, Washington n'est plus notre allié ; au pire, l'Amérique nous sera hostile. Prononcer ces mots donne le vertige.
Cela étant, si l'humiliation du héros Volodymyr Zelensky, orchestrée par les médiocres ventriloques de Poutine, peut servir d'électrochoc à l'Union européenne, nous n'aurons pas tout perdu. L'extraordinaire dignité du président ukrainien, comme son extraordinaire courage, ainsi que celui de son peuple depuis le premier jour de l'agression russe, doit être notre boussole collective, notre boussole pour bâtir, enfin, au pied du mur – comme à notre désolante habitude –, l'Europe puissance, l'Europe à même d'assurer sa sécurité collective.
Il faut une Europe de la défense, pour la défense de ses valeurs et de ses intérêts.
Ne nous y trompons pas : ce qui est attaqué par la Russie et, désormais, par les États-Unis, c'est le principe même de l'Union européenne, à savoir une coopération entre États reposant sur le droit, la démocratie et la liberté. Ce qui est attaqué, c'est le potentiel politique et économique de l'Union.
Pour résister à la vague des impérialismes américain, chinois et russe, nous n'avons d'autre choix que d'opérer un indispensable saut fédéral. Unie, l'Europe est en mesure de peser dans le nouveau désordre mondial et peut tenter de préserver ce qui peut encore l'être du droit international. Désunie, elle est condamnée à l'impuissance, voire à la dislocation, si aucune digue ne vient s'opposer aux ambitions russes.
À tous nos compatriotes, je veux dire que nous entendons leur inquiétude face à un engrenage militaire qui semble implacable. Nous, écologistes, représentants d'une famille politique portant le pacifisme au cœur de son histoire et de son projet, affirmons que, malheureusement, aucune paix ne sera possible dans un monde régi par les rapports de force entre empires. Il nous faut consentir à ces rapports de force pour préserver notre sécurité, nos valeurs et nos idéaux. Nous avons construit l'Europe pour éviter la guerre, mais il nous faut désormais préparer l'Europe face à la guerre.
La position française, qui consiste à renforcer l'autonomie stratégique du continent, et la position historique des écologistes de bâtir une Europe de la défense trouvent aujourd'hui un nouvel écho.
Nous appelons néanmoins l'exécutif français à se garder de tout triomphalisme et à remiser notre penchant national pour la vanité, cette même vanité qui nous a conduits à croire que nous pourrions raisonner Poutine et Trump. La période commande la modestie.
Nous souscrivons à la nécessité de renforcer nos arsenaux, à l'idée d'exclure les dépenses militaires des critères de Maastricht, comme à la volonté d'un emprunt commun. Mais nous insistons sur la nécessité de communautariser davantage nos dépenses militaires, notamment nos achats, pour réaliser des économies d'échelle.
En ce sens, la première mouture présentée par la Commission européenne, qui prévoit que plus de 80 % des efforts seraient réalisés par les États, ne nous satisfait pas. Nous devons évaluer nos besoins pour les satisfaire au mieux plutôt que raisonner avec le seul et imparfait ratio budget de la défense/PIB.
Alors que l'effort national en faveur de la défense représente déjà près de 15 % du budget général et est appelé à croître, nous demandons que « l'économie de guerre » brandie par le Président de la République se concrétise sous la forme d'un patriotisme fiscal bien plus exigeant envers les plus fortunés.
Il ne sera pas supportable d'augmenter nos dépenses militaires à budget constant. Sacrifier nos services publics sur l'autel de notre défense conduirait la France au même destin électoral que les États-Unis. Développer notre arsenal militaire pour le laisser entre les mains de dirigeants fascistes est un écueil que nous devons impérativement éviter.
Ce qui vaut pour la France vaut naturellement pour toute l'Union européenne : celle-ci doit préserver et amplifier ses politiques sociales.
Nous entendons l'appel à élargir le parapluie nucléaire français au reste du continent : le débat sur cette question porte sur une composante importante de notre future architecture de défense commune. Comme le Président de la République et ses prédécesseurs, nous considérons que les intérêts vitaux de la France sont nécessairement des intérêts européens.
Toutefois, nous alertons sur la nécessité de conserver le cadre du traité de non-prolifération et de ne pas nous livrer à une course aux ogives qui serait aussi dispendieuse que dangereuse. Les futures négociations de paix avec la Russie devront réenclencher le processus de désescalade des arsenaux nucléaires.
L'autonomie stratégique européenne n'est pas qu'une question militaire. Elle ne peut être atteinte qu'en diminuant drastiquement notre dépendance aux énergies fossiles et aux engrais azotés russes, à commencer par le gaz naturel liquéfié (GNL) – dont nous sommes le premier importateur européen et sur lequel le Sénat recommande un embargo – et l'uranium enrichi par la Russie.
À ce propos, monsieur le Premier ministre, est-ce bien le moment d'encourir un incident diplomatique avec l'Algérie alors que nous cherchons à nous passer du gaz russe, qui fait couler le sang ukrainien, et du gaz azéri, qui fait couler le sang arménien ? (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – MM. Gilbert-Luc Devinaz et Adel Ziane applaudissent également.)
L'économie de guerre est indissociable d'une écologie de paix. Il est donc impératif de préserver le Pacte vert et de sortir les investissements écologiques des critères de Maastricht.
En outre, il nous faut poursuivre nos efforts pour mettre à bas les vecteurs de désinformation, de propagande fasciste et d'influence russe, au premier rang desquels le réseau social X.
Le défi de l'autonomie européenne est colossal, mais nous avons les moyens de nos ambitions. Pour l'heure, notre urgence est la défense de l'Ukraine. À son peuple combattant, à son peuple sous les bombes, à son peuple en exil, nous réitérons l'expression de notre plein soutien et de notre entière admiration : les Ukrainiens défendent non seulement leur liberté, mais aussi la nôtre.
Nous appelons à renforcer notre soutien militaire et financier pour compenser le désengagement américain et à le poursuivre aussi longtemps qu'il le faudra. Pour ce faire, nous suggérons de mobiliser les avoirs des oligarques russes gelés par l'Union européenne. Ne nous leurrons pas sur le triomphalisme de Poutine : la position russe n'est pas confortable et nous devons continuer de l'affaiblir, au niveau tant international que national. C'est une condition sine qua non de la construction d'une paix durable.
En tout état de cause, nous exigeons qu'aucun accord de cessez-le-feu – et, a fortiori, de paix – ne soit conclu sans l'accord des représentants du peuple ukrainien et sans la participation de l'Union européenne.
M. le président. Il faut conclure !
M. Guillaume Gontard. Un accord de cessez-le-feu devra inclure la libération de tous les prisonniers de guerre et civils ukrainiens détenus dans les prisons russes et exiger le retour des enfants ukrainiens déportés.
Si l'Europe s'érige pour résister aux impérialismes, c'est pour faire prévaloir le droit et la paix, et pour être un point de repère et un appui pour l'ensemble du monde libre. La tâche est considérable, mais nous n'avons pas d'autre choix que de nous montrer à la hauteur ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe GEST. – MM. Patrick Kanner et Pierre-Alain Roiron applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Christopher Szczurek, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe.
M. Christopher Szczurek. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, voilà trois ans que l'Ukraine se bat courageusement ; trois ans de luttes dans un enfer de tranchées, d'explosions d'obus et de grésillement de drones ; trois ans et un million de victimes, civiles ou militaires.
Cette guerre est pour l'Europe un retour à une dure réalité. Pendant soixante-dix ans, l'Europe et la France se sont complu dans un rêve légitime : le droit international et la protection américaine garantiraient pour toujours la paix sur le continent. L'agression russe contre l'Ukraine a brutalement déchiré ce voile de certitudes.
Trois ans plus tard, des négociations de paix semblent se dessiner, apportant leur lot non pas de soulagements, mais bien de nouvelles inquiétudes. L'est de l'Europe, trop de fois martyr, aiguise de nouveau l'appétit de la puissance impérialiste russe. Seule – ou presque –, la Pologne, chère à mon cœur, fortifie sa frontière orientale et craint légitimement l'avenir.
Aujourd'hui, les Européens regardent se décider ailleurs l'issue d'un conflit se déroulant sur leur sol. Prenant acte de la faiblesse consentie des diplomaties européennes, Trump négocie une paix au prix du racket d'une Ukraine dévastée et traumatisée, à laquelle nous réaffirmons notre soutien.
Une telle résolution du conflit apparaît particulièrement inquiétante pour la paix et la sécurité en Europe dans les années à venir. Elle entérine le droit du plus fort, la violation du droit international et le retour d'une diplomatie fondée sur la force brute et la domination des plus violents.
Trois ans plus tard, nous devons également faire le bilan de l'action du Président de la République.
Lorsqu'il va à Moscou en 2022 pour se concilier Poutine – où il se fait imposer une scénographie humiliante –, le Président de la République croit éviter la guerre. Résultat : les troupes russes attaquent l'Ukraine quelques jours plus tard.
Il se rend alors à Kiev, où il assure Zelensky du soutien de la France et de son arsenal. Résultat : le verbe « macroner » est ajouté au dictionnaire ukrainien quelques semaines plus tard, avec comme définition : « parler beaucoup, n'agir jamais ».
Plus récemment, il se déplace à Washington où il s'affirme comme le chef de l'Europe face à un président américain imprévisible, tout en affichant sa bonne entente avec ce dernier devant les caméras. Le soir même, Trump déclenche une guerre commerciale avec l'Union européenne.
La diplomatie à la Macron est un fiasco qui se résume à flatter l'ego du Président au prix d'humiliations à l'encontre de la France.
Ce conflit en Ukraine aurait dû nous amener à tirer des conclusions logiques : la nécessité de renforcer notre souveraineté nationale, militaire et industrielle ; de développer et protéger des infrastructures énergétiques autonomes ; de nouer des relations bilatérales, fondées non plus sur une bureaucratie internationale mais sur des liens interétatiques puissants.
Pourtant, le Président de la République fait au contraire miroiter une européanisation de notre force nucléaire qui conduirait à une relégation définitive de la France et à une perte tout aussi définitive de sa souveraineté.
M. Rachid Temal. Mensonges !
Mme Marie-Arlette Carlotti. C'est Poutine qu'il faut attaquer !
M. Christopher Szczurek. Désormais, à toute question économique ou internationale la France n'a qu'une réponse : la dette et, in fine, l'extension infinie des compétences de Bruxelles sur des domaines relevant des nations, lesquelles doivent évidemment agir de manière conjointe.
Marine Le Pen a demandé dès le début du conflit que la France prenne l'initiative d'organiser une conférence sur la paix pour régler le conflit par la diplomatie.
M. Rachid Temal. Elle soutient Poutine !
M. Christopher Szczurek. Rompant avec ses principes gaulliens, la diplomatie française est allée de gesticulations en humiliations pour masquer son impuissance.
Face aux défis du monde, il n'y a qu'une seule réponse, et il n'y en a jamais eu d'autres : la souveraineté française et celle de tous les peuples européens. Nous maintenons que la paix ne se fera qu'à ce prix ! (M. Joshua Hochart applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Jean-Noël Barrot, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, tout d'abord, je ne retirerais pas un mot à l'intervention du président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées Cédric Perrin. Le Gouvernement se joint à lui pour inviter l'Europe à suivre le chemin de l'autonomie en matière de défense. C'est d'ailleurs l'objet de la réunion des chefs d'État et de gouvernement qui aura lieu jeudi à Bruxelles.
Je salue également l'invitation qu'il vous a faite de vous saisir de ces questions, si bien traitées à la tribune, pour les diffuser au sein des territoires dont vous êtes les élus. Toutes les Françaises et les Français doivent être pleinement conscients que ce qui se joue en Ukraine emporte des conséquences très lourdes pour la vie de notre pays et de nos territoires.
Monsieur Kanner, vous avez souligné la différence qui existe entre un accord de paix et un accord de reddition. Le Gouvernement soutient un traité de paix en bonne et due forme, qui tire les leçons des erreurs du passé. Je pense notamment au protocole de Minsk : nous avons signé avec Vladimir Poutine un accord de cessez-le-feu ne comportant pas de garanties de sécurité sérieuses en ayant la faiblesse de croire qu'il s'arrêterait là. Force est de constater que ce cessez-le-feu a été violé à vingt reprises et qu'il n'a pas empêché Vladimir Poutine de lancer son invasion de l'Ukraine à grande échelle le 24 février 2022.
Vous m'interrogez sur la participation de la France au plan massif de 800 milliards d'euros présenté aujourd'hui par la Commission européenne. La France se saisira de tous les instruments que cette dernière mettra sur la table, que ce soit la flexibilité en matière de prise en compte des dépenses militaires pour le calcul des critères de Maastricht, les facilités de prêt, ou encore la réutilisation des fonds de cohésion inutilisés pour soutenir notre effort de défense.
Par ailleurs, vous avez mentionné les conséquences d'une guerre commerciale. Vous en avez sans doute vu les premières manifestations sur les marchés financiers dès cet après-midi ; aux États-Unis, une récession s'annonce déjà à la suite des premières annonces de Donald Trump.
À cet égard, notre stratégie est claire : expliquer aux États-Unis d'Amérique qu'ils ont tout à perdre à lancer une guerre commerciale contre l'Union européenne ; les dissuader de le faire en annonçant la couleur, à savoir que nous répliquerons à toute atteinte qui sera portée à nos intérêts ; contourner la guerre commerciale en établissant des relations privilégiées avec des partenaires fiables et non alignés sur la Chine ou les États-Unis.
Si vous avez déploré la réduction des moyens de la diplomatie française, vous vous souvenez certainement que l'essentiel des efforts consentis par mon ministère porte sur l'aide publique au développement. Ce n'est pas sans poser de problèmes, mais il fallait bien que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères contribue à l'effort collectif de réduction des dépenses.
En ce qui concerne le groupe de travail sur le tribunal spécial pour le crime d'agression de la Russie contre l'Ukraine, je tiens à vous rassurer : il est sur le point d'aboutir. Nous souhaitons qu'il se réunisse une ultime fois au mois de mars, en marge d'une réunion des directeurs des affaires juridiques des ministères des affaires étrangères du Conseil de l'Europe, afin qu'un tel tribunal voie le jour.
Monsieur Cadic, dans l'optique de faire prendre conscience aux Français des répercussions de la guerre en Ukraine sur eux, vous avez mentionné l'initiative du gouvernement suédois, qui a remis à tous ses citoyens un livret sur la conduite à tenir en cas de guerre. Ce livret a été traduit en Français et je le remets sous vos yeux à M. le Premier ministre pour qu'il en fasse bon usage. (M. le ministre remet le document au Premier ministre.)
Par ailleurs, vous pointez du doigt la désinformation et la propagande de la Russie, que l'on retrouve parfois sur les chaînes d'information en continu, et même dans certains des propos qui sont prononcés au sein de cette auguste assemblée – j'y reviendrai. En tout état de cause, nous devons nous préparer non seulement à nous prémunir contre la propagande russe dont nous sommes la cible, mais aussi à riposter de manière beaucoup plus offensive que nous ne le faisons jusqu'à présent. Au reste, nous le faisons déjà : la France est aux avant-postes sur cette question depuis plusieurs années.
Vous avez évoqué Jean Monnet, je citerai pour ma part, pour faire le lien avec l'intervention de M. Patriat, Robert Schumann, qui prononça une déclaration d'une minute trente secondes il y a soixante-quinze ans au quai d'Orsay, laquelle fut l'acte de naissance de ce qui deviendrait plus tard l'Union européenne. Elle commence par ces mots : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. »
Monsieur Patriat, vous rappelez, comme l'a fait le Premier ministre dans son intervention, que la Russie est devenue une menace existentielle non seulement pour l'Europe, mais pour une partie du monde. La révolution copernicienne à laquelle vous nous conviez est celle que le Président de la République appelle de ses vœux depuis 2017, et que les Européens sont en train de faire leur.
Monsieur Malhuret, face à la suspension provisoire des livraisons d'armes à l'Ukraine annoncée la nuit dernière par les États-Unis, vous appelez les Européens à sortir du déni. Ils sont de plus en plus nombreux à le faire, y compris ceux qui étaient traditionnellement les plus atlantistes.
En outre, vous pointez les fragilités des accords de Minsk, qui ont, comme je l'ai rappelé, été violés de nombreuses fois et n'ont pas contraint Vladimir Poutine à mettre fin à son expansion impérialiste. L'un des objectifs de ce siècle ou, tout du moins, de notre génération sera, nous dites-vous, de vaincre les totalitarismes : vaste programme ! Mais vous avez raison, cela commence dès à présent en Ukraine.
Madame Cukierman, vous avez dénoncé pendant toute votre intervention la brutalité de Donald Trump et des États-Unis, mais vous n'avez eu aucun mot pour dénoncer la brutalité de Vladimir Poutine, qui s'est rendu coupable de crimes de guerre en déportant des enfants ukrainiens (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, RDPI, INDEP et Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe SER.),…
M. Christian Cambon. Eh oui !
M. Jean-Noël Barrot, ministre. … ce qui lui vaut un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale.
Vous dénoncez régulièrement – et sans doute avez-vous raison de le faire – le mandat d'arrêt émis par la Cour pénale internationale contre Benyamin Netanyahou. Mais n'hésitez pas à rappeler celui contre Vladimir Poutine ! Au-delà de ses crimes contre les enfants, celui-ci s'est rendu coupable de multiples violations du droit international et tente de faire aboutir la plus grande annexion territoriale depuis la création des Nations unies.
Vous avez également évoqué la réunion qui s'est tenue à Istanbul au mois d'avril 2022. Il s'agissait de la première discussion de paix entre Russes et Ukrainiens et le projet d'accord ne prévoyait aucune forme de garantie de sécurité pour l'Ukraine. Voilà pourquoi l'Ukraine l'a repoussé !
J'ajoute que, au moment de la discussion de cette potentielle trêve, Vladimir Poutine avait d'ores et déjà abattu la carte qu'il s'apprête certainement à brandir de nouveau : contester la légitimité des responsables politiques ukrainiens. En effet, attendez-vous à ce qu'il conteste la légitimité de Volodymyr Zelensky qui, comme cela a été rappelé de multiples fois à la tribune, est pourtant un héros de guerre et a été confirmé à l'unanimité du Parlement ukrainien pour représenter les intérêts de son peuple.
En tout état de cause, j'invite chacun à ne pas reprendre la rhétorique du Kremlin selon laquelle cette guerre n'est due qu'à l'expansion vers l'est de l'Otan. L'Otan est une alliance défensive. En 2014, la guerre en Ukraine a été déclenchée non pas parce qu'il y aurait eu une poussée de l'Otan vers les frontières de la Russie, mais parce que le peuple ukrainien était pris d'une aspiration européenne que Vladimir Poutine n'a pas voulu laisser exister.
Je ne peux que m'inscrire en faux contre la proposition de Mme Cukierman de faire des concessions territoriales sans aucune garantie de sécurité. Cela constituerait tout simplement une capitulation de l'Ukraine, dont le coût serait incalculable, y compris pour les intérêts français.
Madame Carrère, vous nous mettez en garde contre le changement de régime qui sera inévitablement demandé par Vladimir Poutine, comme il l'a fait à chaque fois qu'il a négocié : cela a été le cas pour la Géorgie et pour l'Ukraine, cela le sera peut-être bientôt pour la Moldavie. À cet égard, vous reconnaissez les efforts du Président de la République pour éveiller les consciences européennes.
En ce qui concerne l'initiative franco-britannique, elle n'est pas si fragile que ne le suggèrent les articles de presse. Pour preuve, je rejoindrai dans quelques instants mon homologue britannique pour évoquer les contours de cette proposition avec les autres ministres des affaires étrangères européens.
Monsieur Gontard, vous avez prononcé la phrase suivante : « Le vertige saisit en prononçant ces mots. » Le Premier ministre vous fait savoir qu'il s'agit d'un alexandrin et vous félicite de la qualité de vos propos. (Sourires. – M. Akli Mellouli et Mme Olivia Richard applaudissent.)
M. Rachid Temal. C'était la note artistique !
M. Jean-Noël Barrot, ministre. Votre intervention comprenait même un autre alexandrin, mais je vous laisserai le trouver vous-même. (Nouveaux sourires.)
M. Yannick Jadot. Il y en a d'autres !
M. Jean-Noël Barrot, ministre. Vous affirmez que vouloir la paix, y compris quand on est pacifiste et écologiste, ce n'est pas vouloir la capitulation ; c'est faire preuve non pas de faiblesse, mais de force. En effet, si nous voulons résister à la poussée impérialiste de Vladimir Poutine, nous ne pouvons nous y opposer qu'avec force.
Vous soulignez l'importance de réduire notre dépendance aux énergies fossiles et aux engrais. Le 24 février dernier, à l'occasion du troisième anniversaire de la guerre d'agression russe, l'Union européenne a adopté un nouveau paquet de sanctions visant le pétrole, les navires de la flotte fantôme et les capacités de stockage en Europe ou dans les pays tiers. Toutefois, la dépendance de notre continent à ces ressources reste une très grande faiblesse. C'est pourquoi nous voulons nous en défaire grâce au nucléaire et aux énergies renouvelables.
Monsieur Szczurek, vous reprochez beaucoup de choses au Président de la République, notamment d'avoir rencontré Poutine avant la guerre d'agression russe en Ukraine. Or, avant la guerre, la menace ne recouvrait pas tout à fait la même dimension… Vous reprochez également à Emmanuel Macron une supposée absence de popularité en Ukraine ; je vous invite à y aller, car vous pourrez constater qu'il y est, à certains égards, plus populaire que dans d'autres pays européens, …
M. Rachid Temal. Plus qu'en France ! (Sourires.)
M. Jean-Noël Barrot, ministre. … peut-être même qu'en France. En tenant ces propos, vous vous faites le relais de la propagande russe, ce qui est tout à fait regrettable.
Quant à la souveraineté de la France, comme celle de l'Europe, elle se joue aussi sur la ligne de front ukrainienne. Le ministre des armées Sébastien Lecornu apportera des précisions sur ce sujet, mais il est évidemment question de notre capacité à dissuader la menace. Aussi, à l'échelle nationale comme européenne, nous mettrons les bouchées doubles pour apparaître pour ce que nous sommes : une puissance qui s'ignore, mais qui va se révéler. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, RDSE, RDPI et INDEP, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et SER.)
(M. Pierre Ouzoulias remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. Pierre Ouzoulias
vice-président
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux saluer la qualité des diverses interventions. Pour ma part, je m'attacherai à compléter les propos du Premier ministre et du ministre de l'Europe et des affaires étrangères sur les questions concernant directement l'engagement des forces armées françaises et le réarmement.
Je commencerai par le point le plus urgent, à savoir l'aide à l'Ukraine, laquelle a pris une tournure différente depuis cette nuit et exige que nous fassions preuve d'endurance et de fiabilité dans la poursuite des différents engagements que nous avons pris.
Nous en avons longuement débattu lors des discussions budgétaires ici, au Sénat. Les crédits votés pour 2025, dans le cadre de la loi de programmation militaire, permettront de poursuivre le renouvellement de nombreuses composantes de notre armée. Ainsi, nous pourrons sortir de l'armée de terre des blindés AMX-10 RC, des véhicules de l'avant blindés (VAB) et des munitions, les rénover un peu plus tôt que prévu et en faire un paquet d'aide d'urgence à l'Ukraine.
Surtout, nous continuerons de mobiliser les avoirs gelés russes, comme nous l'avons fait pour acquérir des missiles Mistral, des canons Caesar ou encore des obus de 155 millimètres. Comme l'a dit le président Perrin, il s'agit d'un moyen supplémentaire pour permettre à nos industriels du secteur de la défense de développer des projets pour coproduire demain en Ukraine – j'en dirai un mot dans un instant.
Vous êtes nombreux à avoir abordé la question des garanties de sécurité. La tournure que prennent les discussions et les négociations montre bien que ces garanties peuvent prendre diverses formes.
Avant de les décliner, dans le prolongement des propos de Jean-Noël Barrot en réponse à la présidente Cukierman : on ne peut pas dire, comme elle l'a fait, que c'est une « hérésie » de continuer à aider l'armée ukrainienne, y compris le jour où les armes se tairont ; sauf à considérer qu'un État souverain n'a même pas le droit d'avoir une armée pour défendre son territoire, la liberté de son peuple et sa sécurité !
Ce serait un retour en arrière absolument épouvantable en matière de droit international.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Consternant !
M. Sébastien Lecornu, ministre. En effet, le principe du respect de la souveraineté des nations doit être reconnu pour tous ; il y va également de notre propre souveraineté !
La première des garanties de sécurité est évidemment notre capacité à aider l'armée ukrainienne dans la durée. C'est dans cette optique que nous avons formé la brigade Anne de Kiev. En effet, dans un pays qui doit malheureusement recourir à la conscription pour mobiliser, la formation est clé pour régénérer les brigades.
Il en va de même pour les équipements, et donc pour la coproduction de matériel sur place que je viens d'évoquer. Pour accompagner l'éveil d'une stratégie de défense en Ukraine, nos industriels doivent prendre davantage de risques en investissant sur place. Les Anglo-saxons l'ont fait beaucoup plus que nous depuis quinze ou vingt ans. Il convient d'insister sur cette nécessité.
En ce qui concerne les stocks stratégiques pour l'Ukraine, nous devons faire en sorte de ne pas revivre la situation que nous avons vécue. Si les armes se taisent, la Russie aura des capacités de production énormes pour reconstituer son stock d'armes. Aussi, nous devons être capables de pré-flécher des stocks stratégiques destinés à aider l'Ukraine en cas d'urgence, quitte à les garder dans nos propres pays.
Voilà autant de propositions qu'il faudra documenter, nourrir, et peut-être porter avec d'autres pays européens, comme cela a été dit par plusieurs orateurs.
Une autre garantie de sécurité serait le déploiement de troupes de paix. J'insiste bien sur cette expression « troupes de paix », car Jean-Noël Barrot a raison de souligner que certains propos tenus ici où là entretiennent la confusion en laissant penser que nous voudrions déployer des troupes de combat en Ukraine. Évidemment, il n'en est rien !
De plus, notre armée a pour habitude, au sein de l'Otan et en dehors, sous le mandat des Nations unies ou sans celui-ci, d'être une force de réassurance, d'observation et de déconfliction. Il existe un décalage politico-médiatique entre, d'un côté, la nature des discussions qui viennent seulement de débuter entre les différentes parties – les difficultés qu'elles emportent viennent d'être rappelées à la tribune – et, de l'autre, les décisions qui pourraient être prises.
Mais, de grâce, ne nous enfermons pas dans un débat sur la seule question des troupes, car il ne s'agit que d'un instrument parmi bien d'autres pour garantir la sécurité de l'Ukraine ! La question est évidemment beaucoup plus complexe que cela.
Permettez-moi par ailleurs de dire un mot sur notre propre réarmement. Je remercie les forces politiques représentées au Sénat de leur mobilisation durant tous les rendez-vous budgétaires que nous avons eus ces derniers temps. J'estime que les orientations que nous avons prises dans le cadre de la dernière loi de programmation militaire (LPM) – et je parle sous le contrôle de son rapporteur au Sénat Christian Cambon – ne sont pas caduques. Je pense en particulier à l'épaulement des forces conventionnelles et de dissuasion, aux engagements européens et otaniens et à la part donnée à la reconstitution de nos capacités expéditionnaires.
Néanmoins, le contexte a changé depuis l'adoption de la LPM, et si un document mérite d'être mis à jour, c'est bien la revue nationale stratégique. Le sénateur Temal nous y avait appelés au nom du groupe socialiste lors d'un précédent débat et avait été rejoint, me semble-t-il, par différentes travées de la Haute Assemblée.
Pourquoi doit-elle être actualisée ? Car la Russie réinvente la guerre ; c'est incontestable ! Elle le fait en reprenant des procédés que nous avons connus pendant la guerre froide, comme en témoigne l'agression par un avion de chasse Soukhoï Su-35 sur l'un de nos drones Reaper en Méditerranée orientale, sur laquelle j'ai communiqué cet après-midi. Surtout, parce que nous sommes une puissance nucléaire, elle s'ingénie à développer des stratégies de déstabilisation pour contourner par le bas notre dissuasion nucléaire.
Je pense bien sûr à la guerre informationnelle, mais également, comme l'a évoqué M. Gontard, à la manipulation des flux énergétiques, qui prendra à l'avenir une tournure encore plus préoccupante. Je pense aussi aux menaces cyber, sur lesquelles François Bayrou a demandé au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et à l'ensemble des ministères de travailler, car la réponse n'est pas seulement militaire. En effet, les collectivités territoriales, les associations, le monde économique, et, plus largement, tous les lieux mobilisant de la data sont concernés.
Nous voyons bien qu'il s'agit de nous interroger sur notre résilience globale face à des attaques qui, à l'avenir, porteront avant tout sur des infrastructures civiles, puisque c'est plus dur de s'en prendre à des infrastructures militaires, surtout lorsqu'elles appartiennent à une puissance nucléaire.
Je suis à la disposition de l'ensemble des formations politiques du Sénat pour discuter, sous l'autorité du Premier ministre, de cette mise à jour de notre revue nationale stratégique. Nous devrons débattre de la manière dont nous conduirons le réarmement français et européen.
Comme je l'ai dit tout à l'heure à l'Assemblée nationale, il n'y aurait rien de pire que de le faire en tentant de répondre à la guerre d'hier. Il serait fondamentalement dangereux de consacrer l'effort important que nous demandons aux contribuables français à la résolution de problèmes du passé plutôt que de l'investir sur des paris pour l'avenir, quitte à prendre quelques risques.
À cet égard, plusieurs pistes s'offrent à nous.
Tout d'abord, d'un point de vue capacitaire, les sénateurs ayant participé à la discussion de la loi de programmation militaire savent que certaines cibles ont été repoussées à la période après 2030, jusqu'en 2035. Toutefois, le désengagement américain exige, de fait, un renforcement de l'engagement des armées françaises.
Aussi, il devient évident de porter le nombre de frégates de la marine nationale de quinze à dix-huit. De même, nous voyons bien que notre armée de l'air manque de vingt à trente avions Rafale et qu'il convient d'investir en profondeur dans les drones et les feux dont dispose notre armée de terre.
Au niveau interarmées, l'Ukraine nous offre un retour d'expérience sur la guerre électronique : il s'agit actuellement de l'endroit le plus brouillé au monde. Nous constatons que la plupart de nos systèmes d'armes ne pourraient pas résister, à terme, à un brouillage de haute intensité.
Ces questions devront d'autant plus nourrir nos débats que des technologies sont en train d'accélérer les ruptures dans le monde, y compris en matière de géopolitique. À ce propos, je me rendrai à l'issue de ce débat à l'École polytechnique pour inaugurer notre laboratoire de recherche en matière d'intelligence artificielle de défense. Mais je ne pense pas seulement à l'intelligence artificielle ; la compétition sera peut-être encore plus rude en matière quantique.
Ces sujets devront être documentés afin de disposer de données chiffrées. Il conviendra de déterminer ce qui relève de notre souveraineté et que nous voulons développer en franco-français, comme nous l'avons fait jadis pour l'atome et la dissuasion nucléaire, et ce qui peut être fait avec d'autres pays – les technologies de rupture évoluant très vite, nous avons intérêt à mutualiser les factures.
Je reviendrai sur un point d'attention que le Premier ministre a évoqué à la tribune : le spatial. Cela me permettra par la même occasion de m'exprimer sur ce que nous pouvons attendre de l'Union européenne. La tuyauterie européenne – pardonnez-moi l'expression – existe déjà pour le spatial, et pas seulement pour les lanceurs. Je pense par exemple au programme Iris2, qui a notamment été lancé par Thierry Breton.
Au moment où tout le monde parle de l'autonomie stratégique européenne, il n'y aurait rien de pire que d'opérer un retour en arrière dans un domaine constituant un des marqueurs identitaires de la coopération européenne bâtie par les grands anciens. Les défis en la matière sont nombreux : je pense notamment à Starlink, à l'observation et aux télécommunications, mais il faudra peut-être également nous interroger sur certaines fonctions militaires plus dures.
À tous égards, l'espace est un domaine sur lequel nous pourrions très vite décrocher face à nos compétiteurs de toutes sortes, voire face à certains de nos alliés. Si ceux qui évoquent un sentiment de déclin de nos armées vous mentent, un tel déclin pourrait advenir dans le spatial si nous ne réagissons pas suffisamment vite. Il convient de reconnaître cette réalité.
La question de la dissuasion nucléaire semble faire consensus dans cet hémicycle, à l'exception du représentant du Rassemblement national, qui a de nouveau parlé d'un « partage » de celle-ci. Monsieur le sénateur Szczurek, si l'on est patriote, on ne fait pas dire au Président de la République des choses qu'il n'a pas dites, surtout sur un sujet aussi important que la dissuasion nucléaire, qui protège nos intérêts vitaux et est en quelque sorte notre assurance vie !
Affirmer que nos intérêts vitaux recouvrent une dimension européenne ne signifie pas partager la dissuasion nucléaire.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Non ! Mais peut-être ne comprenez-vous pas ce que cela veut dire…
M. Rachid Temal. Il sait très bien ce que cela veut dire !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Dans ce cas, je suis à votre disposition pour y revenir.
Cela fait plusieurs fois que je clarifie les choses vis-à-vis de votre groupe politique ces derniers jours ; je l'ai fait une fois, deux fois, mais je ne le referai pas une troisième fois. Désormais, je considère que ces mauvais débats sont susceptibles d'affaiblir notre défense en affectant la clarté de la dissuasion. (Applaudissements. – M. Christopher Szczurek proteste.)
Emmanuel Macron a répété ce que tous ses prédécesseurs avaient dit…
M. Cédric Perrin. À commencer par le général de Gaulle !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Si, en 1962, le général de Gaulle a voulu que le président de la République française soit élu au suffrage universel direct, c'est notamment pour qu'il ait la légitimité suffisante pour disposer de la force de frappe.
D'ici à 2027, chaque candidat à l'élection présidentielle pourra détailler la manière dont il entend la notion d'intérêts vitaux. Espérons toutefois qu'ils ne le fassent pas trop : c'est précisément l'ambiguïté stratégique qui nous protège…
Quoi qu'il en soit, il faut réfléchir à ce que la dissuasion nucléaire apporte à nos différents voisins.
Nous avons salué tout à l'heure une délégation estonienne ; au Sénat, la diplomatie parlementaire est plutôt dynamique. En ce moment, je ne peux pas faire un pas dans une capitale européenne sans qu'un parlementaire, le membre d'un gouvernement ou le représentant d'un think tank m'interroge au sujet de notre dissuasion.
Nous n'avons jamais dit qu'il fallait changer de doctrine. Cela étant, notre dissuasion nucléaire n'a jamais été pensée de manière égoïste, au sens où nos intérêts vitaux seraient enfermés dans les frontières européennes. (M. le Premier ministre le confirme.) Il s'agit là d'une permanence, du général de Gaulle à Emmanuel Macron ; et il me semble que c'est un acquis.
De même, personne ne pense que l'administration américaine, quelle qu'elle soit, a partagé sa dissuasion en déployant le parapluie nucléaire.
Au sujet de la dissuasion nucléaire, je sais que les convictions peuvent diverger : raison de plus pour lui consacrer le débat le plus technique possible. C'est le devoir des puissances nucléaires de parler d'un tel sujet avec précision, notamment dans leurs assemblées parlementaires. Or la récurrence des allusions tourne, selon moi, au mauvais procès, lequel est d'autant plus inquiétant qu'il dépasse le champ des affrontements politiques – à la rigueur, si le débat s'y cantonnait, on s'en remettrait sans doute très bien...
Au sujet de la dissuasion nucléaire, il faut que les choses soient dites avec beaucoup de précision et de clarté.
Je ne reviendrai pas sur les remarques formulées au sujet de l'Union européenne ou encore du spatial, qui, pour moi, doit jouer un rôle clé.
Quelques orateurs l'ont rappelé, les acquisitions communes fonctionnent, et elles vont plutôt dans l'intérêt des pays disposant d'une industrie de défense, parmi lesquels la France. Le président Gontard a ainsi relevé que ce système permettait de mutualiser un certain nombre de factures. Qu'il s'agisse des Mistral ou des Caesar, nous avons pu emmener avec nous plusieurs pays, y compris les plus inattendus, comme la Hongrie, ce qui n'allait tout de même pas de soi… (Mme Laurence Harribey acquiesce.) Il faut poursuivre les efforts en ce sens.
Sur tous les sujets relevant du marché unique européen, quels qu'il soient, Cédric Perrin l'a dit : nous passons d'une logique de taxonomie à trois ans à un impératif d'accélération de la production. (M. Cédric Perrin opine.) On pourrait en dire autant de la plupart des directives européennes, comme la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.
Chaque fois que l'on transpose des normes européennes, les parlementaires comme le pouvoir exécutif doivent se demander quel est leur l'impact sur les industries de défense, qui sont moins que jamais des industries comme les autres. (M. Rachid Temal acquiesce.) La production d'armes a une vocation stratégique, singulièrement en ce moment. C'est tout simplement un enjeu de souveraineté. C'est aussi, accessoirement, un enjeu pour l'emploi sur le territoire national.
Le Président de la République et le Premier ministre nous ont demandé de réfléchir aux questions de financement, et de nombreux sujets sont sur la table. Il s'agit ni plus ni moins que de définir un modèle économique.
Monsieur le président Kanner, on a parlé de patriotisme financier. Avant de recourir à la fiscalité, peut-être faut-il demander à divers opérateurs de prendre un minimum de risques. Nombre d'entreprises disposent de fonds de roulement importants. La défense dispose d'un véritable modèle économique : pourquoi ne consentirait-on pas davantage de risques bancaires et de levées de fonds ? Nous avons commencé à en discuter, y compris avec plusieurs membres de votre groupe.
Vous avez évoqué la mobilisation de l'épargne des Français : François Bayrou a demandé à Éric Lombard et à votre serviteur de travailler en ce sens.
M. Christian Cambon. Le Sénat a plaidé pour cette solution !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Nous allons essayer de faire avancer ce dossier, en lien avec les différents groupes parlementaires.
Le Sénat a largement documenté cette piste lors de l'examen de la dernière programmation militaire,…
Mme Laurence Harribey. Nous avons même une proposition de loi, qui est prête !
M. Sébastien Lecornu, ministre. … mais nous devons encore trouver le produit ad hoc. Le recours au livret A, préconisé à l'époque, ne faisait pas consensus, pour des raisons que l'on peut comprendre. L'idée est désormais de créer un produit spécifique. Je le répète, nous allons y travailler.
Enfin, comme l'ont dit Jean-Noël Barrot et le président Perrin, il faut désormais faire vivre ce débat dans l'opinion publique française. C'est là une évidence.
Un certain nombre de choix devront être faits. Nos concitoyennes et nos concitoyens sont inquiets. Dans d'autres pays, plus proches de l'Ukraine et de la Russie, la peur est sensiblement plus forte que chez nous.
Non seulement la France est à l'ouest de l'Europe et dispose de la dissuasion nucléaire, mais elle est membre de l'Otan et possède une armée dotée d'importantes capacités. L'inquiétude n'en est pas moins palpable dans l'opinion publique française. M. le Premier ministre l'a souligné en ouvrant ce débat : il faut transformer cette inquiétude en capacité collective à faire des choix.
Nous sommes tous fiers de citer le général de Gaulle. Nous pouvons compter le dispositif de sécurité et de défense performant légué par nos dirigeants des années 1960 : nous avons le devoir de transmettre cet héritage à la génération suivante. Dans vingt ou trente ans, la France aura tout autant de menaces à réguler et à traiter. C'est précisément pourquoi nous devons remettre sur pied notre système de défense ; mais, pour cela, il faut faire les bons choix politiques. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. François Bayrou, Premier ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, chacun mesure ici l'importance de la discussion qui vient d'avoir lieu. J'observe d'ailleurs que nombre d'entre vous sont restés jusqu'au terme du débat pour participer à la réflexion. Ce n'est pas le cas dans toutes les assemblées…
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C'est dit !
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Que cela se sache !
M. François Bayrou, Premier ministre. Je suis frappé de l'intérêt que vous avez accordé à cette déclaration du Gouvernement et je mesure l'investissement de tous les groupes politiques, quels qu'ils soient.
Chacun voit bien que nous vivons un moment historique. Pas un seul des orateurs qui se sont succédé n'a nié le fait que nous sommes en train de changer d'ère.
Voilà quatre-vingts ans que nous vivions sur la base d'un certain nombre de principes, dans un cadre de réflexion aujourd'hui profondément dégradé.
M. Philippe Grosvalet. Voire obsolète…
M. François Bayrou, Premier ministre. Nous tous, en tant que responsables politiques, avons pour mission de préparer l'avenir. Nous allons donc devoir remettre en cause notre manière de voir les choses et notre hiérarchie des priorités, tout simplement afin d'agir.
Nos concitoyens, que vous représentez vous aussi, sont personnellement concernés par ce qui est en train de se passer. Nous ne pourrons, en aucun cas, nous dérober à cette réflexion et aux remises en cause qu'elle implique. Et, comme toujours, c'est devant l'opinion publique, dans la conscience des citoyens, que tout va se jouer.
Notre responsabilité fait la grandeur de notre vocation démocratique. (Applaudissements.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures cinq, est reprise à dix-neuf heures dix.)
M. le président. La séance est reprise.
7
Accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes
Débat organisé à la demande du groupe Les Républicains
M. le président. L'ordre du jour appelle le débat, à la demande du groupe Les Républicains, sur les accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes.
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s'il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l'orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé une place dans l'hémicycle.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Muriel Jourda, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains. – M. Olivier Bitz applaudit également.)
Mme Muriel Jourda, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant tout, je tiens à rappeler brièvement pourquoi les élus du groupe Les Républicains ont sollicité l'organisation d'un débat sur les relations migratoires entre la France et l'Algérie.
Il ne s'agit évidemment pas de reprendre l'historique des relations entre nos deux pays : nous aurions bien du mal à nous accorder sur un récit commun, même si le Président de la République a reconnu à l'envi, allant jusqu'à provoquer l'écœurement de certains, la dette de la France envers l'Algérie. Il s'agit de parler du présent et, plus particulièrement, des relations migratoires entre l'Algérie et la France.
J'ai souvent eu l'occasion de le rappeler dans cet hémicycle : la politique migratoire se définit somme toute de manière assez simple. Pour un pays doté de frontières, elle consiste à dire qui entre et qui reste, en précisant à quelles conditions.
Dans le cas présent, ces conditions sont fixées par l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968, document unique en son genre : aucun autre État ne dispose, avec la France, d'un accord si complet.
Le texte en question détaille les conditions d'entrée et de séjour des Algériens, ainsi que les conditions dans lesquelles ces derniers peuvent travailler en France. Il est si complet qu'il déroge presque totalement au droit commun, codifié, comme vous le savez, dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda).
Globalement, le droit commun ne s'applique pas à l'accord de 1968. Certaines des dispositions de cet accord sont moins favorables, mais dans l'ensemble l'Algérie dispose d'un régime plus favorable que les autres pays.
On pourrait dire : pourquoi pas ? Après tout, l'Algérie entretient des relations anciennes avec la France. Il y a beaucoup d'Algériens en France – sur les quelque 4 millions de titres de séjour en cours de validité, plus de 600 000, au bas mot, concernent les Algériens –, auxquels s'ajoutent beaucoup de Franco-Algériens.
Dès lors, pourquoi ne pas maintenir un accord plus favorable que le droit commun, d'autant que nous avons des relations assez intenses avec l'Algérie, s'agissant des échanges de populations ? Mais, si cet accord réserve un traitement de faveur aux Algériens quand ils souhaitent venir en France, nous ne bénéficions d'aucune réciprocité de la part de l'Algérie.
M. Christian Cambon. Eh non !
Mme Muriel Jourda. L'importante immigration régulière que je viens d'évoquer se double d'une immigration irrégulière presque équivalente, en direction de la France.
J'ai travaillé sur ce sujet avec mon collègue Olivier Bitz : à ce titre, nous avons notamment auditionné le ministre de l'intérieur. Celui-ci nous a expliqué que, dans les centres de rétention administrative (CRA), où sont placés des étrangers attendant d'être éloignés de France et même, désormais presque exclusivement, des individus qui troublent l'ordre public, 40 % de personnes sont de nationalité algérienne.
Le système en vigueur est donc totalement déséquilibré : la France réserve à l'Algérie un statut globalement favorable, sans aucune réciprocité. Les faits récents le démontrent : elle refuse même de reprendre ses propres ressortissants, contrevenant ainsi à ses propres engagements comme au droit international.
Que faire face à cette situation ? Devons-nous accepter la persistance d'un tel déséquilibre ? Je pense que non.
Il me semble que nous ne devons plus tolérer ce déséquilibre dans les relations entre la France et l'Algérie sur les questions migratoires.
Dès lors, que faire ? Négocier, sans doute. Je sais que les affaires étrangères sont toujours désireuses de mener des négociations, et nous avons nous-mêmes suggéré cette piste. Mais nous ne pouvons pas négocier comme les bourgeois de Calais, arrivant la mine basse pour remettre les clés de leur ville...
En vue de cette négociation, nous devons nous doter d'armes juridiques. À cet égard – c'est l'arme la plus évidente, et nous l'avons préconisée dans notre rapport, voté par la commission des lois –, on ne saurait écarter la possibilité de mettre fin à ces accords migratoires si favorables.
Aux accords de 1968 s'ajoutent d'ailleurs, depuis 2013, des accords relatifs aux passeports diplomatiques et aux passeports de service, permettant aux titulaires de ces titres d'entrer facilement en France. N'excluons pas la possibilité de mettre fin à ces divers accords favorables à l'Algérie, tant que l'Algérie n'aura pas, en matière d'immigration, un comportement réciproque au nôtre. Une telle attitude serait somme toute normale vis-à-vis de la France.
Mes chers collègues, voilà où nous en sommes. Si nous mettons fin à ces accords, nous ne ferons que rétablir des relations équilibrées entre deux pays qui, me semble-t-il, ne se doivent plus grand-chose l'un à l'autre, et qui sont deux nations souveraines. La France reprendra ainsi le contrôle de sa politique migratoire, qu'elle doit absolument conduire d'une main ferme. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains. – M. Olivier Bitz applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, avant tout, je tiens à vous remercier de l'organisation de ce débat.
J'égrènerai bien sûr mes éléments de réponse tout au long de la discussion.
Madame la sénatrice, nous avons en partage un objectif fondamental, à savoir la maîtrise de nos frontières et donc de notre immigration. Nous devons savoir qui entre réellement sur notre territoire, et nous devons nous doter de critères démocratiques clairs, afin de faire partir ceux qui n'ont pas vocation à rester sur notre territoire.
C'est le cœur de notre politique migratoire, menée par le ministre des affaires étrangères et le ministre de l'intérieur, Bruno Retailleau, y compris au niveau européen. J'y reviendrai : bon nombre de questions que vous posez doivent être traitées dans le cadre européen – en tant que ministre délégué chargé de l'Europe, je tiens tout spécialement à le rappeler.
Nos relations avec l'Algérie, qui sont le fruit de nos histoires communes, sont régies par un certain nombre de textes. Parmi eux figure bien sûr l'accord de 1968, que vous avez mentionné. Il a été révisé à trois reprises et doit aujourd'hui faire l'objet d'une renégociation. C'est ce que demandent le Gouvernement et le Président de la République. En 2022, nous nous étions d'ailleurs accordés avec le gouvernement algérien sur la nécessité d'une telle renégociation.
Avant de revenir plus en détail sur ces questions, je tiens à souligner, au sujet des expulsions, un point qui échappe souvent au débat public, malgré l'enjeu qu'il représente pour la maîtrise de nos frontières et la lutte contre l'immigration illégale.
Les événements qui ont récemment défrayé la chronique nous l'ont rappelé une fois de plus – je pense aux pseudo-influenceurs tenant un discours de haine contre notre pays et que le ministre de l'intérieur a souhaité expulser, à juste titre –, l'Algérie ne respecte pas, de facto, le protocole de 1994 applicable aux laissez-passer…
M. le président. Merci de conclure, monsieur le ministre.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Au cours des deux dernières années, le nombre de laissez-passer consulaires délivrés par l'Algérie a sensiblement augmenté. C'est aussi l'enjeu des renégociations à venir.
M. le président. Concluez, monsieur le ministre !
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Dans ce rapport de force, nous devrons évidemment défendre nos intérêts – j'aurai l'occasion d'y revenir.
M. le président. Dans la suite du débat, la parole est à Mme Corinne Narassiguin. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Ian Brossat applaudit également.)
Mme Corinne Narassiguin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c'est en invoquant « une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algérien » qu'Emmanuel Macron a demandé à Benjamin Stora de rédiger un rapport sur les « questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie ». Ces mots ne datent que de 2020 ; mais, aujourd'hui, ils semblent bien loin.
Une fois de plus, nous nous retrouvons dans cet hémicycle pour parler d'immigration : à croire que le sujet est quelque peu obsessionnel sur une partie de ces travées…
Monsieur le ministre, je me réjouis de vous voir au banc du Gouvernement, plutôt que votre collègue chargé de l'intérieur, qui tourne en boucle sur l'Algérie alors que ce sujet ne relève pas de sa compétence.
L'accord franco-algérien de 1968 fixe les conditions de circulation, d'emploi et de séjour en France des ressortissants algériens. Ces derniers ne relèvent historiquement pas du droit commun, mais d'un régime dérogatoire, en raison des liens culturels et politiques noués de longue date entre nos deux pays.
Par plusieurs avenants, dont deux adoptés sous des gouvernements de gauche, le statut spécial des Algériens s'est progressivement rapproché du droit commun. Il reste plus favorable que celui-ci sur certains points – je pense notamment au regroupement familial. Mais sur d'autres volets, comme les titres de séjour étudiants, il y est moins favorable.
Il est clair que l'attitude actuelle de l'Algérie vis-à-vis de la France n'est pas acceptable. Lorsque la France expulse légalement des ressortissants algériens condamnés sur son territoire, l'Algérie n'a pas à les refouler.
À cet égard, la conduite du régime algérien est scandaleuse. Il en est de même de ses déclarations au sujet de Boualem Sansal, lequel est détenu de manière injustifiée. Je le rappelle à mon tour, Boualem Sansal doit être libéré.
La France doit être ferme avec l'Algérie lorsqu'elle ne respecte pas nos accords. Le Président de la République et le ministre des affaires étrangères doivent dès lors engager un dialogue exigeant.
Toutefois, les élus du groupe socialiste considèrent que la population algérienne n'a pas à payer pour l'attitude de son gouvernement. Aussi, nous sommes fermement opposés à la dénonciation unilatérale de cet accord.
C'est d'ailleurs la position du Président de la République lui-même, lequel a contredit son Premier ministre et son ministre de l'intérieur. Cette cacophonie au sommet de l'État est irresponsable. Même lors des véritables cohabitations, l'intérêt supérieur de la France a toujours conduit les deux chefs de l'exécutif à parler d'une seule voix sur les questions internationales. Le mauvais spectacle auquel nous assistons actuellement au sujet de l'Algérie affaiblit la voix de la France sur la scène internationale, à un moment où notre pays doit y peser de tout son poids – le débat sur l'Ukraine vient de le montrer.
Nos relations avec l'Algérie sont actuellement tendues – c'est une évidence – et les tensions vont bien au-delà de la question migratoire. Voilà maintenant deux décennies qu'elles s'accumulent. La reconnaissance soudaine de la marocanité du Sahara occidental, sans aucun geste envers Alger, était une grave erreur de la part de la France.
En outre, la visite du président Gérard Larcher dans le Sahara occidental la semaine dernière n'était sans doute pas des plus opportunes… (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Christian Cambon. Comment pouvez-vous dire des choses pareilles ?
Mme Corinne Narassiguin. Elle a conduit au gel des relations entretenues par le groupe d'amitié de notre assemblée, ce qui est évidemment regrettable.
Alors même que les relations diplomatiques se tendent, notre gouvernement souffle sur les braises.
Chers collègues de la majorité sénatoriale, l'accord de 1968 ne traite ni de l'immigration illégale ni de la coopération en matière de lutte contre le terrorisme. En revanche, c'est l'accord qui a le plus de poids symbolique. Brandir la menace de sa dénonciation unilatérale, c'est faire exactement ce que vous reprochez, à juste titre, au gouvernement algérien.
Vous utilisez la rente mémorielle de notre douloureuse histoire commune à des fins de politique intérieure.
Mme Brigitte Micouleau. Mais non !
Mme Valérie Boyer. Pas du tout !
Mme Corinne Narassiguin. Alors qu'il est indispensable de reprendre le dialogue, vous proposez, paradoxalement, de rompre un accord qui nous lie à l'Algérie depuis des décennies.
Le caractère dérogatoire au droit commun de l'accord de 1968 reste justifié par l'intensité des liens humains et historiques entre nos deux pays comme par l'imbrication de leurs intérêts économiques, sécuritaires et politiques.
Cet accord est indissociable de l'histoire singulière qui lie la France à l'Algérie ; une histoire complexe, dont nombre de nos concitoyens sont les héritiers ; une histoire marquée par cent trente-deux ans de colonisation, dont huit ans de guerre d'indépendance et six décennies de relations bilatérales sinueuses.
Les élus du groupe socialiste considèrent que l'accord de 1968 doit évoluer. Nos deux pays s'entendent d'ailleurs sur ce point. Mais un tel travail ne peut être mené que par la voie de la négociation diplomatique, au terme d'un dialogue exigeant et respectueux.
M. Didier Marie. Très bien !
Mme Corinne Narassiguin. Le Président de la République, et c'est heureux, l'a rappelé pas plus tard qu'hier.
Je précise qu'une dénonciation unilatérale de l'accord de 1968 aboutirait nécessairement à désarmer la France dans sa lutte contre l'immigration irrégulière : une telle rupture diplomatique, par nature brutale, signifierait la fin de la délivrance des laissez-passer consulaires, lesquels sont indispensables aux éloignements. Or, en 2024, Alger a délivré 3 000 laissez-passer consulaires, soit bien davantage que d'autres pays du Maghreb.
Pour beaucoup de juristes, une dénonciation unilatérale violerait également le droit international. Le régime juridique qui serait alors applicable aux mobilités régulières entre nos deux pays inspire, de plus, un certain nombre d'interrogations.
Chers collègues du groupe Les Républicains, pour vous comme pour votre ancien président, devenu ministre de l'intérieur,…
M. Michel Savin. Excellent ministre !
Mme Corinne Narassiguin. … actuellement en campagne pour la présidence de votre parti politique, la relation franco-algérienne se limite à un problème migratoire qu'il faudrait éliminer.
Vous ne semblez pas mesurer l'impact économique d'une telle politique ; il serait désastreux pour la France. (Vives protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Audrey Linkenheld. Mme Narassiguin a raison !
Mme Corinne Narassiguin. Vous partez d'un terrible préjugé – il s'agit d'ailleurs sans doute d'un relent colonial… (Mêmes mouvements.)
À vos yeux, l'Algérie et les Algériens ne peuvent rien faire sans la France. Or, en cas de rupture, c'est la France qui a beaucoup à perdre.
L'Algérie est un partenaire économique crucial pour la France, les échanges commerciaux entre nos deux pays atteignant 11,8 milliards d'euros en 2023.
Que comptez-vous dire aux 450 entreprises françaises installées en Algérie ? Aux 6 000 entreprises françaises qui y exportent des produits français ? Aux médecins algériens qui tiennent à bout de bras notre système hospitalier ?
La dégradation de nos relations bilatérales a déjà provoqué une chute très importante des exportations françaises de blé vers l'Algérie, et le mouvement risque de s'accentuer. Que comptez-vous dire à nos agriculteurs ?
M. Akli Mellouli. Rien !
Mme Corinne Narassiguin. N'oublions pas non plus notre coopération sécuritaire avec l'Algérie, qui joue un rôle majeur contre le terrorisme dans la région du Sahel.
Une fois encore, la pente dangereuse que vous suivez en courant après l'extrême droite nous conduit dans un mur. Vous prétendez protéger la France par des coups de force : en réalité, vous nous affaiblissez.
Une histoire profonde lie nos deux pays. Pour reprendre les mots de Yazid Sabeg et Jean-Pierre Mignard, « des milliers de familles, des millions de personnes, quatre millions peut-être de binationaux, d'enfants et de petits-enfants, de parents algériens, ou à la fois algériens et français, vivent aujourd'hui dans un enchevêtrement d'appartenances, de souvenirs, de cultures, et forment une exceptionnelle mixité humaine. Ils sont la marque indélébile d'un destin partagé. Cette jeunesse issue de l'immigration algérienne, ancrée dans la République, désireuse à la fois de concilier son appartenance à la nation française sans répudier son algérianité, est le socle de notre avenir commun. Nos querelles la troublent et c'est injustifiable. »
Nous avons bien compris que c'est une réalité française que vous ne voulez pas voir. Dénoncer unilatéralement l'accord de 1968 ne la fera pas disparaître, bien au contraire.
Pour toutes ces raisons, nous appelons de nos vœux la reprise d'un dialogue avec l'Algérie. À l'instar du ministre des affaires étrangères, nous proposons notamment de réactiver le groupe technique bilatéral de suivi de l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968, afin d'élaborer, le moment venu, un quatrième avenant.
Il s'agit, ce faisant, de construire un nouveau cadre de relations diplomatiques apaisées entre la France et l'Algérie, reconnaissant la complexité de notre histoire commune pour mieux la dépasser. C'est notre intérêt économique et sécuritaire. (Protestations sur des travées du groupe Les Républicains.) C'est le sens de notre histoire. C'est, dès lors, le moyen de réconcilier la France avec elle-même. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST. – M. Ahmed Laouedj applaudit également.)
Mme Audrey Linkenheld. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Narassiguin, nous avons comme vous l'ambition de renégocier l'accord de 1968, d'ailleurs déjà révisé à trois reprises.
Il s'agit une nouvelle fois d'aligner certaines de ses dispositions sur le droit commun, pour attirer davantage de talents – je pense notamment aux étudiants –, et d'y introduire de nouvelles exigences d'intégration républicaine.
Vous l'avez salué, la France, par la voix du Président de la République, s'est beaucoup investi pour la reconnaissance de la mémoire franco-algérienne et la confrontation de nos histoires dans un dialogue sincère et honnête, s'appuyant sur un certain nombre de travaux historiques, en particulier ceux de Benjamin Stora.
Mais, force est de le constater, le rapport à la France fait aussi régulièrement l'objet en Algérie d'une rente mémorielle et politique à l'encontre de notre pays. Nous n'avons pas à nous flageller sur le sujet, nous pouvons le dire honnêtement.
Je vous remercie également d'avoir rendu hommage à notre compatriote Boualem Sansal, toujours emprisonné sans fondement à ce jour. Il est un héraut de la liberté d'expression, de l'universalisme, de la lutte contre toutes les formes de tyrannie. Il est malade, sa santé nous préoccupe et la diplomatie française se mobilise en faveur de sa libération.
Enfin, il ne faut pas opposer la relation nécessaire et importante que nous avons avec l'Algérie à la relation historique, culturelle, stratégique profonde que nous avons avec nos partenaires marocains. La France a reconnu, comme de très nombreux autres pays, que le présent et l'avenir du Sahara occidental s'inscrivaient dans le cadre de la souveraineté marocaine. Cela s'inscrit dans la profondeur du lien qui nous unit à ce pays, une relation fondamentale pour notre pays.
M. le président. La parole est à Mme Corinne Narassiguin, pour la réplique.
Mme Corinne Narassiguin. La voie diplomatique demeure effectivement la seule voie viable. Benjamin Stora l'a dit : la rente mémorielle est utilisée des deux côtés de la Méditerranée, et c'est bien le problème.
La France doit évidemment établir des relations diplomatiques apaisées avec tous les pays du Maghreb, avec lesquels nous partageons une histoire commune, mais notre relation avec l'Algérie est beaucoup plus longue et complexe.
Monsieur le ministre, ne laissez pas le ministre de l'intérieur faire des Algériens et de la relation franco-algérienne les victimes de ses obsessions migratoires. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Thomas Dossus applaudit.) Il est anormal qu'un ministre de l'intérieur exerce une telle pression sur le Premier ministre afin d'empiéter avec autant de désinvolture sur ce qui relève de la compétence du Président de la République, dans le dessein d'instrumentaliser la politique étrangère dans une perspective de politique intérieure. La France doit parler d'une seule voix et s'opposer à cette politique de la terre brûlée. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. le président. La parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme Vanina Paoli-Gagin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 1830, la France se lançait dans la conquête de la régence d'Alger qui était, depuis trois siècles, un territoire de l'Empire ottoman. Les cent trente-deux années pendant lesquelles l'Algérie a été un territoire français et la guerre qui y a mis fin constituent l'histoire douloureuse que nos deux pays ont en partage.
Six ans après la fin de la guerre de décolonisation, Paris et Alger ont conclu des accords visant à faciliter l'émigration des Algériens vers la France. Il est souvent dit que la France a fait cela pour satisfaire ses besoins en main-d'œuvre. C'est juste, la France a offert aux Algériens des facilités pour venir dans notre pays, mais, il faut le rappeler, elle n'a forcé personne. Le fait que de nombreux Algériens aient choisi d'en bénéficier montre que ces accords ne leur sont pas défavorables.
Il s'agit en effet de dispositions dérogatoires au Ceseda qui octroient aux Algériens des avantages appréciables. C'est ainsi que, sur les 2,5 millions d'étrangers que notre pays comptait sur son sol en 2023, les Algériens étaient près de 900 000 ; en outre, nombre de nos concitoyens disposent de la double nationalité. Les relations entre nos deux peuples sont fortes et doivent être préservées.
Hélas, le gouvernement algérien continue de les altérer en ressassant inlassablement le passé colonial. En 2023, il a même réintroduit dans son hymne national un couplet demandant à la France de rendre des comptes.
Ces comptes, la France les a déjà rendus il y a bien longtemps et l'Algérie est aujourd'hui, depuis près de soixante-trois ans, un pays souverain et indépendant. C'est le gouvernement algérien qui est responsable devant son peuple ; la colonisation a eu son lot d'effets néfastes, mais ne peut pas tout expliquer.
Le Vietnam a, lui aussi, été colonisé par la France ; lui aussi a obtenu son indépendance de haute lutte, après avoir affronté non seulement les Français mais encore les Américains, au cours d'un conflit majeur. Or, au cours des vingt dernières années, le taux de croissance du PIB algérien a été, malgré l'énorme rente gazière, bien inférieur à celui du Vietnam.
La rente mémorielle, s'il fallait encore le démontrer, n'a jamais développé l'économie d'aucun pays. Tant que le gouvernement algérien instrumentalisera le passé pour dissimuler ou justifier ses propres lacunes, nos relations s'en trouveront dégradées.
La dégradation fâcheuse de nos relations avec le gouvernement algérien a été récemment exacerbée par plusieurs événements.
La France a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Bien que cela puisse déplaire à Alger, la France est, jusqu'à nouvel ordre, en tant que pays souverain, libre de ses positions diplomatiques.
Conséquence indirecte, le gouvernement algérien a arrêté en novembre dernier un écrivain franco-algérien de 75 ans, malade, dont l'œuvre littéraire a été saluée par de nombreux prix. Boualem Sansal est accusé d'avoir porté atteinte à l'unité nationale algérienne ; il est en réalité puni pour avoir tenu des propos déplaisant au gouvernement algérien. Une telle forme de censure n'honore pas du tout ce dernier et la France ne peut pas accepter que l'un de ses ressortissants soit ainsi détenu arbitrairement.
Enfin, le gouvernement algérien a entrepris de refuser illégalement le retour sur son sol de certains de ses ressortissants expulsés par la France parce qu'ils étaient en situation irrégulière. Parmi eux se trouvent quelques influenceurs douteux, dont certains appellent au meurtre, et une personne qui a commis un attentat terroriste à Mulhouse.
Ces refus illégaux, puisque contraires au droit international, ont une conséquence logique, évidente : la France doit s'interroger sur la suite des accords qui la lient à l'Algérie en matière d'immigration. Voilà deux ans déjà, Édouard Philippe attirait notre attention sur la nécessité d'un tel réexamen ; depuis lors, il a été rejoint par de nombreux responsables politiques.
L'une des premières conditions de l'application du droit international est la réciprocité. Les refus du gouvernement algérien de permettre le retour sur son sol de ses ressortissants ne peuvent perdurer. Révisés plusieurs fois, ces traités peuvent être renégociés si cela est nécessaire. Nous considérons qu'ils doivent l'être, afin de mieux répondre aux impératifs auxquels sont confrontés nos deux pays.
Nous souhaitons qu'un accord soit trouvé et que la relation entre nos deux peuples soit préservée, au mieux des intérêts de chacun. Toutefois, la France, tout comme l'Algérie, ne doit pas s'interdire de dénoncer ces accords si aucune solution satisfaisante n'est trouvée, dans le respect du droit international. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI et sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Olivier Bitz applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Paoli-Gagin, je souhaite rebondir sur le dernier point de votre propos.
Vous avez mentionné l'idée d'une solution qui serait au bénéfice de nos deux peuples. C'est bien entendu ce que nous recherchons. Nous voulons renégocier pour défendre nos intérêts, pour maîtriser notre immigration, mais sans aller à l'encontre des intérêts du peuple algérien ; nous souhaitons plutôt cibler ceux qui prennent les décisions.
À cet égard, je souhaite évoquer un autre accord, de portée moindre mais qui n'est pas anecdotique, celui du 10 juillet 2007, révisé le 16 décembre 2013. Ce traité prévoit une exemption réciproque de visas de court séjour pour les titulaires d'un passeport diplomatique ou de service. Cet accord facilite notre action diplomatique, mais il est devenu clair qu'il est plus avantageux pour les responsables algériens, compte tenu des liens personnels marqués que beaucoup d'entre eux ont en France ; ils l'utilisent pour faire des allers-retours.
Cet accord peut naturellement être mis sur la table dès lors que la coopération migratoire n'est pas satisfaisante. Nous avons d'ores et déjà pris de premières mesures restrictives, cela a été annoncé à la fois par le ministre de l'intérieur et le ministre de la justice, en durcissant son application. De manière générale, il semble souhaitable de viser la nomenklatura algérienne, car les difficultés que nous avons concernent, je le répète, le gouvernement et non le peuple algérien.
Nous avons donc des outils, des instruments, pour défendre nos intérêts dans notre relation avec Alger.
M. le président. La parole est à Mme Valérie Boyer. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Valérie Boyer. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 27 décembre 1968, la France et l'Algérie ont signé un accord définissant les conditions de circulation, de séjour et de travail des Algériens en France. Les conséquences de cet accord sur notre politique migratoire sont considérables, puisqu'elles offrent à l'Algérie un cadre exceptionnel, en octroyant à ses ressortissants un statut dérogatoire au droit commun, très avantageux pour les Algériens mais dont le contribuable français ignore totalement le coût.
La France abrite une diaspora algérienne d'au moins 2,6 millions de personnes, dont 900 000 immigrés stricto sensu. C'est le contingent le plus nombreux parmi toutes les nationalités représentées. Cette immigration a explosé. Le nombre d'Algériens présents sur le sol français a été multiplié par trois entre 1946 et 1972, posant, bien sûr, de nombreuses difficultés.
À peine 10 % des Algériens expulsables ont été renvoyés de façon coercitive. Par exemple, la présidente Jourda l'a indiqué, 43 % des 1 800 places disponibles en centre de rétention administrative (CRA) sont occupées par des ressortissants algériens. Je rappelle que l'auteur présumé de la barbarie de Mulhouse, un Algérien en situation irrégulière sous OQTF, avait été refusé à dix reprises par l'Algérie.
Malheureusement, je ne dispose pas d'assez de temps pour lister tous les actes de l'Algérie qui font peser une menace directe sur notre sécurité, sans même évoquer certaines révélations faites hier sur une chaîne de télévision.
Je pourrais par exemple parler de la volonté du président Tebboune d'instrumentaliser la haine de la France, de sa volonté de chasser la langue française des écoles privées en Algérie. Pire encore, je pourrais évoquer sa volonté de laisser en France des Algériens soi-disant influenceurs mais qui nous menacent. Permettez-moi de citer quelques messages de ces derniers : « nous allons tous vous violer », « ceux qui savent manier des armes vont vous achever », etc. Je pourrais enfin vous parler du couplet anti-français ajouté dans l'hymne algérien. Mais laissons là ces provocations indignes…
Je souhaite surtout vous parler d'un homme. Depuis plus de cent jours maintenant, cet homme de 75 ans, un écrivain franco-algérien gravement malade, est retenu en otage par l'Algérie. Cet homme, Boualem Sansal, est notre compatriote et notre ami. Il est l'otage d'un régime qui bafoue la liberté d'expression, « un des droits les plus précieux de l'homme », aux termes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Son arrestation à l'aéroport d'Alger ne s'appuie sur aucun motif de droit ; elle procède de la force brutale d'un régime autoritaire qui ne dit pas son nom, d'un régime qui affiche son antisémitisme en demandant à Boualem Sansal de récuser son avocat au motif que celui-ci est juif, qui revendique son mépris envers les juifs, les harkis, les chrétiens et, plus largement, les Européens, notamment les Français.
Et que dire des traitements discriminants et cruels qu'il inflige aux femmes, aux Berbères, aux Kabyles, sans oublier les campagnes racistes perpétrées par les médias d'État contre les migrants, notamment africains ?
M. François Bonhomme. Tout à fait !
Mme Valérie Boyer. Dans ces conditions, pourquoi le Président de la République contredit-il le Premier ministre et le ministre de l'intérieur, offrant ainsi au président Tebboune l'occasion de se jouer de nos divisions, y compris à la une de certains journaux algériens ? Pourquoi exprimer cette repentance perpétuelle, alors que nous ne récoltons en retour que mensonges historiques et humiliations, comme le Président de la République l'a appris à ses dépens et surtout aux dépens de la France, lorsqu'il a parlé de crime contre l'humanité ?
M. François Bonhomme. Eh oui…
Mme Valérie Boyer. Lorsque nous nous engageons sur ce chemin avec l'Algérie, il n'y a ni limite ni fin. Il est temps de se débarrasser des procès en culpabilisation et de la rente mémorielle.
C'est pourquoi, comme nous l'avons demandé au Sénat au travers de notre proposition de résolution déposée par Bruno Retailleau le 26 juin 2023, nous réclamons que le chef de l'État dénonce cet accord, non pas pour rompre définitivement toute diplomatie, mais pour reconstruire une relation sur de nouvelles bases – de fermeté, de respect et de réciprocité, comme des nations matures. Il y va de notre souveraineté. Il est légitime d'avoir une politique migratoire allant dans le sens de la volonté de la France et de l'intérêt des Français, c'est-à-dire efficace et respectueuse.
Mes chers collègues, il faut bien sûr lutter contre ceux qui portent la haine de la France, mais il ne faut pas oublier la main qui nourrit cette haine. Comme l'a justement indiqué Jean Sévillia, on « pourra regarder en face l'histoire de la présence française en Algérie […] le jour où l'opprobre ne sera plus jeté […] sur les Européens d'Algérie et les harkis et leurs descendants », le jour où une volonté de paix et de respect sera partagée sur les deux rives de la Méditerranée. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Marc Laménie applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la sénatrice Boyer, je tiens tout d'abord à vous remercier de l'hommage que vous venez de rendre à notre compatriote Boualem Sansal. Je souligne d'ailleurs votre combat puisque, je m'en souviens, vous êtes la première à avoir posé une question d'actualité au Gouvernement sur ce sujet, juste après son arrestation. Nous sommes nombreux à admirer son courage et son œuvre ; je pense par exemple à des livres comme 2084 ou Le Village de l'Allemand. Il porte le combat français pour la liberté d'expression et pour l'universalisme.
Je veux également réagir à vos propos sur les laissez-passer consulaires accordés aux personnes sous OQTF, une question qui a pris une teinte particulière avec le drame de Mulhouse. Au cours des trois dernières années, le taux de délivrance de ces laissez-passer est passé de 6 % à 41 %, ratio qui reste certes très insuffisant. Tout cela est régi par le protocole de 1994.
Par ailleurs, il y a eu des cas d'Algériens porteurs de documents d'identité – notamment un influenceur que le ministre de l'intérieur a voulu, à juste titre, faire expulser –, qui ont pourtant été refusés par l'Algérie. Il s'agit là d'une violation du cadre qui régit les relations entre nos deux pays.
Mme Valérie Boyer. Bien sûr…
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Compte tenu de ces difficultés, le Premier ministre a décidé, à l'issue de la réunion du comité interministériel de contrôle de l'immigration du 26 février dernier qu'une liste d'individus serait soumise aux autorités algériennes, afin que ceux-ci soient renvoyés d'urgence en Algérie, et que, à défaut d'une réponse favorable, nous réexaminerions l'ensemble des accords migratoires que nous avons avec ce pays.
Il s'agit simplement de faire appliquer le droit et de défendre nos intérêts sur le plan migratoire.
M. le président. La parole est à Mme Valérie Boyer, pour la réplique.
Mme Valérie Boyer. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre.
Aujourd'hui, nous examinons l'application de l'accord de 1968, mais je pense que la représentation nationale, de même que nos compatriotes, devraient être éclairés sur son coût.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Absolument.
Mme Valérie Boyer. Quel en est le coût précis ? J'aimerais le savoir. Que verse précisément la France aux ressortissants algériens, prestation par prestation ?
Nous avons les plus grandes difficultés à obtenir ces chiffres, et cela pose plusieurs problèmes : d'abord, le fait en soi de ne pas obtenir ces informations, mais aussi le fait que, lorsque nous votons notamment le budget de la sécurité sociale, nous en avons besoin pour nous éclairer. En effet, on nous soumet de nouvelles règles applicables au cadre général, mais dont de nombreuses conventions internationales limitent la portée et la possibilité de mener des contrôles.
Non seulement il convient de revoir ces accords, mais il faut en outre que les Français sachent combien ces derniers leur coûtent. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Nicole Duranton.
Mme Nicole Duranton. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France et l'Algérie partagent un passé douloureux, qui, plus de soixante ans après l'indépendance algérienne, continue de susciter des tensions et des incompréhensions. La colonisation française en Algérie reste un sujet de crispation entre Paris et Alger.
L'accord signé par les deux pays le 27 décembre 1968 réglemente les circulations, l'emploi et le séjour des ressortissants algériens en France. Conçu à l'origine pour faciliter l'installation de travailleurs algériens sur notre territoire, il confère aux Algériens un régime dérogatoire au droit commun. Ces derniers bénéficient notamment de facilités d'entrée et de délivrance de titres de séjour, avec des durées allant jusqu'à dix ans.
Cet accord, ciment des relations franco-algériennes, suscite aujourd'hui de sérieuses interrogations. En 1968, il répondait à un besoin économique précis et annonçait un nouveau départ commun pour la France et l'Algérie. Depuis lors, le contexte a évolué et certains événements ont engendré une véritable crise diplomatique.
En juillet 2024, l'Algérie s'est offensée du soutien exprimé par la France au plan d'autonomie marocain au Sahara occidental, territoire qui est le théâtre d'un conflit entre le Maroc et des indépendantistes soutenus par l'Algérie.
En novembre dernier, l'écrivain Boualem Sansal, critique du régime algérien, a été arrêté à Alger. Qualifié par le président Abdelmadjid Tebboune d'imposteur envoyé par la France, ce Franco-Algérien à la santé fragile est toujours incarcéré, malgré les nombreuses demandes émanant de plusieurs pays.
Enfin, le 3 février dernier, le président Tebboune a dénoncé le climat délétère entre l'Algérie et la France.
L'attitude véritablement hostile des autorités algériennes vis-à-vis de notre pays est inquiétante. Dans ce contexte, il est tout à fait légitime d'évoquer les accords de 1968. Les facilités que la France accorde depuis des décennies aux Algériens semblent être en décalage avec l'attitude de l'Algérie, dont la coopération en matière d'immigration irrégulière est très insuffisante.
Je souhaite ici évoquer le cas de l'assaillant qui a tué une personne et en a blessé d'autres le 22 février dernier à Mulhouse. Cet Algérien, arrivé illégalement sur le territoire français en 2014 et faisant l'objet d'une OQTF, est resté sur le sol français parce que l'Algérie a refusé à dix reprises de reprendre son ressortissant. (M. Akli Mellouli proteste.) Ce terroriste radicalisé et condamné plusieurs fois ne serait pas passé à l'acte sur le sol français si l'Algérie avait respecté son obligation de l'accueillir à la suite de son expulsion.
Cet exemple fait écho à une autre situation qui a fait grand bruit en janvier dernier. Il s'agit bien entendu du cas de l'influenceur algérien Doualemn, expulsé légalement par la France vers l'Algérie le 9 janvier et renvoyé d'Alger à Paris le jour même. Les autorités algériennes bafouent ouvertement leur engagement envers la France !
Nous ne pouvons pas l'accepter ; c'est pourquoi, le 26 février dernier, lors de la réunion du comité interministériel de contrôle de l'immigration, le Premier ministre, François Bayrou, a défini une ligne claire : la France ne doit pas continuer de distribuer des visas ni d'accorder des facilités d'accès à son territoire aux ressortissants de pays qui ne respectent pas leurs propres obligations en matière migratoire.
M. Christian Cambon. Il a raison !
Mme Nicole Duranton. C'est pour cela qu'il a demandé aux inspections générales de la police nationale et des affaires étrangères de mener un audit interministériel sur la politique de délivrance des visas. Cette décision témoigne de la résolution et de la fermeté dont nous devons faire preuve envers les pays qui, comme l'Algérie, refusent de reprendre les ressortissants légalement expulsés du territoire français.
Pourtant, en août 2022, les présidents Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune voulaient ouvrir une nouvelle ère dans les relations franco-algériennes. Ils entendaient insuffler une nouvelle dynamique partenariale entre nos deux pays, afin de faire face ensemble aux nouveaux défis globaux et aux tensions internationales.
Nous ne devons pas renoncer à toute relation avec l'Algérie. Nos deux pays doivent reprendre progressivement le dialogue pour remédier à la situation actuelle. Nous devons bien entendu maintenir une position de franchise et de fermeté. L'Algérie doit respecter ses obligations envers la France, sans quoi nous serons dans notre droit de prendre de nouvelles mesures nous permettant de respecter notre souveraineté en matière migratoire.
La conjoncture est d'autant plus dommageable qu'elle bafoue le passé que nous avons en commun. Celui-ci est complexe, marqué par des blessures encore vives, mais aussi animé par des liens humains et culturels indéniables. Acteurs d'une histoire commune, nos deux pays ont tissé des rapports étroits, notamment sur le plan mémoriel, comme en témoigne le travail mené par la commission Stora à la fin de l'année 2024.
Nos liens économiques ont également été renforcés depuis le début de la guerre en Ukraine. À titre d'exemple, les exportations algériennes d'hydrocarbures vers la France avaient augmenté de 15 % en 2023, en raison de la volonté française de réduire sa dépendance au gaz russe.
Nous devons, par la reprise du dialogue diplomatique, trouver une nouvelle manière de collaborer avec l'Algérie, sans renier nos engagements et nos principes.
M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Nicole Duranton. Il nous appartient de définir un cadre juste, équilibré et respectueux de la souveraineté de chacun. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. le président. La parole est à M. Ahmed Laouedj. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Akli Mellouli applaudit également.)
M. Ahmed Laouedj. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les tensions actuelles entre la France et l'Algérie sont avant tout le fruit de surenchères politiques et médiatiques qui cherchent à capter l'attention à des fins électorales.
Je m'interroge alors : quel est le véritable objectif ici ? Faut-il raviver une guerre d'Algérie au travers de tensions artificielles pour des raisons politiciennes ? Nous devons être extrêmement vigilants face à de telles dérives.
À ce propos, permettez-moi de citer une déclaration célèbre de l'évêque d'Oran : « La France et l'Algérie n'hésitent pas à se blesser mutuellement. L'originalité de ces blessures est qu'elles sont de celles que ne peuvent s'infliger que de véritables amis. »
Le ministre des affaires étrangères a récemment déclaré : « Si un pays ne coopère pas avec les autorités françaises, je vais proposer que tous les pays européens en même temps puissent restreindre leurs délivrances de visas. » Une telle déclaration, déconnectée des réalités diplomatiques, mérite d'être mise en perspective. Elle témoigne d'une vision simpliste et unilatérale, qui oublie que les relations internationales se bâtissent sur le respect et la coopération, non sur la pression ou les menaces.
L'accord franco-algérien de 1968, dont il est notamment question ici, loin d'être un privilège, est le fruit d'une histoire partagée, marquée par des luttes, des sacrifices et des réconciliations. Il a permis à des milliers de familles de contribuer à la richesse de notre nation.
Pourtant, force est de le constater, cet accord, bien qu'il ait joué un rôle crucial dans le passé, n'est plus aujourd'hui qu'une coquille vide. Les procédures de visas et de résidence des ressortissants algériens sont désormais aussi complexes que celles qui s'appliquent à n'importe quelle autre nationalité. Le débat sur sa révision est donc, en réalité, un faux débat.
L'Algérie est un acteur clé dans sa région et sur le continent africain. Elle possède des ressources propres et une politique indépendante. Il est dans l'intérêt de nos deux pays de maintenir une coopération pragmatique, en particulier dans des secteurs comme celui de la santé, des médecins algériens permettant de combler les pénuries dans les déserts médicaux. De plus, l'Algérie représente un marché important pour nos exportations et reste un partenaire stratégique en Afrique du Nord et au-delà. C'est enfin la coopération en matière de sécurité et de renseignement entre nos deux nations que nous devons préserver.
Alors, derrière cette escalade, nous le savons, il y a des stratégies électorales. Certains acteurs politiques, conscients de l'imminence des échéances électorales de 2027, cherchent à maximiser leur influence au sein de leur parti et à se poser en défenseurs de l'identité nationale. Néanmoins, cette attitude, cette volonté de jouer avec les peurs, n'est pas à la hauteur de ce que nous attendons d'une politique étrangère responsable. Cette politique de confrontation n'a que trop duré. Nous devons arrêter ce jeu dangereux qui consiste à instrumentaliser la question de l'immigration pour des raisons purement électorales. (Marques d'agacement sur les travées du groupe Les Républicains.)
À ce sujet, la position du Président de la République mérite d'être soulignée. Emmanuel Macron a, enfin, pris ses responsabilités, marquant la fin de la récréation diplomatique. Il a clairement sifflé la fin du jeu en soulignant notamment que l'« on ne peut pas se parler par voie de presse », et que les relations entre la France et l'Algérie ne doivent pas être instrumentalisées à des fins politiques. Il a également rappelé que des millions de Français, nés de parents algériens, « vivent en paix, adhérant aux valeurs de la République ».
Enfin, je tiens à citer les propos de Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis et ancien représentant permanent auprès des Nations unies ; il a indiqué avec clairvoyance : « Tôt ou tard, nous conclurons que la politique suivie vis-à-vis de l'Algérie nous mène dans une impasse. On fera appel aux diplomates pour réparer le gâchis. » Ces mots doivent résonner comme un avertissement.
Il est grand temps de sortir de cette impasse et de reprendre un dialogue constructif, loin des polémiques inutiles. Il est impératif que nous mettions de côté nos ambitions électorales et agissions dans l'intérêt de notre pays, mais aussi de la stabilité et de la coopération internationales. Nous avons la responsabilité de rétablir une diplomatie respectueuse, fondée sur le respect de nos engagements mutuels.
Je vous invite à reconsidérer toute approche punitive et à favoriser une diplomatie pragmatique et constructive. Nous avons la responsabilité de remettre l'intérêt national au cœur de nos décisions. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, GEST et CRCE-K.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Laouedj, vous avez mentionné la déclaration du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, au sujet de la nécessité d'avoir une politique européenne en matière de visas. Mais il est évident que nous devons nous donner, à l'échelon européen, les instruments de la maîtrise de notre immigration, dans le cadre d'une réponse collective !
C'est d'ailleurs le message que porte la France, via la mise en œuvre du pacte européen sur la migration et l'asile, qui permettra de réaliser une première sélection des demandeurs d'asile aux frontières de l'Union, avec la volonté de renforcer les outils externes de la politique étrangère de l'Union en matière migratoire, au travers notamment de la conditionnalité de la délivrance des visas.
En effet, c'est à l'échelon européen que l'on peut être le plus efficace. On l'a vu au cours des dernières années : les politiques de restriction des délivrances de visas font l'objet de contournements par la voie européenne, quand des ressortissants demandent un visa à l'Espagne, à l'Italie ou à l'Allemagne. Nous devons donc définir une réponse collective, au niveau européen.
Nous devons le faire pour ce qui concerne la conditionnalité de l'aide au développement et des accords commerciaux, mais également en révisant la directive dite Retour, afin d'expulser plus efficacement, grâce au renforcement de nos moyens collectifs.
C'est bien sûr cette voie que nous défendons, mais celle-ci n'est pas incompatible avec le dialogue, la diplomatie. Il s'agit simplement d'avoir les instruments nécessaires pour défendre collectivement nos intérêts, en Européens.
C'est aussi cette volonté d'avoir une Europe souveraine, maîtrisant ses frontières, qui est au cœur de la diplomatie française portée par le ministre.
M. le président. La parole est à M. Olivier Bitz, pour le groupe Union Centriste.
M. Olivier Bitz. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat public s'est emparé du sujet des relations franco-algériennes dans un contexte dramatique. Le terrible attentat de Mulhouse est, en effet, venu illustrer l'échec de l'État à exécuter une obligation de quitter le territoire français à l'endroit d'un ressortissant que l'on savait dangereux, en raison de l'absence non seulement de coopération de l'Algérie, mais aussi, et surtout, de respect par ce pays du droit international.
La détention arbitraire du franco-algérien Boualem Sansal ou encore les affaires récentes concernant les soi-disant influenceurs sont autant de signes actuels et convergents qui nous sont envoyés par le pouvoir algérien.
Le Président de la République aura pourtant essayé de renouveler nos relations avec l'Algérie. Malgré tous ses efforts, sa démarche visant à les normaliser aura largement été vaine, malheureusement.
Nous connaissons tous les vicissitudes des relations entre l'Algérie et la France. Nous savons également l'importance des liens humains entre nos deux pays : 650 000 Algériens vivent en France et 30 000 Français résident en Algérie. Les plus de 3 millions de personnes qui disposent de la double nationalité vivent très majoritairement sur notre territoire. Ces liens historiques et si spécifiques entre nos deux pays rendent, à mon sens, quelque peu illusoire une réponse commune à l'échelle européenne, sans même évoquer les contraintes de calendrier.
Je souhaite partager avec vous une conviction : la renégociation de l'accord de 1968, voire sa dénonciation en cas d'échec des discussions, est désormais nécessaire, indépendamment même de la crise du moment. Quant à l'accord de 2007, encore étendu en 2013, qui tend à dispenser de visa les détenteurs de passeport diplomatique ou de service, sa suspension me semble devoir être directement envisagée et aurait le mérite de ne concerner que les cadres du régime. Rien ne vient plus justifier une faveur de cette nature dans les circonstances actuelles.
Rapprocher la situation algérienne du droit commun en matière migratoire et de droit au séjour serait tout simplement l'expression de notre volonté souveraine de réduire les flux qui entrent sur le territoire national.
Rapprocher la situation algérienne du droit commun en matière d'accès aux droits sociaux, en particulier au revenu de solidarité active (RSA), serait une mesure de bon sens dans un contexte de crise des finances publiques et traduirait notre volonté de rendre notre pays moins attractif en matière de flux migratoires. Comme nous le savons, l'importance globale de ces derniers ne nous permet plus d'accueillir et d'intégrer les primo-entrants conformément à notre modèle républicain.
L'accord franco-algérien de 1968 a mis en place entre nos pays un régime dérogatoire au droit commun dans le domaine migratoire. Avec Muriel Jourda, nous avons rendu récemment un rapport sur les instruments migratoires internationaux. Nous avons analysé précisément l'accord international de 1968 : il est évident qu'il est globalement plus favorable à l'immigration algérienne que le droit commun, malgré les avenants de 1985, de 1994 et de 2001. Depuis 2022, nous attendons d'ailleurs la négociation d'un quatrième avenant.
Il faut garder à l'esprit que l'immigration en provenance de ce pays se distingue des autres flux par son volume. Bien loin d'être une « coquille vide », comme l'a pourtant qualifié le président Tebboune, l'accord de 1968 a entraîné la délivrance par la France de plus de 250 000 visas et de 30 000 nouveaux titres de séjour à des Algériens en 2024. Aujourd'hui, un titre primo-délivré sur dix l'est à un ressortissant de ce pays, tandis que les certificats de résidence concernant les Algériens représentent 15 % du stock global des titres valides. Nous ne pouvons donc pas prétendre réduire les flux si nous ne revenons pas sur un accord dérogatoire de cette importance.
Le Premier ministre a raison de dire que la situation est vraiment insupportable. Alors que l'immigration légale est favorisée, non seulement l'Algérie ne fournit pas le surcroît de coopération dans la lutte contre l'immigration illégale que nous pourrions légitimement attendre, mais elle ne respecte même pas ses obligations internationales.
Bien avant la reconnaissance de la détérioration de nos relations bilatérales en 2024, l'Algérie manifestait déjà sa très mauvaise volonté lorsqu'il s'agissait de reprendre ses nationaux. Ainsi, en 2023, seuls 34,9 % des laissez-passer consulaires demandés par la France avaient été accordés, avant même notre reconnaissance du Sahara occidental ! En 2024, moins de 10 % des Algériens expulsables ont pu être renvoyés dans leur pays, soit près de 3 000 personnes sur 33 754 interpellations pour infraction à la législation sur les étrangers.
Je conclurai en évoquant l'organisation de notre diplomatie migratoire.
Au cours de la mission sénatoriale qui vient de s'achever, 197 instruments internationaux ont été recensés dans le domaine migratoire. De nature, de portée et d'intérêt très variables, les accords applicables représentent une belle sédimentation, voire un joli « fouillis » – nous les avons qualifiés ainsi –, et ne forment aucunement une politique cohérente, dont nous avons pourtant besoin.
Nous avons également identifié, avant même la polyphonie gouvernementale sur l'accord de 1968, une réelle différence d'approche entre le Quai d'Orsay et Beauvau. Elle dure depuis bien longtemps et dépasse donc les actuels titulaires de ces fonctions.
Aujourd'hui, nous appelons de nos vœux une meilleure structuration de notre diplomatie migratoire, notamment un fonctionnement plus régulier du comité interministériel de contrôle de l'immigration, qui ne s'était pas réuni au niveau des ministres depuis 2023. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. J'apporterai simplement une brève précision, en lien avec ma réponse précédente : l'accord franco-algérien de 1968 ne régit pas les visas de court séjour, qui sont des visas relatifs à l'espace Schengen. Il est donc nécessaire d'avoir une réponse européenne pour prévenir les contournements des restrictions de visas que nous avons mises en place au niveau national ces dernières années.
M. le président. La parole est à M. Ian Brossat, pour le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K et GEST. – Mme Corinne Narassiguin applaudit également.)
M. Ian Brossat. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voilà réunis pour débattre des accords franco-algériens en matière migratoire et, de manière plus globale, des relations entre nos deux pays.
Je le précise d'emblée : nous sommes favorables – c'est un euphémisme – à la libération de Boualem Sansal, et cette question ne fait l'objet d'aucun débat entre nous. Aucun écrivain, aucun artiste, aucun intellectuel ne devrait être derrière les barreaux en raison des opinions qu'il défend. J'insiste : cela vaut pour chacun d'entre eux.
S'il s'agit d'affirmer qu'il n'est pas acceptable qu'un pays refuse de récupérer ses ressortissants sous OQTF, nous nous rassemblerons aussi. Le propos vaut pour l'Algérie comme pour tous les autres États.
Néanmoins, comme tout le monde le voit bien à la lumière du débat que nous avons ce soir et de celui – il faut bien le reconnaître – qui se déroule très largement dans les médias, l'enjeu est, en réalité, d'une tout autre nature. J'en veux pour preuve le contexte dans lequel s'inscrit ce débat et le fait que celui-ci est monopolisé depuis maintenant des mois par les questions migratoires.
Pour s'en convaincre, il suffit de regarder l'ordre du jour du Sénat : proposition de loi sur l'interdiction du mariage pour les personnes sans papier, proposition de loi pour allonger la durée de rétention en CRA, proposition de loi visant à remettre en cause le droit du sol à Mayotte, proposition de loi tendant à restreindre l'accès aux prestations sociales pour les étrangers en situation régulière… Autant de textes alors qu'a été votée il y a un peu plus d'un an la loi sur l'immigration qui s'est soldée – il faut bien le dire – par un fiasco tout à fait lamentable !
Nous sommes confrontés, en réalité, à une stratégie délibérée visant, d'une part, à saturer l'espace médiatique autour des enjeux d'immigration et, d'autre part, à faire disparaître des écrans les enjeux relatifs au travail, aux salaires et au pouvoir d'achat – des thèmes qui sont pourtant la première préoccupation des Français. Il a d'ailleurs fallu la niche parlementaire de notre groupe pour que, enfin, pour la première fois depuis des mois, le mot « salaire » soit prononcé dans cette assemblée !
Au fond, l'immigration est un peu, pour un certain nombre de personnalités, une ardoise magique : elle permet d'effacer tous les autres sujets du débat médiatique. J'en veux aussi pour preuve le contexte de régulière montée des tensions avec l'Algérie. Chaque jour, des propos outranciers sont tenus, toujours plus excessifs. Je pense à M. Zemmour, qui affirmait ce week-end que « la colonisation en Algérie était une bénédiction », au fils d'un ancien Président de la République, qui appelle à brûler l'ambassade d'Algérie en France, ou à cette ancienne tête de liste aux élections européennes, qui déclarait avant-hier que l'Algérie « a du sang sur les mains ».
En somme, tout cela constitue une escalade dangereuse, fondée sur une avalanche de contrevérités et qui n'est d'aucune efficacité en matière de politique publique.
Dangereuse, d'abord, parce qu'elle attise les tensions dans un monde qui n'en a franchement pas besoin et parce qu'elle menace notre cohésion nationale : cela a été dit, 12 % des Français entretiennent un lien avec l'Algérie.
Fondée sur une avalanche de contrevérités, ensuite, parce qu'elle vise à faire croire que les accords de 1968 auraient ouvert les vannes de l'immigration algérienne, alors que ceux-ci visaient précisément à la limiter.
Sans aucune efficacité, enfin, car force est de constater que ces joutes médiatiques, qui ont cours – je le redis – depuis des mois, n'ont permis d'obtenir aucune exécution d'OQTF supplémentaire. Quand on est ministre, on est jugé sur ses résultats. En l'occurrence, cette montée de tension a-t-elle permis d'obtenir quoi que ce soit de la part du gouvernement algérien ? Absolument rien !
Certains agitent le fait que l'Algérie – vous l'avez dit tout à l'heure, monsieur le ministre, au travers de cette expression qui n'est pas très belle – surferait sur une sorte de rente mémorielle. À la lumière de ces débats médiatiques, j'ai surtout le sentiment que, à l'heure actuelle, la haine de l'Algérie et des Algériens sert de rente électorale à des responsables politiques en manque d'imagination…
Je souhaite que ce débat permette de retrouver de la raison et de l'apaisement et qu'il soit animé par l'intérêt général, car c'est l'intérêt de la France et des Français. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K et GEST. – Mme Corinne Narassiguin et M. Ahmed Laouedj applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Akli Mellouli, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Akli Mellouli. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, inscrire ce débat dans un contexte marqué par des manœuvres politiciennes opportunistes n'est ni sage ni responsable.
Les polémiques de ces dernières semaines ont blessé de nombreux Français ayant un lien affectif avec l'Algérie. Ces femmes et ces hommes, véritables ponts entre nos deux pays, ont éprouvé une légitime indignation. Quant aux nombreux Algériens qui vivent et travaillent en France et contribuent à la richesse de notre pays, beaucoup se sont sentis stigmatisés, instrumentalisés et méprisés. Je pense notamment aux médecins algériens – c'est la première nationalité étrangère exerçant dans les hôpitaux français – qui font fonctionner un système de santé à bout de souffle.
Obsession de l'extrême droite et désormais du Gouvernement, l'accord de 1968 cristallise toutes les tensions. Cet accord a pourtant été révisé à trois reprises : à chaque fois, Alger a répondu favorablement, permettant une collaboration constructive. Ces évolutions ont toujours eu lieu dans la discrétion, loin de toute agitation médiatique, et dans un esprit de respect mutuel.
Aujourd'hui, largement vidé de sa substance, cet accord constitue un frein aux droits des Algériens, les excluant de toutes les avancées législatives et administratives dont ont bénéficié d'autres ressortissants étrangers. Par exemple, ces ressortissants ne peuvent pas prétendre aux cartes « compétences et talents », instaurées en 2006, qui facilitent l'installation des travailleurs hautement qualifiés, tels que les médecins et les ingénieurs. Autre inégalité frappante : les étudiants algériens, contrairement à d'autres nationalités, sont soumis à une obligation d'autorisation de travail, compliquant considérablement leur accès à l'emploi et freinant leur insertion professionnelle.
Vous l'aurez compris, mes chers collègues, le discours ambiant autour de cet accord de 1968 relève plus du fantasme que de la réalité. Il y a, d'un côté, la propagande politique et, de l'autre, le droit, comme l'a d'ailleurs rappelé le tribunal administratif de Melun. Quand bien même nous devrions revenir une nouvelle fois sur cet accord, optons pour la retenue, le respect mutuel et la diplomatie !
En lieu et place, le Gouvernement a choisi l'escalade verbale, l'outrance et le tapage médiatique. Ainsi, nous voyons une frange de la classe politique française, soucieuse de ses ambitions personnelles, sacrifier l'axe Paris-Alger sur l'autel de calculs électoralistes à courte vue. Cette surenchère a libéré une parole algérophobe qui se traduit par le mensonge, la menace et un négationnisme historique indigne de notre époque.
Nous assistons depuis plusieurs semaines à une dérive inquiétante. Pensant à tort que la polémique fait une politique, voire une géopolitique, des membres du Gouvernement affirment que la colonisation de l'Algérie aurait eu des aspects positifs, tandis que le fils d'un ancien Président de la République appelle à incendier l'ambassade d'Algérie, sans que cela émeuve outre mesure le Gouvernement. De son côté, le Premier ministre multiplie les sommations et les ultimatums.
Faisons-nous face à une « trumpisation » de la classe politique française ? Assistons-nous à la libération d'une algérophobie latente, nourrie par des clichés coloniaux et par un ressentiment anti-algérien, toujours aussi vivace dans certains esprits ? S'agit-il de donner des gages au Rassemblement national, dont dépend la survie de ce gouvernement ? Hélas, il semble bien que ces trois explications se conjuguent, révélant une dérive préoccupante dont les conséquences pourraient être durables pour les relations franco-algériennes.
J'ai toujours été engagé en faveur d'un rapprochement entre les deux rives de la Méditerranée. Je suis convaincu que l'axe Paris-Alger peut se construire sur l'exemple de l'axe Paris-Berlin. Toutefois, cette relation doit être refondée sur la vérité, la justice et le respect mutuel. Pour ce faire, il faut cesser cette reconnaissance mémorielle au compte-gouttes, dictée par les calculs politiciens du moment. En effet, l'histoire ne s'efface ni ne se maquille au gré des opportunités électorales. Elle doit être assumée dans sa globalité, avec courage et lucidité.
Clemenceau lui-même, pourtant homme de son temps, dénonçait déjà les massacres commis en Algérie en déclarant : « Nous avons rempli l'Algérie de ruines et de cendres, nous avons à répondre de milliers d'hommes massacrés. » Ce constat dressé il y a plus d'un siècle reste d'une actualité criante face aux tergiversations de notre pays sur son passé colonial. Il est temps que certains réalisent – enfin ! – que le seul bienfait de la colonisation fut la décolonisation. Ne vous en déplaise !
Mes chers collègues, nous nous approchons dangereusement du point de non-retour. Hier, nous nous sommes brouillés avec le Mali, la faute revenant, nous a-t-on dit, au gouvernement malien. Est ensuite venu le tour du Burkina Faso, du Niger, du Sénégal et du Tchad. Là encore, la responsabilité en incombait, selon certains, aux gouvernements de ces États africains. À présent, nous nous brouillons avec l'Algérie. Deux hypothèses s'imposent : soit nous sommes des génies incompris, détenant seuls la vérité face à un continent entier, soit nous avons un sérieux problème dans notre manière d'aborder nos relations avec les nations africaines souveraines.
Pendant que nous accumulons les brouilles et les malentendus, d'autres pays avancent. Conscients des mutations du monde, ceux-ci travaillent à bâtir des relations équilibrées, fondées sur le respect mutuel et le principe du partenariat gagnant-gagnant. Je ne vous parlerai pas du plan Mattei de l'Italie…
L'Algérie accueille près de 450 entreprises françaises sur son territoire tandis que plus de 6 000 autres profitent des exportations françaises vers ce marché. Dans ce battage politico-médiatique, avons-nous mesuré les répercussions potentielles sur ces entreprises et les milliers d'emplois qu'elles créent ?
M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Akli Mellouli. Dans le nouvel ordre international qui se dessine, il ne suffit plus, monsieur le ministre, d'imposer, de sermonner ou de mépriser. Il faut écouter, comprendre et construire des alliances solides.
M. le président. Concluez !
M. Akli Mellouli. Si nous persistons à voir l'Afrique comme un théâtre où nous seuls dictons les règles du jeu, nous ne ferons que précipiter notre déclassement. Le monde change, les rapports de force évoluent et il serait temps d'adapter notre logiciel diplomatique avant qu'il ne soit trop tard. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et CRCE-K. – Mme Corinne Narassiguin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le sénateur Mellouli, de tels sujets méritent apaisement et sérénité.
Le Président de la République est celui qui s'est le plus investi dans la reconnaissance de l'histoire et des mémoires, mobilisant des historiens comme Benjamin Stora, que nous avons évoqué précédemment. Il a voulu engager un dialogue sincère et respectueux, rappelant, pas plus tard que ces derniers jours, la nécessité de respecter nos compatriotes d'origine algérienne ou les binationaux franco-algériens qui ne doivent pas être pris en otage.
Néanmoins, le Gouvernement a aussi raison de vouloir défendre nos intérêts. Pour ce faire, nous défendons notre politique migratoire, nous nous dotons de moyens d'expulser les individus qui, faisant l'objet d'OQTF, n'ont pas vocation à rester sur notre territoire et nous faisons respecter par l'Algérie les conventions qu'elle a signées, en particulier, comme je l'ai souligné tout à l'heure, dans le cadre des accords de 1994. Il est tout à fait naturel d'avoir une discussion sur la renégociation de l'accord de 1968, déjà révisé à trois reprises.
Notre pays pourrait s'accuser de tous les maux en matière diplomatique, et entrer dans le jeu de l'autoflagellation. Toutefois, je vous rappelle que la diplomatie, ce sont aussi des rapports de force, des jeux d'intérêt et, parfois, des ingérences.
À ce titre, vous avez cité quelques théâtres africains au Sahel, en particulier le Mali et le Burkina Faso. Dans ces pays, les troupes françaises se sont engagées pour assurer la sécurité et pour lutter contre le terrorisme à la demande des gouvernements. Des juntes militaires, souvent soutenues par la Russie de Vladimir Poutine, sont désormais installées. Les milices Wagner ont joué leur rôle, et on a assisté à une désinformation, parfois massive, contre notre pays, contre notre présence et contre nos troupes, lesquelles méritent notre soutien et notre respect.
Alors ne mélangeons pas tout : sachons reconnaître nos torts, mais aussi nos adversaires géopolitiques, à commencer par la Russie, qui s'en prend directement à nos intérêts.
M. le président. La parole est à M. Akli Mellouli, pour la réplique.
Mon cher collègue, puisque vous avez déjà largement dépassé votre temps de parole, je vous accorde trente secondes.
M. Akli Mellouli. Monsieur le président, c'est de la censure ! (Exclamations amusées sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)
Monsieur le ministre, nous sommes d'accord : le problème est non pas que nous revendiquions et défendions nos intérêts, mais que nous acceptions que d'autres pays fassent la même chose !
Défendre nos intérêts doit passer par le dialogue : nous ne parviendrons à négocier ni par l'invective, ni par l'injure, ni par le mépris. Nous ne servirons pas notre cause, toute bonne soit-elle, en cherchant à humilier un partenaire ! Il est normal que nous ayons des désaccords. Il faut les pointer du doigt, mais pas selon cette méthode. Ne tombons pas dans les débats de caniveau, qui n'honorent ni la France, ni l'Algérie, ni les pays africains en général !
Ce qui nous honorerait, c'est de retrouver la raison et d'avoir des échanges diplomatiques, dans le respect mutuel. Voilà l'objectif, qui a d'ailleurs été rappelé par le Président de la République et auquel je souscris ! Vous avez raison, monsieur le ministre : nous ne sommes pas là pour nous flageller. Mais si nous ne regardons pas la réalité en face, nous ne réussirons pas à faire évoluer nos relations. Il faut changer de paradigme !
M. le président. La parole est à M. Stéphane Le Rudulier, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Stéphane Le Rudulier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me tiens devant vous en éprouvant un sentiment d'urgence républicaine. En effet, les événements récents entre la France et l'Algérie nous plongent dans une crise sans précédent.
Celle-ci va, à mon sens, bien au-delà de tensions de nature diplomatique : nous faisons face à une situation qui est devenue, disons-le, insoutenable. Nous sommes presque à un point de rupture dans les relations entre nos deux pays, car nous devons faire face à une série de dérives qui atteignent le cœur de notre cohésion nationale, notre sécurité et notre souveraineté, comme d'autres l'ont déjà dit.
D'un côté, un terroriste algérien sous OQTF, présenté quatorze fois aux autorités de son pays d'origine, qui a semé la mort à Mulhouse, de l'autre, la souffrance de l'intellectuel franco-algérien Boualem Sansal, qui se meurt dans les geôles du régime d'Alger tout simplement parce qu'il est un peu trop libre ou qu'il aime trop la France : ces deux tragédies récentes illustrent, en réalité, un problème bien plus large et bien plus profond. Ces drames sont, en fait, les symptômes d'un échec massif de la gestion de nos flux migratoires.
Cette crise trouve en l'Algérie l'un de ses aspects les plus visibles. En 2025, plus de 2,5 millions de personnes d'origine algérienne vivent en France, un nombre en constante augmentation. En 2024, 250 000 visas ont été accordés aux ressortissants de ce pays, dont 30 000 nouveaux titres de séjour. Ces chiffres ne font qu'accentuer une situation déjà critique car, dans le même temps, 33 000 Algériens ont été contrôlés en situation irrégulière en France en 2023, dont seuls 3 000 ont fait l'objet d'une procédure d'éloignement. Ce décalage entre réalité des contrôles et mise en œuvre des expulsions illustre bien l'inefficacité de notre politique actuelle.
Mon propos n'est pas de stigmatiser le peuple algérien, qui, comme nous tous, aspire à la paix et à la prospérité. La source du problème, à laquelle il faut s'attaquer, est le régime algérien, régime autoritaire qui a failli à ses responsabilités en laissant prospérer une immigration incontrôlée et en ne régulant pas les flux sortant de son pays. C'est à eux qu'il faut demander des comptes !
Pour cela, comme l'a indiqué le ministre de l'intérieur, il nous faut adopter une réponse graduée en commençant par des mesures individuelles. D'abord, identifions les ressortissants algériens les plus dangereux pour les expulser vers leur pays d'origine dans les meilleurs délais. Ensuite, il ne faut pas s'interdire de s'interroger sur le bien-fondé des accords de 1968 et de 2007. En outre, nous ne pouvons pas non plus faire l'économie d'une réflexion sur l'automaticité de la délivrance des visas. Chaque visa délivré devrait, à mon avis, correspondre à l'expulsion effective d'un ressortissant sous OQTF. Enfin, la réflexion pourrait se porter sur la suspension des flux financiers des Algériens de France vers l'Algérie ou sur l'aide au développement.
En tout état de cause, nous devons démontrer au régime algérien que la France ne peut plus être une porte ouverte pour ceux qui veulent abuser de notre générosité. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Olivia Richard, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Olivia Richard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le sujet dont nous débattons est sensible pour la sénatrice représentant les Français établis hors de France que je suis. Je remercie mon collègue Olivier Bitz d'avoir accepté que nous partagions le temps de parole alloué à notre groupe.
Le front diplomatique auquel le ministre d'État, ministre de l'intérieur appelle de ses vœux est un oxymore, car la diplomatie consiste à négocier la paix par le dialogue. Le contre-exemple américain nous le confirme. Pourtant, nous comprenons aisément les raisons de l'ire du ministre, que beaucoup partagent sur ces travées. L'actualité nous a encore montré le peu de cas que le régime algérien fait des accords qui nous lient.
Il faut, sans aucun doute, négocier un quatrième avenant à l'accord franco-algérien, lequel favorise l'immigration familiale sur l'immigration économique, scientifique ou culturelle : seules 10 % des premières demandes de titre de séjour effectuées par les ressortissants algériens le sont pour des raisons économiques. En outre, ceux-ci ne peuvent bénéficier de titres pluriannuels, comme les passeports talents. Enfin, la renégociation de l'accord a déjà été actée par les dirigeants algériens comme français en octobre 2022, comme le Président de la République l'a notamment rappelé hier.
Jean-Noël Barrot, qui a la responsabilité de la relation globale entre nos pays, a rappelé qu'il fallait avoir des objectifs clairs à l'égard des Algériens : nous voulons un dialogue exigeant afin de faire avancer nos sujets de préoccupation. Cet espace de dialogue est indispensable pour préserver la coopération dans des domaines essentiels pour nous.
D'abord, je pense au terrorisme et aux trafics, notamment de drogue.
Ensuite, je pense au renseignement, dans un contexte de tensions sécuritaires avec les pays du Sahel, avec lesquels l'Algérie partage 2 700 kilomètres de frontières.
Enfin, je pense aux migrations. Notons que, en 2024, entre les réadmissions et les laissez-passer consulaires, les éloignements vers l'Algérie ont été proportionnellement deux fois plus nombreux que ceux vers le Maroc. Or, comme pour Boualem Sansal, l'unilatéralisme clôt par définition la coopération.
L'Algérie doit rester un partenaire économique ouvert aux exportations françaises, lesquelles représentent 4,5 milliards d'euros par an, un chiffre en nette baisse. Ce pays est notre deuxième fournisseur de gaz naturel et notre quatrième fournisseur de pétrole. Les marchés que nous perdons, la Russie, la Chine ou d'autres pays européens les gagnent !
Chaque matin, Radya Rahal, présidente du conseil consulaire à Alger, m'envoie, comme à Olivier Cadic, les gros titres de la presse algérienne. Après s'être interrogés sur une désescalade ce week-end, les médias de ce pays soulignent ce matin la cacophonie des gouvernants français.
En Algérie, plus de 30 000 Français sont inscrits au consulat. Quelque 400 entreprises françaises sont installées là-bas. Régulièrement, Mme Rahal m'indique les inquiétudes de la communauté française à Alger, les répercussions de la situation actuelle sur nos relations économiques et la crainte de mesures de réciprocité contre nos ressortissants. Il est nécessaire de toujours rappeler les conséquences de nos déclarations pour nos compatriotes établis à l'étranger. Mes chers collègues, il faut un dialogue exigeant, certes, mais aussi aller vers un nécessaire apaisement. (Applaudissements sur les travées du groupe UC. – MM. Ahmed Laouedj et Akli Mellouli applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. François Bonhomme.
M. François Bonhomme. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne ferai pas ici le rappel des multiples révisions ou tentatives de révision dont a fait l'objet l'accord entre la France et l'Algérie. Malgré ces révisions ou tentatives de révision, qui n'ont pas toujours été suivies d'effets, l'accord bilatéral de 1968 conserve son caractère spécifique, en tant qu'il permet aux ressortissants algériens de bénéficier d'un statut dérogatoire au droit commun des étrangers.
Les autorités algériennes continuent de considérer cet accord comme un droit acquis hérité de l'histoire.
Or cette situation ne semble plus acceptable aujourd'hui. Une politique migratoire plus restrictive est réclamée par nos compatriotes et semble s'imposer. En 2024, la France a délivré 336 000 titres de séjour et enregistré près de 160 000 demandes d'asile, soit près de 500 000 entrées sur notre territoire. Dans le contexte de tensions migratoires que nous connaissons, l'accord franco-algérien, signé il y a plus de cinquante ans, apparaît désormais anachronique.
En matière d'immigration, nous devons par ailleurs harmoniser le droit français avec le droit européen en tendant vers une plus grande cohérence. Or le régime dérogatoire actuel fait obstacle à cette volonté de régulation et de fermeté. Je citerai par exemple l'accès à un certificat de résidence de dix ans après seulement trois ans de séjour, contre cinq ans pour d'autres nationalités, ou encore les conditions d'admission au titre du regroupement familial, qui sont assouplies sans réelle vérification stricte des conditions d'intégration.
Enfin, la question la plus conflictuelle est le manque de coopération – c'est une litote ! – de l'Algérie dans la délivrance des laissez-passer consulaires, compromettant le retour dans leur pays des Algériens qui se trouvent sous le coup d'un arrêté d'expulsion ou d'une OQTF. Ce point, qui est l'objet de tensions gouvernementales chroniques entre Paris et Alger, a de nouveau fait l'actualité récemment, avec le raccompagnement avorté de l'influenceur Doualemn en janvier dernier. Plus grave encore, un ressortissant algérien a tué un homme et blessé cinq personnes dernièrement à Mulhouse ; cet homme, présent illégalement en France depuis 2014, sortait de prison où il avait effectué une peine pour apologie du terrorisme. Nous avons appris, depuis, que ce meurtrier avait été présenté dix fois sans succès aux autorités algériennes.
Aussi, face à l'intransigeance des autorités algériennes en matière de laissez-passer consulaires, la France doit-elle instaurer un rapport de force. Cela peut passer par une remise en cause de l'accord de juillet 2007 qui vise à faciliter les déplacements officiels de courte durée pour les détenteurs de passeports diplomatiques ; cela peut aussi signifier restreindre, voire bloquer, la quantité de visas délivrés, comme l'a préconisé François-Noël Buffet.
Le rapport de force peut enfin passer par la dénonciation ou la renégociation de l'accord de 1968. Une telle dénonciation unilatérale semble justifiée juridiquement ; elle est en tout cas possible en s'appuyant sur la convention de Vienne sur le droit des traités, Bruno Retailleau ayant jugé l'accord franco-algérien « exorbitant » et « obsolète ». Il s'agit de ramener les Algériens au droit commun, de limiter l'immigration et d'obliger enfin Alger à reprendre ses ressortissants sous OQTF.
Le Premier ministre, s'exprimant officiellement, a donné à l'Algérie « quatre à six semaines » pour coopérer, sous peine de réexaminer l'accord, voire de le dénoncer. Le Président de la République, de son côté, a fait preuve d'une moindre clarté : il a affirmé qu'il ne dénoncerait pas de manière unilatérale les accords de 1968, arguant qu'un tel acte risquerait d'« envenimer inutilement les relations avec l'Algérie ». Il a préféré concentrer son attention sur l'avenant de 1994, suggérant que des ajustements étaient possibles.
La dénonciation de cet accord est pourtant une condition nécessaire de la reconstruction d'une relation avec l'Algérie, sur la base, évidemment, d'une nouvelle – d'une réelle – réciprocité. Ces différences entre les positions respectives du Président de la République et du Premier ministre suscitent des interrogations sur la position officielle de la France ; elles nous affaiblissent, en tout cas, s'agissant de notre capacité à imposer un accord.
Il est temps de sortir de cinquante ans de rente mémorielle ; il est temps de sortir des atermoiements et des propos déplorant l'état de nos relations avec l'Algérie, et surtout avec son gouvernement, qui a pris tout un peuple en otage. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Conclusion du débat
M. le président. En conclusion de ce débat, la parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vais tâcher de me montrer synthétique : beaucoup d'éléments ont été évoqués au cours du débat et je sais les risques qu'il y a à faire attendre le sénateur Karoutchi, mais aussi à le laisser parler en dernier… (Sourires.)
Du fait d'une histoire partagée qui a créé des liens complexes mais profonds entre nos deux pays, l'Algérie est le premier pays d'immigration en France. C'est aussi, après la Chine et le Maroc, le troisième pays auquel nous accordons le plus grand nombre de visas. Il est donc bien naturel, dans un moment où les pouvoirs publics, sur la demande de nos concitoyens, s'attachent à mieux contrôler les flux migratoires, d'évoquer sans tabou la question des accords franco-algériens relatifs à la circulation des personnes. Et je voudrais remercier les sénateurs qui ont pris l'initiative d'organiser aujourd'hui ce débat.
Je crois toutefois important de distinguer deux problématiques, comme je l'ai fait tout à l'heure lors du débat.
La première est celle des reconduites dans leur pays de ressortissants algériens ayant fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français. À cet égard, l'Algérie relève pour l'essentiel du droit commun, précisé par le protocole du 28 septembre 1994 portant accord de coopération en matière de délivrance des laissez-passer consulaires, et non d'un accord dérogatoire.
Nous rencontrons, pour procéder à des éloignements, des difficultés significatives, qui ne sont malheureusement pas propres à l'Algérie. En 2024, je le mentionnais, 41 % seulement des laissez-passer consulaires demandés à Alger ont été délivrés dans les délais utiles. Ce chiffre, bien qu'en augmentation, reste bien sûr insuffisant. Les conséquences de ces difficultés peuvent être dramatiques, comme nous l'avons constaté avec l'attentat de Mulhouse, commis par un ressortissant algérien déjà condamné, radicalisé, et dont nous avions demandé l'éloignement à plusieurs reprises, en vain, aux autorités algériennes.
Plus récemment, dans un contexte de tensions bilatérales renforcées, nous avons été confrontés à des difficultés spécifiques concernant des ressortissants algériens disposant de documents d'identité en règle, mais dont les autorités algériennes ont néanmoins refusé le retour, en violation, une fois de plus, du protocole que j'ai cité.
Compte tenu de ces difficultés, le Premier ministre François Bayrou a décidé, à l'issue de la réunion du 26 février dernier du comité interministériel de contrôle de l'immigration, qu'une liste d'individus serait soumise aux autorités algériennes afin que ceux-ci soient renvoyés d'urgence en Algérie, et qu'à défaut de réponse favorable nous réexaminerions l'ensemble des accords migratoires que nous avons avec ce pays.
Une fois de plus, il n'y a dans notre diplomatie aucune naïveté : il y a de la fermeté et de la clarté pour faire entendre nos intérêts, renégocier ces accords et faire respecter nos objectifs de politique migratoire.
Voilà qui m'amène à la deuxième problématique, celle des accords bilatéraux en matière de circulation de personnes.
Le principal est bien sûr l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968, un accord qui suscite beaucoup de débats et d'interrogations.
Il faut faire à cet égard plusieurs rappels. En proportion de sa population, et comparée à ses voisins, l'Algérie n'a pas plus de ressortissants disposant d'un titre de séjour valide en France. Si cet accord était dénoncé pour revenir au droit commun, il ne faudrait pas s'attendre à une baisse automatique du nombre d'immigrés algériens, compte tenu de ce que l'on observe, par exemple, pour le Maroc ou la Tunisie.
En revanche, il est vrai, vous l'avez mentionné, mesdames, messieurs les sénateurs, que cet accord facilite l'immigration familiale au détriment de l'accueil de talents, d'étudiants ou de professionnels. Il est également moins exigeant que le droit commun en matière de vérification de l'intégration des immigrés. Il ne correspond donc ni aux exigences du temps présent ni à ce que sont aujourd'hui nos intérêts migratoires.
En outre, comme l'a exposé la mission d'information de votre commission des lois sur les accords internationaux conclus par la France en matière migratoire, le maintien de ce régime de faveur semble d'autant moins justifié qu'il ne s'accompagne pas d'une coopération satisfaisante dans le champ de la lutte contre l'immigration irrégulière.
La position du ministère est en conséquence de plaider pour une renégociation qui aurait, je le disais tout à l'heure, un triple objectif : rapprocher le régime s'appliquant aux Algériens du droit commun, notamment en matière d'immigration familiale ; introduire des dispositifs attractifs pour les profils les plus dynamiques ; renforcer les exigences républicaines d'intégration, qu'elles soient linguistiques ou civiques. Une telle renégociation n'aurait rien de nouveau, puisque l'accord a déjà été modifié à trois reprises, en 1985, en 1994 et en 2001.
En 1994, par exemple, nous avons rendu obligatoire la présentation d'un passeport et d'un visa pour les Algériens souhaitant se rendre en France. On a donc su faire évoluer de façon significative, vous le voyez, le cadre dont il est question.
Cela a été dit, le comité intergouvernemental franco-algérien de haut niveau avait d'ailleurs convenu, lors de sa session d'octobre 2022, de réactiver le groupe technique bilatéral de suivi de l'accord en vue de l'élaboration, le moment venu, d'une quatrième renégociation.
J'ai mentionné aussi tout à l'heure – c'est important – l'accord du 10 juillet 2007, révisé en 2013, qui prévoit l'exemption réciproque de visa de court séjour pour les titulaires d'un passeport diplomatique ou de service.
Nous avons pris, sur la base de cet accord, des mesures restrictives, en durcissant sa mise en œuvre, et notamment en réduisant ou en appliquant des critères plus contraignants à la délivrance de visas diplomatiques aux représentants de la nomenklatura algérienne.
Notre objectif n'est pas de faire peser ce différend sur la population algérienne ou sur la population franco-algérienne ; il est, bien sûr, de faire respecter nos intérêts, de faire entendre nos exigences et d'assumer le rapport de force avec les représentants de la nomenklatura.
Mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai essayé de vous exposer de façon factuelle ce que sont nos intérêts migratoires dans nos rapports avec l'Algérie et la manière dont nous faisons valoir nos priorités.
Comme l'a dit et redit le Président de la République il y a encore quelques jours, un travail de fond exigeant doit être engagé avec « un sens du réel et une culture du résultat », avec pour seule boussole l'intérêt de la France et des Français.
Nous n'aurons, et nous n'avons, aucune difficulté à assumer des rapports de force là où c'est utile et à utiliser la large palette d'instruments dont nous disposons à cet effet, loin des polémiques ou de la rente mémorielle dont notre pays a été l'objet.
Nous ferons entendre la voix de la France et des Français.
M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Roger Karoutchi, pour le groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans aucune situation la relation entre ancien pays colonisateur et ancien pays colonisé n'est facile. S'y joue nécessairement, en effet, l'héritage des aspects très négatifs de la colonisation. Reste qu'il n'y a pas, dans la colonisation, que des aspects très négatifs ; et nous sommes loin, en ce qui concerne l'Algérie, de pouvoir parler de « centaines d'Oradour-sur-Glane ».
Il faut savoir mesure garder dans l'analyse, et – je le dis très simplement – même l'émir Abdelkader, alors installé à Damas, et dont la smala avait été prise en 1843, avait fait une très belle lettre, après la mort du maréchal Bugeaud, dénonçant les excès et les exactions, mais reconnaissant en ce dernier un grand militaire.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Eh oui !
M. Roger Karoutchi. Voilà qui n'empêche pas ensuite, après la décolonisation, de faire le bilan – positif, négatif, bref le bilan !
Quel est le problème aujourd'hui ? Il n'est pas de savoir qui peut faire ledit bilan de manière objective. Évidemment, des deux côtés de la Méditerranée, on n'a pas forcément les mêmes analyses, même si, pour ma part – je vous le dis, mes chers collègues –, je n'ai pas trouvé le débat tel qu'il a lieu en Algérie beaucoup plus modéré que ce que vous appelez le débat « tendu » en France. À écouter certains ministres algériens parler de la France, c'est même le moins que l'on puisse dire : leurs propos relèvent quasiment de la provocation, voire de l'insulte.
Chaque État est libre, et c'est heureux, de gérer ses affaires, de gérer la manière dont il envisage la politique migratoire. La France n'a pas à faire de commentaires sur les politiques migratoires de l'Algérie, du Maroc ou de la Tunisie à l'égard des populations subsahariennes, par exemple. Or, chacun le sait, on ne peut pas dire que ces politiques soient toujours très respectueuses des droits de l'homme, de l'humanité, de tout ce que l'on veut. Dans des pays qui sont y compris des pays amis, l'immigration subsaharienne n'est pas facilement acceptée et fait même l'objet d'un rejet assez brutal.
La France a la maîtrise – c'est normal – de sa politique migratoire. Des accords ont été conclus avec l'Algérie. Je ne reviens pas sur tous ces ressortissants algériens sous OQTF dont elle n'accepte pas le retour, mais, dès lors que l'Algérie ne respecte pas ces accords, il n'y a pas pléthore de possibilités.
En tout état de cause, je demande au gouvernement français de se montrer un tant soit peu uni dans sa manière de s'exprimer : ça peut aider !
Que le Président de la République, le Premier ministre et le ministre de l'intérieur adoptent le même vocabulaire, ça peut aider – il doit bien y avoir le téléphone, quand même, dans leurs bâtiments respectifs ! (Sourires.) Je m'adresse à eux : ayez le même discours et dites la même chose, parce que rien n'est pire que de laisser supposer aux gouvernants algériens que les dissensions internes au gouvernement français pourraient leur permettre de poursuivre à l'égard de notre pays une politique qui ne soit pas une politique d'équilibre.
Il n'y a pas pléthore de possibilités, disais-je : les choses sont simples. Soit les accords sont respectés, l'Algérie reprend ses ressortissants sous OQTF, la France fait valoir ses règles et il n'y a pas de sujet – on continue ; soit ce n'est pas le cas, pour des raisons diverses – ce n'est pas la peine d'y revenir –, et, le cas échéant, soit on révise les accords de 1968 et les modifications qui y ont été apportées depuis lors, soit on les annule pour négocier autre chose.
Mais la relation d'État à État ne saurait se fonder sur l'idée que l'ancienne puissance coloniale a forcément tort, parce qu'elle est l'ancienne puissance coloniale, et l'ancienne puissance colonisée forcément raison, même si elle ne respecte pas les accords, parce qu'elle est l'ancienne puissance colonisée…
Il faut malgré tout qu'un certain équilibre soit respecté ! Je connais beaucoup de responsables algériens en France qui – on me pardonnera de le dire ainsi – sont les premiers à faire état de la tendance naturelle du gouvernement algérien à donner dans l'« anti-France » afin de ressouder autour de lui la population, alors qu'il se trouve contesté par le Hirak, contesté par les intellectuels, contesté par les Kabyles, en un mot : contesté. Le plus simple, quand on veut refaire l'unité, c'est de s'en prendre à la nation colonisatrice… C'est ce qui s'est passé aussi, d'ailleurs, au Mali, au Burkina Faso ou dans d'autres États.
Pour ma part, je n'appelle ni à la fermeté ni à la facilité. Faites respecter la France, faites respecter les accords internationaux, et tout ira bien. Si l'Algérie respecte les accords, très bien ; si l'Algérie ne les respecte pas, la France, elle, se fera respecter. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur les accords franco-algériens dans le domaine de l'immigration et de la circulation des personnes.
8
candidature à une commission
M. le président. J'informe le Sénat qu'une candidature pour siéger au sein de la commission des lois a été publiée.
Cette candidature sera ratifiée si la présidence n'a pas reçu d'opposition dans le délai d'une heure prévu par notre règlement.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures quinze.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt heures quarante-cinq,
est reprise à vingt-deux heures quinze, sous la présidence de Mme Anne Chain-Larché.)
PRÉSIDENCE DE Mme Anne Chain-Larché
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
9
Nomination de membres français dans certaines institutions européennes
Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, présentée par M. Jean-François Rapin et plusieurs de ses collègues (proposition n° 218, texte de la commission n° 358, rapport n° 357, avis n° 375).
Discussion générale
Mme la présidente. Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean-François Rapin, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-François Rapin, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous allons étudier ce soir la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes.
Je voudrais tout d'abord adresser mes remerciements à nos rapporteurs, Agnès Canayer pour la commission des lois et Pascal Allizard, qui est représenté ce soir par Hugues Saury, pour la commission des affaires étrangères, ainsi qu'à la présidente de la commission des lois, avec qui nous avons beaucoup échangé.
Je remercie également Philippe Bas : nous avons travaillé ensemble sur cette question avant sa nomination au Conseil constitutionnel.
Je remercie les présidents de groupe Mathieu Darnaud et Hervé Marseille, ainsi que les 112 collègues – tous groupes confondus, ce que je salue particulièrement – qui ont cosigné cette proposition de loi, dont une majorité des membres de la commission des affaires européennes.
Je remercie enfin le président Larcher, ainsi que la conférence des présidents : j'ai été agréablement surpris par la rapidité avec laquelle il a été procédé à l'inscription à notre ordre du jour de cette proposition de loi déposée en décembre dernier.
Ce texte vient de loin, monsieur le ministre ; vous le savez, car nous nous côtoyons, depuis que vous êtes au Gouvernement, dans le cadre de nos fonctions respectives.
Il provient du combat que je mène depuis que je suis président de la commission des affaires européennes du Sénat pour que les parlements nationaux puissent consolider leur influence dans le jeu institutionnel européen.
Il est aussi issu du travail que j'ai conduit sur ce sujet durant la présidence française de l'Union européenne avec mes collègues des chambres des autres États membres ; la majeure partie des propositions que nous avions faites dans ce cadre ont été endossées par la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) lors de sa dernière réunion.
Il est issu également de mes échanges avec mes homologues des autres États membres de l'Union européenne et s'inspire de leur expérience en la matière. En effet – cela sera rappelé, je n'en doute pas, au cours de cette soirée –, dix parlements nationaux participent au processus de désignation du commissaire européen de leur pays, certains au travers de leur commission des affaires européennes, d'autres au travers de commissions spéciales. Neuf parlements participent au processus de désignation du candidat à la Cour des comptes européenne et onze au processus de nomination des candidats au Tribunal et à la Cour de justice de l'Union européenne.
J'ajoute que le groupe de travail sénatorial sur la réforme des institutions présidé par Gérard Larcher avait également, parmi les propositions formulées dans son rapport de mai 2024 pour redynamiser la démocratie, appelé à davantage associer le Parlement à la désignation des membres français des juridictions européennes. Ainsi avait-il proposé que soit au minimum organisée une audition des candidats présentés par la France aux postes de juge à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) par les commissions spécialisées des deux assemblées parlementaires.
Le texte initial de cette proposition de loi prévoit, dans son article 1er, une audition obligatoire par la commission des affaires européennes de chaque assemblée du Parlement, ouverte à l'ensemble des membres des commissions permanentes, du candidat national pressenti au poste de commissaire européen. Il est prévu que cette audition soit publique, sous réserve de la préservation du secret professionnel ou du secret de la défense nationale, ce qui est bien normal.
Aux termes de la proposition de loi, l'audition doit se tenir au moins huit jours après que le nom du candidat dont la nomination est envisagée a été rendu public, afin de laisser aux parlementaires un temps suffisant pour préparer l'audition. À l'issue de l'audition serait organisé un vote consultatif, auquel prendraient part les parlementaires ayant assisté à l'audition, visant à émettre un avis simple sur la désignation du candidat pressenti.
Je proposerai que nous amendions chacun des trois articles du texte afin de les clarifier et de modifier quelque peu les procédures qu'ils prévoient, tenant compte, ce faisant, du travail que j'ai mené avec les différentes commissions après le dépôt de la proposition de loi. Je m'étais en effet engagé auprès des commissions à déposer des amendements visant à concrétiser ce travail en reformatant la rédaction proposée conformément à ce qu'elles souhaitaient.
L'article 2, dans son état initial, précisait les modalités d'organisation d'une audition obligatoire du candidat national pressenti au poste de membre de la Cour des comptes européenne. Le dispositif prévoit que le candidat sera entendu par la commission des affaires européennes de chaque assemblée dans le cadre d'une audition ouverte aux membres de la commission des finances. Il est précisé, comme dans l'article 1er, que l'audition est publique, qu'elle doit se tenir au moins huit jours après que le nom du candidat pressenti a été rendu public et qu'un vote non contraignant est organisé. J'amenderai cet article dans le même esprit déjà indiqué précédemment.
L'article 3 a trait, selon les mêmes conditions, à ceci près que c'est la commission des lois et non la commission des finances, cette fois, qui est concernée, à l'audition obligatoire des candidats aux fonctions de juge et d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne et de juge du Tribunal de l'Union européenne. Je l'amenderai de la même façon pour clarifier la procédure applicable.
Je veux souligner qu'une telle démarche n'interfère en rien avec les négociations sur les portefeuilles des commissaires européens et que le dispositif proposé n'est en rien contraire aux dispositions des traités européens.
Voilà pour l'état des lieux.
Sur un plan plus politique, j'entends déjà les récriminations, celles du Gouvernement, en particulier, quant au fait que ces nominations relèvent du domaine réservé.
Peut-on considérer aujourd'hui, monsieur le ministre, que les affaires européennes n'ont pas évolué depuis l'écriture des textes européens et de notre Constitution ? N'y a-t-il pas, à ce jour, une intrication forte entre le domaine réservé du Président de la République, les orientations du Gouvernement et la parole du Parlement national sur les institutions européennes ?
Monsieur le ministre, vous qui étiez déjà ministre chargé des affaires européennes sous le gouvernement Barnier, vous étiez, et j'avais trouvé cela significatif, le seul ministre à avoir deux fois votre photo sur l'organigramme du Gouvernement : une fois au titre de votre rattachement au Quai d'Orsay et une fois sous l'autorité directe du Premier ministre. N'était-ce pas significatif de ce pouvoir partagé ?
Et, malgré la séparation des pouvoirs, pourquoi le Parlement n'aurait-il pas son mot à dire en matière de nomination dans les instances européennes ?
J'entends aussi, par ailleurs, les procès en inconstitutionnalité. Croyez-vous que le président de la commission des affaires européennes, seule commission constitutionnelle, voudrait trahir ou détourner la Constitution ? Non ! Mon souci est purement celui de l'ouverture de notre démocratie : par ce biais, je souhaite seulement faire avancer et, peut-être, dynamiser nos institutions.
On a inventé, en sus de la démocratie représentative, la démocratie participative. Quant à moi, je suis pour la démocratie tout court. Ce texte, monsieur le ministre, en est un exemple. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Agnès Canayer, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi déposée par le président Jean-François Rapin, dont nous débattons ce soir, vise à assurer un rééquilibrage des pouvoirs entre l'exécutif et le Parlement pour ce qui est de la nomination à certaines fonctions européennes ; c'est à une anomalie démocratique qu'il est ainsi répondu.
Le texte part d'un constat simple : en France, et à la différence de ce qui se passe dans d'autres États membres de l'Union européenne, la désignation des candidats à certaines fonctions éminentes au sein des institutions européennes échappe totalement au regard du Parlement.
Si la séparation des pouvoirs est un principe cardinal de nos institutions, elle ne saurait exclure une collaboration entre le Parlement et l'exécutif, a fortiori dès lors que l'objectif est celui d'une plus grande transparence démocratique.
Au regard de la place croissante qu'occupe le droit de l'Union européenne dans notre ordre juridique, au regard aussi des conséquences qu'emportent certaines décisions de la Cour de justice de l'Union européenne ou de la Commission européenne, l'absence d'association du Parlement à la désignation des candidats est regrettable.
Le feuilleton de la désignation du nouveau commissaire européen, l'été dernier, a démontré les limites du silence de notre droit positif, qui laisse aux « autorités nationales » toute liberté pour choisir le candidat français. La désignation de Thierry Breton au mois de juillet, puis son remplacement dans la précipitation par Stéphane Séjourné en septembre, sans aucune concertation et par simple communiqué de presse, ont pu légitimement susciter certaines interrogations.
Cette proposition de loi agit comme un révélateur de l'opacité des conditions de cette désignation et de l'absence du Parlement français dans le processus. Cette anomalie avait d'ailleurs déjà été révélée par les travaux du Sénat.
La proposition de loi prévoit donc de soumettre à une audition préalable les candidats pressentis pour occuper les fonctions de commissaire européen – c'est l'article 1er –, de membre de la Cour des comptes européenne – c'est l'article 2 – et de juge ou d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne ou de juge du Tribunal de l'Union européenne. En effet, si les fonctions visées sont exercées au sein des institutions de l'Union européenne, le choix des candidats est une question purement nationale. Les traités européens laissent en effet libre choix aux États membres de déterminer comment les candidats sont proposés et surtout par qui.
Pour ce qui est de savoir quelle est l'autorité compétente, l'usage récent semble réserver au Président de la République le soin d'annoncer par courrier le choix des autorités françaises, et le rôle du Premier ministre n'est absolument pas clair.
La compétence exclusive du Président de la République, comme l'a dit le président Rapin, ne trouve aucun fondement évident dans la Constitution ; je pense notamment à son article 13, qui ne mentionne que le pouvoir de nomination aux emplois civils et militaires de l'État français.
Par ailleurs, une telle compétence exclusive ne peut être rattachée à un quelconque « domaine réservé » du Président de la République. En l'espèce, je fais mienne l'interprétation qui est celle de Philippe Bas, désormais membre du Conseil constitutionnel. En effet, la participation de la France à l'Union européenne et l'exercice en commun des politiques publiques relèvent avant tout de la conduite de la politique de la Nation, que l'article 20 de la Constitution confie au Premier ministre, responsable devant le Parlement.
Afin de garantir l'unité de la voix de la France, il est donc opportun d'affirmer clairement la compétence conjointe du Président de la République et du Premier ministre, doté d'un pouvoir de proposition, pour ce qui est de procéder à ces désignations – tel est l'objet des amendements du président Rapin.
Concernant la procédure, si l'esprit de la proposition de loi est tout à fait conforme à l'objectif de son auteur, certaines dispositions paraissent un peu baroques.
Le texte prévoit en effet que les auditions se font devant la commission des affaires européennes de chaque assemblée et sont ouvertes, pour le candidat pressenti au poste de commissaire européen, à l'ensemble des membres des commissions permanentes ; pour le candidat pressenti au poste de membre de la Cour des comptes européenne, aux membres des commissions des finances ; pour les candidats à la fonction de juge ou d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne ou de juge du Tribunal de l'Union européenne, aux membres des commissions des lois.
À l'issue de ces auditions, seuls les parlementaires présents à l'audition peuvent voter et émettre ainsi un avis simple, qui ne lie pas l'auteur de la proposition de désignation.
Cette proposition de loi suscite donc quelques réserves. J'espère que les amendements qui ont été déposés afin de clarifier la procédure et les rôles respectifs des commissions permanentes et de la commission des affaires européennes seront adoptés.
Ainsi, il serait préférable, et conforme aux attributions respectives de l'ensemble de ces commissions, que le vote appartienne à la commission permanente compétente, qui se prononcerait après avoir été préalablement éclairée par un avis de la commission des affaires européennes.
Enfin, cette proposition de loi appelle une remarque de fond sur sa conformité à la Constitution, question que le Gouvernement ne manquera pas de soulever.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel en la matière peut apparaître extrêmement stricte à la première lecture puisqu'elle conclut que la séparation des pouvoirs s'oppose à subordonner le pouvoir de nomination du Président de la République ou du Premier ministre à une simple audition par le Parlement, sauf si une disposition constitutionnelle le prévoit.
En l'espèce, la désignation des candidats, qui participe de la politique européenne de la France, est non pas une nomination à proprement parler, mais une simple proposition de nomination.
En effet, les nominations sont prononcées par les instances européennes, non par les autorités françaises, qui n'ont qu'un simple pouvoir de proposition. En outre, l'avis qui serait rendu par les commissions permanentes ne serait qu'un avis simple, le Président de la République serait totalement libre de son choix.
Ainsi, si le risque constitutionnel existe, il ne doit pas faire obstacle à l'adoption de ce texte, dont l'objectif démocratique n'est pas contestable.
Je souhaite enfin écarter deux objections soulevées à l'encontre de ce texte.
En premier lieu, la consultation préalable du Parlement risquerait de compromettre les chances de nomination du commissaire européen ou encore de fragiliser la posture de la France dans les négociations sur l'étendue de son portefeuille.
Je pense qu'il n'en serait rien. L'actualité montre d'ailleurs que le fait du prince ne garantit pas l'influence de notre pays, particulièrement si le candidat est perçu comme étant celui du Président de la République et non celui de la France. Au contraire, l'avis favorable des commissions compétentes ne pourrait que renforcer la position de la France et celle du candidat.
En outre, la consultation du Parlement conduirait également l'exécutif à être particulièrement vigilant sur la qualité et l'expérience des candidats qu'il envisagerait de désigner.
En second lieu, la consultation du Parlement sur la nomination des juges ne porterait atteinte ni à leur indépendance ni à leur impartialité, sachant que leurs décisions ont parfois des conséquences directes sur l'exercice du pouvoir législatif et sur l'action publique, comme en témoignent les décisions de la CJUE relatives au temps de travail des militaires ou à la conservation des données personnelles.
Le Parlement a donc toute sa place. Grâce à ces auditions, il s'agirait notamment de connaître la vision des candidats et de vérifier leur aptitude à réfléchir à l'articulation des systèmes juridiques européens et nationaux. L'association du Parlement à ces désignations est non seulement légitime, mais elle relève d'une véritable nécessité démocratique.
Mes chers collègues, il ne nous est pas donné tous les jours de défendre les droits et le rôle du Parlement. Ce texte nous en offre l'occasion et il nous appartient de la saisir. C'est pourquoi la commission des lois a émis un avis favorable à l'adoption de cette proposition de loi, modifiée par les amendements présentés par Jean-François Rapin. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Hugues Saury, en remplacement de M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je serai ce soir la voix du rapporteur pour avis Pascal Allizard, pour qui la proposition de loi du président Jean-François Rapin soulève des questions d'un vif intérêt juridique et d'une grande importance politique.
Ses trois articles prévoient de faire précéder d'une audition parlementaire le choix des candidats français destinés à siéger à la Commission, à la Cour des comptes et dans les institutions judiciaires européennes.
Mieux partager le pouvoir de nomination pour rééquilibrer les institutions a été un objectif partagé dès avant la réforme de 2008. Plus récemment, Philippe Bonnecarrère, dans son rapport sur la judiciarisation de la vie publique en 2022, puis le groupe de travail présidé par le président Larcher dans le sien en 2024 ont proposé un tel mécanisme pour les membres français de la Cour de justice de l'Union européenne et de la Cour européenne des droits de l'homme.
Dans ce contexte, nul ne comprendrait qu'une fonction aussi importante que celle de commissaire européen reste l'objet de tractations de couloir au sommet de l'État.
Le secrétariat général du Gouvernement (SGG) estime toutefois que la jurisprudence du Conseil constitutionnel fait obstacle à cette initiative. Le principe de séparation des pouvoirs empêche en effet, selon le juge, que le pouvoir de nomination par une autorité administrative soit subordonné à une audition parlementaire.
L'application de cette jurisprudence au choix du commissaire européen n'est cependant pas évidente. D'abord, quelle est, au juste, la procédure en cause ?
Nos textes n'en disent rien et la doctrine à peine davantage. La dernière thèse de droit public consacrée au pouvoir de nomination du Président de la République, que l'on trouve en ligne, par exemple, n'en parle pas. Ses neuf cents pages ne prouvent donc rien, mais elles jettent le doute sur la prétention du secrétariat général du Gouvernement à trancher la question dans les quelques paragraphes qui nous ont été transmis. Selon lui, la désignation des candidats aux institutions européennes est « assimilable à une nomination », dont la compétence de principe est conférée par la Constitution à l'exécutif seul.
Notre commission des affaires étrangères n'est certes pas compétente au fond en matière constitutionnelle, mais elle l'est sur les questions européennes. Cela tombe bien, car c'est dans le traité sur l'Union européenne que se trouve la base juridique pertinente. Son article 17 prévoit que le Conseil propose un collège de commissaires à l'approbation du Parlement européen sur la base des « suggestions faites par les États membres », avant nomination par le Conseil européen.
Si « suggestion » valait nomination, la candidature de Mme Sylvie Goulard, par exemple, n'aurait pas été rejetée par le Parlement européen en 2019. Le terme de « suggestion » est même si peu précis que la présidente réélue von der Leyen s'est crue autorisée, cet été, à exiger de l'Irlande et de la Bulgarie qu'elles proposent chacune une liste d'au moins deux candidats, dont un homme et une femme.
La décision des États emporte donc trop peu d'effets prévisibles pour qu'on puisse la qualifier d'acte de nomination au sens du droit administratif français. Mais l'emploi que le candidat est appelé à occuper n'entre pas non plus facilement dans nos cases juridiques habituelles.
Le Président de la République a un pouvoir général de nomination « aux emplois civils et militaires de l'État », et le Premier ministre un pouvoir subsidiaire de nomination « aux emplois civils et militaires », car c'est lui qui « dirige l'action du Gouvernement », lequel « détermine et conduit la politique de la Nation ».
Le traité précise cependant que la Commission européenne « promeut l'intérêt général de l'Union », qu'elle exerce « ses responsabilités en pleine indépendance » et que ses membres ne sollicitent ni n'acceptent « d'instructions d'aucun gouvernement, institution, organe ou organisme ». Dès lors, comment rattacher la désignation de ses membres au pouvoir que l'exécutif exerce pour le bon fonctionnement de l'État ?
Disons les choses autrement. Le pouvoir de nomination, depuis l'âge classique, est l'une des plus importantes marques de souveraineté. L'exécutif en dispose, car, juridiquement, il dirige l'administration et, politiquement, il exerce une magistrature d'influence.
Néanmoins, le commissaire européen incarne par hypothèse la délégation de souveraineté. Juridiquement et politiquement, il surplombe les États membres, contraint et concurrence leur activité législative et rivalise d'influence avec eux. Voilà d'ailleurs des décennies que la science politique décrit sa transformation progressive en véritable responsable politique au fur et à mesure que l'Union accumule les compétences.
C'est pourquoi ranger à toute force le choix du commissaire dans les cases de l'article 13 de la Constitution pour conforter la prérogative présidentielle a quelque chose d'un peu paradoxal. Le refus opposé au Parlement d'y jeter ne serait-ce qu'un regard est difficilement justifiable.
La commission des affaires étrangères est donc reconnaissante au président Rapin de son initiative et de l'attention qu'il a prêtée à nos remarques au cours des travaux préparatoires. Ses amendements visent à clarifier la procédure et le format des auditions, mais aussi à expliciter le rôle des commissions compétentes pour les affaires étrangères dans l'audition du futur commissaire. Ils nous satisfont donc pleinement.
Sous réserve de leur adoption, notre commission a émis un avis favorable sur l'adoption de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Benjamin Haddad, ministre délégué auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargé de l'Europe. Madame la présidente, madame la présidente de la commission des lois, monsieur le président de la commission des affaires européennes, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier pour l'échange que nous allons avoir ce soir sur les principales nominations dans les institutions européennes.
C'est une question fondamentale pour l'influence de la France à l'échelon européen. Cette séance traduit, une fois de plus, l'importance qu'accorde votre chambre aux affaires européennes, ce dont je me réjouis, à la fois en tant que ministre délégué à l'Europe, mais aussi en tant qu'ancien député attaché à la diplomatie parlementaire.
Je remercie le président Rapin d'avoir initié, par cette proposition de loi, cet échange. Je salue également le travail de la commission qu'il préside, au service de notre politique européenne. Notre action s'en nourrit quotidiennement, ce dont je me félicite.
Toutefois, mesdames, messieurs les sénateurs, le Gouvernement n'est pas en mesure d'apporter son soutien à cette proposition de loi.
Mme Muriel Jourda, présidente de la commission des lois. Dommage !
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. En premier lieu, ce texte méconnaît la séparation des pouvoirs consacrée par notre Constitution.
En effet, comme l'a très justement rappelé Mme Canayer dans son rapport pour la commission des lois, le Conseil constitutionnel, dans ses décisions du 13 décembre 2012 et du 13 août 2015, « juge qu'en dehors de la procédure prévue par l'article 13 de la Constitution, le principe de la séparation des pouvoirs fait obstacle à ce que le pouvoir de nomination du Président de la République ou du Premier ministre soit subordonné même à la simple audition par le Parlement de la personne dont la nomination est envisagée ».
Lorsque la France propose des candidats au sein de la Commission européenne, de la Cour de justice de Luxembourg ou de la Cour des comptes de l'Union européenne, ces propositions sont assimilées, sans ambiguïté, à des nominations au sens et pour l'application de notre Constitution.
Le fait que les désignations dont il s'agit ici relèvent de la conduite des relations internationales conforte encore le risque d'inconstitutionnalité du dispositif au regard des prérogatives de l'exécutif dans ce domaine. Les propositions d'amendements soumises depuis n'écartent aucunement cette difficulté.
La jurisprudence est donc sans équivoque et devrait résonner en vous qui, en tant que parlementaires, êtes les défenseurs des institutions et du droit. À lui seul, le constat relatif au risque d'inconstitutionnalité du texte suffit à exclure le soutien du Gouvernement.
Au-delà de ces remarques sur la lettre du droit, que le président Rapin avait anticipées (M. le président de la commission des affaires européennes sourit.), c'est l'esprit des institutions de la Ve République qui est en quelque sorte malmené par cette proposition de loi.
Dans cet esprit, l'exécutif, tout particulièrement le Président de la République, dispose en effet d'importantes prérogatives dans la conduite de la politique étrangère de la Nation, qualifiée, par Jacques Chaban-Delmas le premier, de « domaine réservé ». C'est en sens que le général de Gaulle affirmait lors du discours de Bayeux en 1946, dans le cadre de sa réflexion sur l'avenir de nos institutions, au lendemain de la libération de la France : « Il faut que l'autorité cesse d'être diluée et que le pouvoir exécutif puisse agir sans entrave dans son domaine propre. »
Tous les présidents, quelle que soit leur appartenance politique, ont depuis maintenu la spécificité de ce domaine réservé. Le renouvellement institutionnel de la Commission européenne, l'une des négociations les plus stratégiques à l'échelon européen, relève indubitablement de la conduite de la politique étrangère et européenne de la Nation. En soumettant le pouvoir d'action du Président de la République à une audition parlementaire, cette proposition va à l'encontre de la philosophie qui a présidé jusqu'alors au fonctionnement de nos institutions.
Surtout, il s'agit là non pas d'une simple considération de principe, mais bien d'une nécessité pour préserver notre intérêt national. Vous le savez, la nomination des nouveaux membres de la Commission est l'aboutissement d'une longue et difficile négociation. Celle-ci porte non seulement sur le nom du commissaire français, mais également sur son portefeuille. Ces deux éléments, qui ne sont pas dépourvus de liens, peuvent évoluer jusqu'à la toute fin de la négociation.
Pour mettre toutes les chances de notre côté et permettre à la France de bénéficier du portefeuille le plus favorable possible, il convient donc de préserver pleinement les marges de manœuvre du Président de la République. Or la procédure formelle qui est proposée ici contraindrait l'exécutif et priverait de souplesse le Président de la République. Ce domaine réservé est bien une force pour notre pays et une garantie d'agilité dans la prise de décision. C'est précisément ce qui manque à beaucoup de nos voisins européens, qui voient là un atout de notre politique étrangère.
Par ailleurs, en projetant nos débats internes dans l'arène européenne et en exposant cette nomination au risque d'instrumentalisation politique, nous prendrions le risque d'affaiblir la voix de la France et de fragiliser le commissaire français. En effet, un candidat mis en cause ou désavoué par le Parlement national, quelles qu'en soient les raisons, risquerait de fragiliser notre posture dans ces négociations, où il importe d'afficher un front uni – ce qui, là encore, a souvent été l'une de nos forces, au-delà des débats politiques qui peuvent agiter la France.
Des exemples récents dans certains pays de l'Union européenne ont montré que l'instrumentalisation politique interne pouvait affaiblir le pays lors de la négociation du portefeuille.
Le risque de politisation des nominations de juges à la CJUE et de magistrat à la Cour des comptes européenne par le biais d'une audition parlementaire n'est pas non plus négligeable. Il pourrait d'ailleurs constituer une entorse au principe d'indépendance et d'impartialité des candidats, comme certains d'entre vous l'ont bien noté. Le Gouvernement s'oppose donc également aux articles de la proposition de loi se rattachant à ces nominations. Avec cette proposition, c'est la voix de la France que nous prendrions le risque d'affaiblir.
Vous avez mentionné le rattachement des parlements nationaux aux débats européens. À l'inverse, je me permets de rappeler ici que le choix du commissaire européen est lui-même approuvé par le Parlement européen, et que notre commissaire actuel, qui est vice-président exécutif de la Commission, a été élu avec les voix du parti populaire européen (PPE), des socialistes, de Renew, des Verts et des conservateurs européens ! À cet égard, la démocratie européenne s'exerce bien au travers du Parlement élu.
Pour autant, mesdames, messieurs les sénateurs, le risque d'inconstitutionnalité de l'intervention du Parlement dans les nominations, ainsi que son caractère inopportun, à notre sens, au regard des enjeux évoqués, ne signifie aucunement qu'il n'ait aucun rôle à jouer. Je rejoins en cela les propos des précédents intervenants. Au contraire – et je m'exprime ici en tant qu'ancien député –, l'association du Parlement à la politique européenne de la Nation – la diplomatie parlementaire – est essentielle.
Je rappelle cependant que la plupart des démocraties parlementaires européennes, et non des moindres, à l'instar de l'Allemagne, des Pays-Bas ou des pays nordiques, ne connaissent pas une telle procédure. Cela n'empêche pas leurs parlements d'être étroitement associés à la politique européenne de la nation, au travers de leurs commissions, des résolutions ou des débats régulièrement organisés sur la politique étrangère.
Aujourd'hui même, vous avez eu deux débats sur des sujets de politique étrangère dans cet hémicycle, le premier sur l'Ukraine, le second, auquel j'ai eu l'honneur d'assister, sur la relation bilatérale avec l'Algérie et sur notre politique migratoire.
Je mesure bien évidemment toute l'importance de ces échanges lorsque je me rends ici au Sénat, mais également à l'Assemblée nationale, avant et après chaque Conseil européen, pour vous rendre compte des positions que la France porte auprès des institutions européennes.
Je sais également à quel point votre chambre se saisit pleinement, par l'organisation de débats, des principales questions de l'actualité européenne. Nous avons ainsi déjà eu l'occasion de débattre de l'influence de la France en Europe.
Ces débats contribuent activement à faire vivre les enjeux européens dans cette assemblée et à rendre, je l'espère, plus lisible pour nos concitoyens l'action européenne de la France.
La réforme constitutionnelle de 2008 a également apporté son lot de progrès. Je pense à l'extension de la portée de l'article 88-4 de notre Constitution, qui conduit le Gouvernement à soumettre au Parlement, dès leur transmission au Conseil de l'Union européenne, les projets de réglementations européennes. Nous le savons, ce dispositif est perfectible, car il se heurte souvent au rythme législatif de Bruxelles. Toutefois, il vous revient d'en exploiter toutes les possibilités. Vous pouvez compter sur l'appui du Gouvernement en ce sens.
Vous aussi, mesdames, messieurs les sénateurs, jouez d'ailleurs directement un rôle majeur au travers des instances interparlementaires européennes, notamment la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac), qui, j'en suis convaincu, est une enceinte extrêmement importante et dans laquelle vous êtes particulièrement mobilisés.
Mesdames, messieurs les sénateurs, cette proposition de loi traduit une volonté sincère de renforcer l'implication du Parlement dans les affaires européennes. Cependant, selon notre interprétation, ce texte ne contribuerait pas au renforcement de notre influence à Bruxelles. Il remettrait directement en question la marge de manœuvre du Président de la République dans une négociation déterminante pour notre pays. En outre, il présente un risque d'inconstitutionnalité.
J'entends votre message, et je répète la disponibilité du Gouvernement pour échanger régulièrement sur les priorités européennes. Au-delà du débat que nous aurons ce soir, je me tiens à votre disposition pour vous rendre des comptes et écouter vos propositions. C'est dans le respect de nos institutions et dans la complémentarité de nos actions que nous pourrons assurer la place de la France en Europe.
Mme la présidente. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à Mme Vanina Paoli-Gagin.
Mme Vanina Paoli-Gagin. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, durant les premières décennies de leur construction, les institutions européennes ne passionnaient pas les foules. Aujourd'hui encore, il est souvent reproché à l'Union européenne d'être technocratique, voire déconnectée du réel, du quotidien et des préoccupations de nos concitoyens.
Au fil des années, le rôle de l'Union européenne a été étendu. De crise en crise, les Européens ont été conduits à prendre conscience de l'impérieuse nécessité de s'unir plus étroitement.
Les partis des extrêmes pouvaient encore, il y a quelques années, proposer de quitter l'Union européenne. Désormais, sans doute grâce au contre-exemple du Brexit, plus personne n'est assez irréaliste pour prétendre qu'un pays européen, seul, pourrait faire face aux grandes puissances régionales du monde. L'invasion de l'Ukraine par Poutine, les manœuvres de Pékin ou encore l'inconstance de notre allié américain laissent au contraire penser que le renforcement du rôle de l'Union européenne devrait se poursuivre.
À mesure que le pouvoir de ces instances s'accroît, notamment celui de la Commission européenne, les nominations deviennent de plus en plus stratégiques.
Ce raisonnement a conduit le président Rapin à déposer la proposition de loi que nous examinons ce soir. Son objet est de renforcer la place du Parlement dans les nominations des candidats aux fonctions de commissaire européen, de membre de la Cour des comptes européenne ou encore de juge ou d'avocat général près les juridictions l'Union européenne.
Le texte prévoit ainsi que les candidats pressentis seront auditionnés par les commissions du Parlement, auditions qui seraient suivies d'un vote consultatif.
La perspective du renforcement des prérogatives du Parlement est toujours séduisante. Elle ne doit cependant pas nous conduire à méconnaître les principes essentiels de la démocratie, notamment celui de la séparation des pouvoirs.
Les rapporteurs ont exposé la fragilité constitutionnelle du texte. Ces nominations relèvent en effet de l'exécutif.
Mme la rapporteure a toutefois indiqué en commission qu'il ne revenait pas à la commission des lois d'anticiper la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Cette position peut étonner lorsque l'on connaît la très grande sensibilité avec laquelle les commissions de notre assemblée appliquent les irrecevabilités au titre des articles 40 et 45 de la Constitution !
En réalité, ce texte est inconstitutionnel. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est parfaitement claire à cet égard, comme l'a souligné la commission des lois dans son rapport.
Sous réserve du dépôt en séance publique d'amendements destinés à apporter des correctifs ne pouvant être qu'insuffisants, la commission a adopté sans modification un texte qu'elle sait inconstitutionnel, ce qui suscite de fortes interrogations de notre part.
Le texte que nous examinons ne semble pas avoir vocation à prospérer, ni encore à être promulgué. Il s'agit d'une proposition d'appel, que nous saluons. Néanmoins, nous considérons que tel ne doit pas être l'objet d'un texte de loi. Faut-il prendre ainsi le risque de fragiliser nos institutions afin de permettre le cas échéant à certains d'exprimer leur désapprobation à l'égard des nominations ?
« Les formes sont les divinités tutélaires des associations humaines », écrivait Benjamin Constant. Le groupe Les Indépendants – République et Territoires considère qu'il faut avant tout veiller à préserver les institutions de notre démocratie.
L'inconstitutionnalité de ce texte devrait amplement suffire à entraîner son rejet. Nous devons cependant également examiner les conséquences que son adoption entraînerait.
Les candidats resteraient choisis par le pouvoir exécutif. Le Parlement serait consulté sans pouvoir s'opposer à la nomination, mais il pourrait en revanche la désavouer. Si le vote consultatif plébiscite le candidat, la situation resterait inchangée : il signifierait que le Parlement français soutient le candidat français. A contrario, si le vote traduisait la défiance du Parlement, le candidat de la France s'en trouverait affaibli. À cet égard, même une absence d'unanimité pourrait suffire à éroder sa légitimité.
Finalement, cette proposition de loi ne renforcerait aucunement la légitimité du candidat français, mais elle permettrait assurément au Parlement de l'affaiblir. Les divisions politiques intérieures sont une conséquence tout à fait normale de la démocratie. En revanche, il nous semble que les afficher sur la scène internationale pourrait affaiblir la France.
Quand bien même le Parlement verrait son pouvoir s'accroître, nous estimons qu'une telle réforme serait préjudiciable à notre pays. Pour que la France continue de peser au sein des institutions européennes, il nous paraît essentiel que les candidats français ne soient pas fragilisés.
Par conséquent, j'ai le regret de vous dire que le groupe Les Indépendants – République et Territoires ne votera pas cette proposition de loi.
Mme la présidente. La parole est à Mme Marta de Cidrac. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Marta de Cidrac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi présentée par notre collègue Jean-François Rapin, que je remercie pour son initiative, répond à une exigence démocratique fondamentale : permettre au Parlement national d'exercer un droit de regard sur la désignation des représentants français à des postes clés au sein des institutions européennes.
Ce texte s'inscrit pleinement dans le prolongement des réflexions menées au sein du groupe de travail transpartisan du Sénat sur les institutions, dont le rapport a été publié en mai 2024.
Aujourd'hui, force est de constater que ces nominations, bien que stratégiques pour notre pays, sont décidées sans que le Parlement ne soit associé au processus. Cela a été particulièrement évident lors de la récente désignation du candidat français à la Commission européenne, intervenue dans des conditions qui ont soulevé de légitimes interrogations.
Une telle situation ne peut plus perdurer si nous voulons restaurer la confiance de nos concitoyens dans nos institutions, affirmer la place de la France en Europe et donner une réelle légitimité aux représentants français face à leurs homologues européens. Pas d'affaiblissement, donc, mais un renforcement de la position de la France !
Cette proposition de loi vise ainsi à combler une lacune en instituant un mécanisme d'audition parlementaire préalable pour les candidats français à certaines fonctions européennes : commissaires européens, membres de la Cour des comptes européenne, juges et avocats à la Cour de justice de l'Union européenne et juges au tribunal de l'Union européenne.
Ces auditions, qui seront ouvertes aux commissions permanentes compétentes de chaque assemblée, garantiront un débat transparent et permettront d'évaluer les compétences et l'indépendance des candidats.
À l'issue de ces auditions, un vote sera organisé, offrant ainsi au Parlement la possibilité de prendre position, sans pour autant remettre en cause les prérogatives de l'exécutif.
Mme la rapporteure a déjà parfaitement décrit l'ensemble de la procédure et ses enjeux. D'ailleurs, dix États membres de l'Union européenne associent déjà leurs parlements nationaux à la désignation de leurs commissaires européens, onze pays à celle des membres des juridictions européennes et neuf à celle des membres de la Cour des comptes européenne.
Cette proposition de loi s'inscrit donc dans une véritable dynamique européenne de consolidation du rôle des parlements nationaux.
La nomination des membres français des institutions européennes n'est pas une question purement formelle. Elle engage notre crédibilité collective et l'efficacité de ses représentants sur la scène européenne.
En effet, comme le rappelle Jean-François Rapin dans son exposé des motifs : « Cette nouvelle procédure permettrait d'évaluer les qualifications et l'expérience du candidat au regard des fonctions qu'il est appelé à exercer, mais aussi d'éclairer la représentation nationale sur les orientations que le candidat entend soutenir s'il est confirmé dans ses fonctions. » Ces nominations doivent être perçues non plus comme des décisions prises unilatéralement, mais bien comme un processus transparent et démocratique.
La représentation nationale doit jouer pleinement son rôle en éclairant la pertinence des candidatures proposées par l'exécutif.
Par ailleurs, cette initiative est cohérente avec l'esprit de la révision constitutionnelle de 2008, qui a renforcé le contrôle du Parlement sur certaines nominations nationales. Elle s'inscrit donc dans la même logique d'équilibre des pouvoirs, en permettant au Parlement d'exercer un contrôle démocratique sur des décisions qui engagent la place de la France en Europe.
J'insiste, ce texte ne remet en cause ni les prérogatives de désignation de l'exécutif ni le domaine réservé du Président de la République. Monsieur le ministre, il s'agit non pas d'un droit de veto parlementaire, mais bien d'un outil au service de notre démocratie. Il permet d'associer le Parlement à des décisions cruciales tout en respectant les équilibres institutionnels. Il s'inscrit dans un contexte plus large de renforcement du rôle du Parlement dans les affaires européennes. Je sais que notre commission des affaires européennes y est particulièrement attachée.
Ce pas supplémentaire permettrait d'associer étroitement les Français, via leurs représentants, à des questions européennes d'une résonnance majeure. C'est notre responsabilité, en particulier au regard des actualités géopolitiques, économiques, sociales et environnementales qui heurtent, parfois, les intérêts de la France et de l'Union européenne.
Ainsi, en adoptant cette proposition de loi, le Sénat enverrait un signal fort en faveur d'un dialogue renouvelé entre les institutions européennes et les institutions nationales au sens large, d'une part, et leurs mandants – les Français –, d'autre part.
Nous avons aujourd'hui l'occasion de réaffirmer la place du Parlement national en tant qu'acteur incontournable de notre démocratie, place que je sais essentielle pour notre Haute Assemblée. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Teva Rohfritsch.
M. Teva Rohfritsch. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes saisis ce soir d'une initiative, a priori louable, visant à renforcer l'influence de notre Parlement dans le jeu institutionnel européen. Vous conviendrez néanmoins que l'actualité, qui s'emballe, nous appelle à l'appréhender dans un contexte différent de celui qui a dû présider à sa gestation. En tout état de cause, ce texte engage à faire preuve de la plus grande sagacité sur le processus qu'il risque d'engager.
Les troubles et les évolutions récentes de l'équilibre mondial, dont nous avons débattu aujourd'hui même avec le Gouvernement, n'auront échappé à personne. Ces tensions ont bousculé l'agenda européen dans des délais très courts, que peu d'experts avaient envisagé, sur des thématiques aussi essentielles. Après les tensions sur l'approvisionnement énergétique et celles sur l'accès aux ressources agricoles, nous voici brutalement confrontés à la question de notre défense nationale et européenne, la guerre devenant une thématique de débat dans nos assemblées.
Dans ce contexte, nous sommes tous soucieux de préserver nos intérêts nationaux au sein de l'Union européenne et de garantir nos intérêts européens face à la véhémence des puissances expansionnistes, alors que l'Union est calomniée sur la place publique mondiale et son existence même décriée. Aujourd'hui, 64 % des Français s'inquiètent de la situation en Ukraine et des risques d'embrasement de l'Europe. Cette actualité brûlante nous appelle à faire bloc et à œuvrer avec pragmatisme pour préserver l'efficacité de notre propre influence dans le processus de décision bruxellois.
Cette proposition de loi vise à rendre obligatoire une audition publique devant notre Parlement pour certaines nominations au sein des institutions européennes, suivie d'un vote à caractère consultatif. Encore une fois, si cet objectif paraît louable, il convient de s'interroger sur les conséquences pratiques d'une telle mesure dans le contexte que nous connaissons.
En ce qui concerne la nomination du commissaire européen, la consultation parlementaire préalable qui est souhaitée complexifiera sans équivoque notre processus de désignation. Or le droit de l'Union n'oblige aucunement les États membres à associer leur pouvoir législatif à cette sélection – cela a été rappelé.
Qui plus est, d'un point de vue pratique, une audition devant notre Parlement, organisée sous huitaine, sans que nous ayons connaissance du périmètre du portefeuille dont notre candidat aurait la charge, pose question quant à notre capacité d'apprécier sa candidature et d'émettre un avis pleinement éclairé.
Enfin, la comparaison des pratiques en vigueur dans certains autres États membres conduit à occulter la singularité du rôle joué au nom de la France par tous les chefs de l'État français, de gauche comme de droite, dans la construction de l'Europe depuis le début de ce grand dessein, au lendemain du dernier grand conflit mondial.
La création d'une telle contrainte interne risque de fragiliser la posture de la France, et donc son influence, au cours du processus sensible de négociation entre États membres sur les nominations ; car il s'agit bien, en effet, d'une négociation. Cette désignation s'inscrit dans un rapport de force qui appelle une proposition claire, pleine et entière de la France.
L'équipe de France pourrait-elle faire bloc, alors que la responsabilité et l'autorité des sélectionneurs sur une équipe incapable de jouer collectivement seraient totalement diluées ?
Pour ce qui concerne la nomination d'un commissaire européen, il est légitime que l'autorité mandatée soit notre exécutif : le Président de la République, qui représente l'État français au sein du Conseil européen, arrête la composition du collège soumis au Parlement européen. Le système en vigueur a le mérite de la clarté et d'une certaine efficacité. Il s'inscrit – pardonnez-moi de le rappeler – dans une tradition bien gaulliste, qui me semble partagée par nombre d'entre nous.
Permettez-moi aussi de formuler des réserves sur la conformité juridique du dispositif proposé. En effet, l'analogie du processus de nomination avec la procédure de l'article 13 de la Constitution, dont il s'inspire, est contestable. Citée par notre commission des lois, la décision n° 2012-658 DC du 13 décembre 2012 est sans appel à cet égard et ne saurait être ignorée par notre assemblée.
Pour apprécier son caractère démocratique, nous pouvons aussi souligner que la proposition de nomination par le chef de l'État peut parfaitement être rejetée à trois occasions par les instances européennes, qui sont démocratiquement élues et au sein desquelles la voix des citoyens est représentée de façon incontestable. C'est le cas durant le processus de désignation par la voix du Conseil, où siège l'exécutif français ; lors de l'approbation du collège au Parlement européen, au sein duquel siègent les parlementaires français élus au suffrage universel direct ; enfin, lors de la nomination finale de la Commission par le Conseil.
Vous l'aurez compris, mes chers collègues, avec toute la considération et le respect que je porte, comme vous tous, à notre assemblée et au président Rapin, je m'interroge néanmoins sur l'opportunité de cette proposition de loi, a fortiori dans le contexte mondial que nous connaissons.
Faut-il réellement engager une révision des règles de nomination en vigueur et remettre en cause par ce biais l'autorité du Président de la République française, au moment où la France doit tenir sa place et son rang au sein de l'Union européenne ?
Faut-il porter les joutes politiciennes et les divisions extrêmes, qui rongent notre Parlement depuis la dissolution de l'Assemblée nationale, au sein des institutions européennes, à ce moment crucial de notre histoire ?
Quelle sera notre capacité collective à désigner un candidat commun par la seule règle de la majorité dans les deux chambres, quand il nous a fallu trois gouvernements pour voter le budget de la Nation ?
Mes chers collègues, la fonction présidentielle est essentielle en ces temps de tensions. N'alourdissons pas le navire quand il doit affronter la tempête ! Je suis certain que ceux qui nourrissent l'ambition de prendre la barre à compter de la prochaine échéance présidentielle apprécieront de pouvoir constituer l'équipe de France en faisant preuve du sens des responsabilités, forts de la confiance des Français.
Pour toutes ces raisons, le groupe RDPI votera contre cette proposition de loi.
Mme la présidente. La parole est à Mme Sophie Briante Guillemont. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme Sophie Briante Guillemont. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le pouvoir de nomination représente, par excellence, l'acte du souverain. Historiquement, cette compétence se rattache à l'exercice du pouvoir exécutif. Les théoriciens de la souveraineté y ont même vu, à l'époque moderne, la prérogative royale la plus importante. Aussi, dans les régimes républicains, cette tradition et sa place n'ont jamais cessé d'être entre les mains du chef de l'État.
L'article 13 de la Constitution de 1958 dispose ainsi : « [Le Président de la République] nomme aux emplois civils et militaires de l'État. » Quant à l'article 21 du même texte, il consacre, sous réserve des dispositions précédentes, une compétence similaire du Premier ministre.
Dans la pratique, cette prérogative est le plus souvent restée la chasse gardée du Président de la République, et elle le restera si l'on en croit le discours que vient de tenir M. le ministre.
La révision constitutionnelle de 2008 a pourtant amorcé une inflexion nécessaire en la matière. Depuis cette date, le Parlement auditionne les personnes nommées à une cinquantaine de fonctions jugées suffisamment importantes pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation.
Dans ce contexte, la présente proposition de loi vise à élargir les prérogatives des chambres en soumettant à une audition les candidats pressentis aux postes de commissaire européen, de membre de la Cour des comptes européenne et aux fonctions de juge et d'avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne et au Tribunal de l'Union européenne.
En ce qui concerne la désignation des candidats pressentis au poste de commissaire européen, nous partageons entièrement le raisonnement du président Rapin.
Après l'épisode, pour le moins surprenant, de la démission de M. Thierry Breton en septembre dernier, il apparaît sain, pour notre compréhension de l'Union européenne et pour notre démocratie, aussi bien de clarifier les modes de nomination des commissaires français que d'auditionner les candidats pressentis à ces postes. Ces commissaires occupent en effet, comme vous le savez, une place essentielle au sein de l'exécutif européen. Que nous puissions auditionner le candidat français paraît donc, sur le principe, tout à fait raisonnable.
De fait – cela a été rappelé –, de nombreux États en Europe ont déjà pris cette direction : dix parlements nationaux participent actuellement au processus de désignation de leur commissaire européen. En Autriche, le nom du candidat proposé fait même l'objet d'une véritable concertation entre les parlementaires et le gouvernement.
Nous estimons que de telles auditions sont également souhaitables pour les candidats au poste de membre de la Cour des comptes européenne. Cette institution remplit une fonction éminente puisqu'elle contrôle les recettes et les dépenses de l'UE, ainsi que les organisations qui gèrent des fonds européens.
Enfin, en ce qui concerne le Tribunal et la CJUE, je comprends que la mesure proposée, laquelle est similaire, puisse étonner. En effet, il n'est pas dans la tradition française de faire auditionner par le Parlement les magistrats et les juges, à l'exception des membres du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil constitutionnel – une institution qui ne cesse de se juridictionnaliser. Sur ce point, je reste donc attachée au texte initial.
Ce n'est pas nuire à l'indépendance des magistrats que d'avoir une conversation franche sur leur future fonction et la compréhension qu'ils en ont, en particulier lorsque ce vote n'est pas contraignant. D'ailleurs ces auditions sont pratiquées chez onze de nos voisins européens. En Allemagne, une commission spéciale est même désignée pour procéder à la nomination des juges allemands au sein du Tribunal et de la CJUE.
Ces auditions, exactement comme celles qui sont prévues aux articles 1er et 2 de cette proposition de loi, permettraient surtout de mieux associer le Parlement aux désignations au sein de certaines institutions européennes particulièrement importantes.
Enfin, je soutiendrai les amendements proposés par le président Rapin, qui visent à régler un certain nombre de difficultés soulevées par la rédaction initiale.
Sans préjuger d'une éventuelle décision du Conseil constitutionnel, le groupe du RDSE votera ce texte, car il est essentiel pour l'avenir de l'Union européenne que les processus de désignation à ces postes clés soient mieux connus, plus transparents, et donc plus démocratiques. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Michel Arnaud. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Jean-Michel Arnaud. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes appelés à examiner la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes, déposée par le président Rapin, que je salue et remercie pour cette initiative. Je tiens également à remercier nos collègues Agnès Canayer et Pascal Allizard pour la qualité des travaux qu'ils ont réalisés en tant que rapporteurs.
Le texte dont nous débattons aujourd'hui vise à renforcer le contrôle du Parlement national dans le processus de désignation des candidats français à la Commission européenne, à la Cour des comptes européenne et aux juridictions européennes, en prévoyant des auditions consultatives dans chaque assemblée parlementaire.
Derrière ces dispositions se dessine clairement la volonté de parfaire la légitimité démocratique des institutions de l'Union européenne, une union dont les fondements demeurent les États souverains « unis dans la diversité ». C'est pourquoi il semble légitime que la représentation nationale, dont le Sénat, ait un droit de regard sur les propositions de nomination du Président de la République. Ce contrôle d'une décision de l'exécutif par le législatif n'est ni anachronique ni singulier, bien au contraire !
Trois principales objections ont été formulées contre cette proposition de loi. Je souhaite répondre et réfléchir à chacune d'entre elles avec vous.
Première objection : ces auditions consultatives des candidats alourdiraient une procédure politiquement déjà complexe.
Or, parmi les États membres, dix parlements nationaux participent actuellement à la désignation des commissaires européens, sans que cela pose problème au niveau de la Commission. Je citerai notamment la Hongrie, qui n'est pas au nombre des pays les plus européens ou les plus européistes ! Il ne semble donc pas incohérent, et encore moins inenvisageable, que la France, l'un des pays fondateurs de l'Union, instaure une telle procédure parlementaire.
Deuxième objection : le Parlement européen réalise d'ores et déjà une audition des candidats désignés. À celle-ci j'opposerai deux arguments.
Premier argument, la proposition de loi du président Rapin ne s'oppose en aucun cas aux actions du Parlement européen, elle est un complément ; elle enrichit donc la démarche de ce dernier.
Oui, le Parlement national émet un avis sur les désignations proposées par le Président de la République, puis le Parlement européen est libre d'approuver ou non les candidatures ! Pourquoi ce droit accordé au Parlement européen serait-il refusé aux parlements nationaux ?
Second argument, cette proposition de loi constitue, pour reprendre les termes de l'exposé des motifs, un « enjeu important pour la démocratisation de la construction européenne ». Permettez-moi d'évoquer l'expérience que je vis dans mon département des Hautes-Alpes, frontalier avec l'Italie, un État avec lequel les échanges économiques, sociaux et culturels sont séculaires.
Les élus locaux m'interpellent régulièrement sur des questions transfrontalières de santé, d'immigration ou de transport entre les Hautes-Alpes et la région du Piémont, par exemple, et aussi sur l'organisation des jeux Olympiques et Paralympiques de 2030 qui se tiendront en partie sur mon territoire ; des échanges se nouent avec Turin qui les a accueillis en 2006, et où certaines épreuves se dérouleront peut-être.
À cet égard, une question se pose : pourquoi un sénateur d'un territoire transfrontalier, élu au scrutin majoritaire, en lien au quotidien avec les élus locaux, ne bénéficierait-il pas d'une légitimité démocratique au moins équivalente à celle d'un député européen, élu au scrutin proportionnel dans une circonscription nationale, pour interroger un candidat au poste de commissaire européen ? Et je n'évoquerai pas les jeux de partis auxquels nous avons pu assister et à cause desquels nos concitoyens se perdent en conjectures...
Troisième objection : il existerait un risque d'inconstitutionnalité.
Les rapporteurs vont nous soumettre des amendements visant à sécuriser le dispositif proposé, mais le risque existe bel et bien. Sur le plan purement juridique, seul le Conseil constitutionnel peut déclarer un texte législatif conforme à notre bloc de constitutionnalité ou le censurer. Sur le plan politique, je tiens à le préciser, bien qu'il soit vrai que les désignations pour les postes européens n'entrent pas dans le périmètre de l'article 13 de la Constitution, cela n'empêche aucunement, selon moi, la tenue d'un cycle d'auditions.
Pour paraphraser les mots de la rapporteure Canayer, les désignations au poste de commissaire européen, notamment, relèvent d'une procédure ad hoc ; il semble donc logique que le contrôle du Parlement national soit également ad hoc.
Pour conclure, il est essentiel de rappeler que nous étudions ce texte dans un contexte international inédit. À l'heure où nous assistons à un « basculement entre deux mondes », il nous faut plus d'Europe. Dans un monde où les poussées impérialistes, où qu'elles se situent, s'accélèrent, l'Union européenne demeure le creuset d'un certain nombre de valeurs. Le combat des idées appelle à la nuance, la confrontation des doctrines appelle à la tolérance. L'Union a donc tout intérêt à ce que les nations qui la composent trouvent leur place dans ce débat à l'échelle européenne.
Comme l'a dit un précédent orateur, l'argument relatif à la protection des institutions, notamment à celle de la présidence de la République, est réversible. Imaginons que nous ayons, demain, un président de la République dont le profil serait de type « Trump », ou autre ! Je ne citerai aucun nom... Il serait alors important que le Parlement puisse émettre un avis et corriger les éventuels excès de pouvoir d'un président de la République autoritariste, élu dans un contexte particulier et dont les idées seraient très éloignées de celles que nous défendons au Sénat ou au sein du Parlement européen.
Je tiens à saluer le travail du président Rapin. Le groupe Union Centriste, qui adoptera les amendements qu'il nous proposera dans quelques minutes, votera cette proposition de loi utile pour la Nation et pour la construction européenne, si nécessaire aujourd'hui. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Silvana Silvani.
Mme Silvana Silvani. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les élections européennes de juin 2024 ont marqué le début d'un nouveau cycle institutionnel pour l'Union européenne. Pourtant, la désignation du commissaire européen français s'est déroulée dans un climat particulièrement troublé. Alors que Thierry Breton était initialement pressenti pour siéger à la Commission européenne, il annonçait le 16 septembre dernier qu'il ne briguerait finalement pas ce poste. Il s'agissait en réalité d'un limogeage pur et simple, orchestré par Ursula von der Leyen, à l'encontre du candidat proposé par la France.
Ce rejet constitue un précédent préoccupant. La Commission européenne est composée de commissaires désignés par les États membres. Leur approbation relève du Parlement européen, non du bon vouloir de la présidente de la Commission !
Cet épisode illustre une tendance lourde : l'effacement progressif de la souveraineté française au sein des institutions européennes, un processus enclenché dès la signature du traité de Maastricht. Il révèle surtout une réalité politique plus inquiétante : l'influence grandissante du capital allemand, dont l'industrie de défense est intrinsèquement liée à celle des États-Unis, et qui impose de plus en plus ses choix stratégiques en Europe.
Pourtant, face à cette mise en garde, le président Emmanuel Macron s'est empressé de s'aligner, en nommant Stéphane Séjourné sans la moindre résistance. Ce faisant, la capacité de la France à défendre ses positions dans des secteurs aussi stratégiques que la défense, le nucléaire ou l'agriculture a été affaiblie.
Ce texte vise justement, dans son article 1er, à ce que le Parlement trouve toute sa place, au travers d'une consultation sur le choix du candidat proposé par le Président de la République pour le poste de commissaire européen. À nos yeux, cette proposition va dans le bon sens en matière de transparence démocratique, en particulier en consolidant l'influence européenne de notre Parlement.
Cependant, nous ne sommes pas favorables à l'idée d'accorder au Parlement un droit de regard sur la sélection des candidats aux postes de juge ou d'avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne. Nous estimons en effet qu'une telle procédure porterait atteinte aux garanties d'indépendance dont le candidat doit bénéficier dans l'exercice de ses fonctions juridictionnelles. Selon nous, une telle audition parlementaire ferait peser le risque d'influences politiques, compromettant de fait l'impartialité requise pour ces fonctions.
Malgré ce point, nous voterons ce texte dont nous approuvons l'objectif de renforcement du rôle des parlements nationaux dans le processus de désignation des membres de certaines grandes institutions communautaires. Mais nous tenons tout de même à affirmer que ce texte ne répond que très partiellement à l'enjeu de démocratisation de l'Union européenne.
Pendant que nous débattons des modalités de nomination au sein des institutions européennes, un tournant majeur s'opère sur le continent : l'Union européenne s'engage dans une reconfiguration profonde de sa politique de défense.
Le président Macron appelle à porter les dépenses de défense entre 3 % et 3,5 % du PIB. Qui assumera ce fardeau ? Pour parvenir à ce résultat, certains dirigeants européens évoquent d'ores et déjà des coupes budgétaires dans les services publics, tandis que la France annonce que la préparation du projet de budget pour 2026 devra conjuguer « redressement des finances publiques » et « nouvelles marges de manœuvre » face au contexte géopolitique. Autrement dit, le financement de cet effort reposera, une fois de plus, sur les travailleurs et les classes populaires.
L'intérêt des peuples d'Europe ne réside certainement pas dans une surenchère militaire ou une intensification du conflit. Il s'agit non pas de nier la réalité des menaces, mais d'affirmer une autre voie.
Tant que l'Union européenne continuera de fonctionner sur les mêmes bases, il ne pourra pas y avoir de véritable souveraineté démocratique.
Tant que la Banque centrale européenne (BCE) restera hors de tout contrôle politique, tant que le marché intérieur sera conçu pour servir les intérêts des grands groupes pharmaceutiques, énergétiques et de l'armement, tant que la libéralisation sera un dogme, nous serons enfermés dans une logique qui nous échappe.
Si la France veut véritablement peser au sein de l'Union européenne et retrouver la maîtrise de son destin, elle doit prendre l'initiative de rompre avec le pacte de stabilité et de croissance (PSC). Mais pas pour alimenter un surarmement effréné ! Il faut rompre avec ce carcan budgétaire pour investir dans un autre modèle de développement, fondé sur le progrès humain et non sur une fuite en avant militariste.
Investir dans l'avenir, c'est renforcer notre souveraineté industrielle, développer une industrie numérique publique et autonome, garantir des services publics solides et assurer la pérennité de notre modèle social. Telle est l'Europe que nous voulons construire : une Europe des coopérations entre nations souveraines, affranchie du dogme néolibéral, ...
Mme la présidente. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Silvana Silvani. ... une Europe où la volonté des peuples prime sur les intérêts des marchés et des vendeurs de canons.
Nous soutiendrons donc cette proposition de loi, mais continuerons à défendre une ambition bien plus grande : celle d'une rupture avec l'ordre maastrichtien et d'une refondation démocratique et sociale de l'Europe.
Mme la présidente. La parole est à Mme Mélanie Vogel.
Mme Mélanie Vogel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la situation internationale, l'escalade et la tournure qu'est en train de prendre la guerre de Poutine en Ukraine nous alertent toutes et tous, unanimement.
Elle nous alerte sur l'urgence d'une Europe forte, unie et capable d'agir. Ce qui se joue aujourd'hui, au-delà d'une guerre terrible aux frontières de l'Europe, c'est l'avenir de notre modèle démocratique. C'est notre capacité à nous protéger, mais aussi à protéger nos valeurs, l'État de droit et la confiance collective que nous avons dans nos institutions.
L'incapacité de l'Europe à s'imposer aujourd'hui sur la scène internationale doit nous alerter non seulement sur notre sécurité militaire et sur notre poids diplomatique, mais aussi sur notre aptitude à prendre des décisions ensemble.
Comment prétendre faire entendre une voix forte et sérieuse hors de nos murs, sans une Europe unifiée et cohérente à l'intérieur ?
Il n'y aura pas d'Europe influente, respectée et capable sans des institutions plus intégrées, moins dépendantes de choix de connivence et du bon vouloir individuel de dirigeants nationaux. Renforcer l'Europe, cela doit se faire tant à l'échelle de l'Union qu'à celle des pays qui la composent.
Aujourd'hui, en France, les candidats à des postes clefs au sein des institutions européennes – en particulier celui de commissaire européen – sont choisis par le seul Président de la République, un choix que ne fait l'objet d'aucune validation, d'aucun contrôle parlementaire. Pourtant, dix autres États membres exercent un tel contrôle. J'ai travaillé dix ans au sein du Parlement européen et je n'ai jamais constaté que cette procédure affaiblissait en quoi que ce soit la voix de ces pays, pas plus que leur crédibilité ou leur capacité à peser sur la composition de la commission.
Nous entendons continuellement, dans la rue, sur les plateaux de télévision, dans la bouche des commentateurs politiques ou dans les sondages, qu'il existe un sentiment d'éloignement des citoyens et une perte de confiance dans nos démocraties, qui grandissent chaque jour un peu plus. Nous ne pouvons donc ni faire l'économie de la transparence et du contrôle démocratique ni accepter que ces décisions soient prises dans l'opacité et sans garde-fou.
Ce texte ne constitue pas une révolution. Garantir que le Parlement puisse être consulté sur un choix aussi important fait, en son nom, par le Gouvernement n'est pas franchement extraordinaire. Mais c'est un pas dans la bonne direction, un pas vers une responsabilisation renforcée de ceux qui nous représentent.
Puisque les commissaires européens relèvent des États, autant qu'ils soient choisis, tout comme les candidats aux autres postes européens, sous contrôle parlementaire.
En réalité, l'enjeu de la légitimité européenne dépasse très largement la seule question des nominations françaises dans le système existant. En ce qui concerne la Commission européenne, c'est le principe même de la nomination du collège des commissaires qu'il faudrait repenser. Comme M. le ministre délégué – c'est le seul point commun que j'ai avec lui –, je considère primordiale, dans la logique institutionnelle de l'Europe, la légitimité du Parlement européen.
L'Union européenne, dont la construction s'est arrêtée à mi-chemin, devrait parachever l'idéal d'une véritable démocratie supranationale. Si nous voulons réellement atteindre cet objectif et devenir tout autant autonomes qu'influents, il est nécessaire que nous réalisions un saut fédéral.
Nous l'avons bien vu lors de la crise du covid, qui nous a obligés à briser le tabou de la mutualisation des dettes publiques et qui a mis en évidence, une fois de plus, la toxicité de l'unanimité en matière budgétaire et fiscale.
Nous le voyons avec la guerre en Ukraine, qui nous impose de développer une véritable défense européenne et de mettre fin, en termes de politique étrangère, à la règle de l'unanimité qui donne à Viktor Orban un droit de veto sur notre avenir.
Voilà pourquoi l'Europe doit se doter d'un véritable gouvernement européen, composé en fonction des majorités politiques au Parlement européen et non plus seulement des critères nationaux, c'est-à-dire d'un exécutif européen nommé, comme tout gouvernement, par la présidence de la Commission et élu par le Parlement européen.
Cela paraît utopique, lointain et un peu fou alors que la construction démocratique de l'Union européenne est restée au milieu du gué. Mais tel était aussi le cas, en 1945, quand a été évoquée l'idée de réconcilier la France et l'Allemagne et de construire des institutions démocratiques communes. C'est en suivant des utopies concrètes que nous avons maintenu la paix, si fragile, depuis soixante-dix ans.
Le trumpisme et le poutinisme ne sont pas dystopiques, ils existent réellement. La démocratie européenne, elle aussi, doit réellement exister. C'est la raison pour laquelle le groupe écologiste votera cette proposition de loi, même si celle-ci n'est pas révolutionnaire.
Mme la présidente. La parole est à M. Christophe Chaillou.
M. Christophe Chaillou. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons, sur l'initiative de notre collègue Jean-François Rapin, vise à instituer la consultation préalable du Parlement sur la nomination de représentants de la France auprès de certaines institutions européennes.
Sur le principe, nous ne pouvons qu'accueillir favorablement cette volonté de renforcer la place de nos assemblées dans le jeu institutionnel européen. Celle-ci est d'ailleurs conforme aux travaux transpartisans menés par le Sénat depuis plusieurs années afin de contribuer au nécessaire approfondissement démocratique du dialogue entre la représentation nationale et les institutions européennes.
Ma collègue Mélanie Vogel a souligné, ainsi, la nécessité de réduire le fossé entre les citoyens et leurs représentants à l'échelon européen. Quant à Mme la rapporteure de la commission des lois, elle a rappelé quel était l'impact de la législation européenne sur les législations nationales.
Comme nous l'avons indiqué lors de l'examen du texte en commission, nous émettons un certain nombre de réserves sur le cadre juridique et sur l'étendue des fonctions soumises à la consultation du Parlement.
En particulier, nous soulevons, à la suite de plusieurs de nos collègues qui se sont exprimés assez longuement sur ce sujet, la question de la constitutionnalité du dispositif proposé.
Monsieur le ministre, vous avez déclaré que le risque d'inconstitutionnalité qui pèse sur le texte exclut de fait le soutien du Gouvernement. Pour avoir participé à quelques débats dans cet hémicycle, je me permets simplement de vous rappeler qu'il y a quelques mois, lors de l'examen du projet de loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, le Gouvernement avait considéré que l'inconstitutionnalité très probable de certaines de ses dispositions ne constituait pas un obstacle majeur à son avis favorable. Sur le principe, nous pouvons donc examiner les dispositions de cette proposition de loi.
L'article 1er prévoit un vote consultatif des commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat sur la candidature au poste de commissaire européen proposée par le Président de la République. Cette proposition de bon sens nous paraît tout à fait justifiée.
En effet, le choix du commissaire européen est éminemment politique. Il s'agit d'un poste stratégique pour la France, et il est légitime que le Parlement participe à sa nomination, même si ce n'est que de façon consultative.
Le président Rapin l'a rappelé, cette proposition se rapproche des pratiques de certains États membres, même si, cela a été rappelé, ils sont minoritaires. Que les choses soient claires : nous ne voulons pas pour autant remettre en question la capacité de l'exécutif, et non du chef de l'État, d'exercer pleinement ses prérogatives.
Néanmoins, quelques doutes subsistent : les modalités du vote initialement envisagées dans le texte nous paraissaient particulièrement floues et fragiles. Vous proposez aujourd'hui, chers collègues, des amendements visant à clarifier le dispositif, mais nous regrettons qu'ils tendent à réduire encore davantage la possibilité d'associer les membres de la commission des affaires européennes, qui ne rendraient qu'un avis alors qu'ils sont pleinement à même de s'exprimer sur un choix aussi essentiel.
Des questions se posent également au sujet du double mécanisme proposé, d'avis puis de vote par deux commissions. Que se passerait-il si les commissions des affaires européennes et des affaires étrangères émettaient des avis divergents ? Ce cas de figure est possible. Il faut donc traiter ce sujet.
Il est proposé à l'article 2 d'auditionner le candidat à la Cour des comptes européenne. Cette idée nous laisse assez perplexes, compte tenu du fait que l'article 286 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne définit le processus européen de sélection pour ces fonctions et réglemente précisément cette procédure, des particularités étant par ailleurs prévues pour la France. Très sincèrement, quelle plus-value pourrions-nous apporter à ce dispositif ?
D'ailleurs, dans notre pays, le Parlement ne participe pas à la nomination du premier Président de la Cour des comptes, non plus qu'à celles des conseillers maîtres à la Cour des comptes, qui sont nommés en Conseil des ministres et ne sont pas soumis à l'article 13 de la Constitution.
Enfin, il est proposé à l'article 3 que les candidats aux fonctions de juge et d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne ou de juge au Tribunal de l'Union européenne soient auditionnés par les commissions compétentes des assemblées. Nous émettons également des réserves sur ce sujet, car cela reviendrait à s'immiscer dans le système judiciaire européen, en contradiction avec sa nécessaire indépendance. En outre, là encore, le Parlement n'a pas en France le pouvoir d'intervenir sur la nomination de hauts magistrats.
Mes chers collègues, avant de laisser la parole à mon collègue Didier Marie, je rappelle que le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a toujours soutenu l'intégration européenne et les propositions visant à rendre plus démocratiques les nominations à des postes clés et à y associer les parlements.
Mme la présidente. Il faut conclure.
M. Christophe Chaillou. Pour cette raison, nous ne pouvons qu'être favorables à la consultation du Parlement sur la nomination du commissaire européen. Néanmoins, ce texte mérite d'être retravaillé à la lumière des divers arguments avancés au cours de la discussion générale, y compris pour des raisons juridiques.
Mme la présidente. La parole est à M. Didier Marie.
M. Didier Marie. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, ainsi que Christophe Chaillou vient de le dire, nous partageons l'objectif de cette proposition de loi déposée par le président Rapin.
L'examen de ce texte intervient après la nomination en septembre dernier, par un simple communiqué de presse du Président de la République, d'un nouveau commissaire européen français, après le départ surprenant et probablement contraint de Thierry Breton, qui déplaisait manifestement à Mme von der Leyen.
Dès lors, il nous paraît légitime d'associer le Parlement au processus de désignation du commissaire européen, en instaurant un droit de regard préalable à sa nomination par l'exécutif. À l'évidence, cela constituerait une avancée en matière de transparence de la procédure et un progrès démocratique.
Comme cela a été rappelé lors des précédentes interventions, si les procédures de nomination aux fonctions de commissaire européen, de membre de la Cour des comptes européenne et auprès du Tribunal et de la Cour de justice de l'Union européenne sont encadrées par les traités européens, le processus interne de sélection n'est cependant pas précisé.
Les textes européens laissent effectivement aux États membres la liberté de prévoir ou non des modalités de sélection des candidats envisagés pour occuper ces fonctions. À ce jour, le droit français n'a fixé aucune condition à ces désignations par les autorités, laissant place, il faut le dire, à une certaine opacité.
Les auteurs de la proposition de loi estiment nécessaire que la France s'aligne désormais sur les modalités mises en place dans plusieurs de nos partenaires européens, lesquels prévoient une participation des parlements nationaux à la désignation aux fonctions concernées.
En réalité, les chiffres du quarante-deuxième rapport semestriel publié en fin d'année dernière par la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac) montrent qu'une minorité d'États ont instauré une participation de leurs parlements nationaux aux processus de nomination. Seule une dizaine des vingt-sept États membres ont instauré un droit de regard de leurs parlements, selon des modalités extrêmement diverses.
Par ailleurs, à la demande expresse de la délégation française et de Jean-François Rapin, la Cosac évoque opportunément dans ce rapport la question de la participation des parlements nationaux à ces processus, sans pour autant explicitement avancer une proposition claire.
Si la Cosac regrette que le renforcement du rôle des parlements nationaux ne figure pas parmi les priorités stratégiques de la nouvelle commission européenne, ce que nous déplorons, elle ne formule dans sa contribution finale aucune recommandation pour généraliser ce mode de désignation.
L'enjeu du texte que nous examinons aujourd'hui tient davantage aux modalités retenues pour l'association du Parlement qu'au principe en lui-même, lequel, nous l'avons dit, n'appelle pas d'objection particulière. Les modalités retenues par la minorité d'États membres ayant instauré ce droit de regard ne sont d'ailleurs pas uniformes. Cette proposition de loi, dans sa rédaction actuelle, suscite pour cette raison plusieurs réserves.
Si le mode de désignation du commissaire européen mérite d'être encadré pour assurer une meilleure transparence, notamment au vu du caractère politique et stratégique de cette fonction, les modalités de la procédure envisagée à l'article 1er doivent être clarifiées.
Les deux articles suivants relatifs aux désignations des candidats aux autres postes posent quant à eux d'autres questions, soulevées par Christophe Chaillou. L'intérêt d'une telle procédure pour la nomination des membres à la Cour des comptes européenne semble limité. Quant à la consultation du Parlement sur la désignation des juges au Tribunal et à la Cour de justice de l'Union européenne, elle pose des difficultés s'agissant de l'indépendance des candidats.
Bien que ce texte soulève des questions intéressantes sur la transparence des procédures de nominations à certaines fonctions et sur le rôle du Parlement à cet égard, il nous semble devoir être ajusté, voire nécessiter une réforme constitutionnelle.
Mme la présidente. Il faut conclure.
M. Didier Marie. Nous nous abstiendrons donc sur cette proposition de loi, que l'on peut considérer comme un texte d'appel, qui vise, monsieur le ministre, à demander au Gouvernement de mieux associer le Parlement à la désignation du commissaire européen. Au regard de vos positions, nous craignons malheureusement qu'il ne soit sans suite.
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
proposition de loi relative à la consultation du parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes
Article 1er
Préalablement à sa désignation par les autorités françaises, le candidat pressenti au poste de commissaire européen est auditionné par la commission des affaires européennes de chaque assemblée du Parlement.
L'audition, ouverte à l'ensemble des membres des commissions permanentes, est publique sous réserve de la préservation du secret professionnel ou du secret de la défense nationale.
Cette audition ne peut avoir lieu moins de huit jours après que le nom du candidat dont la désignation est envisagée a été rendu public.
L'audition est suivie d'un vote, auquel peuvent participer l'ensemble des parlementaires ayant assisté à l'audition, visant à émettre, à la majorité des suffrages exprimés, un avis simple sur la désignation du candidat pressenti. Le scrutin est dépouillé au même moment dans les deux assemblées.
Mme la présidente. Je suis saisie de quatre amendements faisant l'objet d'une discussion commune.
L'amendement n° 1 rectifié bis, présenté par MM. Chaillou, Marie et Bourgi, Mme de La Gontrie, M. Durain, Mme Harribey, M. Kerrouche, Mmes Linkenheld et Narassiguin, M. Roiron, Mmes Carlotti et Conway-Mouret, MM. Darras et P. Joly, Mme G. Jourda, MM. Temal, M. Vallet et Vayssouze-Faure, Mmes Blatrix Contat et Daniel et MM. Jomier et M. Weber, est ainsi libellé :
I. – Alinéa 1
Rédiger ainsi cet alinéa :
Préalablement à sa désignation par le Président de la République sur proposition du Premier ministre, le candidat pressenti aux fonctions de membre de la Commission européenne est auditionné conjointement par la commission des affaires européennes et la commission permanente chargée des affaires étrangères de chaque assemblée du Parlement.
II. – Alinéa 2
Supprimer les mots :
, ouverte à l'ensemble des membres des commissions permanentes,
III. – Alinéa 4
Rédiger ainsi cet alinéa :
L'audition est suivie d'un vote de la commission des affaires européennes et de la commission permanente chargée des affaires étrangères visant à émettre, à la majorité des suffrages exprimés, un avis sur la désignation du candidat pressenti. Lorsqu'un parlementaire est membre des deux commissions, il ne dispose que d'une voix.
La parole est à M. Christophe Chaillou.
M. Christophe Chaillou. Si nous sommes en principe favorables à la consultation du Parlement sur le choix du commissaire européen, car cette fonction est essentiellement politique, il reste à en déterminer les modalités.
Nous proposons que la commission des affaires européennes et la commission compétente, en l'occurrence la commission des affaires étrangères, tiennent une audition conjointe.
En outre, nous ne sommes pas favorables à une distinction entre les membres de ces deux commissions. Nous proposons, par un mécanisme simple et lisible, de les placer à égalité, y compris lors de l'expression du vote.
Mme la présidente. L'amendement n° 3, présenté par M. Rapin, est ainsi libellé :
I. – Alinéa 1
Rédiger ainsi cet alinéa :
Préalablement à sa désignation par le Président de la République sur proposition du Premier ministre, le candidat pressenti aux fonctions de membre de la Commission européenne est auditionné conjointement par la commission des affaires européennes et la commission permanente chargée des affaires étrangères de chaque assemblée du Parlement.
II. – Alinéa 2
Supprimer les mots :
, ouverte à l'ensemble des membres des commissions permanentes,
III. – Alinéa 4
Rédiger ainsi cet alinéa :
L'audition est suivie d'un vote à la majorité des suffrages exprimés sur la désignation du candidat pressenti de la commission permanente compétente, qui se prononce après avis de la commission des affaires européennes.
La parole est à M. Jean-François Rapin.
M. Jean-François Rapin. Le présent amendement vise à apporter des modifications substantielles à l'article 1er.
Nous proposons de préciser que le commissaire européen est désigné par le Président de la République sur une proposition préalable du Premier ministre.
À la suite de nos travaux, nous proposons également de réserver le vote aux membres de la commission des affaires étrangères. L'audition commune serait étendue non plus à l'ensemble des sénateurs, mais seulement aux membres de la commission des affaires européennes, qui émettraient un avis, et à ceux de la commission des affaires étrangères, qui voteraient.
Mme la présidente. L'amendement n° 7, présenté par M. Bonneau, Mme Antoine, MM. Burgoa, Chasseing, Chatillon et Courtial, Mmes Demas, Evren, Florennes et Guidez, M. Henno, Mme Housseau, MM. Kern, D. Laurent et Levi, Mme Loisier, MM. Longeot, A. Marc, P. Martin et Milon, Mmes Perrot et Romagny et MM. Saury, Sautarel et Vanlerenberghe, est ainsi libellé :
Alinéa 4, première phrase
Rédiger ainsi cette phrase :
L'audition est suivie d'un vote des parlementaires de la commission des affaires européennes ayant assisté à l'audition, visant à émettre, à la majorité des suffrages exprimés, un avis simple sur la désignation du candidat pressenti.
La parole est à M. Hugues Saury
M. Hugues Saury. Il est défendu, madame la présidente.
Mme la présidente. L'amendement n° 6 rectifié bis, présenté par MM. Folliot, Mizzon et Canévet, Mmes Romagny et Guidez et M. Duffourg, est ainsi libellé :
Compléter cet article par un paragraphe ainsi rédigé :
… – Lorsque la commission permanente compétente en matière d'affaires étrangères dans chaque assemblée en fait la demande, le candidat pressenti est auditionné préalablement à l'audition de la commission des affaires européennes prévue à l'article 1er de la présente loi.
L'audition est publique sous réserve de la préservation du secret professionnel ou du secret de la défense nationale.
Cette audition ne peut avoir lieu moins de huit jours après que le nom du candidat dont la désignation est envisagée a été rendu public.
Cette audition ne donne lieu à aucun vote.
La parole est à M. Philippe Folliot.
M. Philippe Folliot. Tout ce qui peut rapprocher l'Union européenne de nos concitoyens est important. À cet égard, les parlements nationaux ont un rôle essentiel à jouer. Dans ce cadre, je félicite l'auteur de ce texte qui me semble viser un objectif que nous partageons toutes et tous.
Comment faire en sorte que chacune des commissions soit pleinement associée au processus de nomination ? Nous proposons d'associer pleinement la commission compétente à la désignation du commissaire européen, c'est-à-dire la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Il est vrai qu'on ne peut imaginer toutes les évolutions à venir. Qui eût cru il y a quelques mois encore – je ne parle même pas d'années – que l'Union européenne devrait jouer un rôle aussi important en matière de défense ?
Pour faire face à ces enjeux, il est important que la commission compétente puisse auditionner les candidats au poste de commissaire européen afin de s'assurer qu'ils maîtrisent l'ensemble des éléments leur permettant d'assumer cette fonction. Un commissaire exerce certes une fonction éminemment européenne, mais son rôle consiste également à défendre les intérêts nationaux. De fait, même s'il n'est pas politiquement correct de le dire, chaque commissaire européen n'oublie jamais son pays d'origine. C'est la réalité sur le terrain.
Cet amendement a pour objet de permettre aux membres de la commission des affaires étrangères d'auditionner les candidats au poste de commissaire européen.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. La commission émet un avis favorable sur l'amendement n° 3 du président Rapin, qui nous semble bien plus complet et équilibré que les autres amendements en discussion commune. Elle demande donc le retrait des amendements nos 1 rectifié bis, 7 et 6 rectifié bis ; à défaut, elle émettra un avis défavorable.
L'amendement n° 3 vise à déterminer qui est compétent en matière d'affaires étrangères et à préciser que le Président de la République nomme le commissaire européen sur proposition du Premier ministre.
Contrairement à ce que M. le ministre a indiqué tout à l'heure, nous pensons que cette compétence ne fait pas partie du domaine réservé du Président de la République, qui, si l'on s'en tient à la théorie du général de Gaulle, est limité à la défense et à la diplomatie. Il s'agit ici non pas d'une négociation entre États, mais de la conduite de la politique de la Nation, eu égard au fait que le droit européen produit des effets directs sur notre droit positif.
Il paraît plus simple que l'audition du candidat soit menée conjointement par les deux commissions plutôt que de manière séparée. Nous préférons pour cette raison l'amendement n° 3 du président Rapin à l'amendement n° 6 rectifié bis de M. Folliot, dont l'adoption aurait pour conséquence de multiplier par quatre le nombre d'auditions, ce qui alourdirait considérablement la procédure.
Enfin, en ce qui concerne le vote, il paraît plus simple que la commission des affaires européennes émette un avis et que le vote soit réservé à la commission des affaires étrangères, saisie au fond, pour trois raisons.
Premièrement, c'est la procédure qui s'applique pour les propositions de résolution européennes, notamment, conformément au règlement du Sénat.
Deuxièmement, l'expertise au fond appartient aux commissions permanentes, que ce soit dans le domaine juridique, financier ou diplomatique.
Enfin, troisièmement, les commissions permanentes sont déjà compétentes pour se prononcer sur certaines nominations, dans le cadre des auditions menées au titre de l'article 13 de la Constitution.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Le Gouvernement émet un avis défavorable sur ces amendements, dont l'adoption n'aurait pas pour effet de supprimer les problèmes constitutionnels que soulève cette proposition de loi. Au contraire, la précision selon laquelle le Président de la République désignerait le commissaire européen sur proposition du Premier ministre interfère dans l'articulation entre les articles 13 et 21 de la Constitution, faisant courir un risque supplémentaire d'inconstitutionnalité.
En pratique, bien sûr, le Président de la République et le Premier ministre s'entendent au sujet des nominations aux emplois stratégiques.
Je le répète, l'adoption de ces amendements ne permettrait pas de corriger l'inconstitutionnalité au cœur du texte.
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Folliot, pour explication de vote.
M. Philippe Folliot. Fort des explications de Mme le rapporteur et à la suite de la présentation de l'amendement n° 3, je retire mon amendement au profit de celui de M. Rapin, bien plus complet que le mien.
Mme la présidente. L'amendement n° 6 rectifié bis est retiré.
La parole est à M. Didier Marie, pour explication de vote.
M. Didier Marie. Contrairement à M. Folliot, nous maintenons notre amendement, car nous avons une divergence avec M. Jean-François Rapin et Mme la rapporteure de la commission des lois.
Dans son argumentation, Mme la rapporteure de la commission des lois a fait un parallèle avec l'article 13 de la Constitution. Or en l'espèce, cet article ne s'applique pas : le vote prévu dans le texte n'a qu'un caractère consultatif, alors que le vote prévu par l'article 13 est un vote de validation.
Il n'existe donc aucun obstacle à ce que la commission des affaires européennes vote à égalité avec une commission permanente. Il nous paraît plus juste et opportun que les deux commissions réalisant l'audition en commun émettent un avis ensemble et que leurs membres soient traités de la même façon.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 1 rectifié bis.
(L'amendement n'est pas adopté.)
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 3.
(L'amendement est adopté.)
Mme la présidente. En conséquence, l'amendement n° 7 n'a plus d'objet.
Je mets aux voix l'article 1er, modifié.
(L'article 1er est adopté.)
Article 2
Préalablement à sa désignation par les autorités françaises, le candidat pressenti au poste de membre de la Cour des comptes européenne est auditionné par la commission des affaires européennes de chaque assemblée du Parlement.
L'audition, ouverte aux membres de la commission compétente en matière de finances publiques, est publique sous réserve de la préservation du secret professionnel ou du secret de la défense nationale.
Cette audition ne peut avoir lieu moins de huit jours après que le nom du candidat dont la désignation est envisagée a été rendu public.
L'audition est suivie d'un vote, auquel peuvent participer les membres de la commission des affaires européennes et de la commission permanente compétente en matière de finances publiques ayant assisté à l'audition, visant à émettre, à la majorité des suffrages exprimés, un avis simple sur la désignation du candidat pressenti. Le scrutin est dépouillé au même moment dans les deux assemblées.
Mme la présidente. L'amendement n° 4, présenté par M. Rapin, est ainsi libellé :
I. – Alinéa 1
Rédiger ainsi cet alinéa :
Préalablement à sa désignation par le Président de la République sur proposition du Premier ministre, le candidat pressenti aux fonctions de membre de la Cour des comptes européenne est auditionné conjointement par la commission des affaires européennes et la commission permanente compétente en matière de finances publiques de chaque assemblée du Parlement.
II. – Alinéa 2
Supprimer les mots :
, ouverte aux membres de la commission compétente en matière de finances publiques,
III. – Alinéa 4
Rédiger ainsi cet alinéa :
L'audition est suivie d'un vote à la majorité des suffrages exprimés sur la désignation du candidat pressenti de la commission permanente compétente, qui se prononce après avis de la commission des affaires européennes.
La parole est à M. Jean-François Rapin.
M. Jean-François Rapin. Dans le même esprit que l'amendement adopté à l'article 1er, cet amendement vise à clarifier les procédures. Nous proposons que la commission des affaires européennes émette un avis et que le vote soit réservé aux membres de la commission des finances.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Favorable.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Défavorable.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 4.
(L'amendement est adopté.)
Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 2, modifié.
(L'article 2 est adopté.)
Article 3
Préalablement à sa nomination par le Gouvernement, tout candidat à la fonction de juge ou d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne ou de juge du Tribunal de l'Union européenne est auditionné par la commission des affaires européennes de chaque assemblée du Parlement.
L'audition, ouverte aux membres de la commission compétente en matière de libertés publiques, est publique sous réserve de la préservation du secret professionnel ou du secret de la défense nationale.
Cette audition ne peut avoir lieu moins de huit jours après que le nom du candidat dont la nomination est envisagée a été rendu public.
L'audition est suivie d'un vote, auquel peuvent participer les membres de la commission des affaires européennes et de la commission permanente compétente en matière de libertés publiques ayant assisté à l'audition, visant à émettre, à la majorité des suffrages exprimés, un avis simple sur la désignation du candidat pressenti. Le scrutin est dépouillé au même moment dans les deux assemblées.
Mme la présidente. L'amendement n° 2 rectifié, présenté par MM. Chaillou, Marie et Bourgi, Mme de La Gontrie, M. Durain, Mme Harribey, M. Kerrouche, Mmes Linkenheld et Narassiguin, M. Roiron, Mmes Carlotti et Conway-Mouret, MM. Darras et P. Joly, Mme G. Jourda, MM. Temal, M. Vallet et Vayssouze-Faure, Mmes Blatrix Contat et Daniel, MM. Jomier, M. Weber et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à M. Didier Marie.
M. Didier Marie. Ainsi que nous l'avons indiqué lors de la discussion générale, nous souhaitons supprimer l'article 3, car nous ne sommes pas favorables au fait de confier un droit de regard au Parlement sur le choix du candidat à la fonction de juge ou d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne ou de juge du Tribunal de l'Union européenne.
Un tel droit de regard ne nous paraît pas conforme aux garanties d'indépendance que l'intéressé devra offrir dans l'exercice de ces fonctions juridictionnelles, a fortiori si l'objet de l'audition est de « sensibiliser » les candidats aux priorités européennes du moment, ou pour le dire autrement, de tenter de soumettre le candidat à des injonctions politiques.
À titre de comparaison, à l'échelon national, le Parlement n'est pas consulté sur la nomination des hauts magistrats tels que le vice-président du Conseil d'État ou le Premier Président de la Cour de cassation.
Par parallélisme, nous proposons de supprimer l'article 3.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Pour nous, il s'agit non pas de soumettre les candidats à des injonctions politiques et de porter atteinte à leur indépendance, mais de vérifier leurs compétences et leur capacité à analyser les conséquences des jurisprudences qu'ils rendront.
La commission émet donc un avis défavorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Sénat.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 2 rectifié.
(L'amendement n'est pas adopté.)
Mme la présidente. L'amendement n° 5, présenté par M. Rapin, est ainsi libellé :
I. – Alinéa 1
Rédiger ainsi cet alinéa :
Préalablement à sa désignation par le Président de la République sur proposition du Premier ministre, tout candidat à la fonction de juge ou d'avocat général de la Cour de justice de l'Union européenne ou de juge du Tribunal de l'Union européenne est auditionné conjointement par la commission des affaires européennes et la commission permanente chargée des lois constitutionnelles de chaque assemblée du Parlement.
II. – Alinéa 2
Supprimer les mots :
, ouverte aux membres de la commission compétente en matière de libertés publiques,
III. – Alinéa 4
Rédiger ainsi cet alinéa :
L'audition est suivie d'un vote à la majorité des suffrages exprimés sur la désignation du candidat pressenti de la commission permanente compétente, qui se prononce après avis de la commission des affaires européennes.
La parole est à M. Jean-François Rapin.
M. Jean-François Rapin. Cet amendement vise, comme les amendements précédents, à clarifier la procédure.
Mme la présidente. Quel est l'avis de la commission ?
Mme Agnès Canayer, rapporteur. Favorable.
Mme la présidente. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Benjamin Haddad, ministre délégué. Défavorable, pour les mêmes raisons que celles que j'ai avancées précédemment.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 5.
(L'amendement est adopté.)
Mme la présidente. Je mets aux voix l'article 3, modifié.
(L'article 3 est adopté.)
Vote sur l'ensemble
Mme la présidente. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix dans le texte de la commission, modifié, l'ensemble de la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes.
(La proposition de loi est adoptée.)
10
Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l'ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, mercredi 5 mars 2025 :
À quinze heures :
Questions d'actualité au Gouvernement.
De seize heures trente à vingt heures trente :
(Ordre du jour réservé au groupe SER)
Proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en renforçant le droit de la concurrence et de la régulation économique outre-mer, présentée par M. Victorin Lurel et plusieurs de ses collègues (texte de la commission n° 370 rectifié, 2024-2025) ;
Proposition de loi expérimentant l'encadrement des loyers et améliorant l'habitat dans les outre-mer, présentée par Mme Audrey Bélim et plusieurs de ses collègues (texte de la commission n° 364, 2024-2025).
Le soir :
Débat sur la reconnaissance du bénévolat de sécurité civile.
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt-trois heures cinquante.)
nomination d'un membre d'une commission
Le groupe Les Républicains a présenté une candidature pour la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Aucune opposition ne s'étant manifestée dans le délai d'une heure prévu par l'article 8 du règlement, cette candidature est ratifiée : M. David Margueritte est proclamé membre de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
FRANÇOIS WICKER