Mme la présidente. La parole est à Mme Olivia Richard. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Olivia Richard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’est un exercice particulier que de monter ce soir à cette tribune pour vous faire part de la position du groupe Union Centriste sur cette mission budgétaire.
En effet, nul ne peut ignorer la situation des finances publiques de notre pays.
Nul ne peut ignorer non plus que, demain, à la même heure, notre gouvernement pourra avoir été renversé par une majorité plus qu’hétéroclite de députés.
Notre Constitution n’a pas prévu que les sénateurs interviennent dans le processus conduisant à voter la censure du Gouvernement. En effet, notre rôle est celui de la permanence démocratique.
Ce rôle trouve toute son illustration dans la façon presque imperturbable dont nous poursuivons l’examen du budget dont notre pays a indiscutablement besoin pour 2025.
Nos travaux s’inscrivent dans la durée, quelles que soient les secousses politiques que nous traversons.
Il est à cet égard tout à fait rassurant de retrouver le nom de Dominique Vérien sur la couverture du rapport pour avis de la commission des lois. C’est le quatrième budget de la justice dont elle suit les crédits au nom de la commission des lois, en sus du travail qu’elle a réalisé en tant que rapporteure sur le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice.
Ce travail au long cours, mis en regard d’une certaine instabilité gouvernementale, permet à notre chambre de conserver une vision indispensable à une meilleure justice pour demain, au service de toutes et de tous.
Le suivi annuel effectué par nos rapporteures pour avis Dominique Vérien et Lauriane Josende porte sur le recrutement, le numérique et l’immobilier.
Au nom du groupe Union Centriste, je salue l’effort de sanctuarisation des crédits de la mission « Justice », à hauteur de 11,9 milliards d’euros, soit 2 % de crédits de paiement supplémentaires. S’il correspond à une stagnation des moyens en euros constants, ce montant permet une poursuite des chantiers engagés.
Il faut encore saluer, monsieur le garde des sceaux, l’arbitrage, dont d’autres ont parlé avant moi, que vous avez obtenu. Cet arbitrage se traduit par un abondement de 250 millions d’euros supplémentaires, qui permettra de préserver le schéma de recrutement de votre ministère et l’essentiel de ses investissements numériques.
À ce sujet, j’ai noté, comme vous, mes chers collègues, la possibilité ouverte aux victimes de certaines atteintes aux biens de porter plainte en ligne. En tant que sénatrice des Français de l’étranger, j’espère que cette faculté sera prochainement accessible à nos ressortissants français à l’étranger, particulièrement en cas d’atteinte aux personnes. Cette possibilité pourrait être extrêmement profitable aux victimes de violences intrafamiliales (VIF) à l’étranger, dont l’éloignement rime avec isolement.
L’effort budgétaire, qui était indispensable, doit être poursuivi. Si les moyens de la justice ont crû de 36 % depuis 2020, nous devons aller encore plus loin pour atteindre les standards européens : les pays comparables à la France consacrent à la justice, en moyenne, 92,10 euros par habitant, contre 77,20 euros pour notre pays.
Les enjeux sont considérables s’agissant d’un pouvoir régalien, qui est un ciment pour notre société.
Si la justice, par essence, exige temps et impartialité, elle ne doit pas être perçue comme lointaine et indifférente ; nous ne saurions laisser s’installer un fossé entre l’institution et celles et ceux qu’elle sert.
C’est pourquoi il est indispensable que la justice judiciaire accompagne les évolutions de la société, dont les grands procès sont un marqueur. Celui des viols de Mazan est à cet égard exemplaire : notre système judiciaire a permis à une victime de passer de l’ombre à la lumière. La transparence inédite de ce procès, rendue possible par le courage de Gisèle Pelicot, permet à chacun de s’interroger sur les monstres ordinaires qui peuplent notre société.
Une autre affaire médiatisée, dite de Julie, lui fait écho : cette mineure de 13 ans, affaiblie par une maladie chronique, a été abusée par des pompiers dans des proportions qu’il appartient à notre système judiciaire de déterminer. Ces deux dossiers illustrent, si besoin était, la difficulté d’appréhender la notion de consentement.
Alors que la commission des lois et la délégation aux droits des femmes travaillent ensemble, ce qui est à saluer, sur la prévention de la récidive, je note les initiatives parlementaires, dans nos deux chambres, pour faire évoluer la définition juridique du consentement.
Mes chers collègues, alors que, élue parmi vous depuis un an, j’ai vu les bancs gouvernementaux changer trois fois de protagonistes, permettez-moi de saluer à nouveau la pugnacité et la détermination de nos rapporteurs, qui poursuivent inlassablement leurs indispensables travaux. L’expertise du Sénat, c’est le luxe de pouvoir travailler sur le temps long.
Le groupe Union Centriste votera les crédits de la mission et soutiendra l’amendement du Gouvernement qui tend à les relever de 250 millions d’euros. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme Sophie Briante Guillemont applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Ian Brossat. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Ian Brossat. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, il faut dire d’emblée quel est l’éléphant au milieu de la pièce : il y a quelque chose de profondément absurde à discuter de ce budget alors même que tout le monde sait le sort qui vous sera réservé demain, monsieur le garde des sceaux.
Mme Nathalie Goulet. On n’en sait rien !
M. Laurent Burgoa. Vous allez voter avec le RN !
M. Ian Brossat. Absurde, parce que tout le monde sait que ce gouvernement vit ses dernières heures.
Absurde, parce que tout le monde sait que ce gouvernement perdra, demain, la dernière once de légitimité qui lui restait.
M. Olivier Paccaud. Alors taisez-vous !
M. Ian Brossat. Absurde, parce que ce scénario était au fond écrit d’avance.
Il est absurde aussi d’imaginer que l’on puisse diriger un pays comme la France en tournant à ce point le dos au verdict des urnes. (M. Laurent Burgoa s’exclame.) ; absurde encore de continuer, les uns et les autres, les unes et les autres, à faire semblant que notre démocratie et nos institutions fonctionnent parfaitement bien ; absurde enfin que, quoi que disent les Français, quoi qu’ils expriment dans les urnes ou en manifestant, tout cela n’ait aucune importance : que tout continue – business as usual – comme si la réalité politique et sociale n’existait pas.
M. Olivier Paccaud. On est bien loin du budget de la justice ! (M. Laurent Burgoa renchérit.)
M. Ian Brossat. C’est donc dans une situation absolument inédite que nous débattons d’un texte budgétaire présenté par ce gouvernement en fin de vie. Et nous ne pouvons à nouveau que souligner nos désaccords profonds avec votre politique. Le budget que vous nous présentez continue de sous-financer notre justice, au détriment de notre État de droit.
La comparaison avec nos voisins européens, qu’ont rappelée certains de nos collègues, est chaque année plus édifiante : quand la France dépense 77 euros par an et par habitant pour sa justice, l’Espagne y consacre 97 euros, l’Italie 100 euros et l’Allemagne 136 euros. Quant au nombre de magistrats professionnels pour 100 000 habitants, il s’élève à 11 seulement pour la France, contre 14 en Belgique et 24 en Allemagne, soit plus du double !
Or, derrière ces chiffres et sous les crédits que nous votons aujourd’hui, c’est bien notre État de droit qui est en jeu, porté à bout de bras par nos professionnels de la justice. Ceux-ci nous le rappellent fréquemment, notamment au travers des mouvements sociaux. L’exemple récent, déjà mentionné, du mouvement de grève des agents de la PJJ est à cet égard éloquent. C’est à la suite de l’annonce du non-renouvellement de 500 agents contractuels que ces professionnels nous ont alarmés sur la situation catastrophique du secteur. Ils nous ont rappelé l’épuisement de ces travailleurs, déjà en sous-effectif.
La droite et l’extrême droite ne cessent de vouloir punir toujours davantage les mineurs délinquants. Pourtant, l’accompagnement des jeunes en difficulté est particulièrement altéré par la saturation des établissements et des services. Les éducateurs, les psychologues, les assistants sociaux et les personnels administratifs sont surchargés, mais ni solutions ni moyens ne leur sont octroyés.
Je voudrais aussi souligner que ce budget ne respecte pas les objectifs de la loi du 20 novembre 2023 d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Il avait pourtant été annoncé qu’elle permettrait de rattraper plus de trente ans d’abandon budgétaire, politique et humain de notre justice. À peine votée, cette loi est d’ores et déjà obsolète !
Au fond, tout cela montre à quel point nous avons besoin, dans ce domaine comme dans d’autres, d’un changement de politique ; il est à souhaiter qu’il arrive le plus vite possible. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER et GEST. – M. Laurent Burgoa s’exclame.)
Mme la présidente. La parole est à M. Akli Mellouli. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Akli Mellouli. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne suis pas venu avec la liste de courses du Val-de-Marne ; je m’en voudrais tout de même de ne pas mentionner la prison de Noiseau, qu’à l’unanimité les représentants de mon département souhaitent ne pas voir aboutir. Peut-être faudrait-il, en revanche, rénover celle de Fresnes…
« La justice est la vérité en action. » Victor Hugo nous rappelle que l’exercice judiciaire n’est pas seulement une affaire de lois, mais aussi une quête de sens, un engagement envers la dignité humaine et l’équité sociale.
Or, en France, notre système judiciaire peine à incarner ces principes. Malgré les efforts budgétaires engagés, la surpopulation carcérale reste un fléau, avec 80 000 personnes en détention. Le taux d’occupation dépasse 140 % dans certaines maisons d’arrêt, et des milliers de détenus sont contraints de dormir sur des matelas à même le sol. Ces chiffres ne sont pas seulement des statistiques : ils traduisent une réalité indigne et des échecs structurels.
Le choix de construire toujours plus de prisons est à cet égard une fuite en avant : ces investissements massifs ne résolvent pas le problème. Entre 1990 et aujourd’hui, nous avons augmenté nos capacités carcérales de plus de 24 000 places, sans pour autant enrayer la surpopulation ou améliorer les conditions de détention. Pis, chaque nouvelle place semble rapidement occupée, confirmant que nous privilégions une logique punitive au détriment de la prévention.
Nous devons changer de paradigme. Une société juste ne peut reposer sur une surenchère pénale qui stigmatise les plus vulnérables. En effet, qui retrouve-t-on en prison ? Des hommes et des femmes jeunes, souvent sans diplôme, précaires, dont plus de 40 % ont subi des violences dans leur enfance. La prison crée un cercle vicieux de désocialisation et de récidive ; c’est pourquoi nous appelons à l’institution d’un mécanisme national contraignant de régulation carcérale. Un tel mécanisme marquerait un tournant majeur dans la lutte contre la surpopulation carcérale en France.
La justice que nous défendons ne se limite pas à punir : elle respecte la dignité de chacun et vise à réparer, à réinsérer et à prévenir.
Monsieur le garde des sceaux, trois axes doivent guider notre action.
Premier axe : comprendre et humaniser la peine. Celle-ci ne doit pas être une abstraction : elle doit être expliquée, comprise et adaptée à la personne condamnée, aux victimes et à la société. Cela passe par une meilleure éducation, dès le plus jeune âge, sur le fonctionnement de la justice, mais aussi par l’accompagnement des victimes et par la promotion de la justice restaurative.
Deuxième axe : investir dans des alternatives crédibles à la détention. Le recours à la prison doit être l’exception, et non la norme ! Nous devons généraliser les peines de probation, les placements extérieurs et les travaux d’intérêt général, tout en assurant un accompagnement socio-éducatif solide. Cela nécessite des moyens humains, des magistrats, des éducateurs, des médiateurs. Les comparutions immédiates, qui favorisent des décisions hâtives et trop souvent répressives, doivent être limitées.
Troisième axe : garantir la dignité des conditions de détention. Monsieur le garde des sceaux, la justice doit être ferme ; mais elle doit être juste. Une société se juge à la manière dont elle traite ses détenus. Nous devons réduire drastiquement la détention provisoire, respecter les normes internationales d’encellulement individuel et assurer un accès effectif aux droits fondamentaux, qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation ou de l’emploi.
Chaque détenu sortira un jour. Notre responsabilité est de préparer cette sortie pour éviter que la prison ne soit qu’un temps perdu, destructeur pour l’individu et dangereux pour la société.
Enfin, la justice exige un choc de moyens. Nous y consacrons 73 euros seulement par habitant, ce qui nous classe, en la matière, loin derrière l’Allemagne et la plupart de nos voisins européens ; aussi notre appareil judiciaire est-il à bout de souffle. Il manque des juges, des greffiers, des psychologues, des éducateurs et des intervenants sociaux. Sans ressources, monsieur le garde des sceaux, toutes les réformes resteront lettre morte.
Mes chers collègues, la justice ne peut être réduite à une simple comptabilité des crimes et des peines : elle est une institution essentielle de notre démocratie, qui doit protéger les libertés, réparer les torts et préparer l’avenir. Paraphrasant Albert Camus, j’affirme que le véritable test du caractère d’une société est la justice qu’elle rend aux plus faibles.
Monsieur le garde des sceaux, investissons dans l’éducation, dans la prévention et dans la réinsertion pour bâtir une justice qui soit à la hauteur de nos idéaux républicains. C’est dans cet esprit que s’inscrivent l’ensemble des amendements déposés par le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, et c’est dans cet esprit que nous voterons contre le budget de la mission « Justice ». (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – Mme Sophie Briante Guillemont applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre de La Gontrie. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, Ian Brossat l’a dit tout à l’heure, nous discutons depuis deux jours dans un contexte particulier ; et depuis deux jours nous faisons le choix, les uns et les autres, de traiter ce budget de manière sérieuse, comme toujours au Sénat. Sans doute avons-nous l’espoir que, continuité de l’État oblige, nos propos et nos votes de ce soir soient ultérieurement pris en compte. En effet, ce qui nous mobilise tous, c’est le problème récurrent du manque de moyens de la justice. Du reste, la bientôt ex-nouvelle majorité présidentielle se montre étonnamment sévère dans le contenu de ses rapports, bien que ses votes soient favorables – seuls ses membres peuvent le comprendre…
Le présent chapitre budgétaire a incontestablement connu depuis plusieurs années des hausses très importantes de ses crédits, grâce à l’action de votre prédécesseur, monsieur le garde des sceaux, mais aussi grâce aux votes du Parlement. Nous avons soutenu toutes ces hausses ; elles étaient nécessaires et ont d’ailleurs donné lieu à l’adoption, ici même, de la loi de programmation du ministère de la justice.
De ce fait – là encore, c’est incontestable –, un certain nombre de recrutements ont pu être opérés. Nous ne sommes toutefois pas au bout de ce travail, et le budget qui nous est présenté ne permet pas de l’achever. Passé l’annonce initiale, monsieur le garde des sceaux, une forme de scénographie de votre part – je n’ose parler de psychodrame –, assez efficace, il faut bien le dire, a certes permis d’abonder ce budget. Il n’est toujours pas à la hauteur, cependant, de la programmation inscrite dans la loi.
N’oublions pas les annulations de crédits, les gels, les surgels : in fine, 328 millions d’euros ont disparu en cours d’année, affectant particulièrement la PJJ – mon collègue Christophe Chaillou y reviendra.
Vous l’avez dit vous-même, monsieur le garde des sceaux : lorsque vous avez pris vos fonctions, il vous manquait 500 millions d’euros. Vous ne les avez pas retrouvés, même si l’on peut se satisfaire, évidemment – c’est en cela que votre démarche était habile –, de l’octroi par le Premier ministre des quasi-250 millions d’euros de crédits supplémentaires sur lesquels nous aurons à voter dans quelques instants.
Mes collègues l’ont dit avant moi : la justice française n’a pas les moyens dont disposent ses homologues européens. Le sous-investissement pèse sur les conditions de travail des magistrats, sur l’ensemble des personnels judiciaires et sur les justiciables. S’ensuit, par un effet pervers classique, une vision tordue de la justice, dont les Français considèrent, dans leur ensemble, qu’elle fonctionne mal, mais aussi qu’elle n’est pas assez sévère. Or, vous le savez, à rebours de cette impression, la justice n’a jamais autant condamné, à des peines aussi longues et aussi lourdes.
Notre groupe a délibérément choisi, en responsabilité, de déposer très peu d’amendements. Nous nous sommes concentrés sur les phénomènes les plus graves : la nécessaire création de postes de magistrats, de greffiers et d’attachés de justice, mais aussi d’une juridiction spécialisée dans le traitement des violences intrafamiliales, combat que je mène depuis longtemps et qui a été en partie satisfait par les travaux de Dominique Vérien, lesquels ont permis l’émergence des pôles spécialisés. Il faut dire que le garde des sceaux de l’époque n’était pas favorable aux juridictions spécialisées.
Vous avez certainement reçu le rapport de la coalition féministe pour une loi-cadre intégrale contre les violences sexuelles, monsieur le garde des sceaux : le sujet reste pendant. Il faut conduire cette démarche à terme : l’Espagne l’a fait, avec à la clef une diminution importante du nombre de féminicides. Nous proposerons également de renforcer la formation des magistrats au traitement des violences sexuelles et le déploiement des téléphones grave danger, aujourd’hui insuffisants.
L’administration pénitentiaire mobilise, comme toujours, la plus grande partie des crédits. Il est tout à votre honneur, monsieur le garde des sceaux, d’avoir tenu un discours de vérité en reconnaissant qu’avec 450 détenus de plus par mois il faudrait construire chaque mois un nouvel établissement. Louis Vogel, rapporteur pour avis sur les crédits du programme « Administration pénitentiaire », l’a relevé ; c’est la première fois depuis des années, me semble-t-il, qu’un garde des sceaux tient un tel discours. Nous le savons : construire autant est impossible.
Il y a désormais 80 000 détenus en France. Je rappelle que, lorsqu’ils n’étaient que 70 000, pour une capacité d’accueil analogue, la France avait été condamnée pour traitement inhumain. Et pourtant – voici un second éléphant au milieu de la pièce, cher Ian Brossat –, alors que je vous ai interrogé en commission des lois sur ce point, monsieur le garde des sceaux, la question de la régulation carcérale, qu’a évoquée à l’instant Akli Mellouli, n’est toujours pas abordée. Vous, ou votre successeur, qui sera peut-être vous-même, devrez impérativement poursuivre ce chemin et prendre ce problème à bras-le-corps. Vous le savez, et les chiffres que vous avez exposés devant la commission des lois le démontrent : à défaut d’un tel engagement, vous ne pourrez faire face à la surpopulation carcérale.
Enfin – je ne le fais pas uniquement pour satisfaire Dominique Vérien, qui est elle aussi très attentive à ce sujet –, je souhaite aborder la question de l’informatique. (Mme Dominique Vérien hoche la tête en signe d’approbation.) Je ne suis pas loin de penser, en effet, que la Chancellerie en est encore au Minitel. (Sourires.) Les applicatifs ne fonctionnant pas, notre justice ne peut travailler de manière satisfaisante.
Vous l’avez compris, mes chers collègues, nous portons sur ce budget un regard relativement positif, mais nous allons défendre des amendements, dont le sort déterminera notre vote. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE-K et GEST. – Mmes Sophie Briante Guillemont, Olivia Richard et Dominique Vérien applaudissent également.)
Mme la présidente. Je constate que M. Christopher Szczurek, qui figurait parmi les orateurs inscrits pour prendre la parole, n’est pas présent. (« Comment se fait-il ? » sur des travées du groupe Les Républicains. – Sourires.)
M. Laurent Burgoa. Il est censuré !
Mme la présidente. La parole est à M. Louis Vogel.
M. Louis Vogel. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, c’était en octobre 2023 : le Sénat adoptait les conclusions de la commission mixte paritaire sur le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Les objectifs étaient ambitieux : réformer certains champs de notre justice pour la rendre « plus rapide, plus claire, plus moderne ». Les moyens l’étaient également : entre 2023 et 2027, le budget du ministère devait augmenter de 21 %.
C’était en octobre 2023. Nous avions l’espoir que ce grand service public de la justice serait restauré après des années de disette, quel que soit le Gouvernement. Las ! un an plus tard, à l’aune des contraintes financières qui encadrent les débats sur le projet de loi de finances de notre pays, cette dynamique est interrompue. En effet, si les crédits sont maintenus par rapport à l’an dernier, à 10,2 milliards d’euros contre 10,1 milliards en 2024, ils sont en deçà des 10,7 milliards d’euros prévus par la loi de programmation. Nous saluons l’inflexion du Gouvernement, qui nous rapproche de l’exécution budgétaire prévue, mais nous ne pouvons pas accepter que la trajectoire ne soit pas respectée, car cela se fait au détriment de la justice.
Tronqués de 276 millions d’euros, au travers des amendements gouvernementaux nos II-626 et II-900, les présents engagements font de celle qui concerne la justice la plus maltraitée des lois de programmation. Le groupe Les Indépendants a toujours défendu la réduction de la dépense publique, mais non de n’importe quelle dépense publique. En effet, seul l’État est en mesure d’exercer les missions régaliennes, qui sont au fondement du fonctionnement de notre société et au cœur des demandes de nos concitoyens.
Ce budget n’est pas celui de la reconstruction et de la projection qu’attendent les acteurs du monde judiciaire. La justice, la police, les armées ou encore l’enseignement supérieur et la recherche ne sauraient en aucun cas pâtir des difficultés budgétaires que notre pays rencontre actuellement. Comment allons-nous expliquer à nos concitoyens que la justice, sur laquelle ils comptent pour faire valoir leurs droits, va encore devoir attendre ?
Le rapport de la commission des finances souligne que la justice française dispose du plus faible budget par habitant, en pourcentage de PIB, de l’ensemble des pays comparables. Tous les orateurs l’ont rappelé ici ce soir : le retard est structurel.
Combien de temps accepterons-nous encore d’avoir une justice sous-dotée, alors que des marges financières importantes existent, on le sait, au sein des autorités administratives indépendantes ou des opérateurs de l’État ? Ce n’est pas notre collègue Nathalie Goulet qui me contredira. Or les budgets de ces organismes restent stables ou sont en hausse.
La députée Marie-Christine Dalloz, dans son rapport budgétaire sur le programme 308 « Protection des droits et libertés » de la mission « Direction de l’action du Gouvernement », analyse la trajectoire financière de cinq de ces autorités, dont la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). En 2025, leurs dotations augmenteront, à rebours des efforts demandés aux administrations publiques. Il est possible de trouver auprès des autorités administratives indépendantes des marges bien supérieures aux 276 millions d’euros qui manqueront à la justice !
Cela a été rappelé : nous avons besoin de davantage de juges, de davantage de greffiers et de davantage de personnel judiciaire. Le PLF préserve ces recrutements et nous nous en félicitons. Mais il faut donner à la justice les moyens de poursuivre une modernisation qui vient à peine de commencer. Or les solutions informatiques dont dispose le ministère sont pour le moins insuffisantes.
La restauration de la justice doit demeurer l’un des chantiers prioritaires des prochaines années : il y a là une attente forte et légitime de la part de nos concitoyens. Or la demande des citoyens, en démocratie, doit constituer le premier critère de priorisation de la dépense publique. Ce n’est qu’en dernier recours, après avoir restreint ou cessé son action non régalienne, que l’État doit envisager de faire des économies sur le secteur régalien, auquel appartient la justice.
Nous ne saurions nous satisfaire d’un budget qui ne respecterait pas la loi de programmation. C’est pourquoi le groupe Les Indépendants s’abstiendra sur les crédits de cette mission. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Muriel Jourda. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mmes Nathalie Goulet et Dominique Vérien applaudissent également.)
Mme Muriel Jourda. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je vais exposer la position du groupe Les Républicains sur ce budget de la justice, qui, vous le savez, préoccupe le Sénat depuis longtemps. Nul besoin pour le prouver d’en revenir à des archives dont nous n’aurions souvenir ni les uns ni les autres : je vous renvoie au rapport de Philippe Bas intitulé Cinq ans pour sauver la justice !, publié en avril 2017 ; il est, me semble-t-il, toujours d’actualité.
Souvenons-nous également de l’époque où la commission des lois, dont Philippe Bas était devenu le président, était parvenue à réunir l’ensemble des professions du droit : cela avait abouti à deux réussites et à un échec.
La première réussite avait consisté dans le fait même de réunir autour d’une même table ces différentes professions – tous ceux qui les connaissent savent qu’il s’agissait là d’une véritable prouesse…
La seconde réussite était la suivante : nous avions pu tous ensemble nous entendre sur un certain nombre de points d’accord relatifs au projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, alors en cours de discussion.
Quant à l’échec, il tint à ce que le garde des sceaux de l’époque, Mme Belloubet, ne voulut malheureusement pas écouter ce que ces professions du droit avaient à dire.
Il y avait dans cette séquence, néanmoins, le signe d’un intérêt nouveau, confirmé par l’organisation au Sénat, en 2021, de l’Agora de la justice. Cette nouvelle réunion des professions juridiques conduisit la commission des lois à formuler seize propositions « pour retrouver confiance dans la justice ».
Plus récemment, en 2022, nous avons aussi commandé un sondage afin de connaître les opinions des Français sur la justice.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Nous parlons bien du budget ?
Mme Muriel Jourda. Il se trouve qu’elles n’étaient pas bonnes – pas meilleures qu’aujourd’hui. Ainsi, les Français disaient vouloir n’avoir recours à la justice qu’en dernier lieu, ce qui, en soi, n’était pas mauvais, et une majorité d’entre eux déclaraient ne pas lui faire confiance.
Ce sujet nous a donc beaucoup intéressés, et cette démarche connut une conclusion provisoire avec l’adoption, dans un certain enthousiasme général, il faut le reconnaître, de la LOPJ, aboutissement de tous ces travaux menés en vue d’une meilleure prise en compte de cette question régalienne. La justice, comme la police, est en effet de ces questions que seul l’État peut traiter, qui ne sauraient être confiées qu’à l’État.
Nous avons donc aujourd’hui à apprécier si le budget sur lequel nous nous apprêtons à nous prononcer est conforme à l’ambition inscrite dans la LOPJ. Tel n’était pas du tout le cas initialement : la lettre plafond transmise par le Gouvernement cet été prévoyait près de 500 millions d’euros de baisse de crédits. Vous avez réussi, monsieur le garde des sceaux, avec une certaine fermeté, couplée au souhait du Premier ministre de vous suivre, à obtenir une rallonge de 250 millions d’euros. Au bout du compte, cela donne un budget élevé. Or, s’agissant d’un sujet régalien, un budget élevé est toujours à saluer, même s’il reste vrai – cela a été souligné – que nous ne sommes pas dans la droite ligne de la trajectoire fixée en LOPJ. Cela dit, la situation financière est telle aujourd’hui que chaque budget doit porter sa part de l’effort ; et la part qui est demandée à la justice apparaît relativement raisonnable.
Pour autant, tous les problèmes ne sont pas résolus.
Ces problèmes, nous les connaissons tous. Tout d’abord, la masse salariale de la justice doit suivre le contentieux, qui augmente régulièrement. Cela vaut pour les magistrats, pour les greffiers et pour tous les personnels nécessaires à son fonctionnement. Les carrières doivent être attractives ; or, comme notre rapporteur l’indiquait tout à l’heure, tous les élèves de l’école nationale des greffes ne suivent pas leur formation jusqu’au bout. La question des grilles indiciaires s’est posée ; il faudra honorer les promesses qui ont été faites en ce domaine.
L’efficacité de la justice passe aussi par des moyens modernes. Tout le monde a fait valoir, à juste titre, combien le plan numérique n’avait pas été à la hauteur des promesses, et combien nous péchons, de ce point de vue, pour ce grand ministère qu’est celui de la justice. Dans ce grand service public, le numérique n’est toujours pas efficacement déployé, ce qui altère les conditions de travail de ceux qui y contribuent – nous devons y être attentifs.
La prison a été évoquée. Sur ce point, mes chers collègues, nos opinions ont tendance à diverger : avec mon groupe, nous penchons assez peu pour la régulation carcérale,…