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Débat préalable à la réunion du conseil européen des 14 et 15 décembre 2023
M. le président. L’ordre du jour appelle le débat préalable à la réunion du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023, organisé à la demande de la commission des affaires européennes.
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Madame la secrétaire d’État, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé sa place dans l’hémicycle.
Dans le débat, la parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je me réjouis que nous nous retrouvions à moins d’un jour – douze heures exactement – de la prochaine réunion du Conseil européen ; et j’espère que le nouveau format décidé pour le présent débat nous donnera satisfaction.
Comme vous le savez, nous sommes à la veille d’un Conseil européen décisif. Les chefs d’État et de gouvernement des vingt-sept États membres de l’Union européenne vont se réunir demain et vendredi pour la dernière fois de ce semestre de présidence espagnole du Conseil et vont y aborder des sujets dont nous pouvons dire, me semble-t-il, qu’ils sont d’importance historique : le soutien à l’Ukraine et la question de l’élargissement ; la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel ; le conflit toujours en cours au Proche-Orient ; et, dans ce lourd contexte, les questions de sécurité et de défense européennes.
D’autres sujets seront à l’ordre du jour : une discussion stratégique sur les migrations et la condamnation de leur instrumentalisation ; la COP28 ; la lutte contre les discours de haine.
C’est évidemment l’Ukraine qui sera au cœur des discussions, car nous vivons un moment où doivent être prises, dans les prochains jours et les prochaines semaines, des décisions qui, je le disais, sont d’importance historique.
Ces décisions s’imposent, en effet, si nous voulons démontrer que l’Union européenne sera aux côtés de l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra et que nous préparons son avenir européen.
La Russie espère entrevoir les signes d’une division parmi les soutiens de l’Ukraine et capitaliser sur une prétendue fatigue de l’Union. Évidemment, il n’en est rien et il est indispensable que le Conseil envoie un signal très clair de notre détermination, que notre soutien à l’Ukraine soit inscrit dans la durée et que nous continuions de répondre aux besoins les plus urgents.
Des décisions courageuses sont nécessaires pour être à la hauteur des enjeux du moment.
L’Ukraine entre dans un nouvel hiver difficile, un nouvel hiver de guerre ; elle place des attentes élevées dans le Conseil européen. Comme le Président de la République l’a rappelé en mai dernier à Bratislava, il est nécessaire d’ancrer l’Ukraine dans l’Europe : c’est une nécessité stratégique et c’est notre intérêt.
Au cœur de cette réunion du Conseil se tiendra, vous le savez, une discussion sur l’élargissement de l’Union européenne. Comme chaque mois de décembre, le Conseil européen reviendra sur le paquet Élargissement, dont l’édition 2023 a été publiée par la Commission le 8 novembre dernier. Sur la base de ce rapport, nos chefs d’État et de gouvernement vont être invités à se prononcer sur l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Ukraine, la Moldavie et la Bosnie-Herzégovine, ainsi que sur l’octroi du statut de candidat à la Géorgie. Nous avons adopté hier, lors du conseil Affaires générales, des conclusions relatives aux progrès de ces pays et le Conseil européen sera appelé demain à en tirer les conclusions quant à l’ouverture de négociations.
À cet égard, la ligne de la France a toujours été très claire : d’une part, nous devons envoyer à chacun des pays concernés un signal qui soit à la hauteur des progrès qu’il a réalisés ; d’autre part, nous devons continuer d’avancer dans la réforme de l’Union européenne, car la perspective de l’élargissement nous oblige à réfléchir à nos objectifs de long terme et aux moyens de rendre l’Union plus forte.
La commission des affaires européennes du Sénat – je le dis sous le contrôle de M. le président Rapin – a du reste organisé, le 30 novembre dernier, une table ronde ayant pour thème l’élargissement de l’Union européenne, et j’espère que nous aurons l’occasion de revenir sur cette question au cours de nos échanges.
Le soutien à l’Ukraine passe non seulement par les décisions historiques que j’ai évoquées, mais aussi par un volet financier. La proposition de création d’une nouvelle facilité pour l’Ukraine est ainsi au centre de la révision à mi-parcours du cadre financier pluriannuel (CFP), sur laquelle les discussions sont toujours en cours.
Dans ces négociations, la France défend la nécessité que l’Union européenne se dote des moyens nécessaires à la mise en œuvre de nos priorités politiques, tout en limitant autant que possible les effets de la révision pour les finances publiques des États membres.
Le Président de la République rappellera donc, lors du Conseil européen, que l’enjeu est bien de démontrer la capacité de l’Union à répondre aux défis auxquels nous faisons face collectivement, à savoir le soutien à l’Ukraine, le renforcement de la souveraineté économique et la gestion efficace et équilibrée des migrations.
Pour ce qui est de ce cadre pluriannuel, de nouveaux chiffres ont été mis sur la table en début de semaine par le président du Conseil européen, Charles Michel. Nous ferons tout notre possible pour que, sur cette réforme, un consensus se dégage du Conseil, demain et vendredi, dans le respect des principes que je viens de rappeler.
Je rappelle par ailleurs, puisque nous parlons des questions budgétaires, que Mmes les sénatrices Blatrix Contat et Lavarde ont présenté, le 7 décembre, une communication sur la révision du pacte de stabilité et de croissance. Comme vous le savez, en la matière, les discussions sont toujours en cours, mais nous pourrons bien sûr y revenir durant nos échanges de ce soir.
Je dis quelques mots également de la négociation de l’agenda stratégique. Il s’agit d’ordinaire d’un exercice assez consensuel ; pour la prochaine période de cinq ans, néanmoins, il revêt une importance toute particulière. Il va permettre en effet de préciser dès 2024 la façon dont nous voulons construire une Europe plus forte et qui a vocation à s’élargir.
Depuis 2019, énormément de décisions qui sont à la fois inédites et de grande ampleur ont été prises avec rapidité et efficacité : plan de relance européen ; mutualisation de l’achat de vaccins ; financement par l’Union de l’achat d’armes pour soutenir l’Ukraine.
L’Europe a également opéré un profond changement de doctrine en assumant la nécessité de devenir plus souveraine, qu’il s’agisse d’énergie, d’industrie, d’économie numérique, de santé ou encore de défense. Nous devrons évidemment travailler, au cours des cinq prochaines années, à poursuivre et à amplifier ces efforts.
J’ai bien entendu pris connaissance de la proposition de résolution européenne présentée par Didier Marie et Jean-François Rapin sur le programme de travail de la Commission européenne pour 2024, adoptée par votre commission des affaires européennes le 7 décembre dernier. Je ne peux que partager pleinement, dans le contexte que je viens de décrire, votre diagnostic quant à l’importance d’un approvisionnement sûr et durable de l’Union européenne en matières premières critiques.
J’en viens à la discussion sur les migrations.
La pression migratoire vers l’Union se maintient à un niveau élevé sur les onze premiers mois de l’année 2023. Elle se concentre en particulier sur la route de la Méditerranée centrale, où l’on enregistre une augmentation de 63 % des flux migratoires irréguliers en comparaison avec la même période l’an dernier.
M. le président. Il va falloir conclure, madame la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État. Il faut tenir compte à la fois de la dimension interne des migrations, qui requiert des filtrages à la frontière et un programme de relocalisation efficaces, et de leur dimension externe, qui exige un dialogue avec les pays de la rive sud de la Méditerranée – nous pourrons y revenir.
Évidemment, une discussion aura lieu également sur le conflit au Proche-Orient. Vous connaissez la position de la France ; là encore, nous pourrons en discuter.
M. le président. La parole est à M. le vice-président de la commission des affaires étrangères.
M. Pascal Allizard, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, que faire de l’Europe dans un monde qui devient chaotique et qui se désoccidentalise ? La Communauté politique européenne, lors de sa dernière réunion, a répondu à cette question par l’un de ses habituels trépieds conceptuels : rendre l’Europe plus prospère, plus résiliente et plus géostratégique. Voilà qui ne saurait nuire, mais, les fâcheux ne se déplaçant pas, les désaccords continuent d’être purgés ailleurs.
Le Conseil européen peut-il accomplir davantage ?
Au chapitre des relations extérieures, tout d’abord, lors du sommet Union européenne-Chine du 7 décembre, Pékin a opposé une fin de non-recevoir aux exigences européennes. Comment s’en étonner ? La politique étrangère de l’Union, en effet, c’est la politique commerciale de la Commission ; or sa présidente cosigne avec le président américain des déclarations qualifiant la Chine de rival stratégique – elle l’est, certes, mais elle n’est pas que cela. Je veux rappeler à cet égard quel était le titre du rapport d’information de notre commission sur la politique étrangère des États-Unis, publié en juillet 2022 : Amis, alliés, mais pas alignés.
Pour ce qui est ensuite des questions de sécurité et de défense, le président de notre commission, Cédric Perrin, lors du dernier débat préalable à la réunion du Conseil, a rappelé l’engouement de nos voisins pour le matériel américain. En 2030, plus de la moitié de la flotte de chasse en Europe devrait être composée d’avions américains ; cela ne devrait-il pas nous inquiéter quant à l’indépendance technologique et stratégique de notre continent ?
J’en viens à l’élargissement de l’Union et à la révision du cadre financier pluriannuel. Même si l’élargissement n’aura pas lieu demain, les deux sujets ne sont pas sans liens.
Le 8 novembre dernier, la Commission a recommandé d’ouvrir des négociations d’adhésion avec un certain nombre de pays – vous l’avez dit, madame la secrétaire d’État. Vous-même estimiez fin novembre, dans la revue Le Grand Continent, que la question est moins de savoir quand élargir que de savoir comment le faire.
Comment, en effet ? Une étude dévoilée par le Financial Times la veille du dernier sommet chiffrait à 186 milliards d’euros sur sept ans le coût de l’adhésion de la seule Ukraine à l’Union européenne.
À un moment où les Européens ne semblent pas capables de fournir à l’Ukraine les moyens militaires dont elle a besoin pour se défendre, comment ne pas s’interroger sur notre capacité collective à consentir un tel effort financier ?
« En réalité », écriviez-vous d’ailleurs dans le même article, « c’est une révolution européenne que nous préparons », qui « va bouleverser la politique budgétaire de l’Union ». Il me semble que ce sujet devrait occuper une place centrale dans la campagne des élections européennes de l’année prochaine.
Un dernier mot sur l’Ukraine : la situation de l’armée ukrainienne et le soutien des États-Unis paraissent plus incertains que jamais. Sur la table du Conseil ont été mis quelques dizaines de milliards d’euros d’aide civile et militaire supplémentaires. Regardons les choses avec lucidité !
Madame la secrétaire d’État, il est bien naturel que l’Ukraine soit au cœur des préoccupations du Conseil européen, mais la réunion du Conseil sera-t-elle un moment de vérité ? Qui dira clairement que, si nous restons sur des demi-mesures, l’Ukraine sera vraisemblablement battue ? L’Union européenne avait promis de livrer 1 million d’obus : elle en sera très loin. Que veulent les Européens ? Sont-ils prêts à une victoire de la Russie – cela m’étonnerait et j’espère que tel n’est pas le cas ! – et à une consécration du primat de la force sur le droit ? Et comment défendrions-nous, demain, notre flanc Est ?
Madame la secrétaire d’État, pour conclure, comment voyez-vous la situation à l’heure où nous parlons ? Que compte faire la France pour aider l’Ukraine ? L’Europe se ressaisira-t-elle avant qu’il ne soit trop tard ? Nous attendons de vous et du Gouvernement, sur ce sujet si grave, une réponse claire et nette. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le vice-président de la commission des finances.
M. Stéphane Sautarel, vice-président de la commission des finances. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, ce soir, j’aborderai pour ma part deux points, au nom de la commission des finances : la révision du cadre financier pluriannuel 2021-2027 et la réforme des règles budgétaires européennes.
La révision du cadre financier pluriannuel semble indispensable tant le budget européen est devenu ces dernières années un instrument de gestion de crise. Le budget pluriannuel doit s’orienter vers les nouvelles priorités stratégiques de l’Union européenne : la productivité, l’Ukraine et les grandes transitions.
Je tiens cependant à souligner plusieurs points de vigilance sur les propositions formulées par la Commission européenne, puis par la présidence espagnole du Conseil de l’Union européenne.
Tout d’abord, au cours des négociations, certaines propositions défendues par la Commission européenne se sont trouvées affaiblies. Je pense, notamment, à la plateforme de technologies stratégiques pour l’Europe (Step), plateforme de soutien aux technologies de rupture, dont l’enveloppe envisagée s’est amoindrie.
Ensuite, il ne faudrait pas que les redéploiements de crédits proposés dans le projet de la Commission européenne pour financer les nouvelles priorités de l’Union conduisent à affaiblir les politiques traditionnelles, notamment la politique agricole commune (PAC), dont la France est bénéficiaire nette.
Enfin, je reste prudent quant aux nouvelles ressources propres de l’Union européenne promises pour financer en particulier le remboursement du plan de relance européen Next Generation EU et le Fonds social pour le climat.
La Cour des comptes européenne a rappelé, dans son avis sur les propositions de la Commission européenne, que les recettes projetées seront insuffisantes. Le delta manquant pèsera notamment sur la contribution de la France au budget de l’Union européenne.
J’en viens maintenant à mon second point : la réforme des règles budgétaires européennes. Alors que la suspension du pacte de stabilité et de croissance prendra fin en janvier 2024, je comprends des dernières annonces du ministre de l’économie et des finances que nous serions proches d’un accord.
Je m’en réjouis, car une réforme est nécessaire. Les limites des règles actuelles sont bien connues : elles étaient trop complexes, procycliques et peu appliquées.
Les difficultés rencontrées avec nos partenaires dans les négociations se concentrent encore aujourd’hui sur deux sujets : d’une part, l’exclusion des investissements verts et de défense dans le calcul de la norme de dépenses semble toujours incertaine ; d’autre part, la question d’une clause de sauvegarde semble diviser le couple franco-allemand.
La Commission européenne a intégré dans ses propositions, à la demande de l’Allemagne, une réduction minimale du déficit à hauteur de 0,5 % du PIB par an pour tout pays dont le déficit annuel dépasse la limite de 3 % fixée par les traités. La France défend, au nom de l’adaptation des règles budgétaires aux situations nationales, un assouplissement de cette clause dite du « bras correctif ».
Ne craignez-vous pas, madame la secrétaire d’État, que toute demande de flexibilité soit interprétée comme une façon de se soustraire à un effort nécessaire d’assainissement des finances publiques, et non comme la défense d’une position objectivement légitime et justifiée par des considérations macroéconomiques et de compétitivité ?
La délégation de la commission des finances a pu le constater lors de son déplacement à Madrid fin octobre pour la conférence dite « article 13 », le point de vue de nos partenaires allemands est très clair : il repose sur le refus d’un nouvel endettement européen et la défense de critères quantitatifs.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires européennes.
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre débat porte sur la prochaine réunion du Conseil européen qui se tient demain, ce qui nous permet d’échanger utilement avec le Gouvernement. Je me réjouis que nous expérimentions un nouveau format pour ce débat, que j’espère ainsi plus interactif et vivant.
Nous sommes à la veille d’une réunion qui s’annonce stratégique à plus d’un titre pour l’Union européenne. Sans doute les chefs d’État et de gouvernement s’accorderont-ils aisément pour saluer ensemble l’accord intervenu à la COP28 de Dubaï ? Que la planète convienne d’abandonner les énergies fossiles et endosse les objectifs que l’Union s’est fixés pour 2030 en matière d’énergies renouvelables et d’efficacité énergétique est une bonne nouvelle pour le climat. Qu’elle range le nucléaire parmi les énergies propres est une bonne nouvelle pour la France !
L’unité entre les vingt-sept sera moins évidente sur les sujets à l’ordre du jour du Conseil européen : le temps compté me contraint à en retenir deux.
Le premier sujet sur lequel l’unité européenne ne saurait faillir est la continuité du soutien à l’Ukraine, au moment où la contre-offensive ne produit pas les fruits espérés et où les Européens n’arrivent pas à fournir autant d’obus que ce qui avait été initialement annoncé, comme l’a rappelé à juste titre Pascal Allizard. Durant ce « faux plat » éprouvant, ce n’est pas le moment de faiblir. Réitérer notre soutien serait contribuer au « cadeau de Noël » que le Président Zelensky, inquiet de la situation, est allé demander hier au président Biden et au Congrès américain, qui hésite et semble éprouver des doutes.
Pouvez-vous, madame la secrétaire d’État, nous confirmer que l’Union européenne restera ferme dans son soutien à l’Ukraine, qu’un compromis sera trouvé sur le douzième paquet de sanctions contre la Russie et qu’il pourra être recouru aux actifs immobilisés pour alimenter l’aide européenne à l’Ukraine ?
Il est en effet essentiel de mobiliser tous les moyens possibles de financement au bénéfice du soutien à l’Ukraine. La rallonge de 50 milliards prévue en ce sens dans la révision proposée du cadre financier pluriannuel se justifie, mais il faut absolument minimiser le ressaut sur les contributions nationales, et donc explorer toutes les possibilités de redéploiements budgétaires, sans porter atteinte aux priorités stratégiques et aux politiques d’avenir de l’Union. Peut-on espérer, madame la secrétaire d’État, que le Conseil européen parvienne à s’entendre sur une révision du cadre financier pluriannuel dans le respect de ces contraintes que nous jugeons essentielles ?
Le deuxième grand défi pour l’unité européenne lors du Conseil européen de demain est l’élargissement. Les chefs d’État et de gouvernement devront décider s’ils suivent la proposition que fait la Commission européenne d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine, la Moldavie, voire la Bosnie-Herzégovine, et de reconnaître officiellement le statut de candidat à la Géorgie.
Cette décision est très attendue par l’Ukraine, très inquiète du veto que la Hongrie menace d’opposer. Dans le contexte géopolitique actuel, nous ne pouvons que souscrire à l’ouverture de négociations, à condition toutefois de rappeler ce qui fut convenu à Grenade il y a deux mois : élargir l’Union européenne implique de la réformer. À défaut, nous risquerions de l’affaiblir.
La France exigera-t-elle demain de ses partenaires un engagement clair pour lancer une revue des politiques européennes dans la perspective d’un possible élargissement et pour envisager, si besoin, les évolutions institutionnelles afin d’éviter la paralysie d’une Union à trente-cinq ?
Pourrez-vous aussi nous dire si les pays des Balkans occidentaux réunis en sommet avec les vingt-sept aujourd’hui trouvent dans le plan de croissance de 6 milliards d’euros que leur promet l’Union européenne une motivation suffisante pour soutenir leur élan sur la route des réformes en vue de l’adhésion ? La géopolitique a ses exigences, mais n’y sacrifions pas nos valeurs !
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. En ce qui concerne le cadre financier pluriannuel, comme vous le savez, nos trois priorités sont l’Ukraine, les migrations et le Fonds européen de souveraineté, devenu la plateforme Step, dont nous voulons absolument ancrer le principe pour les années à venir.
Vous avez souligné que nous manquions de ressources, notamment lorsque vous avez évoqué le plan Next Generation EU. Il est bien évidemment dans nos intentions de travailler, pour le prochain agenda stratégique et en vue de la nouvelle Commission, au développement des ressources propres. Nous n’avons pas assez travaillé sur ce sujet sous cette mandature. C’est un point sur lequel il conviendra de progresser.
Oui, la révision du CFP s’inscrira dans le cadre des contraintes de nos propres finances publiques, ce qui m’amène à la question du pacte de stabilité et de croissance pour lequel nous avons trois principes : la trajectoire des finances publiques doit être soutenable ; elle doit permettre la croissance ; le pacte doit bien prendre en compte les investissements verts et de défense dans le rythme d’ajustement de nos finances publiques, avec des règles adaptées à la situation spécifique de chaque pays – c’est un point très important pour l’appropriation de la trajectoire des finances publiques.
En ce qui concerne l’élargissement, la France soutient les recommandations de la Commission européenne, qui sont d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine et la Moldavie et d’accorder le statut de candidat à la Géorgie. La France insistera sur les progrès que doit faire la Bosnie-Herzégovine, ainsi que le recommande également la Commission. Comme vous avez pu le lire, notamment dans la presse, à la fois le Président de la République et moi-même, encore hier au conseil Affaires générales, travaillons pour faire évoluer la position de la Hongrie.
M. le président. La parole est à Mme Mathilde Ollivier. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Didier Marie applaudit également.)
Mme Mathilde Ollivier. M. le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’ordre du jour particulièrement chargé du Conseil européen de cette semaine, il y a deux grands sujets étroitement liés : l’Ukraine et le cadre financier pluriannuel. Je souhaite vous faire part, madame la secrétaire d’État, de quelques interrogations sur ces thématiques.
J’aborderai d’abord l’Ukraine. Depuis l’agression russe, les Européens ont su rester unis et solidaires. Ils sont restés unis à la fois pour asphyxier l’effort de guerre russe et pour réaffirmer leur plein soutien politique, militaire, économique et humanitaire à l’Ukraine. Mais le sont-ils encore ? Depuis trois mois, force est de constater que ce n’est plus tout à fait le cas.
La Slovaquie a annoncé mettre fin à son soutien à l’Ukraine ; le parti socialiste bulgare envisage une coalition nationaliste hostile à toute aide financière ou militaire ; en Hongrie, Viktor Orbán campe sur ses positions prorusses et s’oppose, notamment, à l’enveloppe de 50 milliards d’euros demandée pour Kiev.
Jeudi dernier, le Président de la République a reçu le Premier ministre hongrois à l’Élysée pour un dîner de travail durant lequel devait être abordée la question des aides supplémentaires de l’Union européenne à l’Ukraine. Cela faisait suite à la demande de la Hongrie de retirer de l’agenda du prochain Conseil européen le soutien budgétaire à Kiev et l’ouverture des procédures d’adhésion à l’Union européenne.
L’ordre du jour est visiblement resté le même. Apparemment, la menace de veto hongrois demeure malgré l’annonce, dès le lendemain de cette rencontre, du déblocage de 920 millions d’euros sur les 10,4 milliards prévus par le plan de relance européen pour la Hongrie.
La nuit dernière encore, Victor Orbán a continué son chantage en mettant encore et toujours son veto dans la balance pour débloquer complètement les aides à son pays.
Quels sont les résultats obtenus par l’Élysée sur le soutien à l’Ukraine et quelles éventuelles concessions ont été faites à la Hongrie ? Un plan B est-il prévu en cas de refus par les chefs d’État du versement de fonds supplémentaires à l’Ukraine ?
J’aimerais également évoquer le cadre financier pluriannuel, fondamental en cette fin d’année.
Le Conseil européen doit parvenir à un accord global sur la proposition de révision à mi-parcours du CFP cette semaine. Surtout, sans une révision, l’Union européenne « pourrait ne pas être en mesure de faire face à une nouvelle crise majeure dans les années à venir » – c’est en tout cas l’avis du commissaire européen au budget, Johannes Hahn.
Dans le même temps, de nombreux chefs d’États et de gouvernement ont annoncé qu’ils ne souhaitaient plus « envoyer davantage d’argent à l’Union européenne ». C’est dire toute la tension qui régnera lors du prochain sommet.
Une façon de sortir de ce dilemme pourrait être d’avancer sur la question des nouvelles recettes pour le budget de l’Union européenne, comme vous l’avez l’évoqué dans votre intervention, madame la secrétaire d’État. Où en sont les négociations sur ce sujet ? Ce point sera-t-il corrélé au réexamen du CFP, ou du moins abordé à cette occasion ? Quelles propositions la France défend-elle et quelle en serait l’incidence sur nos futures contributions ?
On l’a dit, la Hongrie envisage de mettre son veto. Elle est pourtant l’un des deux principaux bénéficiaires nets du budget de l’Union européenne. Elle assurera également la présidence du Conseil européen en 2024 après la Belgique, à la suite des élections européennes. Vous aviez récemment répondu ici même que rien ne l’empêche, à ce stade, d’assurer la présidence tournante. En cas de blocage et à la suite des récents échanges à l’Élysée, dans quel sens évoluera votre position ?
J’aborderai, pour finir, la nomination de Wopke Hoekstra comme commissaire européen.
L’été dernier, la décision de la Commission européenne de nommer Fiona Scott Morton à la direction générale de la concurrence a été unanimement critiquée. La question du conflit d’intérêts était légitimement soulevée en raison de sa carrière antérieure en tant que consultante auprès des Gafam, les grandes entreprises du numérique. Fiona Scott Morton a finalement renoncé à ce poste.
En octobre dernier, Wopke Hoekstra a été nommé commissaire européen à l’action pour le climat. Après la COP28 à Dubaï chez les pétroliers, personne ne semble gêné que l’ex-ministre néerlandais, qui a longtemps œuvré pour l’industrie des combustibles fossiles, soit désormais chargé de l’action climatique !
Voici un aperçu de son curriculum vitæ : employé de Shell, puis de McKinsey, pendant près de seize ans. McKinsey est un cabinet qui ne conseille pas seulement le gouvernement français, il est aussi chargé de la défense et de la communication des plus grands groupes pétroliers…
Lors de son audition devant le Parlement européen, Wopke Hoekstra avait annoncé transmettre dans un court délai la liste des clients pour lesquels il a travaillé au sein de McKinsey. Il est revenu sur cette décision la semaine dernière.
Il a par ailleurs été vivement critiqué pour avoir renoncé à son engagement de promouvoir l’élimination progressive des combustibles fossiles lors de la COP28, avec une référence très problématique aux combustibles fossiles « sans dispositif d’atténuation ».
Cette actualité et sa nomination n’ont pas encore fait l’objet de déclarations officielles de la part de la France. Nous vous donnons ici, madame la secrétaire d’État, l’occasion d’afficher la plus grande cohérence, lorsque de potentiels conflits d’intérêts apparaissent dans le cadre de nominations au sein des institutions communautaires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)