M. Jean-Michel Arnaud, rapporteur. Naturellement, nous avons en tête les images des casseurs qui ont agi lors des événements de ce printemps.
La proposition de loi s’étend par ailleurs à toutes les infractions passées, sans limitation en amont dans le temps.
Enfin, l’amnistie, telle qu’elle est proposée, concerne non seulement les délits, mais aussi toutes les sanctions disciplinaires touchant les salariés du secteur privé, les fonctionnaires, les étudiants et les élèves. Pour ces deux dernières catégories de personnes, elle entraîne, s’il y a eu exclusion, réintégration desdits étudiants ou élèves dans l’établissement universitaire ou scolaire.
Certes, la proposition de loi prévoit des exceptions à l’amnistie.
Ainsi, aux termes de l’article 3, les étudiants ou élèves exclus à la suite de faits de violence et amnistiés ne seraient pas réintégrés de plein droit dans l’établissement. Les fautes lourdes ayant conduit au licenciement ne seraient pas non plus comprises dans le champ de l’amnistie.
Surtout, l’article 1er dispose que ne seraient pas couvertes par l’amnistie les violences à l’encontre d’un dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné une incapacité de travail, non plus que les atteintes volontaires à l’intégrité d’un mineur de moins de 15 ans ou d’une personne particulièrement vulnérable.
Ces exceptions paraissent cependant insuffisantes. Plusieurs types d’atteintes aux personnes et aux biens, comme le vol précédé, accompagné ou suivi de violences sur autrui ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant huit jours, seraient amnistiés en application du texte, s’il était adopté.
Du point de vue tant des personnes auxquelles elle pourrait s’appliquer que des infractions comprises dans son champ, la proposition de loi paraît aller bien au-delà de l’objectif de protection du droit à l’action collective et syndicale visé par ses auteurs, comme l’a rappelé Mme Silvana Silvani.
Mon propos ne vise nullement à lutter contre l’action syndicale ou contre les syndicalistes ; simplement, il considère la proposition de loi selon le spectre plus large, que je viens de développer.
Bien qu’elle soit digne d’intérêt, la proposition de loi ne constitue pas, aux yeux des membres de commission des lois, une réponse souhaitable à la gestion des troubles qui sont survenus au cours des dernières années.
En effet, la commission a considéré que les garanties entourant l’action publique et les procédures relatives aux mesures disciplinaires touchant les salariés, fonctionnaires, étudiants et élèves permettent de prendre en compte de manière adéquate et proportionnée les événements survenus à l’occasion de conflits sociaux ou d’actions revendicatives et qu’une amnistie générale serait inadaptée.
En conséquence, la commission n’a pas adopté la proposition de loi présentée par le groupe CRCE-K. Elle vous demande, mes chers collègues, de faire de même. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous nous retrouvons aujourd’hui dans le cadre de l’ordre du jour réservé au groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky.
La proposition de loi dont nous débattons a pour objet, comme l’a indiqué Mme la sénatrice Silvani, d’amnistier les contraventions et délits punis de moins de dix ans d’emprisonnement, lorsqu’ils ont été commis à l’occasion de conflits du travail, d’activités syndicales ou de mouvements collectifs revendicatifs, associatifs ou syndicaux.
Si vous le voulez bien, arrêtons-nous un instant sur les mots, car, en droit, la sémantique compte double, si j’ose dire. Le mot « amnistie » nous vient du latin amnestia, emprunté au grec ancien amnêstía, qui signifie « un oubli ». L’amnistie peut donc être juridiquement comprise comme une forme d’oubli, d’amnésie législative, qui serait consentie pour satisfaire un souhait du corps social. Il peut s’agir de rétablir la paix civile après des événements collectifs particulièrement douloureux. Tel était le cas après la guerre d’Algérie.
À ces amnisties événementielles se sont succédé des amnisties générales, une forme de solde de tout compte pratiqué systématiquement par la gauche, mais aussi par la droite, entre 1981 et 2002 à la suite des élections présidentielles.
Cette « tradition », dont l’objet originel avait muté, s’est finalement éteinte voilà plus d’une vingtaine d’années et, disons-le clairement, il ne paraît pas opportun de la ressusciter.
En réalité, un tel oubli n’avait rien d’un pardon, mais tout d’une renonciation coupable venant affaiblir l’autorité de l’État et remettre en question l’indépendance de la justice.
En 2023, une telle loi d’amnistie ne ferait qu’aggraver la discorde et nourrir l’impunité, alors même que les voies de l’apaisement ont été trouvées et que le dialogue social a été renoué lors d’une grande conférence sociale le mois dernier.
Au-delà du principe, sur lequel nous sommes en désaccord, cette proposition de loi pose deux difficultés majeures.
Tout d’abord, elle aurait pour effet d’amnistier un champ très large d’infractions, passibles d’une peine pouvant atteindre dix ans de prison. Par exemple, seraient amnistiés plusieurs types d’atteintes aux personnes et aux biens, comme le vol précédé, accompagné ou suivi de violences sur autrui ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant huit jours. Pour rappel, cette infraction est punie de sept ans d’emprisonnement.
Un vol commis lors d’une manifestation serait donc amnistié. Voilà ce que vous nous proposez.
M. Pascal Savoldelli. C’est une approche circonstancielle !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Ensuite, les circonstances dans lesquelles s’inscrirait cette amnistie sont particulièrement larges et laisseraient, en réalité, planer le doute sur des faits qui méritent évidemment une réponse pénale. (M. Pascal Savoldelli s’exclame.)
En effet, la proposition de loi pose comme condition que les faits aient été commis à l’occasion de « mouvements collectifs revendicatifs », une notion également très large et peu circonscrite. Elle emporterait des effets de bord importants, et je ne suis pas certain que vous les ayez tous mesurés.
À titre d’exemple, là encore, votre loi d’amnistie s’appliquerait-elle aux événements qui ont secoué notre pays en juillet dernier ? Je vous pose la question, parce qu’un certain nombre de vos alliés politiques… (Exclamations sur les travées du groupe CRCE-K.)
Mme Cécile Cukierman. Ils ne sont pas ici !
Mme Cathy Apourceau-Poly. Nous ne sommes les alliés de personne !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. … ont indiqué que les émeutes de juillet dernier étaient en réalité une « révolte populaire », ce terme ayant même été repris par le Syndicat de la magistrature.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Jaloux ! (Sourires sur les travées des groupes SER et CRCE-K.)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. En l’occurrence, la notion très large – trop large – que vous avez choisie fait, à l’évidence, planer le doute.
Or il n’y a aucun doute : il ne s’agissait pas d’une révolte, mais de délinquants, très jeunes pour la plupart. Il était impératif de rétablir l’ordre républicain.
Tel était l’objet d’ailleurs de ma circulaire du 5 juillet 2023 relative au traitement des infractions commises par les mineurs dans le cadre des violences urbaines et aux conditions d’engagement de la responsabilité de leurs parents. J’y demandais « une réponse ferme, rapide et systématique », ainsi que l’engagement de la responsabilité des parents, chaque fois que c’était possible et pertinent.
Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour saluer l’engagement des magistrats et des greffiers, qui nous ont permis, par leur action efficace et immédiate, de rétablir, avec les forces de sécurité intérieures, l’ordre républicain dans un temps record.
Que les choses soient clairement dites, c’est chaque fois à l’occasion – et souvent au prétexte – de tels mouvements collectifs que se sont produits au cours des dernières années de nombreuses violences urbaines, des pillages ou des actes de vandalisme et de dégradation. Or de tels actes n’ont absolument rien à voir avec l’expression légitime de revendications collectives.
C’est pour cette raison que je mène une politique pénale claire et ferme. Elle se résume ainsi : le droit de manifester, oui, bien sûr ; le droit de tout démolir et de s’en prendre aux forces de l’ordre, non !
M. Pascal Savoldelli. C’est binaire !
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Cela fait partie des exceptions !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Tel fut l’objet de ma dépêche du 18 mars 2023 relative au traitement judiciaire des infractions commises à l’occasion des manifestations ou des regroupements en lien avec les contestations contre la réforme des retraites, qui m’a d’ailleurs valu une contre-circulaire « Canada Dry », si j’ose la qualifier ainsi, du Syndicat de la magistrature. Je rappelle d’ailleurs à toutes fins utiles que seul le garde des sceaux conduit la politique pénale au nom du Gouvernement, tout en étant responsable devant le Parlement.
Je veux être très clair : il n’est pas souhaitable que des personnes ayant commis des délits passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement soient amnistiées.
Le Gouvernement ne souhaite pas que l’on puisse offrir une impunité aux casseurs, aux pillards, aux vandales, qui ne recherchent aucune réconciliation, mais qui, bien au contraire, se repaissent en permanence du désordre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains. – Protestations sur les travées des groupes CRCE-K et SER.)
Mme Cathy Apourceau-Poly. Vous savez très bien que tel n’est pas l’objet de la proposition de loi. Vous travestissez la réalité. Nous visons les syndicalistes !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Les mesures d’amnistie prévues par cette proposition de loi n’ont rien d’un remède, d’autant qu’elles instillent un poison : le sentiment que la justice ne serait pas indépendante.
Je le rappelle, les juges de notre pays sont totalement indépendants, et c’est très bien ainsi.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Par ailleurs, cette amnistie ne contribuerait pas à enterrer des querelles passées.
Elle provoquerait la stupéfaction – c’est un doux euphémisme – chez la plupart de nos compatriotes qui ont été témoins des pillages et des destructions. Elle creuserait davantage le fossé entre la plupart de nos concitoyens, qui sont attachés à la stabilité républicaine, et ceux qui guettent la moindre faiblesse des institutions.
En effet, s’il est évident que le droit de manifester et le droit de se mettre en grève sont parmi les plus fondamentaux de notre République indivisible, démocratique, laïque et sociale, ces droits s’exercent dans le cadre de la loi, que nous devons tous respecter.
Pensez un instant, s’il vous plaît, aux commerçants qui ont vu leurs vitrines systématiquement détruites pendant les manifestations des « gilets jaunes » ou pendant le mouvement contre la réforme des retraites.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Les syndicalistes condamnent ces actes eux aussi !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Pensez-vous qu’ils comprendraient que l’on amnistie ceux qui ont pillé ou incendié leur enseigne, qui à la fois fait leur fierté et leur procure leurs revenus ?
Ce n’est pas un bon message à adresser à ceux qui, dans les moments difficiles que traverse notre nation, font le choix de la résilience, du dialogue et du suffrage, plutôt que de la violence. (Exclamations sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Pascal Savoldelli. Tenir de tels propos, pour un garde des sceaux, ce n’est pas terrible !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Les signataires de la proposition de loi indiquent vouloir notamment amnistier le secrétaire général de la Fédération nationale des mines et de l’énergie de la CGT. (Mmes Cathy Apourceau-Poly et Céline Brulin acquiescent.)
Bien que je ne puisse commenter une enquête en cours – je le rappelle avec force, et c’est bien normal, la justice est indépendante et tranchera l’affaire en question en toute liberté, dans le respect de tous nos principes –, avez-vous bien réfléchi aux conséquences concrètes de la portée très vaste de votre texte ?
En effet, en application de ladite proposition de loi, seraient amnistiés nécessairement les individus ayant violemment caillassé, place de la Nation, des camions et des militants de la CGT lors de la manifestation du 1er mai 2021, faisant une vingtaine de blessés selon l’organisation syndicale elle-même.
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Il est malin ! (Sourires sur les travées des groupes SER et CRCE-K.)
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je note enfin que cette proposition de loi ne prévoit aucune exception en ce qui concerne la commission d’infractions en lien avec des motifs sexistes, homophobes, racistes ou antisémites.
Par exemple, votre proposition de loi permettrait d’amnistier des auteurs de cris tels que « Mort aux juifs ! », lors de certaines manifestations qui peuvent dégénérer. (Vives protestations sur les travées du groupe CRCE-K.)
M. Pascal Savoldelli. Un minimum de respect, s’il vous plaît ! Où vous croyez-vous ?
Mme Cécile Cukierman. Est-ce ainsi que vous pensez apaiser le climat ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Vous partez du principe que, dans une manifestation, toutes les infractions qui pourraient être commises de façon périphérique doivent être amnistiées.
M. Pascal Savoldelli. C’est faux !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Vous n’avez pas réfléchi aux conséquences et aux effets de bord du texte que vous présentez.
M. Pascal Savoldelli. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Mme Cathy Apourceau-Poly. Vous dévoyez notre proposition de loi !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Au contraire, madame la sénatrice, je suis en plein dedans !
Je le répète, si nous appliquions votre texte à la lettre, un vol commis dans le cadre d’une manifestation serait amnistié, de même que d’autres débordements.
Mme Céline Brulin. Nous attendons vos amendements !
Mme Cathy Apourceau-Poly. Amendez donc le texte !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je le dis clairement, mesdames, messieurs les sénateurs, pour le Gouvernement, cette situation est d’autant moins acceptable qu’une telle amnistie serait totalement contraire à la politique pénale que je mène.
Dans ma circulaire du 10 octobre dernier relative à la lutte contre les infractions susceptibles d’être commises en lien avec les attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023, j’ai demandé aux procureurs de la République de la sévérité contre les actes antisémites et les apologies du terrorisme.
Il en va de même, d’ailleurs, pour des propos racistes, antimusulmans, sexistes ou homophobes qui seraient proférés dans de telles circonstances. Ma position est claire, nette et définitive : l’amnistie ne serait pas alors acceptable.
Votre proposition de loi n’exclut pas non plus les incitations à la haine, à la violence ou à la discrimination envers les forces de l’ordre ou les élus, puisque seuls sont exclus les actes de violence ayant entraîné une interruption temporaire de travail. Vous comprendrez, là encore, que ces dispositions ne sont pas acceptables.
Dans un contexte de radicalisation du débat public et de propagation des discours de haine, il n’apparaît pas opportun d’adopter de telles mesures d’amnistie.
Les victimes d’infractions, et avec eux la grande majorité des Français, attendent que la justice, à laquelle nous avons redonné des moyens inédits – je veux remercier le Sénat, une fois encore, d’y avoir largement contribué par ses votes –, soit rendue en toute indépendance lorsque des infractions sont commises, y compris dans les moments de tension que nous avons pu connaître au cours de ces dernières années.
Oui, en temps de paix et dans une grande démocratie, c’est bien une justice indépendante qui est garante de notre pacte social, pas une loi d’amnistie. (M. Stéphane Le Rudulier applaudit.)
Rappel au règlement
Mme Cécile Cukierman. Mon intervention se fonde sur l’article 36 de notre règlement.
Monsieur le garde des sceaux, l’initiative parlementaire est un droit. Comme toute initiative, elle est évidemment perfectible.
Il existe un autre droit fondamental, qui est le droit d’amendement.
Si, comme nous, vous avez à cœur de défendre notre République – elle est également, je vous le rappelle, une République sociale aux termes de la Constitution –, si, comme vous le dites, notre proposition de loi soulève, dans sa version initiale, autant d’écueils, et si vous partagez notre volonté de préserver ces corps intermédiaires que sont les organisations syndicales, vous pouvez tout à fait formuler toutes les propositions d’amendements que vous souhaitez.
Au Sénat, nous nous sommes toujours inscrits dans une logique de travail constructif avec l’ensemble de nos collègues comme avec le Gouvernement.
Monsieur le garde des sceaux, dans cet hémicycle, nous n’avons jamais été les porte-parole de telle ou telle organisation syndicale. Je vous invite à régler directement les griefs que vous pourriez avoir avec certaines d’entre elles.
Enfin, monsieur le garde des sceaux, nous ne pouvons accepter deux écueils.
Le premier est l’amalgame qui, in fine, vise à mettre sur le même plan des responsables syndicalistes et celles et ceux qui ont cassé et pillé pendant les manifestations et pendant les émeutes.
Le second est tout aussi insupportable et inacceptable. Il consiste à sous-entendre que les auteurs de cette proposition de loi permettraient, au travers de leur texte, que soient tenus dans notre pays des propos antisémites. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K. – Mme Mélanie Vogel applaudit également.)
Vous le savez, cela ne correspond ni à notre histoire ni à nos valeurs. Il est inacceptable de laisser entendre que telle serait notre intention, de surcroît avec l’aide d’alliés que nous ne connaissons pas et qui ne sont pas les nôtres. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE-K. – M. Sébastien Fagnen applaudit également.)
M. le président. Acte est donné de votre rappel au règlement, ma chère collègue.
La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Madame Cukierman, jamais je n’ai dit que vous partagiez ces valeurs.
M. Pascal Savoldelli. Quelles valeurs ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je dis simplement que la proposition de loi que vous nous présentez, telle qu’elle est rédigée, permet en réalité d’amnistier toutes les infractions qui sont commises dans le cadre de manifestations.
Convenez que cela puisse poser problème au Gouvernement ! J’ai cité plusieurs exemples. Je ne dis pas que vous êtes du côté des voleurs. (Exclamations sur les travées du groupe CRCE-K.) Je m’en tiens à votre texte, tel qu’il est libellé : si le vol est commis dans le cadre d’une manifestation sociale, que nous devons évidemment respecter, alors il bénéficie d’une amnistie. Je ne puis qu’être en désaccord.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Déposez un amendement !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Si, demain, dans le cadre d’une manifestation, des propos antisémites, sexistes ou homophobes – vous ne les ferez évidemment jamais vôtres, je connais votre histoire – devaient être tenus, alors ils seraient amnistiés.
Vous me permettrez d’affirmer, une fois encore, mon désaccord.
Mme Céline Brulin. Dans ce cas, amendez la proposition de loi !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je n’ai rien dit de plus que cela.
Discussion générale (suite)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Jérôme Durain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jérôme Durain. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le texte que nous étudions aujourd’hui tend à prévoir l’amnistie des faits commis à l’occasion de mouvements sociaux et d’activités syndicales et revendicatives.
L’amnistie est une tradition ancienne. Héritière de la grâce royale à ses origines, elle fut bien vite appropriée par la République. Victor Hugo disait à son propos qu’elle était « la porte de la clémence ouverte par la force ».
Toutefois, cette tradition ancienne n’est jamais allée de soi. J’en veux pour preuve cette citation d’Hervé Bazin : « L’amnistie est l’expédient des gouvernements faibles ».
Si cette tradition semble morte depuis 2002, elle n’est pas totalement sortie des esprits. Des collègues du groupe Les Républicains la défendent parfois pour de petites infractions routières. Des événements politiques forts pourraient la faire ressusciter.
Les sénateurs communistes s’étaient déjà distingués en déposant, en novembre 2012, une proposition de loi sur le sujet, qui fut examinée par le Sénat en février 2013.
La majorité sénatoriale de l’époque avait d’ailleurs adopté ce texte, soutenu par des personnalités éminentes et peu suspectes de vouloir laisser prospérer la chienlit ! Je pense à MM. François Patriat, Didier Guillaume, Gérard Collomb, Jean-Michel Baylet, Jacques Mézard, à Mme Patricia Schillinger ou encore à MM. François Rebsamen, Thani Mohamed Soilihi et Jean-Noël Guérini…
À l’époque, l’ambition était d’apaiser les tensions sociales qui avaient été identifiées après le quinquennat du président Sarkozy. De nombreux combats syndicaux avaient agité le pays : Continental, les « cinq de Roanne » – cinq syndicalistes de la CGT qui avaient tagué des « Casse-toi, pauv’con ! » sur des murs roannais avant d’être relaxés en 2014 –, ou encore Molex.
Pour jauger la présente initiative parlementaire de nos collègues communistes, il nous faut nous interroger sur le contexte : est-il similaire ?
Si vous me permettez d’utiliser un vocabulaire à connotation monarchique, le règne d’Emmanuel Macron n’a pas été de tout repos sur le plan social. Nous avons tous en tête l’épisode catastrophique des retraites, lors duquel l’exécutif s’est montré sourd à la contestation sociale, tout en laissant s’exercer une lourde répression.
Nous comprenons bien l’objectif de nos camarades du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, qui amorcent une tentative de réanimation de cette tradition : consacrer une « amnistie sociale » aux manifestants ayant participé aux mouvements sociaux de ces dernières années et ayant notamment été interpellés et condamnés pour des faits de violences et de dégradations urbaines voilà quelques mois, lors du passage en force de la réforme des retraites.
Depuis lors, les tensions dans le pays se sont encore accrues. Les liens entre l’exécutif et nos concitoyens n’ont cessé de se distendre. Le recours à la violence comme moyen d’action politique s’est exacerbé.
Nous l’avons constaté au travers de la prolifération du nombre de Black Blocs présents lors des manifestations liées au mouvement des « gilets jaunes », ainsi que pendant la réforme des retraites. Nous l’avons vu aussi dans la détermination grandissante des mouvements écologistes venus contrer les projets de mégabassines à Sainte-Soline.
En réaction, le Gouvernement multiplie les réformes violentes et les lois liberticides. Il nourrit les tensions par des politiques sociales et économiques délétères, doublées d’une stratégie de maintien de l’ordre particulièrement discutable.
Aussi, il peut être légitimement considéré, à certains égards, que les droits des Français – notamment en matière syndicale et de droit à manifester – ont été largement mis à mal au cours des dernières années.
Ces droits sont pourtant constitutionnellement garantis par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que par le préambule de la Constitution de 1946. Ils ne sauraient, de ce fait, être restreints.
Bien évidemment, nous ne considérons aucunement que le droit à manifester est un droit à casser. Nous ne cautionnons nullement les violences, les heurts et les attaques envers les forces de l’ordre ou contre des bâtiments et biens mobiliers, qu’ils soient publics ou privés.
Toutes et tous, sur les travées de cet hémicycle, nous sommes des partisans du maintien de l’ordre public. Ceux qui utilisent aujourd’hui la brutalité comme outil de lutte dévoient les justes combats qui poussent nos concitoyennes et concitoyens à se mobiliser et à sortir dans la rue.
Toutefois, ces faits de violences ne sauraient être pleinement décorrélés de leur contexte. Nous connaissons depuis quelques années un climat particulier, presque inédit.
À la crise économique et sociale est venue s’agréger une crise sanitaire, avec la pandémie de covid-19, suivie d’une guerre meurtrière en Ukraine, aux portes de l’Europe. La recrudescence des conflits à l’échelle planétaire n’est pas non plus de nature à apaiser l’humeur du pays.
Cette atmosphère anxiogène contribue, de fait, à alimenter le ressentiment des Français envers des gouvernants perçus comme impuissants, à court de solutions et incapables d’endiguer ce phénomène.
Hélas, force est de constater que parfois – nous le déplorons –, ce ressentiment se transforme en une violence qui s’est exprimée dans l’espace public au cours des derniers mois.
Je le redis, nul ici ne cautionne ces actes. Dans une société démocratique et moderne, aux mœurs pacifiées, de tels débordements ne sont pas acceptables. Mais alors que notre nation est plus divisée que jamais, nous ne saurions ainsi balayer une main tendue envers des personnes qui, par colère ou par dépit, ont pu participer récemment à certains débordements.
Aussi, il semble nécessaire de noter que ce texte ne concerne que les personnes ayant commis des actes réprimés par le code pénal et pour lesquels la peine encourue n’excède pas dix ans d’emprisonnement.
M. Jérôme Durain. Par ailleurs, il n’exonère aucunement les personnes susceptibles de bénéficier de cette amnistie des réparations ayant trait à des condamnations relevant du droit civil.
Il nous semble important de préciser que les communes et établissements pourront ainsi toujours bénéficier de la réparation du préjudice subi lors d’un mouvement social.
Il nous semble également important de rappeler qu’un amalgame a parfois été de mise entre des casseurs et des manifestants de bonne foi.
Nous le rappelons avec force : l’intimidation, la criminalisation et la discrimination des militants syndicaux, associatifs et politiques ne sont pas dignes de notre État de droit.
Monsieur le rapporteur, nous avons entendu les critiques que vous avez formulées en commission. Vous estimiez notamment que le périmètre de l’article 1er de cette proposition de loi était bien trop large, tant sur le plan temporel que dans son champ d’application.
Nous prenons acte de cette appréciation, sans toutefois souscrire pleinement à ces arguments. Nous notons que la loi de 2013 nous semble plus précise et bornée que celle qui nous est soumise aujourd’hui.
J’ai même des interrogations sur la portée de ce texte en matière de droits des migrants. Des militants d’extrême droite ne pourraient-ils pas en bénéficier ?
Mes chers collègues, le droit d’amnistie n’a plus été utilisé depuis 2002. Est-il indispensable à l’unité du pays ? Il pourrait être utile, mais n’apaiserait pas les tensions d’un coup de baguette magique.
Les sénateurs socialistes estiment que cette proposition de loi aura au moins le mérite de mettre en exergue le fossé qui s’est creusé entre les Français et l’exécutif, ainsi que le besoin vital d’apaisement au sein de notre population.
Considérant que le texte fait peser quelques risques juridiques, que la navette parlementaire pourrait toutefois lever, nous nous dirigerons vers une abstention bienveillante. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Pierre Barros applaudit également.)