M. Pascal Allizard. Nous sommes engagés dans un dialogue de sourds. (M. le ministre le conteste.) Si, monsieur le ministre, et c’est extrêmement ennuyeux !
Je voudrais revenir aux 30 milliards d’euros liés à l’inflation. Je choisis ce chiffre bien que les propos tenus lors de nos auditions puissent nous laisser penser que le montant sera peut-être plus élevé, même si personne ne lit dans le marc de café.
En tout cas, si les lois de programmation militaire ont pu évoluer depuis 1960, les mathématiques financières n’ont, me semble-t-il, pas changé – c’est un ancien directeur financier d’un groupe industriel ayant travaillé à l’international qui vous le dit.
Si vous faites un calcul de flux actualisés, ces 30 milliards d’euros correspondent à 7,2 % des 413 milliards d’euros. Si vous actualisez les flux, vous retrouvez donc un peu moins de 1 % de marge de manœuvre par an.
C’est très exactement ce que le rapporteur et la commission vous proposent de mobiliser, en anticipant les dépenses : avec des euros de 2023, 2024 ou 2025, vous gagnez du pouvoir d’achat.
Nous n’avons donc pas à « scrapper » telle ou telle dépense pour en inscrire de nouvelles.
M. Pascal Allizard. Non, monsieur le ministre, c’est du calcul financier – point à la ligne ! Et vous ne voulez pas l’entendre.
M. le président. La parole est à M. Michel Canévet, pour explication de vote.
M. Michel Canévet. Ce projet de loi de programmation militaire représente un effort financier important, que chacun peut apprécier. Il reflète la volonté de doter nos armées des moyens leur permettant d’assumer leurs missions face aux nouveaux défis.
Toutefois, nous devons partager une nécessaire rigueur budgétaire.
M. Michel Canévet. En effet, nous devons financer de nombreux secteurs : la défense – c’est le cas ici –, l’aide publique au développement, la justice, l’intérieur, etc. Cela doit nous conduire à être extrêmement prudents.
En outre, il est clair qu’en demandant d’anticiper et d’acquérir davantage de matériel, nous allons nous heurter à un problème de capacités de production, ainsi que de mise en œuvre opérationnelle.
Je partage totalement les inquiétudes exprimées par M. le ministre au sujet du changement de trajectoire. Nous risquons ainsi de remettre en cause l’ensemble du dispositif.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Sébastien Lecornu, ministre. J’entends les propos du sénateur Allizard, mais cela reviendrait à jouer la programmation aux dés. (M. Cédric Perrin proteste.)
Depuis des mois, vous m’interrogez sur les critères macroéconomiques et les hypothèses d’inflation retenus par Bercy et sur lesquels repose la programmation militaire ; cela avec une passion quasiment unique sur ce sujet. Les comptes rendus de mes auditions en commission ainsi que les travaux du sénateur de Legge en font foi.
Nous avons évidemment intégré ces critères, ils sont déjà dans la programmation. Vous proposez de « bourrer la copie », au cas où cela irait mieux à un moment donné. (Protestations sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Pascal Allizard. Non ! Je parle de flux actualisés !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur le sénateur, pensez-vous un seul instant que les services de Bercy, d’un côté, la direction des affaires financières, les états-majors, la sous-chefferie « plan » du ministère des armées, de l’autre, se sont trompés ?
Vous connaissez leur sérieux et je suis aussi là pour défendre le travail accompli sur cette programmation militaire par des centaines d’agents depuis deux ans. Croyez bien que, au regard des sommes qui sont en jeu, ils n’ont pas oublié de calculer l’inflation !
M. Pascal Allizard. Personne n’a dit cela !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Cette inflation est donc déjà dans la copie.
Au fond, vos propos renvoient à une autre manière de programmer – cela peut aussi être un parti pris –, qui se situe à rebours de vos demandes jusqu’à présent.
M. Christian Cambon, rapporteur. Non !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Par définition, en ajoutant plus de physique à la copie, vous misez sur un retournement des facteurs macroéconomiques par rapport à l’inflation.
M. Pascal Allizard. On ne se comprend pas !
M. Sébastien Lecornu, ministre. J’ai écrit au sénateur de Legge pour expliquer comment l’inflation avait été prise en compte – j’adresserai une copie de ce courrier de deux pages à l’ensemble des sénateurs pour que les choses soient parfaitement claires.
Vous ne pouvez pas jouer avec l’inflation pour ajouter des avions. Il n’existe aucun schéma dans lequel des dépenses supplémentaires couplées à de l’inflation offrent davantage d’aisance. Cela ne peut pas fonctionner.
Malheureusement, il s’agit de faire un choix politique. Ce n’est pas la peine de tourner les sujets techniques dans tous les sens : si vous voulez rester dans le cadre des 413 milliards d’euros, il faut dégager des moyens ailleurs dans la copie et ce n’est pas en jouant sur l’inflation que cela sera possible.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Christian Cambon, rapporteur. Je vais prendre un autre exemple pour éclairer nos collègues et rassurer M. Canévet qui siège à la commission des finances : la belle enveloppe qui est réservée aux drones.
Le projet de loi prévoit 5 milliards d’euros pour les drones, alors que, à ce jour, nous ignorons si l’Eurodrone verra le jour ou non. Croyez-vous sincèrement qu’il n’existe aucune marge de manœuvre pour la commission, le Sénat ou le Parlement afin de modifier 1 % ou 2 % des dépenses ?
Encore une fois, il nous apparaît que des investissements sont immédiatement nécessaires pour répondre aux besoins formulés par nos forces armées et qu’il est possible de les financer avec le jeu de l’inflation.
Nous n’avons aucun renseignement sur ces 5 milliards d’euros relatifs aux drones. Je ne pense pas que la commission des finances ait l’habitude de laisser passer de telles sommes sans disposer de renseignements sur leur utilisation.
M. le président. Monsieur le ministre, mes chers collègues, efforçons-nous de garder un peu d’ordre dans cette discussion, qui n’est pas dénuée d’importance.
La parole est à M. Pierre Laurent, pour explication de vote.
M. Pierre Laurent. Ce soir à minuit et demi, au bout de deux jours de discussion, on commence à s’en apercevoir : même avec les 413 milliards d’euros prévus, l’on ne peut pas faire tout ce que les uns et les autres promettent depuis le début.
Mes chers collègues, vous dites et vous répétez que l’on va faire tout ce que vous avez promis pour la dissuasion nucléaire ; tout ce qu’exigent l’équipement des forces et son corollaire, à savoir le maintien en condition opérationnelle ; en faire autant pour les drones, l’espace et les fonds marins ; s’équiper d’un nouveau porte-avions et peut-être même étudier la construction d’un second… Mais, en fait, nous sommes en difficulté partout.
Si, depuis le début, vous insistez tant sur le fait que les montants prévus ont valeur de minimum, c’est parce que vous n’êtes pas très sûrs de l’enveloppe totale ; et c’est parce qu’en additionnant tout ce que vous promettez l’on dépasse de facto les 413 milliards d’euros.
En vérité, plus la discussion avance, plus les difficultés s’accumulent et plus cette évidence s’impose : il faut faire des choix. Pour leur part, les élus de mon groupe préfèrent concentrer les crédits sur l’équipement des forces et sur le MCO plutôt que sur le financement d’un nouveau porte-avions.
M. Pierre Laurent. Nous faisons des choix : il faut en faire, et il faut les assumer ! On ne peut pas laisser croire que l’on fera tout.
J’alertais tout à l’heure sur la militarisation de l’espace, qui n’en est qu’à ses débuts. Il faudra déployer beaucoup plus d’argent si l’on veut vraiment suivre la course : vous le savez tous aussi bien que moi.
Cette logique entraînera les dépenses militaires dans une spirale inflationniste, si bien que nous ne pourrons pas les contenir dans une enveloppe raisonnable pour la Nation : c’est ce que cette discussion finit par mettre au jour. Je ne sais pas combien de temps elle va encore durer ce soir, mais, à mon sens, elle est très révélatrice. Désormais, nous voyons clairement la manière dont ce vaste dispositif a été construit depuis le début.
M. le président. Mon cher collègue, nous allons conclure notre séance par la mise aux voix de cet amendement de programmation et même – je crois que l’on peut le dire – de contre-programmation. Il faut bien que nous statuions.
Le débat va se poursuivre dans les règles fixées par la Constitution, en vertu de laquelle les membres du Gouvernement peuvent prendre la parole quand ils le demandent. Mais, in fine, il faudra bien se prononcer.
La parole est à M. le ministre.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur Laurent, si l’on mène avec sérieux le travail de programmation, l’on veille à respecter l’enveloppe globale retenue : c’est le principe même des lois de programmation et c’est tout leur intérêt. Souvent, d’ailleurs, et malheureusement, les crédits sont sous-exécutés…
Quant aux drones, mesdames, messieurs les sénateurs, ils ont tout du mauvais exemple…
M. Christian Cambon, rapporteur. Ah !
M. Sébastien Lecornu, ministre. Et je saisis cette occasion pour répondre également à M. Canévet.
Tout d’abord, à la demande de M. Perrin, le Gouvernement a déposé un amendement, que nous examinerons demain, tendant à préciser la programmation relative aux drones.
Ensuite, puisqu’il ne faut surtout pas se payer de mots, je vous renvoie au tableau capacitaire, dont une ligne est dédiée aux drones. J’y lis : « Systèmes de drone Male : 4 systèmes Reaper ; 4 systèmes Reaper + 1 système EuroMale ; au moins 6 systèmes EuroMale ». EuroMale est donc bien mentionné, monsieur le rapporteur. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Cédric Perrin. Ce sont les chiffres de 2018 !
M. le président. Mes chers collègues, nous devons finir cette discussion, et nous devons la finir dans l’ordre !
Veuillez poursuivre, monsieur le ministre.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Merci, monsieur le président.
La bonne foi commanderait plutôt de déposer un amendement tendant à supprimer purement et simplement la ligne relative aux drones, afin de financer plus de Griffon.
Enfin, l’exemple des drones est d’autant plus mauvais que c’est précisément sur ce segment qu’il faut concentrer les efforts et accélérer. Desserrer les cibles du Griffon post-2030, c’est se confronter une nouvelle fois à la question de la cohérence entre l’organique et l’opérationnel.
Je ne prendrai plus la parole sur ce sujet. Je pense avoir prouvé ma bonne foi. D’ailleurs, c’est vieux comme Hérode : par définition, un surcroît de dépenses coûte plus cher. Il faut donc les gager quelque part.
Monsieur le rapporteur, vous regrettez de ne pas connaître en détail l’emploi des 5 milliards d’euros destinés aux drones : demandez-le-moi et je vous le donnerai.
Les 413 milliards d’euros sont documentés : si vous ajoutez des équipements, vous irez au-delà de cette enveloppe ; si vous voulez rester dans ce cadre, il faut supprimer des dépenses ailleurs. Nous devons en discuter ensemble,…
M. Christian Cambon, rapporteur. Discutons-en !
M. Sébastien Lecornu, ministre. … mais il faut aussi dire sur quel terrain – militaire ou industriel – vous vous positionnez. (M. le rapporteur le concède.)
On peut corriger la copie – le Parlement en a évidemment le droit –, mais on ne saurait en faire une question de principe. À mon sens, mieux vaut financer des drones que prévoir quelques Griffon supplémentaires, dont on peut différer l’achat.
M. le président. La parole est à M. Philippe Bas, pour explication de vote.
M. Philippe Bas. Monsieur le ministre, nous formons notre jugement en conscience. Nous avons écouté les arguments de la commission. Nous avons écouté vos réponses et je dois dire que vous ne m’avez pas convaincu.
M. Philippe Bas. Vous avez défendu la politique de la solution unique. Vous avez utilisé des arguments d’autorité : vos services ont bien travaillé, je n’en doute pas. Vous les avez, comme vous le dites, « challengés » : c’est votre rôle.
À présent, devant nous, vous vous opposez à une modification qui n’affecte que 0,8 % de la dépense totale et qui – on nous l’a clairement expliqué – peut être financée par un simple ajustement de la trajectoire.
Il s’agit plus précisément d’anticiper des dépenses (M. le ministre manifeste son désaccord.) qui, en fin de période, seraient beaucoup plus coûteuses, étant donné l’inflation cumulée de toutes les années d’exécution de la programmation. À vous entendre, nous n’avons même pas cette petite marge de manœuvre… (M. Pierre Laurent s’exclame.)
Vous nous parlez budget, vous nous assurez avoir pleinement pris en compte les effets de l’inflation, mais vous ne nous parlez jamais des besoins de nos armées…
M. Philippe Bas. La vérité, c’est que nous avons identifié ces besoins à partir des travaux de notre commission, sur la base des auditions qui ont été menées. Ces besoins sont réels : il faut donc trouver les moyens de les financer. Nous vous proposons la solution : vous la refusez.
Vous n’êtes pas coopératif avec le Parlement. Nous ne pouvons admettre que vous soyez fermé à tout effort de rapprochement avec le Sénat.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Sébastien Lecornu, ministre. Monsieur le sénateur, nous nous connaissons bien et depuis longtemps ; vous savez que je suis capable de coopération. Ne suis-je pas Normand comme vous ? (Sourires.) Cela étant, il y a des réalités que nous devons assumer devant la Nation. Ce n’est pas un argument d’autorité : les chiffres sont là.
Rien ne démontre que les dispositions proposées dans cet amendement sont financées. Vous nous renvoyez aux travaux de la commission, ce qui revient pour le coup à invoquer un argument d’autorité… Pour ma part, je doute très fortement que ces dispositions soient financées : l’histoire démontrera d’ailleurs très vite que tel n’est pas le cas.
Vous mentionnez les besoins de nos armées. Vous savez que je suis venu à de nombreuses reprises devant votre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. C’est précisément un sujet que nous abordons régulièrement et dont, à mon sens, nous devons parler davantage encore. Hier soir, nous avons débattu des uniformes pour la réserve citoyenne pendant quarante minutes ; nous en avons consacré cinq à la dissuasion nucléaire. Ce débat doit aussi nous permettre d’aborder le format des armées.
Selon vous, pourquoi faudrait-il augmenter de 1 milliard d’euros les crédits du programme Scorpion ? Comment justifiez-vous un tel choix ? À quelles fonctions organiques et opérationnelles ces véhicules seraient-ils dédiés ? Pour quelles missions du tableau des contrats opérationnels faudrait-il accélérer la « scorpionisation » à cette hauteur ?
On invoque les chiffres de 2018, comme si le monde n’avait pas changé depuis ; comme si les sauts technologiques successifs ne nous imposaient pas un certain nombre de mises à jour, que vous appelez vous-même de vos vœux au regard du nouveau contexte stratégique.
Nous n’avons toujours pas débattu de l’Otan, alors que le sujet est du plus grand intérêt. On le voit bien : l’action de l’Alliance atlantique s’inscrit aujourd’hui dans un cadre tout à fait nouveau. Sans revenir sur le critère des 2 % du PIB, je rappelle que le statut de nation-cadre va devenir un élément clé.
Ce statut correspond à la capacité pour un pays de mener un combat de défense sur le territoire d’un allié – en l’espèce, pour la France, la Roumanie –, si malheureusement l’Alliance était attaquée.
Nous ne sommes plus du tout dans la logique des dividendes de la paix. Nous ne sommes plus du tout dans la logique de lutte contre le terrorisme qui prévalait depuis le début des années 2000 : notre mode d’emploi au Sahel n’impliquait en rien l’envoi de brigades, de divisions ou de corps d’armée.
Sur la base de la réflexion menée au sein de l’Otan, les états-majors ont été conduits à réexaminer le terrain militaire. Si l’on veut avoir le statut de nation-cadre au niveau brigade ou division, il faut s’en donner les moyens. Il faut être capable d’agir seul sur la base de deux critères : la réactivité, à l’échelle d’un mois, et l’endurance, en étant à même d’intervenir seul pendant au moins plusieurs mois. Viendra ensuite, à l’horizon 2030, la question du statut de nation-cadre de niveau corps d’armée. Voilà de vrais ingrédients pour la construction d’une programmation.
Monsieur le président Cambon, à vous entendre, c’est la réaction du Gouvernement qui suscite le débat. Mais je vous retourne votre question, faute de comprendre l’objet de cet amendement : pourquoi 1 milliard d’euros supplémentaires au profit du programme Scorpion, qui seront nécessairement au détriment de la cohérence organique et opérationnelle telle qu’elle a été conçue ?
Nous touchons là au fondement même de la programmation. Je ne me retranche en rien derrière un argument d’autorité. Je vous expose les ingrédients de la programmation : j’aimerais comprendre ceux que retient le Sénat, ce qui me permettra de me rapprocher de lui, non pas avec autorité, mais avec affection. (Sourires.)
M. le président. Mes chers collègues, nous avons examiné 123 amendements au cours de la journée ; il en reste 69.
La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.
8
Ordre du jour
M. le président. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à aujourd’hui, jeudi 29 juin 2023 :
À dix heures trente :
Conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi visant à renforcer la prévention et la lutte contre l’intensification et l’extension du risque incendie (texte de la commission n° 751, 2022-2023) ;
Conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne (procédure accélérée ; texte de la commission n° 753, 2022-2023) ;
Conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi visant à favoriser l’accompagnement des couples confrontés à une interruption spontanée de grossesse (texte de la commission n° 673, 2022-2023).
À quatorze heures trente et le soir :
Suite du projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense (texte de la commission n° 740, 2022-2023).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée le jeudi 29 juin 2023, à zéro heure quarante.)
Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
FRANÇOIS WICKER