Mme le président. La parole est à M. Vincent Éblé.
M. Vincent Éblé. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, au lendemain de la mobilisation de près de deux millions de Français pour demander plus de justice sociale tout en exprimant une très grande hostilité à la réforme des retraites, je salue le choix de nos collègues du groupe communiste d’avoir proposé un débat sur le phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes.
Il est de notoriété publique que nombre d’entreprises multinationales utilisent des stratégies de réduction de leur imposition. Ces pratiques représentent une perte de plusieurs milliards d’euros chaque année en recettes fiscales. Cela a des conséquences directes sur les services publics et les politiques sociales essentielles. Les experts évaluent la fraude fiscale globale entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Ce volume nécessite de trouver des solutions, singulièrement en des temps budgétaires difficiles pour nos comptes publics. Nos concitoyens sont très sensibles à ces questions, car ils sont demandeurs d’équité fiscale entre tous.
Je veux ici concentrer mon propos sur les scandales financiers révélés par un consortium d’investigation – qui doit en être félicité –, tels les systèmes complexes des CumEx Files ou des CumCum, dont le circuit a très largement facilité la fuite de dividendes à l’étranger, échappant ainsi à toute imposition. Ce type de pratiques interroge sur la frontière entre l’optimisation fiscale et la fraude, qui est parfois difficile à cerner. Néanmoins, à partir du moment où la question de cette distinction est posée, il est évident que notre travail est d’adapter la législation et de réprimer les comportements d’évitement fiscal, qui sont moralement et politiquement inacceptables.
Notre commission des finances travaille depuis longtemps sur ces questions, ce qui lui a permis de réagir très vite lors de la révélation de l’affaire en 2018. En effet, président de ladite commission à cette date, nous avions déposé durant l’examen du projet de loi de finances pour 2019, avec Albéric de Montgolfier, alors rapporteur général, un amendement qui visait à apporter une solution aux comportements fiscaux douteux. Celui-ci avait été adopté à l’unanimité par le Sénat.
Le dispositif tenait en deux points.
Un premier visait à contrer les montages dits internes, lorsque des propriétaires d’actions non-résidents prêtent leurs titres au moment du versement des dividendes afin d’échapper à la retenue à la source. Nous avions proposé d’instaurer une retenue au taux forfaitaire de 30 % sur « tous les flux financiers qui correspondent indirectement à la rétrocession d’un dividende à un actionnaire non-résident ». Les banques ainsi taxées pouvaient obtenir le remboursement de cette retenue fiscale seulement si elles étaient en capacité de prouver que l’objet du prêt-emprunt de titres n’était pas fiscal.
Le second point visait à lutter contre les schémas d’évasion ou de fraude dits externes, qui voient des propriétaires d’actions les prêter, toujours autour de la date de versement des dividendes, au résident d’un État dont la convention fiscale signée avec la France ne prévoit aucune retenue à la source. C’est notamment le cas des conventions passées avec nombre de pays de la péninsule arabique. Pour contrer de tels dispositifs de contournement de l’impôt difficilement repérables par l’administration fiscale, la solution proposée consistait cette fois à obliger l’établissement payeur – la banque – à appliquer par défaut le taux interne de 30 %. Là encore, le bénéficiaire aurait pu réclamer le remboursement de l’impôt s’il présentait les justificatifs nécessaires.
En résumé, nous avions proposé d’inverser la charge de la preuve.
Malheureusement, ce bouclier antifraude a été vidé de sa substance par l’Assemblée nationale durant la navette parlementaire. Je le regrette fortement. En effet, en 2018, nos estimations de pertes pour le budget de l’État étaient évaluées à 3 milliards d’euros par an. Dans les délais écoulés, avec notre dispositif, nous aurions dû produire environ 12 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires. Ces moyens manquent cruellement dans nos caisses, notamment quand on rapproche cette somme du montant du déficit putatif de nos caisses de retraites, celui que le Gouvernement souhaite résorber par la réforme aujourd’hui contestée.
Monsieur le ministre, pourquoi, avec le gouvernement de l’époque, n’avez-vous pas soutenu notre amendement ou, à tout le moins, proposé une véritable amélioration du dispositif ?
Le Gouvernement s’était engagé en 2019 à nous présenter un bilan de situation pour légiférer de manière pertinente : où en est ce travail ?
Depuis cette date, aucun nouveau dispositif n’a été élaboré pour véritablement traiter la question que j’évoque ici. Qu’attendez-vous ? Le temps passe, mais le sujet demeure. Aujourd’hui, la prévision de distribution des dividendes des entreprises du CAC 40 est annoncée comme un record pour l’année 2022, celles-ci affichant plus de 140 milliards d’euros de résultat net. En cette période, les Français comprendraient mal s’il devait encore y avoir des dividendes échappant à toute taxation.
Concernant les procédures en cours, dont vous avez dit, monsieur le ministre, qu’elles étaient largement médiatisées, il faut distinguer les perquisitions, que j’imagine actionnées par la justice, et une perspective d’accord entre l’administration fiscale et le Crédit Agricole. Est-ce le retour du verrou de Bercy ?
Dans tous les cas, il n’est jamais trop tard pour agir.
À défaut de meilleurs dispositifs, notre bouclier antifraude reste à la disposition du Gouvernement et pourrait produire rapidement des effets utiles pour nos comptes publics.
Dans cette période de tension pour notre pays, appuyez-vous sur la sagesse du Sénat, qui n’est pas inutile en matière de fraude et d’évasion fiscale ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Éric Bocquet et Mme Nathalie Goulet applaudissent.)
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Si je retiens un sujet, parmi les différents qui ont été abordés, sur lequel je n’ai pas encore apporté de réponse depuis le début du débat, c’est celui des conventions fiscales nous liant à un certain nombre de pays et qui prévoient des taux nuls de retenue à la source pour le versement des dividendes. Ce sujet avait d’ailleurs animé notre discussion lors de l’examen du projet de loi de finances.
La liste des pays concernés est assez réduite.
Mme Nathalie Goulet. Oui !
M. Gabriel Attal, ministre délégué. La renégociation est un bon objectif, qui peut parfois être difficile à atteindre. Mais elle mérite d’être engagée. Je peux vous annoncer que nous venons de parvenir à un accord avec l’administration de la Finlande, qui fait partie des rares pays avec lesquels notre convention fiscale prévoit aujourd’hui un taux nul de retenue à la source, pour une révision de la convention fiscale afin de passer à un taux standard de 15 %.
Cet accord entre nos administrations a été long à trouver, et il faut en général un certain temps pour le traduire dans les faits. Vous serez saisis de la ratification de cette nouvelle convention fiscale au cours de l’année 2024. Mais c’est bien la preuve qu’il est possible de renégocier, y compris pour passer d’un taux nul à un taux de 15 %.
Je n’ai pas répondu précédemment à la question du sénateur Rambaud sur le standard Beps. Nous y sommes évidemment très favorables dans le cadre des discussions à l’OCDE, car cela permettrait d’avoir une forme de clause générale anti-abus qui s’appliquerait à l’ensemble des pays avec lesquels nous avons des liens.
Mme le président. La parole est à M. Vincent Éblé, pour la réplique.
M. Vincent Éblé. Je veux simplement indiquer à M. le ministre que notre proposition vise à agir avant la transmission de la détention des actions dans un pays tiers. Nous demandons que soit taxé l’établissement français qui détient les titres, lequel serait alors redevable de cette taxe à hauteur de 30 %. Il n’est pas nécessaire de toucher aux conventions fiscales.
Mme le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli.
M. Pascal Savoldelli. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous ne serez pas étonnés que je me félicite de ce débat demandé par mon groupe, qui nous permet de prendre un peu de hauteur face à l’amalgame que ne cesse de faire le Gouvernement, en mettant sur un pied d’égalité la fraude fiscale et la fraude dite sociale.
Monsieur le ministre, je ne vous citerai pas, mais deux de vos collègues, Bruno Le Maire et Gérald Darmanin, stigmatisent les étrangers qui frauderaient les prestations sociales. Préférer gouverner par la peur de l’étranger, en créant un ennemi imaginaire alors même que le monde bancaire et financier est bien plus responsable de l’aggravation des inégalités, me paraît un jeu dangereux !
Cela a été dit par certains de mes collègues, il s’agit là d’une manipulation grossière, car nous savons tous ici que le montant estimé des fraudes fiscales se situe entre 80 milliards et 100 milliards d’euros, dont moins de 14 % ont été recouvrés en 2019, quand la fraude aux prestations sociales de la caisse d’allocations familiales (CAF) n’atteint, cette année-là, même pas le milliard d’euros. Il faut arrêter ces amalgames et ces manœuvres grossières – il serait bien que nous en prenions acte aujourd’hui. Cessons d’attiser les peurs et d’insuffler la haine pour justifier le durcissement des politiques et l’incapacité à faire des économies sur le résultat des entreprises !
Pour cette seule infraction des CumCum, pour seulement cinq banques, le montant indûment détourné des caisses de l’État pourrait s’élever à 3 milliards d’euros. Trois fois plus que la priorité politique gouvernementale du moment !
Je vous pose donc la question, monsieur le ministre : disposons-nous bien de tous les outils législatifs pour préserver nos recettes fiscales de la fraude aux dividendes ? Vous avez commencé à y répondre, mais j’aimerais que vous alliez plus loin.
Aucune disposition n’a pourtant été prévue dans le dernier budget, si ce n’est de rejeter les propositions quasi unanimes du Sénat pour lutter contre ce pillage fiscal qu’est la fraude aux dividendes.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui…
M. Pascal Savoldelli. L’administration s’appuie dans ses investigations sur la notion d’abus de droit et, plus récemment, sur une jurisprudence européenne datant de 2019 relative aux « bénéficiaires effectifs » des exonérations fiscales, ainsi que sur une décision du Conseil d’État allant dans le même sens. Ce changement permet de déterminer, en cas de cession de titres, l’entité qui a un réel intérêt économique dans l’opération. Question : le droit français doit-il s’adapter à ce revirement jurisprudentiel ou, en tout cas, l’accompagner ?
Les enquêtes en cours ouvertes et diligentées par le parquet national financier attestent d’un phénomène d’ampleur, qui n’est pas nouveau – il a même une certaine ancienneté. Je me souviens que notre ancien rapporteur général, Albéric de Montgolfier, avait montré que le volume d’opérations de prêt-emprunt de titres était, en 2018, multiplié par huit à la période de détachement de dividendes.
Monsieur le ministre, qu’en est-il pour la période récente ?
La résurgence, à la faveur des investigations du PNF, de la fraude aux dividendes s’inscrit dans un contexte qui donne – vous en conviendrez – une acuité toute particulière à cette problématique.
Premièrement, quand nous cherchons quelques milliards d’euros pour les retraites, mais que les prélèvements sociaux sur les dividendes échappent au financement de la protection sociale, il est difficile de ne pas y voir au moins une partie de la solution.
Deuxièmement, parce qu’il y a une véritable passion française pour les dividendes depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir – vous avez dit, lors de votre audition, qu’il fallait arrêter d’employer le terme « paradis » : je change donc de terme pour parler de « passion ». L’instauration du prélèvement forfaitaire unique, la fameuse flat tax, a produit dès la première année, en 2018, une explosion de 60 % des dividendes versés aux particuliers, qui se sont élevés cette année-là à 23,2 milliards d’euros.
La conséquence, comme l’indiquait France Stratégie, est que la fortune des 0,1 % de Français les plus aisés a augmenté de seulement 25 % depuis 2017. Autant vous dire qu’ils sont encore bien plus riches depuis… Au moins, ils peuvent vous remercier !
L’année dernière, la folie se poursuivait. La France est le pays qui a connu la croissance la plus importante du montant de dividendes versés en Europe : 59,8 milliards d’euros, soit une croissance de 4,6 %. Une tendance soutenue par 95 % des entreprises, qui ont maintenu ou augmenté leurs dividendes par rapport à 2021. Autant de valeur qui échappe aux travailleurs, aux investissements et aussi, disons-le, à l’administration fiscale.
Records de dividendes, records de rachats d’actions, et, pourtant, les dividendes que l’on ne peut pas frauder sont ceux que l’on n’a pas versés !
C’est pourquoi nous avions proposé, quasi unanimement, des amendements aux projets de loi de finances pour 2019 et 2022 pour instituer des dispositifs permettant de mieux lutter contre la fraude aux arbitrages de dividendes.
Mais il faut aller plus loin, on le sait, et d’autres collègues ici en sont convenus. Nous devons enrayer la fuite de 140 milliards d’euros, par l’entremise de la Commission européenne ou de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans l’attente de telles initiatives, nous devrions renégocier systématiquement les conventions fiscales bilatérales. Vous avez évoqué la Finlande, mais il faut élargir le champ à d’autres pays, comme le Luxembourg. (Mme Nathalie Goulet s’exclame.) Et là, il faut faire bien plus qu’une renégociation sur la question de la retenue à la source sur les dividendes…
Mme le président. Il faut conclure, mon cher collègue.
M. Pascal Savoldelli. Nous pouvons aussi déterminer les cas pour lesquels les prêts-cessions de titres sont légitimes.
Monsieur le ministre, vous avez cent jours pour faire tout cela ! (Rires sur les travées des groupes CRCE et SER. – Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
M. Vincent Éblé. Et tout le reste !
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Monsieur le sénateur, vous avez critiqué l’instauration de la flat tax en citant France Stratégie. Nous avons eu ce débat lors de la discussion du projet de loi de finances, mais je veux vous rappeler que France Stratégie elle-même a indiqué que la flat tax était autofinancée et que la mise en place du prélèvement forfaitaire unique, du fait du surcroît d’activité économique qu’il a engendré, avait permis des recettes supplémentaires conformes à celles que nous retirions auparavant de la taxation sur les dividendes. Je vous adresserai les documents qui me servent de sources.
Vous êtes revenu sur un deuxième sujet : l’évolution du dispositif adopté en 2019. Je le redis : si mes prédécesseurs et la majorité à l’Assemblée nationale ont à l’époque revu le dispositif adopté ici, c’est pour qu’il soit conforme aux normes supérieures, à savoir la Constitution et nos conventions fiscales. La réalité, c’est qu’il avait alors été estimé que le risque était trop grand d’une censure totale du dispositif. Celui qui a été adopté a le mérite de pouvoir s’appliquer et d’avoir été validé par le Conseil constitutionnel. Encore une fois, je pense qu’il est trop tôt pour en mesurer les effets ; j’ai indiqué précédemment ce qui pouvait être considéré comme de premiers effets.
Troisième sujet, vous me demandez s’il faut faire évoluer la loi du fait de ce que vous avez qualifié de revirement jurisprudentiel. Je le redis, mon ministère a publié une nouvelle doctrine fiscale avec le Bofip présenté en février dernier, qui s’appuie sur une jurisprudence du Conseil d’État. Si nous avons publié un Bofip et si nous n’avons pas proposé une évolution législative, c’est que nous considérons que l’esprit de la loi permet déjà d’aller vers ce que j’ai déjà évoqué : la responsabilité pour les établissements financiers d’identifier le bénéficiaire ultime des flux.
Je suis convaincu que le Conseil d’État validera ce Bofip, qui s’appuie – j’y insiste – sur sa jurisprudence même. De notre point de vue, il n’y a pas lieu de faire évoluer la législation sur le sujet.
Mme le président. La parole est à M. Pascal Savoldelli, pour la réplique.
M. Pascal Savoldelli. Monsieur le ministre, nous n’avons pas la même lecture, ou la même interprétation, des documents de France Stratégie. Je vous redis, et c’est vérifiable, car c’est une citation, que 0,1 % des plus riches ont depuis 2017 amélioré leur rendement de 25 %. Je connais très peu de petites entreprises, d’artisans, de salariés, de travailleurs indépendants qui ont eu de tels résultats depuis cette date ! C’est le premier point que je souhaitais aborder, qui pose la question de la redistribution.
Vous avez évoqué l’autofinancement de la flat tax. Mais c’est une évidence, on le sait tous ici. Donc actons les évidences ; en revanche, vous savez bien que le sujet est d’une grande actualité. Le taux d’augmentation des dividendes des entreprises est de plus de 60 %. Aussi, à la question que nous évoquons aujourd’hui de la fraude fiscale s’ajoute celle de la redistribution. Je vous le redis avec humour, mais insistance : il vous reste un peu moins de cent jours !
Mme le président. La parole est à Mme Sylvie Vermeillet.
Mme Sylvie Vermeillet. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe CRCE nous propose ce soir un sujet épineux, ardu, mais passionnant, et je le remercie, au nom de mon groupe, de nous inviter à cette réflexion.
Les membres de la commission des finances se souviennent de l’exceptionnelle audition du 1er décembre 2021 sur les outils de lutte contre les pratiques d’arbitrage de dividendes, au cours de laquelle le chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la DGFiP, M. Iannucci, avait bien du mal à se faire comprendre par le directeur général délégué de la Fédération bancaire française, M. Barel.
Entre contrôle de l’encaissement de l’impôt dû et menace de perte de compétitivité des établissements bancaires français à l’échelle mondiale, les logiques se sont combattues avec courtoisie, mais sans concessions.
Tout d’abord, les pratiques en matière de CumCum et de CumEx ont cours depuis maintenant tant d’années que tout se passe, du point de vue des utilisateurs, comme si elles étaient normalisées, voire légalisées. Les enjeux financiers sont désormais tels qu’ils sont considérés comme acquis et que toute tentative de suppression dans un pays rendrait son gouvernement responsable de la perte de compétitivité de ses banques. Dans le même temps, personne ne s’inquiéterait des milliards d’impôts qui échapperaient aux États…
Pourtant, mieux vaut tard que jamais : même si nos administrations fiscales européennes ont eu du mal à appréhender ces phénomènes de fraude, elles méritent tout notre soutien pour ne rien lâcher dans la bagarre et reprendre le dessus. Elles ont surtout besoin de moyens pour parvenir à y voir clair.
Comme le dit avec sagesse M. Iannucci : « L’objectif principal est d’identifier les abus, sans toutefois paralyser les marchés financiers, notamment les opérateurs français. » Il ajoute : « C’est un problème de compétences. Comment avoir des vérificateurs suffisamment spécialisés, ayant des compétences pointues sur ces mécanismes ? »
J’ai déjà dit ici qu’il nous fallait les meilleurs des meilleurs, les former, les recruter, donc les rémunérer à la hauteur de leurs qualités : nul besoin de rappeler ce que gagnent ceux qui sont du côté de l’optimisation ou de la fraude fiscales…
Nous devons ensuite – et j’espère que cela ne relève pas de l’utopie – faire de nos impôts des outils simples, à l’image de la flat tax. La complexité de notre fiscalité fait le bonheur des fraudeurs, qui disposent de tous les moyens de la déjouer. Plus nous cherchons à les punir, plus ils s’échinent à inventer le système qui les affranchit.
Puisqu’ils ont systématiquement un coup d’avance, revenons à des dispositifs plus directs, plus facilement contrôlables par notre administration fiscale. Ne pas le faire nous coûtera toujours plus cher : c’est ainsi que l’administration allemande a remboursé plus de dix fois par action la même retenue à la source sans avoir pu vérifier que l’impôt avait été acquitté.
Par la mise à jour du Bofip du 15 février 2023 et deux rescrits, notre administration apporte des précisions sur l’application de la retenue à la source aux rétrocessions de dividendes de source française à des non-résidents : elle attaque sous l’angle du bénéficiaire effectif afin de cibler le redevable de l’impôt. Bref, elle ne fait pas que contrôler : elle est obligée de réagir à la fraude. Nous n’intégrons pas suffisamment cette réalité lors de nos inventions fiscales.
Pour que l’État reste maître de ses lois de finances, nul besoin d’un miracle : il faut de la détermination et des compétences.
Enfin, dans un esprit de Nation, rien n’interdit aux établissements bancaires français de proposer eux-mêmes des solutions, que nous aurons plaisir à étudier (Mme Françoise Férat et M. Franck Menonville applaudissent.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je remercie Sylvie Vermeillet pour son intervention, qui enrichit utilement notre débat et dans laquelle je me retrouve en grande partie.
Nous avons parfois l’impression que la fraude a un coup d’avance. L’enjeu, c’est d’être capables de porter les évolutions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour essayer d’anticiper un certain nombre de phénomènes. Cela n’est pas toujours facile, comme nous l’avons vu au cours des travaux du groupe de travail sur la lutte contre toutes les fraudes.
Si la loi de 2018, défendue par mon prédécesseur Gérald Darmanin, n’a pas réglé tous les problèmes, elle a permis des progrès très importants sur un certain nombre de sujets relatifs à la lutte contre la fraude fiscale.
Je vous rejoins également sur la possible coopération du secteur. N’opposons pas, en permanence, les uns aux autres.
Oui, il faut identifier les comportements frauduleux, mais sans jeter l’opprobre sur l’ensemble des établissements bancaires et financiers, qui parfois souffrent eux-mêmes de la relative opacité des règles internationales.
Oui, il faut traquer les comportements frauduleux, mais sans affaiblir la place de Paris comme place de référence du système bancaire mondial.
Oui, il faut agir résolument contre les fraudes, mais sans stigmatiser les établissements bancaires, qui, je le rappelle, financent aussi l’activité économique française et les investissements de nos PME, TPE et ETI.
Voilà notre responsabilité : trouver les bons leviers pour agir efficacement. Frauder, c’est se soustraire à la solidarité nationale et aux politiques publiques. Il faut aller chercher la fraude là où elle est, sans stigmatiser ni jeter l’opprobre sur tout un secteur et en travaillant le cas échéant avec ses acteurs, afin qu’ils nous fassent eux-mêmes des propositions : bien évidemment, nous y sommes très ouverts.
Mme le président. La parole est à Mme Sylvie Vermeillet, pour la réplique.
Mme Sylvie Vermeillet. Merci pour votre réponse, monsieur le ministre. L’une des banques initialement visées, comme l’a indiqué Éric Bocquet, a accepté de réviser ses pratiques : pourquoi les autres n’en feraient-elles pas autant ?
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme le président. La parole est à M. Christian Bilhac. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Franck Menonville applaudit également.)
M. Christian Bilhac. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, en 2018 éclatait le scandale des CumEx Files, révélé par un consortium international de journalistes lanceurs d’alerte. Comme cela a été dit, cette technique d’évasion fiscale frauduleuse consiste, pour les détenteurs d’actions, à détourner la fiscalité sur leurs dividendes.
Dans le cas des CumEx, ils procèdent à l’échange d’actions, avec des banques complices, avant la date du versement des dividendes, rendant la tâche d’identifier le propriétaire des actions redevable de la taxe difficile, voire impossible pour le fisc ; il est même arrivé que le Trésor public rembourse des trop-perçus imaginaires…
La pratique des CumCum s’appuie, quant à elle, sur les différences de fiscalité entre pays. Des banques européennes ont ainsi aidé leurs clients à échapper à cette taxe sur les dividendes, avec une perte évaluée, en 2018, à 55 milliards d’euros, pour onze États européens.
De nouveaux calculs estiment plutôt à 140 milliards d’euros le montant de ce braquage fiscal à l’échelle mondiale, dont 33 milliards d’euros envolés pour le fisc français sur les vingt dernières années.
En France, il y a un mois, le parquet national financier a conduit la plus vaste opération jamais menée, perquisitionnant cinq banques soupçonnées de blanchiment aggravé de fraude fiscale aggravée, pour complicité d’évasion fiscale visant à échapper à la taxe sur les dividendes sur leurs actions placées dans des entreprises françaises.
Pour mener cette opération, le PNF a mobilisé 16 de ses 19 magistrats, 150 enquêteurs sur les 250 que compte le SEJF de Bercy et a été aidé par six procureurs allemands.
En concluant un accord avec le fisc et en s’acquittant de 35 millions d’euros d’arriérés d’impôts et d’amende, une seule banque a reconnu les faits et accepté un redressement fiscal, échappant ainsi à des perquisitions et des poursuites pénales.
Les autres encourent 1 milliard d’euros de redressement fiscal, assortis d’amendes pénales pouvant aller jusqu’à 50 % de l’impôt dû.
Le groupe CRCE, que je remercie pour l’inscription de ce débat à l’ordre du jour, nous donne l’occasion de rappeler qu’un amendement du Sénat avait été rejeté en 2018 par l’Assemblée nationale et que les recommandations de la mission d’information du Sénat, publiées en 2022, n’ont pas non plus été entendues, malgré des pistes pertinentes comme la production de données sur la fraude fiscale pour le budget de 2024, le doublement du nombre d’officiers fiscaux judiciaires – qui sont 40 aujourd’hui –, la révision des « conventions fiscales internationales prévoyant un taux de retenue à la source nul sur les dividendes », etc.
Monsieur le ministre, vous avez mis en place un groupe de travail, dont je suis membre, pour préparer un plan de lutte contre la fraude fiscale, douanière et sociale qui rendra ses conclusions très prochainement. Je ne doute pas que vous tiendrez compte de notre débat.
Renforcer l’arsenal de l’État, y compris en passant par la loi, est essentiel pour combattre les nouvelles formes de fraude fiscale, avec de nouveaux outils. Il faut aussi des mots justes, et vous les avez employés, monsieur le ministre : ces pratiques sont frauduleuses et la haute finance joue sur la frontière étroite entre optimisation fiscale légale et évasion fiscale frauduleuse. Il ne peut y avoir de double langage face à une fraude qui prive l’État des moyens d’agir pour l’intérêt général.
Les progrès du data mining et des algorithmes sont encourageants, mais le recrutement et la formation de personnes compétentes en nombre suffisant sont primordiaux. Investir des moyens de grande ampleur pour récupérer les milliards d’euros de l’évasion fiscale aux dividendes serait très utile, pour reprendre l’exemple avancé par notre collègue Bocquet, pour financer les retraites des Français, mais aussi pour redresser nos finances publiques à l’heure où la note de la France vient d’être abaissée par l’agence Fitch.
En matière de fraude fiscale, le filet antifraude doit être à la fois à fine maille et solide, non pas comme la toile d’araignée, qui, comme chacun le sait, capture les moucherons, mais laisse passer les bourdons. (Sourires. – Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – Mme Sylvie Vermeillet applaudit également.)