Mme le président. La séance est reprise.
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Quelle réponse au phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes ?
Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste
Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : « Quelle réponse au phénomène mondialisé des fraudes fiscales aux dividendes ? »
Je vous rappelle que, dans ce débat, le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque orateur, pour une durée de deux minutes ; l’orateur disposera alors à son tour du droit de répartie, pour une minute.
Monsieur le ministre, vous pourrez donc, si vous le souhaitez, répondre après chaque orateur, une fois que celui-ci aura retrouvé sa place dans l’hémicycle.
Dans le débat, la parole est à M. Éric Bocquet, pour le groupe auteur de la demande. (Mme Nathalie Goulet applaudit.)
M. Éric Bocquet, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes ici, sur l’initiative de mon groupe, pour débattre de la fraude aux dividendes, un phénomène mondialisé et tentaculaire, aux complicités multiples.
Il s’agit d’un braquage des finances publiques. Ce braquage annuel aurait débuté dans les années 2000 pour un montant inconnu, mais sans cesse réévalué. Aussi, même si le parquet national financier (PNF) évoque prudemment le chiffre de 1 milliard d’euros annuel, le préjudice s’établirait à au moins 33 milliards au cours des vingt dernières années pour les contribuables de notre pays et à au moins 140 milliards d’euros à l’échelon international.
Les montages sont complexes, mais il m’incombe de les présenter : « Les transactions CumEx/CumCum reposent sur la notion cardinale d’“arbitrage de dividendes”, qui consiste à transférer rapidement et entre plusieurs intervenants la propriété d’actions, de droits ou de titres avec et sans droits à dividendes dans l’objectif d’échapper aux retenues à la source applicables. »
Lorsque des droits sont attachés à l’action, on parle de Cum ; quand il n’y en a aucun, on parle d’Ex. Il en résulte un double bénéfice frauduleux : non-acquittement de l’impôt et retenue à la source reversée sous forme de crédit d’impôt indûment perçu.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous garantir que, depuis 2005, aucune pratique de CumEx n’a été relevée par vos services ? Votre réponse nous intéresse grandement. Mais en tout état de cause, deux phénomènes auraient toujours cours : un phénomène interne et un phénomène externe.
Dans le premier, le propriétaire de l’action la prête autour de la date du versement des dividendes à un résident français, le plus souvent un établissement financier. Ce résident français n’est soumis à aucune retenue à la source et rétrocède le dividende à son véritable bénéficiaire, en échange d’une commission.
Dans le second cas, l’action est prêtée à un résident dont la convention fiscale avec la France ne prévoit pas de retenue à la source. Ces destinations fiscales sont bien connues, et il faut les nommer : l’Arabie saoudite, le Bahreïn, l’Égypte, les Émirats arabes unis, la Finlande – partenaire européen –, le Koweït, le Liban, Oman et le Qatar.
Mme Nathalie Goulet. Eh oui !
M. Éric Bocquet. Je me souviens à cet instant que Jérôme Kerviel avait évoqué ce phénomène lors d’une audition à huis clos, le 8 octobre 2013, dans le cadre de la commission d’enquête sur la fraude fiscale que nous avions conduite, dont Nathalie Goulet faisait partie. Il en décrivait le mécanisme, la pratique connue et reconnue, le gain facile et frauduleux…
Comment croire, dès lors, que l’administration fiscale, avec la compétence qui est la sienne, n’aurait engagé qu’en 2017 des contrôles sur les CumCum dits internes, comme l’affirmait M. Frédéric Iannucci, chef du service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal de la direction générale des finances publiques, devant le Sénat le 1er décembre 2021 ?
Cette administration fiscale, je souhaite la remercier, la féliciter pour sa pugnacité et l’encourager à poursuivre ses investigations sans relâche, à exploiter les documents et les données recueillis dans le cadre des perquisitions engagées, simultanément, dans cinq établissements bancaires : BNP Paribas et sa filiale Exane, Société Générale, Natixis et HSBC. Ce coup de filet, conduit par seize magistrats du PNF et plus de cent cinquante enquêteurs, accompagnés de six procureurs du parquet de Cologne, en Allemagne, au titre de la coopération judiciaire européenne, atteste de l’action résolue de l’administration.
Ce scandale est d’autant plus choquant qu’il concerne trois des principaux spécialistes en valeurs du trésor (SVT), qui achètent puis traitent la dette française sur les marchés financiers internationaux et qui « dealent » aussi des actions et les dividendes associés, au mépris de la loi.
La présomption d’innocence est de rigueur, mais M. Iannucci affirmait dès 2021 lors de son audition : « S’agissant des sept procédures en cours, je veux préciser que l’une des banques a accepté les redressements, reconnaissant que les pratiques en cause ne relevaient pas du fonctionnement normal des marchés. En revanche, d’autres banques sont dans la dénégation complète ; même face à des cas caricaturaux, avec des prêts de titres la veille de versement d’acomptes, que l’on parvient à démontrer facilement, elles nient le mobile fiscal. »
Il y a là de quoi, vous le reconnaîtrez, être optimiste sur l’issue de ces investigations, n’en déplaise au lobby bancaire, qui use et abuse des recours d’obstruction jusqu’à ce que justice soit rendue !
En effet, la Fédération bancaire française (FBF) a déposé un recours devant le Conseil d’État deux jours après les perquisitions massives. Mais doit-on croire à ce recours ? Il est en effet sans lien avec les perquisitions, mais vise simplement à « mettre un terme à l’incertitude qui existe depuis des années sur le sujet […]. Cela permettra, nous dit le lobby bancaire, à la place de Paris de bénéficier d’un cadre juridique clair, défini par le Conseil d’État et applicable à l’ensemble des acteurs du marché. »
Nous arrivons au cœur du sujet : le système bancaire tente d’inventer un nouveau concept, aussi innovant que le contournement de l’impôt : la fraude légale !
Le débat pourrait être bref si une quelconque éthique s’immisçait dans les considérations des acteurs de la banque et de la finance internationale.
Sur le terrain du droit, comment qualifier une pratique qui a pour seul objectif et pour seule finalité d’échapper à l’impôt ? Quel autre qualificatif que celui de « fraude » doit-on employer ? Le Sénat, le Parlement dans son ensemble et le Gouvernement ne peuvent laisser croire qu’il existerait une forme de fraude légale.
Sans attendre l’effort de clarification, feignant d’espérer, la Fédération française bancaire et le Sénat lui-même, par un amendement porté à l’identique par cinq de nos groupes lors de la séance du 26 novembre 2018 dans le cadre de l’examen du projet de loi de finances pour 2019, marquaient la volonté d’affermir le caractère illégal de ces pratiques frauduleuses.
Le mécanisme était si bien ficelé que le Gouvernement émettait sur cet amendement, malgré quelques réserves, un avis de sagesse par la voix de Mme la ministre Pannier-Runacher, qui alla même jusqu’à reconnaître : « Nous n’avons pas de meilleure proposition à ce stade du débat. »
Il n’a pas fallu attendre très longtemps – quelques jours seulement, lors de l’examen du projet de loi de finances en nouvelle lecture – avant que le ministre du budget, bien aidé par la majorité de l’époque, démonte l’amendement du Sénat et vide de tout contenu notre proposition commune. Il en résulte un dispositif sans substance, sans intérêt et non dissuasif. Par exemple, il suffit que, dans le cadre d’un total return swap (TRS), la banque et l’actionnaire s’échangent des titres sans conclure, du moins formellement, de contrat de cession.
Ont été exclues également les opérations de cession, même celles d’apparence frauduleuse, éloignées de plus de quarante-cinq jours ; il suffit donc de nouer son opération de cession le quarante-sixième jour ! Il ne faut pas, monsieur le ministre, être ingénieur financier pour contrecarrer cette trouvaille législative.
M. Iannucci, que j’ai déjà cité, évoquait en ces termes, le 1er décembre 2021, « l’efficacité de l’article 119 bis A du code général des impôts » : « Je répète que nous ne disposons malheureusement pas d’éléments de bilan à ce stade. Je n’ai pas l’impression que les établissements financiers sont très gênés par la période de quarante-cinq jours, mais semblent s’organiser en fonction. »
Alors, le Sénat a réitéré, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2022, afin de donner de la vigueur à cet article, mais le Gouvernement n’en voulait toujours pas.
Pour que cessent ces fameuses opérations d’arbitrage de dividendes, il faut que le seul arbitre soit l’administration fiscale. Mais comme tout arbitre, elle doit se doter de règles ; c’était l’objet de nos amendements communs.
Le Gouvernement laisse son administration démunie à l’avenir contre ce phénomène. Il faut non plus prévoir une clause de revoyure, mais fixer une date pour légiférer une fois pour toutes en vue de mettre à terme à ce pillage fiscal, qui lèse les peuples de France et d’ailleurs. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER, ainsi que sur des travées du groupe UC. – Mme Marie Mercier applaudit également.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je remercie le groupe CRCE d’avoir inscrit ce débat à l’ordre du jour. Nous avions entamé cette discussion il y a quatre mois à l’occasion d’un débat consacré à la fraude fiscale, qui avait été proposé par la commission des finances à la suite du rapport y afférent qui lui avait été remis.
Ce sujet est d’importance et vous avez cité, monsieur Bocquet, plusieurs évaluations de montants.
Je veux rebondir sur un point que vous avez évoqué : il n’y a pas de fraude légale et il ne peut y en avoir, car la fraude est illégale. Notre responsabilité, c’est d’être capables d’identifier cette fraude et de la sanctionner, pour que les fonds dus à la solidarité nationale et à nos politiques publiques soient effectivement versés et recouvrés par l’administration fiscale.
Vous m’avez posé une question très précise, à laquelle je vais d’ores et déjà répondre : vous m’avez demandé si, aujourd’hui, l’administration fiscale avait identifié, ou pas, des schémas de CumEx qui concerneraient des dossiers français. La réponse est non.
À date, il n’y a pas dans les dossiers à l’étude de schémas CumEx, lesquels sont manifestement visibles surtout en Allemagne. En revanche, des schémas incluant des prêts de titres à des résidents en France ont été identifiés, ce qui a conduit la direction générale des finances publiques (DGFiP) à lancer des procédures.
À l’occasion d’une première série de contrôles, 2,5 milliards d’euros de droits ont été notifiés, ce qui est une somme importante. Puis une deuxième série de contrôles a été engagée, qui a donné lieu, pour un certain nombre de dossiers, à une saisine du PNF et à une perquisition d’ampleur menée il y a quelques semaines par le service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), et largement médiatisée.
À mon tour, je tiens à saluer le travail des agents de ce service et de l’ensemble de l’administration fiscale sur ce sujet.
Mme le président. La parole est à M. Paul Toussaint Parigi.
M. Paul Toussaint Parigi. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat qui nous est ici proposé intervient dans le contexte d’un scandale de fraude fiscale aggravée, qui aurait coûté, selon les estimations, près de 33 milliards d’euros à l’État français ces dernières années : 33 milliards au moment où le Gouvernement fait passer en force et alors que l’urgence est avérée une réforme sociale injuste pour nos concitoyens, visant à combler un déficit de 13,5 milliards d’euros afin de financer d’ici à 2030 notre système de retraites, au moment où nous constatons qu’une proportion significative d’opérations échappe toujours à l’imposition, sans que l’administration fiscale dispose des moyens juridiques suffisants pour y faire échec…
Tragique ironie que celle qui consiste à faire peser sur l’ensemble de nos concitoyens le poids de la dette, alors que l’urgence commande des actions rapides et efficaces contre le détournement fiscal et que la justice fiscale, si précieuse pour le consentement à l’impôt, nécessaire à notre pacte social, nous intime, pour rester une société unie, de préserver notre modèle de solidarité.
Ces dernières années ont été marquées par la publication dans la presse d’enquêtes mettant en lumière des systèmes à grande échelle d’opacification de flux financiers – Pandora Papers, Panama Papers, CumEx Files –, illustrant parfaitement le caractère systémique et quasiment industriel de l’évasion fiscale. Ce constat confère aux responsables politiques, quels qu’ils soient, une responsabilité majeure.
Si nous ne pouvons nier les efforts réalisés ces dix dernières années et les progrès que représente la création du PNF, de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), force est de reconnaître que l’évasion fiscale reste un sujet d’ampleur sur lequel à ce jour beaucoup reste à faire en termes de dissuasion et de répression.
Plus de quatre ans après l’adoption de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, et à la suite de la conduite d’une première enquête sur les pratiques d’arbitrage de dividendes, connues sous le nom de CumEx Files, un consortium de journalistes a mis en lumière l’étendue des pertes fiscales colossales qu’entraînent ces pratiques abusives.
Le constat est sans appel : ces pertes s’élèvent à 140 milliards d’euros sur vingt ans pour les États concernés. Cela révèle, malgré les efforts faits ces dix dernières années, l’ampleur du travail qui reste à effectuer et l’urgence que constitue ce problème fondamental pour nos finances publiques, mais aussi pour notre pacte social et démocratique.
Je saluerai à ce titre le travail important et régulier que la commission des finances et le Sénat dans son ensemble mènent sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale ces dernières années, au gré de la mise en lumière de nouveaux schémas de dissimulation.
C’est d’ailleurs précisément à l’issue de ces travaux que notre assemblée avait à plusieurs reprises, et dans le cadre d’un consensus politique, adopté des amendements aux projets de loi de finances visant à faire échec aux opérations d’arbitrage de dividendes.
Hélas ! l’Assemblée nationale, en supprimant la partie du dispositif relatif aux montages externes, qui prévoyait un taux de retenue à la source nul pour le versement de dividendes à des résidents étrangers, a altéré l’efficacité de la mesure, qui n’a pu atteindre son plein potentiel, de sorte que ces montages abusifs perdurent.
Si nous sommes conscients de la difficulté de la tâche et de la complexité des montages, nous aimerions, car c’est notre devoir, nous assurer que la faiblesse des moyens dont dispose l’administration fiscale face à l’ampleur du problème ne constitue pas une forme de politique.
Aussi, monsieur le ministre, nous aimerions connaître les actions que vous entendez rapidement mettre en œuvre pour pallier les faiblesses juridiques et administratives persistantes, et savoir si c’est avec la même détermination dont le Gouvernement a fait preuve pour conduire la réforme des retraites qu’il mènera de front ce chantier essentiel.
Pour conclure, et au nom de mon groupe, je remercie nos collègues d’avoir permis une nouvelle fois d’engager ce débat. Il a le mérite de souligner les efforts colossaux qu’il reste à faire en cette matière : combattre les pratiques délétères destinées à lutter contre cette dimension importante, mais trop négligée, de la crise globale que subit le monde contemporain. (M. Éric Bocquet applaudit.)
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je remercie le sénateur Parigi pour son intervention, à laquelle je répondrai en deux points.
D’abord, sur la question des moyens du contrôle fiscal. Vous le savez, je présenterai prochainement un plan de lutte contre les fraudes fiscales, sociales et douanières, auquel un certain nombre d’entre vous ont contribué en acceptant de faire partie du groupe de travail que j’ai proposé de constituer à l’ensemble des groupes de l’Assemblée nationale et du Sénat. Je pense à M. Rambaud, qui est ici, mais également à M. Bocquet, qui a assisté à des réunions, ainsi qu’à Mmes Goulet et Vermeillet. Je ne peux pas citer tous les participants, mais un véritable travail a été mené.
À l’occasion de la présentation de ce plan, j’annoncerai un renforcement sensible des moyens du contrôle fiscal. J’ai déjà fait, de manière anticipée, une première annonce : celle du doublement du nombre des officiers judiciaires du SEJF,…
M. Jean-François Husson. Vous auriez pu le faire lorsque nous l’avons proposé !
M. Gabriel Attal, ministre délégué. … une mesure qui avait effectivement été proposée par la commission des finances – et je salue le rapporteur général Husson, le président Raynal et Mme Vermeillet qui était, me semble-t-il, intervenue sur le sujet dans le débat sur la fraude fiscale. (Mme Nathalie Goulet le confirme.) Comme vous pouvez le constater, j’entends le Sénat et j’ai annoncé cette mesure par anticipation. D’autres annonces seront faites dans le cadre du plan sur le renforcement des moyens.
Second sujet sur lequel je veux revenir : le dispositif de 2019. Je n’occupais pas mes fonctions actuelles, mais, d’après ce qu’on m’a expliqué, mes prédécesseurs et la majorité parlementaire de l’époque à l’Assemblée nationale avaient revu le dispositif adopté afin qu’il soit conforme à la fois à la Constitution et à nos conventions fiscales. La grande crainte était celle, si ce dispositif n’était pas revu, d’une possible censure par le Conseil constitutionnel en raison – je le redis – d’une non-conformité à la Constitution et à nos conventions fiscales.
Il est trop tôt pour dire si le dispositif a un impact ou non. À la suite de l’adoption de celui-ci, une diminution du prêt-emprunt de titres autour des dates de versement des dividendes a été constatée. Faut-il voir dans cette corrélation un lien de causalité ? Il faut, me semble-t-il, être prudent et attendre quelque temps avant de le dire. Mais ce pourrait être un premier impact visible, même si – et nous y reviendrons dans ce débat – nous cherchons évidemment à parfaire notre doctrine et notre action sur ce sujet.
Mme le président. La parole est à M. Didier Rambaud. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Didier Rambaud. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le mardi 28 mars 2023 fera date dans l’histoire bancaire française. En effet, des perquisitions ont eu lieu dans pas moins de cinq grandes banques. Cette opération, la plus importante menée par le parquet national financier de toute son histoire, intervient dans le cadre d’enquêtes ouvertes pour fraude fiscale aggravée et blanchiment aggravé de fraude fiscale.
Bien que les investigations soient toujours en cours, ces mises en examen montrent l’importance présumée des fraudes fiscales aux dividendes sur le sol français. En effet, BNP Paribas et la Société Générale, sociétés visées par ces perquisitions, représentent à elles seules 61 millions de clients selon le site Statista.
Mes chers collègues, face à un tel séisme, revenons d’abord sur la définition de la fraude aux dividendes. Derrière cette appellation, aux origines diverses et protégées, la manipulation entraînant cette fraude fiscale aux dividendes se nomme le CumCum, une expression qui signifie « arbitrage de dividendes ».
Le principe est le suivant : un investisseur non-résident qui détient des actions d’une entreprise cotée en France transfère temporairement, vers la date de versement du dividende, la propriété de ses titres à un établissement bancaire français. Les banques étant domiciliées en France, elles ne sont pas soumises à cet impôt qui concerne les étrangers. L’actionnaire récupère ensuite son titre une fois le dividende versé, mais il faut préciser une chose importante : il est exonéré d’impôt.
Par d’ailleurs, nous pouvons mettre le doigt sur un autre phénomène qui constitue lui aussi une fraude fiscale aux dividendes : il se nomme le CumEx. Cette pratique a été mise en lumière en octobre 2018 grâce à une enquête menée par un groupe de médias internationaux, intitulée CumEx Files. Le principe de cette opération consiste à s’échanger, entre investisseurs, la même action autour de la date de paiement du dividende. Cette action entraîne une confusion dans l’administration fiscale qui ne parvient pas à déterminer le véritable bénéficiaire du dividende : chacun reçoit ainsi une attestation fiscale au titre de l’impôt sur les revenus du capital, pourtant payé une seule fois.
D’après la même enquête, la fraude aux dividendes aurait coûté au moins 33 milliards d’euros de recettes fiscales à la France entre 2000 et 2020.
Nous comprenons donc clairement que les acteurs concernés par cette fraude profitent d’un vide juridique.
Le problème étant maintenant identifié, plusieurs questions se posent à nous : quelle réponse législative et/ou réglementaire y apporter, à l’échelle de la France, à l’échelle européenne et internationale ? Avec quel calendrier et avec quels partenaires ?
Car, comme toujours dès qu’il s’agit de lutter contre les fraudes, la coopération est une des clés de l’efficacité ! Or, si nous voulons justement gagner en efficacité demain, nous devons bien évidemment trouver des partenaires, qui, jusqu’à présent, n’ont pas souhaité le devenir.
Et si nous ne pouvons pas convaincre tous les pays de nous rejoindre dans ce combat contre la fraude aux dividendes, peut-être pourrions-nous les y contraindre encore davantage que ce qui a été fait jusqu’à présent.
Mais une question demeure : comment, concrètement ?
Avec quels leviers pouvons-nous établir un rapport de force avec les pays qui, aujourd’hui, sont indéniablement silencieux, voire dans une certaine mesure complices de telles pratiques ?
Mes chers collègues, si nous reconnaissons que des réponses à l’échelle européenne ou internationale sont complexes et délicates à mettre en œuvre, il n’en demeure pas moins que nous pouvons d’ores et déjà apporter une réponse au vide juridique existant au sein de notre droit positif français.
Je me rappelle les débats que nous avions eus lors de l’examen des projets de loi de finances en 2019 et en 2022. Je me souviens notamment du dispositif initialement proposé par notre collègue Albéric de Montgolfier, repris par le rapporteur général Jean-François Husson.
Les schémas abusifs s’appuient sur des opérations de prêt ou de cession de titres, qui sont des opérations très courantes de couverture de position et font partie de l’activité normale des marchés, en France comme ailleurs. Il convient donc de ne cibler que les situations abusives dans lesquelles le non-résident évite délibérément la retenue à la source sur les dividendes.
Sur le plan international, l’instrument multilatéral Base Erosion and Profit Shifting (Beps), ou érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices, qui a été ratifié en 2018, vient progressivement modifier nos conventions.
Dans quelle mesure cet instrument permet-il précisément de remettre en cause les avantages des conventions en cas d’usage abusif, et notamment de treaty shopping ?
Le treaty shopping, appelé aussi « chalandage de traités », désigne la pratique des investisseurs qui cherchent délibérément à bénéficier de la protection plus avantageuse d’un traité bilatéral d’investissement (TBI) signé entre un État dont ils n’ont pas la nationalité et l’État hôte dans lequel ils ont investi.
Bien évidemment, je ne suis pas le seul à le penser : j’espère que le plan antifraude que vous présenterez bientôt, monsieur le ministre, permettra de gagner en efficacité pour endiguer ce phénomène mondial.
Car, au fond, lutter contre les fraudes, c’est agir sur bien d’autres aspects tout aussi importants pour notre démocratie. En luttant contre les fraudes sous toutes leurs formes, nous agissons pour restaurer la confiance de nos concitoyens dans l’action publique.
En ces temps où notre administration et nos institutions sont sans cesse remises en cause, tantôt à juste titre, tantôt injustement, je crois, mes chers collègues, qu’un tel combat est crucial. Tellement crucial qu’il doit être l’une de nos boussoles. C’est une priorité pour le Président de la République et, en tant que parlementaire, je poursuivrai mon engagement en ce sens. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – Mme Nathalie Goulet applaudit également.)
Mme Nathalie Goulet. Bravo !
Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Gabriel Attal, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé des comptes publics. Je vous remercie, monsieur le sénateur Rambaud, pour votre intervention : elle montre que, pour nous, l’enjeu est d’être capable d’identifier les bénéficiaires effectifs des flux. Vous avez parlé de la nécessaire coopération avec un certain nombre de pays ; nous avons aussi décidé d’actionner le levier de la responsabilité des banques, qui doivent effectuer les diligences nécessaires pour identifier le bénéficiaire in fine des flux.
C’est, selon nous, l’esprit de la loi, que nous avons souhaité réaffirmer dans un Bulletin officiel des finances publiques (Bofip), c’est-à-dire un document de l’administration fiscale, publié au mois de février dernier. Il indique que la responsabilité d’identifier le bénéficiaire ultime du flux incombe aux établissements financiers. Il ne vous aura pas échappé que ce Bofip a été attaqué devant la justice administrative par des établissements bancaires et financiers.
Mais, je le redis, de notre point de vue et de celui de l’administration fiscale, l’esprit de la loi est que les établissements financiers et bancaires doivent réaliser les démarches permettant d’identifier le bénéficiaire effectif des flux qui sont engagés au titre du versement des dividendes, de la même manière qu’ils ont des responsabilités sur la question du blanchiment par exemple, avec des dispositifs et des clauses qui existent d’ores et déjà.