M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Hervé Berville, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargé de la mer. Madame la sénatrice, je vous remercie de votre implication sur ce sujet. Comme je l’ai indiqué, nous porterons une attention toute particulière aux territoires ultramarins dans la mise en œuvre des recommandations de ce rapport, et je veux indiquer concrètement comment.
D’abord, notre stratégie maritime, qui intègre la stratégie des grands fonds, est portée au plus haut niveau de l’État par le CIMer, en association avec le ministère chargé des outre-mer et, bien évidemment, l’ensemble des collectivités.
Ensuite, le Conseil national de la mer et des littoraux, qui est chargé de sa déclinaison, comprend en son sein des élus des outre-mer et des représentants de ces magnifiques territoires.
Et, puisqu’il est parfois nécessaire de disposer d’un peu plus de temps et de pouvoir échanger dans un cadre informel, je vous propose d’intégrer dans le groupe de concertation piloté par le secrétariat général de la mer (SGMer), chargé de la coordination administrative, l’ensemble des élus des outre-mer qui le souhaiteront pour travailler avec les ONG et les scientifiques et pour faire entendre la voix des territoires ultramarins. Tout cela nourrira la stratégie nationale pour la mer et le littoral, qui sera mise en œuvre en 2023.
Enfin, le déploiement de notre planification stratégique des grands fonds marins nécessitera que nous intégrions les stratégies des territoires à la stratégie nationale décidée au niveau ministériel, et ce par souci de coordination – les stratégies locales peuvent varier en fonction des résultats aux élections.
D’ici à 2023, cette planification stratégique des grands fonds marins se fera donc territoire par territoire, avec une véritable ambition nationale.
M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau.
M. Joël Guerriau. Monsieur le secrétaire d’État, « les Français aiment la mer, mais ils la connaissent mal », disait Jacques Chirac. La surface maritime de la France est, en effet, 17 fois supérieure à sa surface terrestre. C’est dire à quel point il est difficile d’appréhender la présence française sur tous les océans.
Ces vastes espaces contiennent un grand potentiel de ressources maritimes. Parmi celles-ci se trouvent les ressources de nos fonds marins. Nous ne connaissons que très peu ces fonds. Il est en effet relativement difficile et coûteux d’explorer les abysses, surtout lorsque les profondeurs se comptent en milliers de mètres. De précieuses ressources minières sont néanmoins susceptibles de s’y trouver.
Nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à ces ressources. En Europe, l’Allemagne et la Norvège sont en train de creuser l’écart. Elles restent pourtant encore très loin derrière les deux superpuissances que sont les États-Unis et la Chine.
Certains pays s’intéressent de près à nos territoires, notamment dans le Pacifique, pour les ressources qu’ils pourraient contenir, mais aussi parce que nos fonds abritent des infrastructures stratégiques : câbles de communication, pipelines. De récents sabotages soulignent ce caractère stratégique, ainsi que la volonté de certains acteurs de les instrumentaliser.
L’une de nos premières priorités doit être l’exploration. Dresser l’état des lieux de nos fonds marins est indispensable pour préserver efficacement notre biodiversité. Cela l’est tout autant pour déterminer l’existence de ressources minières.
Il nous semble à cet égard que la France doit investir suffisamment dans la technologie pour mieux contrôler ses espaces maritimes. Les drones sont une technologie particulièrement utile à l’exploration sous-marine ; il est essentiel que nous puissions la maîtriser.
Les recommandations du rapport d’information traduisent la nécessité d’investir le sujet. Notre groupe est bien sûr favorable au renforcement du rôle du Parlement dans le développement de ces projets ; il est nécessaire de parvenir à des solutions équilibrées pour permettre à la France d’avancer.
Nous sommes également très favorables au retour d’un ministère de la mer de plein exercice. Cela contribuerait à redonner toute sa place à cette dimension majeure. L’Histoire démontre amplement que la maîtrise des mers est un important facteur de puissance.
Et maintenant, un paragraphe sur la Bretagne ! (Exclamations amusées.)
Mon cher Michel Canévet, le jeudi 30 octobre 2014 reste gravé dans ma mémoire avec amertume. Nous débattions de la loi relative à la délimitation des régions. Nous défendions ensemble une Bretagne à cinq départements. Nous voulions créer un pôle mondial de compétitivité mer conciliant tous les domaines de l’innovation, de la recherche jusqu’à la construction navale.
Économiquement, la Bretagne à cinq départements, c’était la constitution d’une vraie région maritime, avec en façade deux grands ports : Brest et Nantes-Saint-Nazaire.
La Bretagne, berceau d’activités liées à la mer, est une porte maritime naturelle. Elle permettrait de déployer, en la matière, une grande politique utile à l’ensemble de la France, à l’heure où l’essentiel du trafic mondial de marchandises s’effectue par voie maritime. Nous n’avons pas été entendus et, aujourd’hui, nous constatons une perte de compétitivité des ports français, qui réclament d’importants investissements.
Monsieur le secrétaire d’État, j’ai bien entendu qu’une coordination nationale serait mise en œuvre ; mais, si les régions françaises étaient un peu moins nombreuses et les régions littorales mieux tournées vers la mer, ce serait plus simple.
Il n’est pas réaliste de croire qu’avec des moyens limités la France est en mesure de rivaliser avec les capacités américaines ou chinoises. Bien entendu, il reste indispensable que notre pays soit à même de garantir sa souveraineté sur l’ensemble de ses espaces.
Pour être crédible tout en tenant compte de ses capacités, la France peut compter sur la conclusion de partenariats avec des puissances ayant, avec elle, des intérêts communs. Ainsi, en juin dernier, le ministre des armées a signé un accord de soutien logistique avec Singapour. Nous nous en réjouissons, puisque les armées de nos deux pays en tireront bénéfice.
Nous ne disposons pas de moyens militaires nous permettant de contrôler intégralement les vastes étendues placées sous notre juridiction. À l’inverse, Singapour détient d’importants moyens, mais n’a pas l’espace suffisant pour les déployer. Cet accord pourrait servir de base à d’autres partenariats, plus globaux, destinés à protéger notre patrimoine marin.
J’espère que la construction d’un nouveau porte-avions – quelques bruits se font entendre à ce propos – aura bien lieu comme prévu. En parallèle, nous devons renforcer nos coopérations et alliances face à des superpuissances qui ne cessent d’envahir les espaces marins.
Nos partenaires européens disposent en effet de capacités significatives : la Suède est ainsi en train de construire la coque d’une frégate de 7 000 tonnes. La France ne possède pas de capacités comparables. En revanche, nombre de systèmes embarqués destinés à ce navire sont français.
Les fonds marins seront l’un des prochains enjeux de rivalité entre les États et – j’y insiste – nous devrons être en capacité de défendre nos intérêts. Étant donné l’importance des sources de développement économique dont il s’agit, c’est un rendez-vous à ne pas manquer ! (Applaudissements sur les travées des groupes UC et RDPI, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Hervé Berville, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargé de la mer. Monsieur le sénateur, un grand Breton, Éric Tabarly, insistait lui aussi sur la nécessité de renforcer les connaissances maritimes de nos concitoyens. Il disait en son temps : « La mer, c’est ce que les Français ont dans le dos quand ils sont à la plage. » (Sourires.)
Depuis, nous avons fait beaucoup de progrès et, au sein de mon secrétariat d’État, nous nous efforçons d’avancer en ce sens car, dans tous les territoires, on mesure l’importance de la sensibilisation.
Peut-être parviendrai-je à vous convaincre que le secrétariat d’État placé auprès de la Première ministre permet déjà de répondre aux différents enjeux que vous avez évoqués.
Étant rattaché à la Première ministre, j’ai la légitimité pour agir au niveau interministériel. (Mme Nassimah Dindar acquiesce.) On le voit bien : le maritime, c’est à la fois le littoral, donc la terre, la haute mer et les fonds marins ; c’est à la fois l’économie, l’écologie, la défense et l’aménagement du territoire.
Je le constate tous les jours : mon rattachement à Matignon m’épargne de nombreuses réunions interministérielles. Il me permet d’avancer beaucoup plus rapidement et de mobiliser tous les services de l’État pour faire de l’océan un objectif prioritaire.
Avec l’appui du SGMer et, surtout, de la direction générale des affaires maritimes, de la pêche et de l’aquaculture (DGAMPA), créée il y a six mois et forte de plus de 300 agents, je déploie de mon mieux cette action interministérielle. J’y insiste, car j’en suis persuadé : ce secrétariat d’État me permet de travailler avec beaucoup plus d’efficacité, de cohérence et de convergence, notamment pour la maîtrise des fonds marins.
La mer est un enjeu de compétition stratégique : notre rattachement à la Première ministre nous permet de plaider en ce sens de manière beaucoup plus efficace. Avec le ministère de la défense et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), nous parvenons à déployer une stratégie coordonnée, qu’il s’agisse de l’exploration, donc de la connaissance, ou de la sécurité, autrement dit de la surveillance et du contrôle de nos espaces maritimes.
Voilà pourquoi l’échelon interministériel me semble tout à fait adapté aux enjeux maritimes. (Mme Nassimah Dindar applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Jacques Fernique. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je suis le troisième orateur à citer cette phrase ce soir, si bien que nous allons finir par la connaître par cœur (Sourires.), mais je pense qu’elle le mérite : « Nous devons élaborer un cadre légal pour mettre un coup d’arrêt à l’exploitation minière des fonds en haute mer et ne pas autoriser de nouvelles activités qui mettraient en danger les écosystèmes. »
Voilà les termes exacts par lesquels le Président de la République, le « pilote de l’avion », a défini la ligne française à Lisbonne, en juin dernier. Il faut le dire : cette clarté a tranché avec les ambiguïtés, pour ne pas dire la confusion, qui jusqu’ici caractérisaient la politique française au sujet des ressources minérales des fonds marins.
C’est de ce « défaut de lisibilité » que le rapport de notre mission d’information a dressé le juste constat. Notre mission a ainsi pointé un « éclatement de la gouvernance entre divers ministères dont aucun ne paraît jouer de véritable rôle fédérateur ».
La stratégie française se brouillait dans trois démarches différentes.
La première est celle du rapport Levet : elle vient de revoir la stratégie de 2015 sur l’exploration et l’exploitation minières, qui, comme le rapport de notre mission l’indique, s’est soldée par un échec.
La deuxième est la stratégie militaire, qui travaille à maîtriser tout ce qui se joue de sensible dans les profondeurs.
La troisième et dernière démarche est la stratégie financière France 2030, qui affecte 310 millions d’euros au spatial et à la mer. Lors de l’annonce de cette stratégie, les déclarations présidentielles avaient des accents extrêmement enthousiastes pour l’eldorado recelant « 84 % des réserves de nos minerais ».
On comprend que la déclaration de Lisbonne, que je citais en préambule, contre l’exploitation minière des océans et en faveur d’un cadre légal international contraignant, ait surpris ceux qui avaient jusqu’ici cru comprendre que l’exploitation industrielle des grands fonds était, à terme, le cap fixé.
Notre débat d’aujourd’hui est donc particulièrement bienvenu. Parmi les questions qu’il soulève figure cette interrogation centrale : la déclaration du Président de la République à Lisbonne se traduira-t-elle concrètement en actes, pour changer une donne jusqu’à présent on ne peut plus inquiétante ?
Je pense notamment à la perspective de l’extraction minière ; et, à ce sujet, je tire trois conclusions principales des auditions menées par notre mission d’information.
Tout d’abord, le fonctionnement des écosystèmes des fonds marins et des équilibres fragiles d’absorption du carbone par les océans reste très largement méconnu. Sa déstabilisation pourrait avoir de très graves effets.
Ensuite, on constate la grande vulnérabilité des écosystèmes profonds : les impacts ravageurs des expérimentations menées dans les années 1970 ont montré que la restauration de la biodiversité des abysses était terriblement lente.
Enfin, la rentabilité économique d’une telle exploitation est tout sauf avérée, face à l’extraction terrestre et surtout au potentiel de l’économie circulaire. L’énergie qu’il faudrait déployer pour remonter des matériaux des abysses est, à elle seule, particulièrement rédhibitoire.
La déclaration de Lisbonne a été mise à l’épreuve une première fois en juillet dernier, lors du conseil de l’AIFM sur la perspective d’un code minier.
On peut regretter que la France n’ait pas saisi ce moment pour se montrer aussi ferme que le Président de la République à Lisbonne. Certains s’attendaient à ce qu’elle renforce les tenants du moratoire. L’échéance de la règle des deux ans posée par l’État de Nauru approche et, déjà, de nombreux pays s’opposent à l’adoption d’un règlement à l’horizon de juillet 2023. Ils préconisent plutôt une pause dans les négociations, afin de pouvoir entamer un travail approfondi menant vers un cadre juridique solide et protecteur de la biodiversité marine.
Il semble que notre pays souhaite gagner du temps dans les négociations qui vont conduire à l’adoption d’un code minier. Le Président de la République a fait savoir que la Conférence des Nations unies sur les océans de 2025 lui semblait un cadre approprié. Il serait raisonnable de continuer à pousser en ce sens.
De plus, la fameuse règle des deux ans reste entourée d’un flou juridique et, de ce fait, mériterait une analyse claire. Certes – je le sais –, la France n’interprète pas cette règle comme une obligation pour le Conseil d’approuver provisoirement, de manière automatique, toute demande déposée à partir de juillet 2023 ; mais, à ce jour, une telle disposition n’en constitue pas moins une menace, dans la mesure où elle pourrait conduire à l’approbation de licences.
Monsieur le secrétaire d’État, ces ambiguïtés persistantes doivent impérativement être clarifiées. C’est indispensable pour engager les négociations cruciales qui nous attendent.
La France, c’est-à-dire tous les services et personnes chargés de ce dossier, s’oppose-t-elle fermement à cette exploitation minière ? S’engage-t-elle, pour commencer, à l’interdire dans les eaux territoriales françaises ?
La France confirme-t-elle de façon claire son opposition à l’adoption du code minier d’ici à juillet 2023 ? S’assure-t-elle, à ce titre, qu’un travail collectif et robuste sera entrepris ?
À l’issue du délai de deux ans, dès juillet 2023, la France soutient-elle le principe que toutes les demandes de délivrance de licences provisoires d’exploitation soient fermement rejetées en attendant qu’un cadre réglementaire solide et protecteur des abysses soit adopté ?
Ces questions sont d’autant plus graves à l’heure où, au sein de l’AIFM, divers problèmes de gouvernance et de transparence sont mis en lumière. Est-il tolérable que son opaque commission « LTC » (Legal and Technical Commission) autorise, au terme d’une procédure très peu démocratique, peu transparente et absolument pas inclusive, la société canadienne TMC à effectuer – excusez du peu ! – des tests d’extraction de 3 600 tonnes de nodules dans l’océan Pacifique ? De quelle manière et par quels moyens la France œuvre-t-elle en faveur d’une réforme de l’AIFM ? (Applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi qu’au banc des commissions. – M. Joël Bigot et Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Hervé Berville, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargé de la mer. Monsieur le sénateur, je crois que vous pouvez rejoindre l’équipe gouvernementale… (Sourires.) En effet, aux différentes questions que vous posez, je réponds oui, oui et oui !
Depuis plus d’un an, nous menons au sein de l’AIFM un important travail pour convaincre les autres États d’adopter le nouveau code minier, eu égard à son importance pour la préservation de la biodiversité en haute mer.
À cet égard, il n’y a aucune ambiguïté, bien au contraire. Nous sommes parfaitement clairs : la France ne s’engage pas dans la voie de l’exploitation, mais dans celle de l’exploration, de la connaissance et de la recherche scientifique marine.
Dans le même temps, nous constatons la nécessité de ne pas livrer la haute mer aux entreprises de privatisation, qui conduiraient à telle ou telle monopolisation et au développement d’activités incontrôlées. Partout, dans toutes les instances multilatérales, nous nous battons donc en faveur d’un cadre contraignant.
J’en viens aux actes.
Premièrement, le plan France 2030 ne soutient que des appels à projet destinés à l’exploration. Aucun – c’est explicite – n’est dédié à l’exploitation.
Deuxièmement – vous l’avez vous-même évoqué –, la France a modifié en 2022 son code minier pour limiter les activités dont il s’agit aux entreprises d’exploration.
Je le répète, nous nous battons à l’international, que ce soit auprès de la BBNJ ou de l’AIFM, pour construire le nouveau cadre légal. Fruit de la convention de Montego Bay, l’AIFM est, du moins pour l’heure, le cadre de ces discussions.
M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique, pour la réplique.
M. Jacques Fernique. Monsieur le secrétaire d’État, j’entends votre « oui, oui, et oui » et la proposition de rejoindre votre équipe ! (Sourires.) J’aurais aimé entendre la même clarté lors de nos auditions des derniers mois ; cela étant, je me réjouis de votre réponse.
Il serait tout de même bon de nous faire savoir dans quel sens le Gouvernement souhaite réformer l’AIFM. De même, pour ce qui concerne la fameuse règle des deux ans, il serait bon qu’il nous fasse part de son analyse juridique, car elle serait susceptible de nous rassurer.
M. le président. La parole est à M. Michel Dennemont.
M. Michel Dennemont. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, à l’évocation de cette mission d’information, qui a fourni un travail remarquable, j’ai pensé au film de Louis Malle, Le monde du silence.
En 1956, date de sortie de ce film – le deuxième dans l’histoire des prises de vues sous-marines en couleur –, nous vivions dans un autre contexte. Le grand public, encore naïf, découvrait une corne d’abondance qu’il croyait inépuisable. C’est dans cet état d’euphorie que nous avons déversé, pendant des décennies, des déchets dans les océans : des boues d’épuration, des déchets chimiques, industriels, radioactifs et plastiques.
Aujourd’hui, la place de l’océan doit être à la mesure de son rôle dans les équilibres climatiques, environnementaux et sociaux planétaires. Le Président de la République l’a répété en février dernier lors du sommet de Brest : « L’océan est la première victime de ce que nous n’avons pas su faire, ou mal fait : surexploitation, pollution, acidification qui l’ont mis en danger. »
Il est temps de préserver notre biodiversité, et notamment la haute mer, qui commence là où s’arrêtent les ZEE des États. Cet espace nous appartient à tous. Il ne doit pas être une zone de non-droit.
Nous ne le nions pas, les discussions pour élaborer un texte contraignant visant à sauvegarder cette vaste zone qui couvre près de la moitié de la planète sont difficiles. La ligne d’arrivée est visible, elle est à portée de signature, mais elle s’est encore évanouie le 26 août dernier à l’issue de quinze jours d’âpres tractations aux Nations unies.
Parmi les sujets les plus débattus figure la répartition des bénéfices possibles issus de l’exploitation des ressources de haute mer, où industries pharmaceutiques, chimiques et cosmétiques espèrent découvrir des molécules miraculeuses.
Dans le même temps, nous apprenons qu’une société canadienne testera dans la zone de Clipperton, espace si cher à notre collègue Philippe Folliot, un système composé d’un prototype de collecteur de nodules au fond de la mer. Les risques sont multiples : faire remonter des sédiments, entraîner une perte de biodiversité, menacer des puits de carbone essentiels tout en remettant en cause les pêcheries internationales de thon et d’autres espèces.
Le temps presse. Aussi, le Président de la République souhaite « mettre en place un cadre légal pour arrêter l’exploitation minière des grands fonds marins en haute mer ». On doit donc continuer à s’activer pour faire entendre cette voix : celle de la protection de la biodiversité marine, de la protection des océans, de la lutte contre le dérèglement climatique et de la capture du carbone.
Nous savons que cette ligne ne fait pas l’unanimité : outre certaines grandes puissances économiques, c’est toute une sphère privée qui s’est engagée dans la course aux fonds marins. Mais il n’y a aucune honte à défendre la sobriété énergétique, seul moyen d’éviter l’épuisement de nos ressources.
Le réchauffement climatique, à commencer par le phénomène El Niño, a entraîné le blanchissement massif des coraux, particulièrement dans l’océan Indien, au Japon et dans les Caraïbes. En tout, la planète a perdu 14 % de ses coraux entre 2009 et 2018.
Le rapport de mission de Jean-Louis Levet nous le rappelle : l’océan constitue la principale source de protéines pour 3 milliards d’êtres humains, fournit la moitié de l’oxygène que nous respirons et représente l’un des principaux réservoirs de biodiversité dans le monde. Notre devoir est donc de le préserver.
Cette mise en garde ne doit pas occulter notre besoin de connaissance. La mission d’information le souligne d’ailleurs très bien : « Si 100 % des fonds marins ont été cartographiés par satellite, la résolution obtenue par ce moyen inadapté aux fonds marins est de l’ordre du kilomètre, voire de la dizaine de kilomètres, ce qui est évidemment insuffisant pour de l’exploration fine. »
Dit autrement, il n’est pas logique de faire des projets pour atteindre Mars et la Lune, ou de mener des missions spatiales prometteuses, tout en négligeant nos fonds marins.
Dans la lignée des missions réalisées par Cousteau, qui nous a permis de découvrir la féerie de l’or bleu, nous devons poursuivre nos recherches en direction de cet horizon sans lumière, encore si nébuleux.
Le Gouvernement a constitué à cette fin un comité de pilotage interministériel. Cette instance s’est réunie à plusieurs reprises : sa première session s’est tenue sous la présidence des ministres chargés de la mer, de l’industrie et de la recherche en février 2022.
Le fil directeur de ce comité est la mobilisation de crédits publics pour des appels d’offres encourageant l’exploration des fonds marins, en étroite association avec la communauté scientifique. La dynamique est enclenchée : nous devons la poursuivre.
Monsieur le secrétaire d’État, pourriez-vous nous expliquer le but de ce comité ? Va-t-il être réuni à nouveau ? Participe-t-il de la volonté de la France d’accroître ses connaissances scientifiques sur les grands fonds marins ? (Mme Nassimah Dindar et M. Michel Canévet applaudissent.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Hervé Berville, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargé de la mer. Monsieur le sénateur, vous avez parfaitement rappelé la nécessité de renouer le fil de l’aventure maritime pour susciter des vocations. Dans tous nos territoires, notamment à La Réunion, nous devons faire naître de futurs scientifiques, de futurs chercheurs, de futurs explorateurs qui nous aideront à mieux connaître nos océans.
Votre question m’invite à clarifier la gouvernance relative aux enjeux des grands fonds marins. Comme vous l’indiquiez, j’ai réuni avec mes collègues chargés de l’industrie, de la recherche et de l’enseignement supérieur un comité de pilotage des grands fonds marins.
Ce comité avait pour objectif de faire le point sur la mission n° 1, menée à Mayotte, et surtout de lancer l’appel à projet de 25 millions d’euros sur les grands fonds marins. Ce dispositif est destiné à financer des projets de recherche et de développement, à construire des équipements, par exemple des drones et des navires, en portant une attention toute particulière à leur autonomie. Il s’agit par exemple de développer des sous-systèmes, des capteurs et des composantes adaptés au milieu marin, ainsi que des logiciels et des systèmes de traitement de données.
Lors de la réunion du comité de pilotage des grands fonds marins, nous avons aussi annoncé un programme d’équipements prioritaires de recherche, comme des drones. À ce titre, quatre missions exploratoires scientifiques sont prévues : cartographie, analyse de l’activité sismique du volcan de Mayotte, développement d’un drone scientifique et mise au point d’un robot d’intervention.
Ce comité de pilotage, répondant au dixième objectif du plan France 2030, a pour sa part une triple mission.
Tout d’abord, il réunit toutes les parties prenantes, à commencer par les ministères compétents et les six ambassadeurs concernés.
Ensuite, il est chargé de dresser le bilan du travail accompli depuis quelques années déjà, en en tirant les leçons qui s’imposent.
Enfin, il doit défendre la nécessité de donner aux scientifiques français, à tous nos organismes de recherche, notamment le CNRS et l’Ifremer, les moyens de faire de la France une grande puissance scientifique en la matière.
Le prochain comité de pilotage, qui se réunira au début de l’année prochaine, permettra d’entretenir cette dynamique.
M. le président. La parole est à Mme Angèle Préville. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit également.)
Mme Angèle Préville. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « l’humanité a dépassé les limites de la capacité de charge de la planète et s’aventure toujours plus loin en territoire non durable ». Voilà ce qu’affirme aujourd’hui dans le journal Libération Jørgen Randers, professeur émérite de stratégie climatique à Oslo, l’un des auteurs du fameux rapport Meadows.
Intitulé Les Limites de la croissance et publié en 1972 – il y a cinquante ans déjà, alors que nous commençons tout juste à réagir –, ce rapport dressait un constat alarmant : celui d’une croissance physique exponentielle dans un monde fini.
La quantité de ressources naturelles utilisées par personne et par an dans le monde ne cesse d’augmenter : c’est ce que j’appelle la croissance physique.
De fait, six des neuf limites planétaires ont déjà été dépassées. Nous habitons un monde qui se dégrade sans cesse. Allons-nous répéter dans les abysses les erreurs que nous avons commises sur terre ? Une extraction ne peut être menée sans dommage collatéral. Elle altère forcément l’environnement et présente des risques non négligeables pour les êtres vivants habitant les profondeurs.
Coraux d’eau froide, crabes yétis, vers tubicoles, anémones transparentes : c’est dans des écosystèmes uniques, plongés dans l’obscurité, que l’on trouve ces espèces endémiques. Les abysses abritent une grande diversité biologique que nous ne faisons qu’entrevoir et qui promet de superbes découvertes.
Or notre mode de vie implique une consommation de plus en plus forte de métaux et de terres rares. Il induit une utilisation importante d’appareils numériques et de véhicules électriques. Le développement indispensable des énergies renouvelables face aux défis énergétiques va nécessiter une consommation accrue de ces ressources.
Face à ces deux enjeux contradictoires – préserver et produire –, la sensibilisation du grand public devient une nécessité afin d’atténuer la pression qui s’exerce pour la recherche de nouveaux gisements.
Les grands fonds océaniques, précisément, sont riches en ressources minérales. De plus, l’état actuel du monde nous montre la nécessité d’être plus indépendants – la majorité des métaux viennent aujourd’hui de Chine.
À ce jour, trois types de minéralisations sont connus : les nodules polymétalliques, les encroûtements cobaltifères et les amas sulfurés. Toutes ces richesses suscitent de plus en plus de convoitises. C’est pourquoi l’AIFM doit être confortée. En parallèle, elle doit faire preuve d’une plus grande transparence, non seulement dans sa gouvernance, mais surtout dans son rôle de contrôle, pour la préservation des écosystèmes.
Actuellement – les précédents orateurs l’ont rappelé –, seulement 1 % de la haute mer fait l’objet d’une protection juridique. Il faudra aller plus loin, car il s’agit là d’un bien commun.
Sur notre continent, des pays comme la Norvège, où s’est rendue notre mission d’information, ont légiféré pour autoriser, dans un avenir proche, l’exploitation des grands fonds marins.
Cette exploitation industrielle, qui implique des extractions de minerais, se traduira par de nouvelles atteintes au vivant. Destruction du milieu, qu’il s’agisse des habitats ou de la faune ; mise en suspension de sédiments et de particules métalliques ; vibrations provoquant des impacts acoustiques ; perturbations lumineuses dans des zones plongées dans l’obscurité : tel sera, au minimum, l’impact des extractions minières.
L’océan produit plus de la moitié du dioxygène de l’air et fixe le carbone. Il constitue d’ailleurs un prodigieux puits de carbone, ce uniquement grâce au vivant qui s’y trouve. Or – vous le savez – le vivant est menacé par le réchauffement, les pollutions diverses et variées, qu’elles soient chimiques, plastiques ou sonores, lesquelles sont toutes provoquées par l’homme.
À titre d’exemple, lorsqu’un prélèvement scientifique est effectué en milieu marin, on peut en voir les traces des années plus tard. Ce qui est détruit ne se reconstituera pas avant des décennies, car les écosystèmes s’y régénèrent bien moins vite que sur terre.
Pour autant, la recherche doit être soutenue et encouragée. Comme le souligne le rapport, la France doit se doter d’une filière scientifique marine de premier plan, puisque nous disposons du deuxième domaine maritime mondial. Ce constat vaut pour l’Ifremer, dont il faut accroître les moyens, mais aussi pour le CNRS, où 2 000 scientifiques travaillent sur le monde marin et, bien sûr, pour le Shom.
En effet, nous devons avoir les moyens de garantir notre souveraineté et la sûreté de nos données numériques qui transitent par les câbles sous-marins. N’oublions pas non plus que nos territoires d’outre-mer ne sont parfois reliés à l’Europe que par un câble.
Face aux risques géopolitiques, nous devons maintenir, voire renforcer, les capacités françaises d’intervention dans les grands fonds.
La découverte des abysses nous laisse deviner un univers fabuleux, emblématique de la beauté du monde ; une nature foisonnante, inattendue et, plus que tout, magnifique.
On nous assure que chaque prélèvement révèle des dizaines d’espèces nouvelles. Ce seul constat est, d’une certaine manière, réconfortant. Toutefois, la France se montrera-t-elle active à l’international pour œuvrer à la préservation de la haute mer ?
Je remercie M. le rapporteur et M. le président de cette mission d’information pour le formidable travail accompli. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST, ainsi qu’au banc des commissions et sur des travées du groupe CRCE. – M. Marc Laménie applaudit également.)