M. François Patriat. Madame la ministre, à la différence de M. Masson, je me permets de le dire, je considère que vous faites tout à fait honneur à votre fonction (M. Julien Bargeton applaudit.)
J’ai écouté vos propos, comme j’ai écouté ceux de mes collègues et comme je les écouterai encore, dans le plus grand respect, sans les interrompre.
Nous vivons un rendez-vous singulier.
Comme l’a souligné Mme la rapporteure, dont je salue le travail, nous ouvrons la première discussion parlementaire d’une proposition de loi de ratification d’une ordonnance. C’est la première fois que cela se produit.
Néanmoins, ce qui est singulier, c’est surtout que les auteurs de cette proposition de loi voteront tout à l’heure, comme ils l’ont fait en commission, contre le texte qu’ils ont eux-mêmes écrit et dont ils ont souhaité l’inscription à l’ordre du jour de notre assemblée. Avouez que c’est assez surprenant et paradoxal !
M. Jean-Pierre Sueur. C’est innovant !
M. François Patriat. Le processus est inédit, bien qu’il soit attendu dans son aboutissement. En fait, ce rejet vous permet, mes chers collègues, d’afficher une opposition ferme et entière à la réforme de l’encadrement supérieur de l’État conduite par le Gouvernement. Cela, nous l’avons bien compris.
Toutefois, là encore, admettez que l’on peut s’étonner d’un rejet délibéré et en bloc d’une proposition de loi dont la force était justement d’ouvrir à toutes sortes de modifications l’ensemble des dispositions de l’ordonnance contestée sur ces travées, le véhicule de nos collègues se trouvant finalement limité par ses propres auteurs à un moyen de débat, à rebours du vecteur de propositions et de solutions de rechange de fond qu’il aurait pu être. Dont acte.
Au-delà de ce choix innovant, et même disruptif, si j’ose dire, de la majorité vastement élargie de notre assemblée, plusieurs points pouvaient nous rapprocher.
Déjà, nous ne contestons pas le principe ni l’initiative d’inscription d’une proposition de loi de ratification à l’ordre du jour de notre Haute Assemblée. Je vous l’ai dit.
Il est tout à fait loisible au législateur d’y procéder, dès lors que, passé le délai d’habilitation, seule la loi peut modifier l’ordonnance, et dès lors, aussi, qu’une telle inscription garantit la tenue au Parlement d’un débat sur la réforme de la haute fonction publique de l’État. C’est également possible dès lors, enfin, que cette inscription permet au Gouvernement de répondre à des craintes qui doivent être entendues et de faire un état des lieux du vaste chantier réglementaire en cours, qui sera déterminant pour les contours concrets de la réforme.
Je pense notamment à la création des statuts d’emplois et aux garanties qui y seront attachées en matière d’indépendance, mais également de compétences impliquées par la spécificité de certaines fonctions.
Pourtant, le rejet en bloc décidé par nos collègues de la majorité traduit mal la réalité du débat et de ses termes.
L’opposition au texte de ratification viserait, pour certains, à fustiger le contenu de la réforme, voire l’idée même d’une réforme de la haute fonction publique, et, pour d’autres, à prendre acte d’une difficulté d’appréciation de l’ordonnance, liée à des procédures pendantes et à un vaste chantier réglementaire en cours.
S’agissant de ce dernier argument de l’impossibilité matérielle, permettez-moi de souligner que le calendrier d’examen de la proposition relève d’un choix de la majorité sénatoriale et qu’il peut donc difficilement être imputé à des tiers.
Pour ce qui est du rejet en bloc de la réforme, celui-ci ne traduit pas les points de convergence qui auraient pu se dessiner au moins sur les objectifs.
Nous aurions pu trouver des objectifs communs. L’idée de réformer la haute fonction publique n’est pas réductible à une lubie d’un président de la République et de son gouvernement, qui se rendraient au chevet des passions tristes d’une partie de la société en s’attaquant à l’élitisme et au modèle français et en jetant d’un même mouvement l’opprobre sur ceux qui composent l’encadrement supérieur de l’État, ceux-là mêmes dont on connaît le plein engagement, que les adaptations nécessitées par la crise sanitaire ont rappelé, comme vous l’avez souligné, madame la ministre.
Est-il besoin de démontrer l’ancienneté du débat sur la réforme de la haute fonction publique, en rappelant le rapport Bloch-Lainé de 1969 ou même l’ambition du président Sarkozy de supprimer le classement de sortie de l’ENA ? Vous avez rappelé aussi la volonté de M. Alain Juppé, et d’autres encore, comme le président Hollande, d’en faire autant.
En effet, plusieurs objectifs de la réforme pourraient autoriser une certaine convergence de vue de plusieurs groupes. Je pense, bien sûr, au renforcement de l’interministérialité, dans la continuité de l’ordonnance de 1945 qui faisait déjà état dans l’exposé de ses motifs d’une « spécialisation et [d’]un cloisonnement excessifs » des administrations.
Pour affermir cette interministérialité, l’ordonnance du 2 juin 2021 décloisonne la haute fonction publique en renforçant les mobilités et en mettant fin au déterminisme du classement de sortie. Elle dynamise les parcours de carrière de l’encadrement supérieur, en mettant en place une gestion des ressources humaines plus stratégique, interministérielle et, surtout, davantage individualisée.
Au cœur de cette réforme se loge un autre point sur lequel nous pouvions nous entendre : la meilleure valorisation des fonctions opérationnelles, par les exigences de mobilité, et les conditions d’accès posées pour certains corps et certains grades – en cohérence avec l’idée, que je partage bien volontiers, du terrain comme première compétence, comme niveau où les décisions concrètes doivent être prises.
Je soulignerai pour terminer la dissonance entre le rejet en bloc qui nous est proposé cette après-midi et le rapport du Sénat sur la loi de 2019 de transformation de la fonction publique, dans lequel étaient défendus les objectifs suivants, qu’il me semble retrouver dans la présente réforme : la création d’un tronc commun d’enseignements relatifs aux services publics, à la déontologie et aux ressources humaines ; la prise en compte des expériences professionnelles et de la connaissance des territoires ; enfin, le développement de la formation continue des agents et la meilleure gestion de leurs parcours de carrière.
Voilà des thèmes qui nous étaient communs, que nous pouvions défendre, mais qu’aucun d’entre vous n’a repris. L’idée était d’inciter l’État à construire une véritable politique de ressources humaines envers ses hauts fonctionnaires.
Avec courage, détermination et conviction – pour reprendre vos mots, madame la ministre –, le groupe RDPI ne se ralliera pas au rejet en bloc, qui traduit mal les positions passées et les points de convergence possibles sur les objectifs de la réforme. Il soutiendra l’adoption de la proposition de loi de ratification. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Médevielle. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI.)
M. Pierre Médevielle. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aborde deux sujets importants. Malheureusement, elle apporte une réponse incompréhensible.
Le premier sujet concerne les ordonnances. Depuis des décennies, sous ce gouvernement comme sous les précédents, nombre d’entre elles ne sont pas ratifiées, et elles le sont de moins en moins.
Une fois l’habilitation votée, le Parlement perd la maîtrise des dispositions qui sont décidées par l’exécutif. Le défaut de ratification n’entraîne pas, en l’état de la jurisprudence constitutionnelle, la caducité de l’ordonnance. Le seul dépôt du projet de loi de ratification suffit à sa validité.
Cet état de fait incite évidemment le Gouvernement à se passer de l’avis du Parlement sur un certain nombre de textes.
Cette méthode est condamnable, parce qu’elle constitue un contournement de l’esprit de la procédure d’habilitation à légiférer par ordonnances. Alors que l’article 38 de la Constitution dispose qu’une ordonnance ne peut être ratifiée que de manière expresse, la pratique se dispense d’une telle ratification. Cet entre-deux n’est pas satisfaisant, et cette PPL a le mérite de poser le problème.
Le second sujet abordé par ce texte est celui du fond de cette réforme.
Il y a longtemps qu’elle était souhaitée et envisagée par la droite et le centre. Les nécessités d’ouvrir la haute fonction publique, d’ancrer les carrières dans les territoires, de réformer l’ENA, de lutter contre le déterminisme ne datent en effet pas d’hier.
En 2008, le président Sarkozy jugeait déjà « choquant » que « le résultat d’un concours passé à 25 ans oriente toute une vie professionnelle ». Il a tenté à plusieurs reprises de supprimer le classement de sortie de l’ENA, sans y parvenir.
Aujourd’hui, le Gouvernement réalise la réforme que la droite et le centre appelaient de leurs vœux.
Les fonctionnaires issus du futur Institut national du service public devront tous se confronter à la réalité du terrain, en occupant des fonctions opérationnelles. Cette expérience est indispensable pour pouvoir conseiller ou juger les politiques menées par l’État.
La mobilité est également incontournable pour connaître les postes de celles et ceux que l’on sera amené à encadrer. Enfin, il est sain que les carrières de nos hauts fonctionnaires évoluent en fonction des résultats de l’évaluation de leur action.
Cette réforme n’est peut-être pas parfaite, elle ne va peut-être pas assez loin, mais elle va déjà bien plus loin que quiconque ne l’a fait depuis 1945.
Dans leur démarche contre la réforme proposée et pour la procédure de ratification, les auteurs de cette PPL se sont tiré une balle dans chaque pied, et une troisième on ne sait où, puisqu’il n’y a que deux pieds !
Première balle dans le pied : le Parlement peut toujours modifier les dispositions d’une ordonnance à l’expiration du délai d’habilitation. Pourquoi ne pas avoir amendé le texte de l’ordonnance et voté sur un texte amélioré par le Sénat, plutôt que de voter contre le propre texte que l’on dépose ?
Évidemment, il aurait fallu que les quatre groupes soient d’accord sur la réforme et les amendements à proposer, ce qui semble bien plus compliqué que de censurer le texte du Gouvernement.
Deuxième balle dans le pied : qui, parmi nos concitoyens, comprendra que l’on dépose une proposition de loi de ratification dans le but de rejeter cette même proposition ? Cette démarche est inédite. Elle figurera peut-être un jour dans un recueil des moments savoureux du Sénat !
Troisième balle, qui a certainement rejoint l’une des deux autres : le texte de ratification amendant l’ordonnance aurait pu continuer son cheminement parlementaire en portant les modifications du Sénat. Mais, en votant contre son adoption, notre chambre enterre cette possibilité au moment même où elle la rend possible.
M. Jean-Pierre Sueur. Pas du tout !
M. Pierre Médevielle. Si ! Comprenne qui pourra.
M. Jean-Pierre Sueur. Le Gouvernement pourra l’inscrire à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale !
M. Pierre Médevielle. Notre groupe soutient les ambitions de la réforme de la haute fonction publique proposée par cette ordonnance. C’est d’ailleurs aussi le cas des deux groupes de droite qui présentent cette PPL, puisque, en habilitant le Gouvernement à prendre cette ordonnance, ils montraient bien qu’ils allaient dans le sens de cette réforme.
Parce qu’il s’agit d’une réforme longtemps attendue, nous allons rester logiques avec nous-mêmes. En remerciant les auteurs de ce texte de nous en donner l’occasion, mais contrairement à leurs recommandations, notre groupe votera donc en faveur de cette PPL, en regrettant, hélas, qu’elle soit mort-née. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP et RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Philippe Bas. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Philippe Bas. Madame la ministre, vous me permettrez tout d’abord de vous dire que nous avons modérément goûté le ton et le contenu des propos que vous avez tenus à l’égard du Sénat dans Le Figaro de ce matin. Je n’ai pas non plus beaucoup apprécié la manière très polémique dont vous avez abordé le débat. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et SER.)
Pour ma part, je souhaite que nous nous en tenions au fond, sur lequel il y a, à mon sens, matière à discuter.
Pour répondre à un argument que vous avez utilisé, il me semblait que la recherche de terrains d’entente entre la droite et la gauche était au fondement même du macronisme. Par conséquent, je ne vois pas ce qui vous choque dans le fait que plusieurs présidents et membres de groupes différents se soient associés pour obtenir l’inscription de la ratification de votre ordonnance à l’ordre du jour du Sénat.
Cette inscription, précisément, vous ne l’aviez pas obtenue. Vous devriez donc être satisfaite, tant la consécration législative de votre travail est dans l’ordre de la Constitution et constitue une légitimation que vous ne pouvez pas obtenir par une simple signature des membres de l’exécutif.
C’est là un vain débat, que j’entendais évacuer dès le début de mon intervention.
À vous écouter, madame la ministre, je suis un peu surpris : nous n’aurions pas d’autre option que d’approuver votre texte ou de l’amender. Dans le débat parlementaire, il arrive aussi – je souhaite que ce soit le cas le moins souvent possible – que l’on rejette un texte, parce qu’on le juge non amendable et que l’on refuse de s’inscrire dans les dispositions qu’il prévoit.
M. Claude Malhuret. Pas quand on l’a soi-même déposé !
M. Philippe Bas. Il en va ainsi de votre ordonnance. Je comprends que cela vous contrarie, mais c’est la nature même du débat démocratique que d’échanger des convictions ; les nôtres sont différentes des vôtres, admettez-le, s’il vous plaît.
M. Julien Bargeton. Mais elles sont proches de celles des socialistes !
M. Philippe Bas. Nous rencontrons deux difficultés avec cette ordonnance sur la haute fonction publique.
La première touche au fonctionnement de la démocratie parlementaire, dans le respect de la lettre et de l’esprit de la Constitution.
La seconde touche au fonctionnement de l’État, dans le respect de nos traditions républicaines, avec pour seul impératif – je sais que vous le partagez et je n’attaque pas votre bonne foi –, la qualité du service public. Nous empruntons des chemins différents pour atteindre ce second objectif.
Ces deux difficultés sont graves et nous conduisent à rejeter votre ordonnance, en formant le vœu que l’Assemblée nationale en débatte à son tour ; cela dépend naturellement de vous, mais aussi des groupes qui la composent.
La difficulté qui se pose, s’agissant du respect du Parlement en démocratie, tient, tout d’abord, à l’abus des ordonnances, qui me paraît vraiment incontestable – les chiffres en attestent –, et, ensuite, à la carence des ratifications. Cela fait tout de même beaucoup, et vous devez comprendre que nous, représentants de la Nation, en soyons extrêmement irrités.
En ce qui concerne le premier point, oui, les ordonnances de l’article 38 sont tout à fait essentielles constitutionnellement, et je ne conteste pas cet article. Que dit-il, toutefois ? Que le Gouvernement peut nous demander de l’habiliter à légiférer par ordonnance pour appliquer son programme.
Le programme n’est pas précisément défini dans la Constitution, mais le seul endroit où l’on en parle de nouveau, c’est à l’article 49 : « Le Premier ministre […] engage […] la responsabilité de son gouvernement sur son programme ». Vous voyez le niveau auquel se situe le pouvoir d’habilitation du Parlement : il s’agit de choses essentielles.
Au fil des années, et pas seulement d’ailleurs sous cette mandature, on a vu se dégrader le niveau d’exigence des lois d’habilitation au regard de la politique générale du Gouvernement, mais je ne conteste pas, après tout, que la réforme de la haute fonction publique de l’État puisse faire l’objet d’ordonnances quand elle est au cœur du programme du Gouvernement.
J’observe simplement que le Premier ministre, au moment où il a fait sa déclaration de politique générale, a oublié de le mentionner. Ce n’est donc pas dans le programme, même si cela ne vous empêche évidemment pas d’agir.
L’abus d’ordonnances se caractérise par la banalisation du recours aux ordonnances : 14 par an entre 1984 et 2007 ; 30 par an entre 2007 et 2012 ; 54 par an entre 2012 et 2017 ; 64 par an depuis 2017. Vous avez l’excuse de la covid, il est vrai ; je consens donc à défalquer les ordonnances liées à l’urgence sanitaire.
Sans que cela soit seulement du fait de ce gouvernement, il y a bien abus d’ordonnances. Si nous sommes ici tellement en colère à propos de votre ordonnance, c’est aussi pour signifier au Gouvernement qu’il est temps pour vous et pour nous de donner un coup d’arrêt à cette pratique, quand elle est abusivement mise en œuvre.
On pourrait penser que, puisque l’on fait des ordonnances, on fait moins de lois ; ce serait logique. Le pire est qu’il se produit le contraire : plus on fait de lois, plus on fait aussi d’ordonnances. Nous assistons donc à une saturation de l’action publique par la loi ; tout se passe comme si la fin ultime de toute action du Gouvernement était de légiférer. Notre pays est dans une confusion croissante. Je vous épargne les chiffres, mais je les tiens à votre disposition, et vous les connaissez d’ailleurs, madame la ministre.
Ce sont là de très mauvaises pratiques. Les Français n’y comprennent plus rien. Leurs entreprises, leurs administrations, leurs associations, leurs collectivités n’y comprennent plus rien. Il est temps de mettre un terme à cette inflation législative à laquelle contribuent les ordonnances.
Quant aux ratifications, ce gouvernement est vraiment un très mauvais élève : 62 % de textes ratifiés sous le quinquennat du président Sarkozy, 42 % sous le mandat du président Hollande et, pour les quatre premières années du quinquennat du président Macron, 18 %. On passe de près des deux tiers à moins du cinquième ! Ce n’est pas correct. il faut que l’alarme soit donnée et que l’on cesse de multiplier les ordonnances et de diviser le nombre de ratifications, comme nous le voyons aujourd’hui.
J’en viens à votre réforme, que je n’approuve pas. Je ne considère pas que rebaptiser l’ENA « INSP » et y adjoindre les formations pour d’autres catégories de fonctionnaires constitue un réel progrès ; je ne vois pas, au moment où nous parlons de l’amélioration de la prise en compte des métiers, pourquoi il faudrait fondre dans un grand magma toutes les formations des hauts fonctionnaires.
Vous avez fragilisé, non pas des corps, mais des institutions constitutionnelles, en modifiant les modalités du recrutement et en les fondant non pas sur le mérite intellectuel, mais sur la pratique administrative.
Sachez que, à la Cour des comptes et au Conseil d’État, les qualités opérationnelles ne sont pas les premières qui sont nécessaires pour réussir à maîtriser les outils et les concepts intellectuels mis en œuvre dans ces institutions constitutionnelles.
Quant à l’interministérialité, le corps des administrateurs civils l’exprime. Que voulez-vous rendre plus interministériel ? Peut-être la pratique a-t-elle été mauvaise, mais alors, corrigeons-la ; nous y parviendrons facilement s’il y a une volonté politique durable.
Je voudrais vous signaler enfin que votre ordonnance – ce n’est pas son moindre défaut –, dans ses premiers articles, relève purement et simplement de l’instruction du Premier ministre.
Voilà une ordonnance qui traite de sujets qui relèvent de circulaires ! Oui, il faut une gestion prévisionnelle des emplois, mais cela n’a pas à figurer dans une ordonnance. Oui, il faut une gestion des ressources humaines efficace, mais cela n’a pas à figurer dans une ordonnance. Les quatre premiers articles n’ont vraiment pas leur place dans un texte législatif.
Telles sont les raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas approuver cette ordonnance, et je remercie les auteurs de la proposition de loi de ratification d’avoir enfin trouvé le moyen pour que nous en débattions au Sénat. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, SER et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Raymonde Poncet Monge.
Mme Raymonde Poncet Monge. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le Gouvernement a pris la regrettable habitude de court-circuiter le Parlement en légiférant par ordonnances dans des proportions sans commune mesure avec ce que la Ve République avait connu jusqu’à présent.
Votre absence de considération pour le pouvoir législatif ne semble pas connaître de limite. Nous nous retrouvons donc dans une position invraisemblable : nous devons nous autosaisir de la ratification de vos ordonnances pour provoquer le débat parlementaire.
S’agissant du sujet qui nous occupe, la réforme de la haute fonction publique, rien, absolument rien ne justifiait le recours à l’ordonnance pour nombre d’articles, ni l’urgence, totalement absente, ni la technicité du sujet. Transformer la haute administration pour l’adapter aux enjeux du XXIe siècle, réformer l’ENA et les grands corps, cela nécessitait un débat politique digne de ce nom devant la représentation nationale.
Madame la ministre, ne faites donc pas semblant de ne pas comprendre notre démarche commune.
Il y aurait beaucoup à dire. Si nous réprouvions la loi de transformation de la fonction publique de juin 2019, qui affaiblissait le statut de fonctionnaire et ouvrait grande la porte des emplois publics à des contractuels recrutés en dehors des concours, souvent dans des conditions précaires, cette ordonnance, qui en émane, n’est pas à rejeter en bloc.
La réforme de l’ENA, transformée en Institut national du service public, était nécessaire. L’intégration systématique des grands corps d’État pour les élèves arrivés en tête du classement de sortie était une pratique d’un autre temps : un symbole fort de la déconnexion croissante entre les élites politico-administratives et la population, a fortiori dans notre État jacobin, dans lequel ces administrations sont concentrées dans la capitale.
A contrario, rendre obligatoire pour les futurs diplômés un exercice de cinq années dans les services déconcentrés de l’État est une très bonne mesure.
La création d’un corps unique des administrateurs de l’État laisse également espérer plus de mobilité des hauts fonctionnaires au sein de la sphère publique, ainsi que des carrières qui ne soient plus cantonnées à un seul ministère, choisi pour quarante ans dès la sortie de l’ENA.
Inclure dans la formation des administrateurs des modules relatifs à la transition écologique, à la transformation numérique de nos économies ou encore aux enjeux de la pauvreté relève du bon sens. « Enfin ! », pourrions-nous dire.
Nous n’avons néanmoins pas beaucoup d’illusions sur les évolutions du contenu pédagogique de l’École. Dans une logique néolibérale toujours prégnante, on continuera très certainement à y apprendre que la dépense publique est un problème et l’intervention publique dans le secteur économique une hérésie.
Nous sommes circonspects sur la suppression du corps des préfets. Nous craignons que cela n’ouvre beaucoup trop les administrations préfectorales à des profils venus du privé. De ce fait, nous nous inquiétons de l’affaiblissement du sens du service public et de l’intérêt général chez les serviteurs de l’État, pour ne pas dire de la multiplication des conflits d’intérêts.
C’est bien là que le bât blesse et que nous sommes dans l’incapacité de vous faire confiance. Votre philosophie, exprimée par la loi de 2019, est l’ouverture de la fonction publique et la multiplication des allers-retours entre le public et le privé.
Nous nous opposons fermement au pantouflage des grands serviteurs de l’État. Or tout laisse à penser que cette ordonnance, loin de lutter contre ce phénomène délétère, va le favoriser. Ce texte est en effet très général, et l’essentiel de ses dispositions est renvoyé au règlement. L’absence de débat parlementaire est ici préjudiciable, tant il aurait permis d’encadrer le travail réglementaire du Gouvernement.
Pour toutes ces raisons, nous voterons contre la ratification de cette ordonnance et nous espérons que l’exécutif reviendra devant le Parlement pour présenter une ambitieuse réforme de la haute fonction publique. Plus largement, nous demandons l’organisation d’un débat annuel au Parlement sur la gestion des ressources humaines de l’État. Cela doit faire partie de notre mission de contrôle.
Pour conclure, il y a quinze jours, le collectif Nos services publics publiait une enquête dans laquelle 80 % des agents interrogés se déclaraient « confrontés à un sentiment d’absurdité dans l’exercice de leur travail ». C’est un élément de souffrance au travail. L’heure est donc grave, et il convient d’en tenir compte dans nos réformes.
Mme la présidente. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je ferai tout d’abord une remarque sur la forme : la multiplication du recours aux ordonnances n’est pas nouvelle, mais elle s’est fortement accélérée depuis le début de ce quinquennat.
Faut-il rappeler que la force des ordonnances se trouve dans son utilisation parcimonieuse ? En y ayant trop souvent recours, on retire au Parlement sa capacité de faire la loi. Cela s’ajoute, en outre, à la jurisprudence qui permettra, demain, à cette ordonnance de devenir loi sans même repasser devant le Parlement.
On pourrait s’interroger sur la concordance de ces évolutions à l’esprit même qui a fondé notre République et qui a présidé aux grands moments révolutionnaires de notre histoire : la volonté de renforcer la séparation des pouvoirs et non de la réduire.
Sur le fond, ne nous y trompons pas : une réforme est aujourd’hui nécessaire pour garantir l’indépendance de la haute fonction publique et sa capacité, non pas à décider à la place des élus ou des ministres, mais à aider, à conseiller, à éclairer et à apporter la perspective du temps long, au-delà de la durée du mandat. Combien de fois avons-nous entendu des ministres, ici même ou plus souvent dans les couloirs ou dans la presse, expliquer que certains hauts fonctionnaires du ministère des finances décidaient à leur place ?
Votre constat des dérives dans la haute fonction publique d’État et dans la formation de cette dernière est sans doute juste et il pourrait être partagé ici, mais il ne faudrait pas pour autant remplacer un entre-soi par un autre. Il ne faudrait pas, demain, mettre en place une haute fonction publique d’État plus dépendante encore du pouvoir en place et liée à lui par un entre-soi non plus seulement social, mais fondé sur les relations communes et d’autres réseaux.
Le véritable enjeu est de mener une réflexion pour déterminer comment toujours mieux former les hauts fonctionnaires et assurer l’égalité républicaine. Ce n’est pas en supprimant l’ENA que l’on réglera cette question, qui exige, au contraire, un débat sur l’ensemble de la politique éducative de notre pays, pour rendre toute sa place à l’école, dès le début du parcours, et pour garantir la réussite de tous. Ce n’est pas en clamant « égalité des chances » que nous relèverons ce défi.
N’oublions pas, en outre, que l’ENA a été dessinée au sortir de la guerre pour remplacer une administration qui était compromise avec le régime de Vichy. La question de l’indépendance vis-à-vis du pouvoir est donc centrale ; on ne peut pas simplement l’évacuer.
L’objectif était alors de faire de ce fonctionnaire formé un homme, et non un simple rouage de l’administration. Or ce que vous nous proposez aujourd’hui ne répond en rien à ce défi aussi moderne, en ce début du XXIe siècle, qu’il l’était au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Il n’est pas question de rester dans l’existant, mais il me semble que nous avons encore le droit de nous opposer à votre réforme.
Madame la ministre, la démocratie, cela consiste non pas à changer pour changer, mais à débattre, et c’est sur cela que nous nous retrouvons, pour nous affronter autour de propositions différentes. Dès lors, nous pouvons nous accorder pour débattre et nous opposer à ce texte, alors même que nous ne défendons pas, les uns et les autres, les mêmes idées sur le sujet.
Je ne ferai pas miennes les formules que vous avez utilisées, mais il me semble que le « naufrage politique » n’est pas celui du Sénat aujourd’hui. Toute réforme peut être revue ; aucune n’est irréversible.
Vous semblez avoir pour objectif, en niant toute possibilité de débat entre la gauche et la droite, de vous retrouver au second tour de l’élection présidentielle face à un chroniqueur plus animé par la haine des autres que par l’amour de la République. Ce n’est pas ainsi que l’on réussit un quinquennat. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER. – Mme Catherine Belrhiti applaudit également.)