M. le président. La parole est à M. Julien Bargeton, pour le groupe La République En Marche.
M. Julien Bargeton. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, comme l’écrivait Benjamin Constant, « l’arbitraire n’est pas seulement funeste lorsqu’on s’en sert pour le crime. Employé contre le crime, il est encore dangereux ». (M. Loïc Hervé s’exclame.) Cela veut dire que, pour nous, il n’y a absolument rien d’arbitraire dans la mise en œuvre de cette application. Nous ne justifierions pas un vote qui mettrait en cause les libertés publiques.
StopCovid a suscité des interrogations et des doutes, parce que cet outil touche à l’équilibre entre le respect de la vie privée et l’intérêt général, notamment au nom de la santé publique. Ceux-ci nous semblent maintenant pouvoir être levés.
Pourquoi le curseur est-il placé au bon endroit ? Parce que trois principes sont respectés : l’application est à la fois temporaire, anonyme et fondée sur le volontariat.
Premier sujet, StopCovid est-il utile ? Les scientifiques nous répondent qu’il l’est et qu’il l’est encore. Il est juste de dire que l’avis des scientifiques n’oblige pas le Parlement à adopter ce dispositif. Mais, en sens inverse, s’il n’y avait pas cette réponse affirmative, nous ne serions pas là et nous n’apporterions évidemment pas notre soutien. Il s’agit donc d’une condition préalable à remplir.
Deuxième sujet, celui des libertés individuelles, si important dans la construction de l’identité politique du Sénat. Là encore, la CNIL, après avoir posé un certain nombre de conditions, a donné son feu vert. Le critère des libertés est donc lui aussi rempli.
Par conséquent, on pourrait presque dire que l’État n’a pas simplement le droit de mettre en place une telle application, mais qu’il en a le devoir impérieux. (M. Loïc Hervé proteste.) Des recours ont déjà été déposés. Les mêmes qui critiquent l’application seraient peut-être prompts à attaquer l’État s’il ne la mettait pas en place, avec les responsabilités afférentes.
Surtout, StopCovid soulève une question extrêmement importante : je me réjouis que cette application ait été développée dans un cadre public, parce qu’il ne faut pas laisser les Gafam instaurer un monopole sur notre bien le plus précieux : le lien social, la vie sociale. Or Apple et Google, pour citer ces entreprises, se sont déjà montrés prêts à le faire ; et, dans certains pays, ils le font déjà.
Il y a quelque part une forme de naïveté, qui nous conduit finalement à baisser les bras, à baisser la garde face à des géants du numérique qui seraient très contents de constater qu’un État s’abstient d’agir dans ce domaine.
À partir du moment où le dispositif n’a rien d’arbitraire et que ce critère d’indépendance est rempli – c’est un préalable –, les personnes qui étaient réticentes au départ à le voter ont aussi le droit d’évoluer. J’observe d’ailleurs que, à l’Assemblée nationale comme ici bientôt peut-être, certains collègues avaient des doutes et des interrogations avant de cheminer. C’est aussi parce que les ministres se sont employés à les convaincre, et j’aimerais essayer de convaincre de même les derniers sénateurs réticents.
Dans les propos que j’ai entendus, j’ai du mal à comprendre comment une application pourrait être à la fois inefficace et dangereuse : il faut choisir ses arguments avant d’attaquer un système ! Cela me fait penser à cette fameuse fable du chaudron dans L’Interprétation des rêves de Freud. Un individu prête un chaudron qui est ébréché à son voisin. Celui-ci répond que le chaudron n’est pas ébréché, qu’on ne lui a jamais prêté et qu’il était déjà ébréché avant qu’on le lui prête…
Dès lors, il ne faut être ni trop frileux ni trop fougueux sur le sujet : ce n’est évidemment pas du tout Big Brother qui est proposé ici. Je le dis à mes collègues : le principe de précaution n’est pas un présupposé de l’inaction. On nous la reprocherait, comme certains le font d’ores et déjà.
L’équilibre atteint en matière de libertés publiques, l’ensemble des garanties fournies et l’utilité démontrée de cette application dans des avis extrêmement réfléchis et précis montrent que, malgré certaines préventions initiales, on peut tout à fait évoluer, si l’on fait appel à son entendement, jusqu’à soutenir la mise en œuvre de cette application. (Applaudissements sur les travées du groupe LaREM.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État. Certaines questions très précises ont été posées ; je veux y répondre.
Une question importante a été soulevée par la présidente Assassi et la sénatrice Laborde. Si le droit d’accès n’est pas applicable, comme la CNIL l’a fait observer, c’est pour une raison simple : nous n’avons pas accès aux données et nous ne voulons pas que l’on puisse y avoir accès. On ne peut pas dire dans le même temps que l’État ne doit pas avoir accès aux données ni pouvoir faire le lien entre les contacts et les individus, et que l’on est capable de retrouver ces contacts si on nous le demande.
Après avoir précisé que ce serait préférable, la CNIL estime, dans son point 60, que le ministère peut écarter l’application du droit d’accès. Je rappelle tout de même que, grâce à l’application, il est possible d’effacer ses données du serveur. En tout cas, on ne peut pas demander l’accès à ces données à un responsable de leur traitement.
Pour répondre à la question du président Retailleau, je ne désespère pas de trouver une voie commune avec nos partenaires européens. Comme vous le savez, nous travaillons à un nouveau protocole dénommé Désiré. Une première réunion avec les Italiens, les Espagnols et les Allemands s’est tenue hier au sein de la Commission européenne. Si les choses avancent, nous pourrions peut-être atteindre notre but – je reste encore très prudent – au début du mois de juillet prochain, ce qui serait effectivement une belle victoire pour la construction européenne. Cela nécessitera probablement d’autres discussions avec les Gafam, mais nous n’en sommes pas encore là.
Monsieur le sénateur Jérôme Durain, monsieur le sénateur Loïc Hervé, je veux vous garder de cette impression que je verserais dans le solutionnisme technologique. J’ai eu l’occasion de dire ce matin devant la commission des lois que, si vous deviez avoir le choix entre les brigades d’enquête sanitaire et StopCovid, je vous enjoignais à choisir les brigades, mais qu’il ne me semblait pas nécessaire, en l’espèce, de choisir. Les études épidémiologiques montrent, en effet, que ces deux outils sont à la fois complémentaires et nécessaires.
S’agissant de la centralisation de l’application, sans trop entrer dans le détail, vous avez en réalité le choix entre un serveur centralisé, sous la responsabilité de la direction générale de la santé, et, pour ce qui concerne une solution décentralisée, une liste de contacts positifs sur un serveur de Google. Je vous laisse seuls juges de la meilleure solution à adopter.
Vous avez cité l’exemple, intéressant, de la Corée du Sud. Ce pays a effectivement été confronté à une difficulté, puisqu’il a découvert de nouveaux foyers de contamination parmi des individus qui n’avaient pas du tout envie que l’on sache avec qui ils étaient en contact.
Je développerai l’argumentation inverse : ce que l’expérience des enquêteurs sanitaires nous montre aujourd’hui, c’est que certains Français, alors qu’ils n’y sont pas autorisés, participent à des rassemblements de plus de dix personnes, assistent à des enterrements, à des mariages, parfois même à des matchs de football. (Sourires.)
Il est alors très difficile pour les enquêteurs sanitaires de faire leur travail, parce que personne n’a envie de dire avec qui il se trouvait. Au début, on leur explique que la réunion rassemblait moins de dix personnes, simplement parce que, au-delà, elles sont interdites.
Pendant les premières vingt-quatre heures, les enquêteurs se contentent d’appeler ces dix personnes. Puis, en tirant le fil jusqu’au bout, ils s’aperçoivent que la réunion concernait vingt, trente, quarante ou cinquante individus ! Les enquêteurs sont confrontés à ce type de situation tous les jours : il se passe parfois une semaine avant qu’ils ne puissent contacter toutes les personnes concernées, dont une partie est asymptomatique et continue de transmettre la maladie.
Le problème que posent les gens non coopératifs, pour des raisons dont on ne débattra pas ici, nous pousse au contraire à déployer StopCovid. Avec l’application, en effet, personne ne les trace et ne va les chercher.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Les personnes non coopératives ne vont pas télécharger l’application !
M. Cédric O, secrétaire d’État. Je tenais à apporter ces quelques précisions, qui me semblent utiles au débat.
Débat interactif
M. le président. Nous allons maintenant procéder au débat interactif sous la forme d’une série de onze questions-réponses, dont les modalités ont été fixées par la conférence des présidents.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question, avec une réponse du Gouvernement pour une durée équivalente.
Dans le cas où l’auteur de la question souhaite répliquer, il dispose de trente secondes supplémentaires, à la condition que le temps initial de deux minutes n’ait pas été dépassé.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, la chronique de cette application, c’est l’histoire du renoncement de votre gouvernement à notre souveraineté numérique. Je prendrai trois exemples.
Tout d’abord, je rappelle que la plateforme des données de santé est hébergée par Microsoft.
Ensuite, les données collectées par l’application que vous nous proposez ne seront pas toutes conservées sur des serveurs installés en France – c’est ce que nous dit la CNIL. Isolés en Europe, vous avez échoué à imposer vos choix technologiques à Apple et à Google, et vous subissez ce qu’ils vous imposent.
Enfin, et c’est le point le plus important, pour être efficace, l’application devra être ouverte en permanence pour recevoir des informations du flux Bluetooth. Cette perméabilité continuelle est déconseillée par les constructeurs, car il s’agit d’une faille importante de sécurité des terminaux – nous le savons tous ici.
L’utilisation de cette application repose sur la confiance : quelles garanties pouvez-vous apporter aux utilisateurs en ce qui concerne la sécurité des données stockées sur les serveurs dont certains, je l’ai dit, ne sont pas en France ? Surtout, comment pouvez-vous les prémunir contre les risques de piratage résultant d’une utilisation permanente du Bluetooth ?
Mme Esther Benbassa. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, vous évoquez la question des serveurs : cela me semble faire référence à un reproche que nous a fait La Quadrature du Net sur l’utilisation des captchas.
Je m’en excuse par avance, nous allons aborder un sujet un peu compliqué. Les captchas, ce sont ces systèmes de sécurité qui permettent de vérifier que vous êtes bien un être humain ; on les trouve sur certains sites, où l’on vous demande de reconnaître des feux rouges ou des voitures. Or, aussi étrange que cela puisse paraître, il n’existe pas de captcha français sur les portables.
Il s’agira d’ailleurs de l’un des acquis, certes collatéral, mais essentiel, de cette opération : Orange a développé un captcha français pour portable. Un tel captcha est très compliqué à développer, si bien que nous ne l’aurons ni aujourd’hui ni le 2 juin, mais dans deux semaines.
À la suite à l’avis rendu par la CNIL – en fait, cela fait un mois que nous étudions le sujet –, nous avons travaillé avec l’Anssi pour « encapsuler » – pardonnez-moi d’utiliser cet anglicisme, mais je ne connais pas de meilleur terme – les captchas dans une webview – encore une fois, je suis désolé du caractère ésotérique de ma réponse, mais le sujet est technique –, afin d’éviter toute fuite de données problématique. Avec l’Anssi, nous avons pris en charge cette question, qui, à dire vrai, m’a donné beaucoup de souci, et avons trouvé une solution.
Concernant les garanties apportées en termes de sécurité informatique, comme je l’ai dit, nous prenons toutes les mesures possibles : nous avons par exemple autorisé des « hackers éthiques » à attaquer nos serveurs. Ils vont trouver des failles, car l’on en trouve toujours. C’est la meilleure manière d’obtenir le maximum de garanties.
Il est impossible d’affirmer qu’il n’y a aucune faille : il y en a même dans les plus importants fichiers informatiques, y compris ceux des agences de renseignement. Ce serait un peu présomptueux de ma part de vous dire le contraire s’agissant du fichier StopCovid.
Dernier point, l’application n’a pas besoin d’être ouverte en permanence. Effectivement, le Bluetooth doit être activé, mais, je le dis au passage, la plupart des Français gardent aujourd’hui leur Bluetooth allumé, ce qui accroît effectivement les risques d’attaque. Toutefois, je ne pense pas que ceux qui, dans cet hémicycle, gardent constamment leur Bluetooth ouvert aient été attaqués. Là encore, il s’agit d’une question de proportionnalité : si c’est utile, cela en vaut la peine.
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le secrétaire d’État, la confiance n’y est pas. Pour répondre au sondage de notre collègue Jérôme Durain, je n’installerai pas l’application ! (Sourires.) Vous ne m’avez absolument pas convaincu.
Je vous ai posé une question très précise, à laquelle vous n’avez pas du tout répondu, puisque vous m’avez parlé des captchas. Je vous ai demandé si toutes les données utilisées par l’application seraient stockées sur des serveurs français.
M. Pierre Ouzoulias. Vous ne m’avez pas répondu : je n’ai pas confiance.
M. le président. La parole est à M. Dany Wattebled.
M. Dany Wattebled. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, madame, monsieur les secrétaires d’État, mes chers collègues, concernant l’application de traçage des cas contacts, la France a fait le choix d’une architecture centralisée. Les informations issues des téléphones remonteront à un serveur, qui sera chargé de les traiter, afin de notifier aux personnes concernées qu’elles ont été en contact avec une personne qui s’est déclarée malade de façon anonyme.
Cette solution, également retenue par le Royaume-Uni, a cependant fait l’objet d’une opposition de la part de Google et d’Apple. Ces entreprises, qui détiennent ensemble le monopole des systèmes d’exploitation des smartphones, ont fait pression pour que les applications de traçage utilisent une architecture décentralisée, c’est-à-dire que les informations restent sur les téléphones et ne soient pas stockées sur un serveur centralisé.
L’Allemagne, suivie notamment par la Suisse et l’Italie, a accepté de recourir à la solution préconisée par les géants du numérique. Tous les pays européens n’auront donc pas la même structure d’application, au premier rang desquels la France et l’Allemagne. Cette division au sein du couple franco-allemand nous interpelle, car ces applications ont vocation à être utilisées à travers l’Europe, dès que les frontières seront rouvertes, au sein de l’espace Schengen.
Monsieur le secrétaire d’État, ma question est double et porte sur ces différences d’architecture : ne seront-elles pas un obstacle à l’interopérabilité des différentes applications nationales ? Par ailleurs, pouvez-vous nous dire quelles sont les différences en matière de cybersécurité ? Y a-t-il une architecture plus vulnérable que l’autre ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Monsieur le sénateur, tout d’abord, je partage votre regret. Il est vrai que les chemins européens ont divergé sur la question et que, pour des raisons politiques, et non techniques, l’Allemagne a préféré retenir la solution développée par Apple et Google plutôt que la solution française.
Je ne vais pas vous mentir : la possibilité que les solutions décentralisées et centralisées soient interopérables est très limitée. Il sera très compliqué d’avoir une solution interopérable au niveau européen, et je le regrette.
Je le regrette surtout pour le principe, d’ailleurs, parce que, vous en conviendrez avec moi, les frontaliers téléchargeront deux applications différentes lorsqu’ils se déplaceront d’un pays à l’autre. Je pense qu’ils survivront… De même, si vous souhaitez partir en vacances en Espagne, vous téléchargerez l’application espagnole pour être couvert. Simplement, en termes d’image, il est dommage pour la souveraineté numérique de l’Europe qu’un tel choix ait été fait par un certain nombre de nos partenaires.
Je ne pense pas du reste que l’histoire soit totalement écrite. Hier, j’ai signé avec mes collègues allemands, espagnols, italiens et portugais une tribune sur la souveraineté numérique européenne qui était particulièrement agressive, en tout cas pugnace à l’égard d’Apple et de Google.
Nous travaillons à cette deuxième ou troisième voie que j’évoquais avec le président Retailleau pour aboutir à des systèmes interopérables. Nous ferons tout pour trouver une solution européenne.
S’agissant de l’intérêt comparé des deux solutions, ma religion n’est pas faite : ce qu’expliquent l’Anssi et l’Inria, ce que révèle un papier signé par des chercheurs opposés au traçage, qui ne sont donc pas partie prenante, c’est que la solution décentralisée est significativement plus facile à attaquer que la solution centralisée.
Encore faut-il, dans une démocratie, faire confiance à l’État sur le fait qu’il utilisera bien le serveur central pour ce à quoi il doit servir et pas pour autre chose.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Mes chers collègues, cela fait près d’une heure que nous discutons de l’application StopCovid. Qui est pour ? Qui est contre ? Quel sera son niveau d’efficacité ? Est-elle au point techniquement ? Sera-t-elle efficace si elle n’est pas interopérable avec les systèmes des pays voisins ? N’y a-t-il pas des failles de sécurité ? À cet égard, je vous renvoie à l’excellente audition que nous avons eue ce matin à la commission de la culture avec des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique, le CNRS, et de l’Inria.
En réalité, pour moi, l’enjeu est ailleurs : la question essentielle réside dans la centralisation des données sur la plateforme Health Data Hub – au passage, merci pour la francophonie – créée par le ministère de la santé en vertu de l’article 6 du projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, dont nous avons largement débattu il y a quelques jours.
Cette plateforme rassemblera les données de santé recueillies par les brigades sanitaires, certes pas a priori par StopCovid, mais on pourrait imaginer à terme certaines interconnexions…
Le véritable paradoxe, monsieur le secrétaire d’État, c’est que vous revendiquez à juste titre de faire de la souveraineté un enjeu.
Dans le dossier StopCovid, vous mettez en avant le fait que nous renonçons à la solution prônée par les Suisses et les Allemands, parce qu’elle a été développée par Google et Apple. Dont acte ! Mais la gestion de la plateforme Health Data Hub est bien confiée à un Gafam, cher Bruno Retailleau.
Je sais que vous étiez conseiller à l’Élysée à l’époque, monsieur le secrétaire d’État, et que vous avez pesé dans le choix de confier la gestion de la plateforme à Microsoft. Voilà le vrai sujet !
C’est une décision lourde de conséquences, parce que, si l’application StopCovid est une péripétie dans l’histoire des innovations numériques, la plateforme, elle, va durer, car elle a vocation à durer ! Cette décision sera à l’origine de choix irréversibles dans le traitement de nos données de santé.
M. Pierre Ouzoulias. Très juste !
Mme Catherine Morin-Desailly. Aussi, pourquoi n’a-t-on pas choisi une entreprise française, de dimension européenne, puisque je crois savoir qu’il y en avait ? (Applaudissements sur les travées des groupes UC et CRCE, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et SOCR.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.
M. Cédric O, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des finances et du ministre de l’action et des comptes publics, chargé du numérique. Madame la présidente, je serai extrêmement direct avec vous : effectivement, j’étais conseiller à l’Élysée à l’époque, mais je n’ai pas pesé dans cette décision. En revanche, j’ai eu connaissance des déterminants qui ont présidé à ce choix.
La réponse à votre question est simple. La solution française ne nous permettait pas, et je le regrette, de mener les recherches scientifiques sur les données de santé que nous souhaitions ; l’évaluation technique était très claire sur ce point. Quand je parle de recherches scientifiques, ce sont les recherches de comorbidité et d’interactions médicamenteuses que nous avons dû entreprendre pendant la crise.
Étant donné le retard européen dans le cloud, que je regrette profondément – je rappelle que les investissements d’Amazon dans ce domaine représentent 22 milliards de dollars par an –, nous n’avions pas la possibilité de faire tourner des algorithmes d’intelligence artificielle suffisamment développés sur des infrastructures françaises. Ce n’était possible que sur des réseaux américains.
M. François Bonhomme. Il fallait demander aux PTT ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Cédric O, secrétaire d’État. Dès lors, nous étions confrontés à un choix cornélien : devait-on privilégier l’efficacité sanitaire et un certain nombre de garanties – à ce sujet, je le répète, je ne crois pas qu’il existe des fuites de données – ou notre souveraineté ?
Cette question nous a occupés très longtemps. Finalement, après avoir discuté avec un certain nombre de scientifiques et de chercheurs en intelligence artificielle, pour comprendre jusqu’au bout ce que nous pouvions faire et ne pas faire, nous avons choisi de passer un contrat avec la société Microsoft, qui était la mieux-disante en termes technologiques (M. Pierre Ouzoulias ironise.) et qui présentait un certain nombre de garanties techniques et, bien entendu, juridiques, sur lesquelles je ne reviendrai pas.
J’aurais évidemment préféré que l’on choisisse une société européenne, ne serait-ce que pour soutenir l’industrie européenne, mais je pense que la seule leçon qu’il faut tirer de cette affaire, c’est que dans l’après-crise la question du cloud, pour toutes les entreprises et les institutions françaises, sera absolument primordiale.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour la réplique.
Mme Catherine Morin-Desailly. Ne me faites pas croire, monsieur le secrétaire d’État, qu’il n’existait pas de solution française, européenne ou internationale ! OVH aurait très bien pu candidater, si le cahier des charges avait été élaboré en fonction des acteurs européens dont nous disposons.
En effet, tout est en train de se construire dans ce domaine, mes chers collègues, et Microsoft fait de même ! D’ailleurs, son directeur général a bien étudié la question : si le marché européen l’intéresse tant, c’est qu’il sait qu’il y aura, à la clé, des développements dans le cadre de l’économie de la santé, là où les données sont si importantes et si convoitées.
Or aucun marché n’a réellement été passé pour la gestion de cette plateforme ; il s’est agi, d’après ce que j’ai compris, d’une extension d’un marché préalable. Je le répète, OVH aurait très bien pu candidater si un tel marché avait été lancé.
Je regrette l’absence de patriotisme, français ou européen, à cet égard. Pourquoi ne met-on pas le paquet sur nos politiques industrielles, justement pour se donner les moyens du développement au moment où tout se construit ?
Tout se construit ! Nous pourrions ainsi élaborer nos solutions et, comme le préconisait Cédric Villani en matière d’intelligence artificielle, ancrer en Europe un écosystème qui nous est propre.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue !
Mme Catherine Morin-Desailly. C’est un choix, non pas technique, mais politique que vous avez fait, monsieur le secrétaire d’État : celui de confier aux Gafam la gestion de notre plateforme de santé. (Applaudissements sur des travées du groupe UC, ainsi que sur les travées des groupes SOCR et CRCE)
M. le président. La parole est à M. Philippe Bas.
M. Philippe Bas. Comme vous le savez, monsieur le secrétaire d’État, nous avons beaucoup travaillé sur cette application, qui était en devenir. Nous l’avons vue prendre forme progressivement. Nous vous avons auditionné plusieurs fois ; nous avons également entendu le président du conseil scientifique Covid-19 sur la question, ainsi que la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Nos deux rapporteurs spéciaux, Loïc Hervé et Dany Wattebled, se sont beaucoup investis sur le dossier.
L’impression que j’en retire, c’est que, progressivement, les garanties se sont accumulées et les ambitions ont été revues à la baisse. Sans doute en arrive-t-on à ce genre de conclusions lorsque l’on quitte le domaine des idées générales et de l’apesanteur pour entrer dans l’atmosphère et définir concrètement l’architecture d’un dispositif…
Les garanties, donc, sont sérieusement améliorées : transparence, volontariat, sécurité des données, supervision par une autorité indépendante et, enfin, souveraineté, puisque nous n’avons pas transigé avec la volonté d’un système français ne dépendant pas des Gafam. Mais, en même temps, le dispositif voit ses ambitions revues à la baisse, avec, demain, un nombre élevé de fausses alertes ou d’absences d’alerte alors qu’il y aura eu contact avec des personnes contaminées. Le système finit par ressembler étrangement, dans ses potentialités, à ce que l’on a vu à Singapour.
Dès lors, je me dis qu’il faut laisser sa chance à ce dispositif, mais je me dis aussi que, pour que le jeu en vaille vraiment la chandelle, il faudrait tout de même mettre sur la table la dimension financière. Quel est le coût de StopCovid, monsieur le secrétaire d’État ?
M. Jean-Pierre Sueur. C’est une bonne question ! Nous attendons la réponse avec impatience.