Mme Françoise Férat, rapporteur. Merci !
M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Janssens.
M. Jean-Marie Janssens. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Jean Giono, grand poète de la terre et des paysans, disait que « l’essentiel n’est pas de vivre, mais d’avoir une raison de vivre ».
Cette raison de vivre, de trop nombreux agriculteurs français semblent l’avoir perdue. Chaque année, des centaines d’entre eux commettent l’irréparable. Tous les jours, un agriculteur se suicide en France ; un chiffre glaçant, qui souligne l’urgence d’agir pour prévenir le suicide dans le secteur agricole.
Les raisons du malaise paysan sont aussi profondes que multiples.
Les causes les plus visibles sont souvent d’ordre financier. C’est cet axe qu’a choisi notre collègue Henri Cabanel pour proposer une réponse pragmatique et parer à l’urgence. Ne nous voilons pas la face ! La question des revenus agricoles est majeure et notre modèle économique agricole français nécessite d’être repensé en profondeur.
Trop peu d’agriculteurs vivent décemment du fruit de leur travail. Dans la plupart des domaines et des filières, les revenus se révèlent particulièrement éloignés de la qualité et de la quantité de travail fourni. Mes chers collègues, quand on est paysan, on l’est sept jours sur sept, trois cent soixante-cinq jours par an ! Cette réalité, je la connais pour être né dans une ferme et avoir exercé le beau métier d’agriculteur-éleveur pendant plus de quarante ans.
Au long de ces années, j’ai vu le système changer et prendre au piège les agriculteurs français. Cela a commencé dans les années 1960 par la transformation de notre agriculture sur le modèle agro-industriel américain. La France des Trente Glorieuses a demandé à ses agriculteurs de produire toujours plus, toujours plus vite, sur des surfaces toujours plus grandes, et souvent en monoculture. Ce gigantisme et cette course à la productivité ont obligé certains agriculteurs à s’endetter et à entrer dans la spirale du « marche ou crève ».
À cela est venue s’ajouter la politique agricole commune, une bonne idée qui s’est peu à peu transformée en un cercle vicieux. Il est indispensable de le rappeler : à l’origine, la PAC était conçue pour permettre aux consommateurs d’avoir accès à des produits agricoles de qualité et à bas coûts. Aujourd’hui, le système s’est transformé en une épée de Damoclès pour nombre de nos agriculteurs, pris en tenaille entre une exigence de qualité très élevée et une guerre des prix intenable.
La question financière ne touche pas que les agriculteurs actifs. Elle concerne également les travailleurs agricoles au chômage et les retraités.
Dans cet hémicycle, j’ai interpellé le Gouvernement, comme beaucoup d’autres de mes collègues, sur la question de l’assurance chômage des agriculteurs. La seule réponse a été : « Plus tard ». Même réponse pour les petites retraites. Mais plus tard, c’est trop tard ! Combien de nos agriculteurs touchent à peine 400 euros de retraite par mois ? Même pas l’équivalent du RSA pour toute une vie de travail et d’efforts. C’est inacceptable !
À cela s’ajoute un autre sujet, trop peu évoqué, celui des agricultrices sans statut, qui ont travaillé aux côtés de leur mari exploitant agricole et qui ne touchent aucune retraite.
Tous ces sujets méritent d’être enfin considérés comme une priorité, pour faire évoluer les revenus de nos agriculteurs et offrir des garanties économiques à la hauteur du travail fourni.
Cependant, la question financière est loin d’être la seule à alimenter le malaise paysan. Le sujet de la transmission me semble également central. Avoir travaillé toute une vie sans parvenir à passer le relais et revendre son affaire peut être vécu comme un véritable échec professionnel et personnel. Qu’il s’agisse du refus des descendants de poursuivre l’activité agricole ou de l’absence de repreneurs motivés, les difficultés de transmission nourrissent la souffrance psychologique.
Nombre de nos agriculteurs éprouvent un sentiment d’isolement, voire de marginalisation. Travailler sans relâche, ne s’autoriser ni vacances ni loisirs ou à peine, voir le fruit de son travail ruiné en quelques minutes par une inondation, le gel ou la sécheresse, tout cela peut créer beaucoup de frustrations et une impression de déconnexion avec une société de plus en plus tournée vers le loisir et le confort au travail.
Cette frustration se transforme en colère quand l’agri-bashing devient une mode. Je pense qu’aucun de nos collègues élus dans des territoires ruraux ne me contredira quand j’affirmerai que nos agriculteurs ont à cet égard une patience d’or.
C’est d’ailleurs bien l’un des problèmes actuels : la culture du silence et de la discrétion paysanne ronge nos agriculteurs, qui prennent tout sur leurs épaules. Dans mon département de Loir-et-Cher, l’adage dit : « Petit causeux, grand faiseux. » Il est précisément temps de libérer la parole et de changer les mentalités !
Il faudrait également évoquer le poids des normes et des charges, ainsi que la concurrence faussée entre nos paysans français et les producteurs d’autres pays, soumis à des normes moins strictes. Le sentiment d’injustice que ressentent beaucoup d’agriculteurs ne peut que renforcer leur impression d’être déconsidérés, voire méprisés.
Mon but est non pas d’établir un inventaire à la Prévert des raisons de ce malaise, mais de partager mon expérience en tant qu’ancien éleveur et élu de terrain, afin d’alimenter la réflexion que nous engageons, ensemble, aujourd’hui.
La proposition de loi de notre collègue Henri Cabanel est un point de départ indispensable pour, enfin, avancer sur ce sujet. Je tiens à saluer son remarquable travail, ainsi que celui de Françoise Férat, rapporteur du texte ; ils ont tous deux avancé avec intelligence, humilité et humanité sur ce sujet particulièrement difficile.
Avec l’esprit de dialogue et d’ouverture qui est le sien, le Sénat saura poser les bonnes questions et, je l’espère, apporter des réponses à la hauteur de cet enjeu majeur de société.
Je conclurai mon propos en soulignant que la détection des situations de détresse et la prévention du suicide des agriculteurs doivent s’accompagner d’un suivi sur le long terme.
Accompagner nos agriculteurs, c’est aussi les aider à se reconstruire, mais aussi, parfois, à se reconvertir et à dessiner des perspectives d’avenir motivantes. Ce ne sera possible qu’en brisant l’isolement de nos paysans et en unissant les forces et les compétences du plus grand nombre. L’agriculture est notre bien commun ! (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains, RDSE et SOCR.)
M. le président. La parole est à Mme Pascale Gruny.
Mme Pascale Gruny. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le chiffre fait froid dans le dos : tous les deux jours, en France, un agriculteur met fin à ses jours. Derrière ce geste irréparable, il y a parfois, à l’évidence, des raisons personnelles, mais il y a toujours le malaise qui ronge depuis plusieurs années l’agriculture française.
Le monde paysan va mal ! Les difficultés financières et les problèmes de trésorerie touchent aujourd’hui toutes les filières, ou presque. Le revenu moyen des agriculteurs est nettement inférieur au SMIC, pour une moyenne de 54 heures travaillées par semaine. Et combien d’entre eux vivent au-dessous du seuil de pauvreté ?
Le suicide est souvent l’acte ultime d’un homme ou d’une femme qui a tout tenté pour sauver son exploitation, en vain. À ce sentiment d’échec peuvent s’ajouter l’isolement social, la surcharge de travail, mais aussi le phénomène de l’agri-bashing, véritable guerre d’usure psychologique contre le monde agricole.
Cette pression supplémentaire sur la profession est d’autant plus insupportable que certains médias semblent davantage prêter attention aux pratiques totalitaires de certaines associations qu’aux graves difficultés des agriculteurs.
Comment comprendre que, un jour de tempête de neige, ils soient considérés comme des héros pour, les premiers, avoir dégagé nos routes, et que, le lendemain, ils soient montrés du doigt, pour ne pas dire jetés en pâture, lorsqu’un problème sanitaire ou environnemental resurgit dans le débat public ?
Pourtant, quel autre secteur d’activité a réussi, en à peine vingt ans, à réaliser autant d’efforts et à bouleverser autant ses pratiques pour réduire son empreinte écologique ?
Si notre pays a une longue tradition agricole, il semble aujourd’hui avoir l’agriculture honteuse. Pourquoi n’entend-on jamais rappeler que l’agriculture représente 7 milliards d’euros d’excédents commerciaux, ou encore que les agriculteurs soutiennent l’économie locale et assurent l’entretien des espaces naturels, ce que personne ne pourrait faire à leur place ?
Si nombre d’agriculteurs sont aujourd’hui désespérés, c’est parce qu’ils se sentent abandonnés. Ils sont abandonnés par la Commission européenne, tout d’abord, qui envisage, avec l’accord implicite du Président de la République, de baisser de 15 % le budget de la PAC.
Mme Pascale Gruny. Ils sont abandonnés, ensuite, par le Gouvernement, qui, malgré des États généraux de l’alimentation lancés en grande pompe, n’a toujours pas réglé la question des marges et des revenus agricoles.
Nos agriculteurs n’en peuvent plus des discours officiels de fausse compassion et des opérations de communication. Ce qu’ils attendent, ce sont des actes forts et réels !
Ils attendent l’arrêt de l’inflation de normes déconnectées des réalités du terrain. Ils attendent un gouvernement qui les défend à l’échelon européen et qui se bat pour redonner une préférence claire à nos produits agricoles.
La proposition de loi de notre collègue Henri Cabanel a le mérite d’ouvrir le débat sur le suicide des agriculteurs. Je l’en remercie sincèrement.
Le système de signalement qu’il propose est intéressant, dans la mesure où il vise à améliorer l’assistance humaine apportée aux agriculteurs. Il n’est pas logique qu’il revienne à l’agriculteur d’accomplir la démarche nécessaire pour obtenir une aide. La présente proposition de loi prévoit d’inverser le dispositif, de manière à mieux repérer les situations de mal-être.
Ajoutons que le suicide d’un agriculteur signifie souvent, à terme, la fin d’une exploitation agricole dans laquelle sa famille s’était investie depuis plusieurs générations.
Pensons aux difficultés que rencontre la veuve de l’agriculteur pour reprendre l’exploitation et la transmettre à ses enfants ! À la souffrance du deuil s’ajoute la solitude face à une administration qui est souvent aux abonnés absents. La longueur des procédures – parfois plus d’un an – pénalise les familles lorsqu’il s’agit, par exemple, de débloquer les comptes, ou encore d’obtenir une décision du juge des tutelles pour l’avenir des enfants.
Concernant les solutions à apporter, soyons réalistes : une loi seule ne permettra pas de résoudre définitivement ce problème. Le sujet est si vaste, si complexe ! Voilà pourquoi, comme vous, madame le rapporteur, j’estime qu’il est sage de renvoyer ce texte à la commission.
Ne pas adopter ce texte aujourd’hui ne signifie pas que nous nous désintéressions du sujet.
Mme Françoise Férat, rapporteur. Bien sûr !
Mme Pascale Gruny. Bien au contraire, nous estimons que la gravité du phénomène oblige à élargir la réflexion et à prendre le temps qui s’impose pour en appréhender la complexité et apporter les meilleures solutions.
Nous pourrions d’ailleurs élargir la réflexion aux chefs d’entreprise, qui connaissent eux aussi un taux de suicide élevé, phénomène que j’avais mesuré avec notre collègue Stéphane Artano lorsque nous avions rédigé notre rapport sur la santé au travail.
Mes chers collègues, on a longtemps cru que la ruralité protégeait du suicide et que la souffrance au travail était un problème des villes. Ce n’est plus vrai ! Chaque suicide d’agriculteur est un cri de désespoir qu’il faut entendre.
Ce sujet doit mobiliser l’ensemble de la communauté nationale, parce que nous sommes tous concernés. Si l’on veut encore manger demain des produits sains, qui ne viennent pas de l’autre bout du monde, nous avons besoin de nos agriculteurs. Leur bien-être au travail doit donc être une préoccupation majeure.
Je me réjouis que le Sénat, par cette proposition de loi, montre une nouvelle fois la voie à suivre. Qui n’a jamais eu à connaître de près un suicide doit du moins comprendre la détresse de la personne et de sa famille : un accompagnement est indispensable pour chacun.
Enfin, permettez-moi d’avoir en cet instant une pensée pour mon petit frère. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE et SOCR.)
M. le président. La parole est à M. Vincent Segouin.
M. Vincent Segouin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui une proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs.
D’emblée, je tiens à exprimer mon soutien à ce texte, bien qu’il soit, reconnaissons-le, une bien modeste réponse face à l’ampleur du mal que nous avons pour ambition de combattre.
Mme Françoise Férat, rapporteur. Pour l’instant !
M. Vincent Segouin. Oui, mes chers collègues, il est temps de nous réveiller !
Réveillons-nous face à la souffrance que connaissent nos agriculteurs depuis tant d’années, depuis trop d’années maintenant. Je sais que, tous autant que nous sommes, élus des territoires, nous connaissons la beauté et l’importance du travail de nos agriculteurs, qui, chaque jour, permettent aux Français de remplir leurs assiettes de produits de qualité.
Si la France est un pays qui a la chance d’être indépendant dans sa production agricole, autonome dans sa consommation et, surtout, reconnu à travers le monde pour la qualité de ses produits, c’est parce que des hommes et femmes d’exception exercent ce métier, parfois au prix de leur vie.
Nous avons plus que jamais le devoir de répondre à une souffrance qui conduit parfois à commettre l’irréparable, une souffrance profonde, qui touche la plupart de nos agriculteurs.
Cette souffrance puise ses causes dans de nombreux facteurs ; ce sont eux que nous devons combattre pour endiguer les maux que nous souhaitons voir disparaître.
Le suicide chez nos agriculteurs n’est pas une fatalité. S’il est des exploitations qui prospèrent, ce dont nous nous réjouissons, d’autres subissent un préjudice dont il faut reconnaître qu’il est l’héritage des erreurs politiques passées et présentes.
N’oublions pas, avant tout, que nos agriculteurs sont des chefs d’entreprise qui, en plus de gérer leur exploitation ou leur élevage au quotidien, ont également la lourde responsabilité de pérenniser leur activité et de la maintenir viable.
Or comment faire quand l’on reçoit moins du produit que l’on vend que ce qu’il a coûté à produire ? On ne fait pas, on subit ! On est obligé d’emprunter, de s’endetter en espérant des lendemains meilleurs. Ce modèle économique n’est aucunement supportable.
Les agriculteurs sont devenus des chasseurs de prime : la PAC et les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC), entre autres subventions, sont leurs bouées de survie.
Si seulement il n’y avait que cela ! Non, nous avons encore la folie de faire peser sur ces entreprises des charges qu’elles ne sauraient supporter : pression administrative et de contrôle, pression sanitaire et normative, pression financière et fiscale – le mal français en général. Comment ferions-nous, à la place de nos agriculteurs, pour gérer leur entreprise dans de telles conditions sans subir les conséquences physiques et psychologiques que tout cela implique ?
Comme si cela n’était encore pas suffisant, comme si notre propre modèle n’était pas déjà suffisamment contraignant et nocif pour nos agriculteurs, nous les jetons dans la broyeuse mondiale de la concurrence déloyale. Le CETA et le Mercosur sèment des doutes légitimes chez nos agriculteurs, qui finiront par subir, quoi qu’il en soit, les conséquences ravageuses de ces accords.
Je crois sérieusement, mes chers collègues, qu’il y a dans tout cela de la folie et une bonne dose d’hypocrisie ! C’est hypocrite, parce que nous faisons subir un diktat moralisateur à nos paysans, alors même que nous les livrons à la concurrence avec des pays dont les modèles agricoles sont beaucoup moins regardants en matière de normes sanitaires et écologiques.
Le climat social qui règne à l’égard de nos paysans doit également être inversé ; il y va de notre responsabilité collective. Ainsi, nous en finirons avec l’agri-bashing ambiant, qui fait constamment peser la suspicion sur les agriculteurs. Plusieurs éleveurs de mon département, victimes de divers actes, ont fait les frais de la folie véganiste et antispéciste.
Aussi, comment ne pas être dégoûté lorsque tant de pression vous accable et que, de surcroît, loin de recevoir un semblant même de compassion, l’on ne perçoit que mépris et acharnement ?
À l’époque où les consommateurs veulent bien manger, mieux manger, il faut saisir cette occasion de privilégier la consommation locale, que ce soit au travers des circuits courts ou de la grande distribution.
Surtout, attaquons-nous enfin aux racines du mal qui pousse chaque année tant de nos paysans à se donner la mort. C’est ainsi seulement que nous parviendrons réellement à éradiquer ce fléau. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, RDSE et SOCR.)
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant au renvoi à la commission.
Demande de renvoi à la commission
M. le président. Je suis saisi par Mme Férat, au nom de la commission, d’une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu’il y a lieu de renvoyer à la commission des affaires économiques la proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs (n° 746, 2018-2019).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 7, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme le rapporteur, pour la motion.
Mme Françoise Férat, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le silence qui règne au sujet du suicide des agriculteurs doit être brisé ; nous l’avons entendu dire sur toutes les travées de notre hémicycle.
L’occasion nous est donnée de le faire dans cette chambre. Je tiens donc à remercier de nouveau notre collègue Henri Cabanel pour son initiative importante.
Monsieur le ministre, vos propos ont été forts et nous ont touchés. Je veux croire que nous pouvons compter sur vous ; c’est ce que j’ai compris de vos paroles. (M. le ministre acquiesce.)
Ainsi que je l’ai déjà souligné, le suicide d’un agriculteur est l’aboutissement d’une accumulation complexe de facteurs, d’un ensemble de pressions, de drames, de craintes, d’injonctions contradictoires et de sentiments de déconnexion, le fruit, enfin, de l’absence de reconnaissance morale et financière. Il y a autant de causes qu’il y a de décès, ce qui limite d’autant la possibilité de légiférer sur le sujet.
En outre, la connaissance même de cette problématique n’est pas assurée. Trop peu d’études ont été réalisées ; leurs conclusions sont souvent divergentes. Nous ne pouvons pas édicter de normes à partir de données aussi parcellaires et incomplètes. Monsieur le ministre, nous avons évoqué ensemble tout à l’heure la nécessité de bâtir sur des bases très justes, pour avancer dans ce domaine de façon positive.
Une loi risquerait, au mieux, de n’aborder qu’une petite partie du problème et, au pire, de se révéler inapplicable sur le terrain et de susciter beaucoup de déception. Il faut donc commencer par mieux connaître et comprendre ce phénomène ; nous en sommes d’accord.
Certes, des dispositifs d’identification et de prévention existent, mais ils sont bien souvent peu coordonnés entre eux, quand ils le sont même. Ils sont aussi souvent mal connus des agriculteurs et de leurs proches. Des marges de progression existent donc en la matière ; on devra notamment accorder impérativement une place centrale à l’humanisation des procédures.
N’oublions pas qu’un agriculteur qui commet l’irréparable est un agriculteur qui se sent profondément seul ; il n’effectuera donc généralement pas la démarche d’aller signaler sa situation et l’exposer aux pouvoirs publics. Traiter ce sujet implique de l’humilité face à la situation ; il faut aussi du temps pour mener un travail transpartisan de qualité et de terrain.
C’est pour se donner ce temps nécessaire que la commission des affaires économiques vous propose, mes chers collègues, cette motion.
Si elle est adoptée, notre commission créera dans la foulée un groupe de travail transpartisan sur les moyens mis en œuvre par l’État en matière de prévention, d’identification et d’accompagnement des agriculteurs en situation de détresse. Nous nous sommes engagés à mener ce travail avec détermination, mais aussi avec l’écoute humaine indispensable.
Travailler sur ce sujet dans toute sa complexité, de façon transpartisane et collégiale, permettra d’aboutir, j’en suis sûre, à un rapport de qualité qui proposera des solutions concrètes.
Monsieur le ministre, vous nous avez dit : « Rassemblons-nous sur l’être humain. » La phrase est importante, mais je garde en même temps à l’esprit les témoignages poignants que nous a transmis Henri Cabanel.
Il nous revient de rendre hommage à ces agriculteurs et à ceux qui les ont rejoints ; c’est ce que nous allons faire au travers des travaux à venir, mes chers collègues, si vous en êtes d’accord. (Applaudissements.)
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Didier Guillaume, ministre. Nous avons eu un excellent débat ; je tiens à saluer de nouveau M. le sénateur Cabanel, qui a été à son origine.
En réponse, notamment, aux propos que vient de tenir Mme le rapporteur, je puis vous confirmer, mesdames, messieurs les sénateurs, que le Gouvernement, le ministère de l’agriculture et de l’alimentation et tous leurs services se tiennent à votre entière disposition pour travailler, ensemble, et essayer d’aller de l’avant sur cette question.
Le Gouvernement émet donc un avis favorable.
M. le président. La parole est à M. Joël Labbé, pour explication de vote.
M. Joël Labbé. Nous traitons ici d’un sujet particulièrement sensible et complexe, où se mélangent des aspects intimes, personnels et profondément humains, et des questions de politique globale qui portent sur notre modèle agricole et commercial. Il est donc important que le Sénat se penche de manière approfondie sur cette question.
Je voudrais à mon tour saluer notre collègue Henri Cabanel et le remercier de son travail et d’avoir permis l’inscription à notre ordre du jour de cette lourde thématique.
Comme Henri Cabanel l’a rappelé, les chiffres sont lourds : la situation est urgente et dramatique. Si le texte présenté aujourd’hui n’est pas encore véritablement finalisé, il n’en est pas moins important, car il permet d’amorcer un travail, de lancer l’alerte sur ce sujet sensible et, surtout, de briser le tabou qui l’entoure encore trop souvent.
Il sera également important de replacer cette thématique dans une réflexion plus globale sur le modèle agricole.
Comment rémunérer les agriculteurs au prix juste et rééquilibrer leur rapport de force inégal avec l’industrie agroalimentaire et la grande distribution ?
Comment maintenir le budget de la PAC et faire en sorte qu’il soit réparti de façon plus juste entre les agriculteurs ?
Comment accompagner les agriculteurs et leur donner les moyens de faire évoluer leurs pratiques afin d’aller vers des modèles de production plus résilients, plus rémunérateurs, plus vertueux et plus en phase avec les attentes de la société ?
Comment améliorer les relations des agriculteurs avec les institutions, en particulier dans des situations humaines complexes ?
Enfin, certains acteurs de terrain, comme l’association Solidarité Paysans, que M. le ministre a évoquée, parviennent à faire reprendre pied, via un accompagnement humain, à de nombreux agriculteurs en difficulté potentiellement exposés à des risques de suicide. Ces acteurs souffrent pourtant trop souvent d’un manque de moyens, et cela bien que l’essentiel de leur activité soit exercé par des paysans bénévoles, le plus souvent retraités.
Le lien humain et la solidarité rurale sont essentiels pour faire face à cette problématique. Toutes ces thématiques ne peuvent donc pas être écartées de la question du mal-être dans nos campagnes.
Je veux à mon tour saluer, au nom de mon groupe, cette motion de renvoi à la commission. Vous annoncez, madame le rapporteur, la mise en place d’un groupe de travail : c’est une bonne chose, car il faut se donner le temps et les moyens d’agir.
J’irai même au-delà, si Henri Cabanel le veut bien : je suggérerai que notre groupe demande une véritable mission commune d’information sur ce sujet, avec tous les moyens et la puissance du Sénat. Ce serait un très bon signe ! (M. Henri Cabanel applaudit.)
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote.
Mme Nathalie Goulet. En écoutant ce débat, j’ai été impressionnée par son importance et par son caractère émotionnel, comme on en a peu l’habitude dans cet hémicycle. Je soutiendrai évidemment cette motion de renvoi à la commission.
Dans l’Orne, comme dans tous les autres départements, le conseil départemental est aussi un acteur du monde agricole : il aide les agriculteurs, notamment les plus jeunes, dans leurs implantations ou pour la transmission d’exploitations.
Néanmoins, nous nous sommes également engagés dans une entreprise intéressante, monsieur le ministre : en coordination avec les barreaux et les experts-comptables, nous avons voulu mettre en place un chèque pour des consultations gratuites. En effet, quand on est dans la difficulté, il faut aussi parfois reconnaître son échec, ce qui est extrêmement difficile : il faut pouvoir surmonter ce malaise, qui est d’autant plus fort que l’écoute est difficile, voire impossible.
Il faudra évidemment associer au groupe de travail qui va être créé l’ensemble des acteurs : la mutualité sociale agricole, bien sûr, mais aussi les conseils départementaux, qui jouent déjà, d’ordinaire, un rôle d’accompagnement de tout le milieu agricole, et naturellement les collectivités territoriales.
J’ai certes envie de dire « bravo ! » à Henri Cabanel, mais je veux aussi interroger chacun d’entre nous : pourquoi entreprenons-nous ce travail si tard ? C’était tellement évident que l’on n’y avait pas pensé avant ! La gratitude que nous vous devons, mon cher collègue, va enfin nous permettre de progresser sur un sujet éminemment humain et important pour nos territoires, auxquels nous sommes évidemment très attachés.
Le groupe Union Centriste soutiendra bien sûr cette motion.
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant au renvoi à la commission.
(La motion est adoptée.)
M. le président. En conséquence, le renvoi à la commission est ordonné.