Mme Noëlle Rauscent. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes invités aujourd’hui à nous prononcer, non sans émotion, sur une proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs.
Nous avons tous en tête ce chiffre terrible : un agriculteur se suicide tous les deux jours en France.
Je voudrais en premier lieu remercier notre collègue, Henri Cabanel, d’avoir porté cette proposition de loi, qui nous permet aujourd’hui d’aborder ce sujet si délicat au sein de notre hémicycle.
Pendant des années, cette détresse des agriculteurs a été occultée, comme un tabou dans notre société. Il a fallu attendre 2011 pour que l’État, avec la MSA, s’engage sur cette question. La caisse centrale de la mutualité sociale agricole a été chargée par Bruno Le Maire, alors ministre de l’agriculture, de mettre en œuvre un programme national d’actions, afin de recueillir des données chiffrées sur la réalité du suicide chez les exploitants et les salariés agricoles.
Répondre aux alertes, accompagner, orienter et suivre ces personnes en détresse : tels sont les axes qu’il faut suivre aujourd’hui. Toutefois, il est impossible de prétendre traiter cette problématique sans avoir une bonne connaissance des différentes dynamiques qui mènent un individu à des pensées noires et qui le poussent in fine à passer à l’acte.
Certes, nous pouvons présumer que ces drames sont intimement liés à la situation financière du défunt. En effet, on observe une proportion bien plus grande de suicides d’agriculteurs dans les filières les moins rémunératrices ou durant les périodes où les prix de vente de ces mêmes filières sont les plus bas. Je pense tout particulièrement aux éleveurs bovins laitiers et allaitants.
Cependant, il est très réducteur de réduire le problème des suicides aux seules difficultés financières. Le sujet est complexe ; méfions-nous des raccourcis.
Les agriculteurs font face aux risques économiques de leur métier, au surendettement, mais aussi aux aléas de la vie, comme la solitude ou la maladie. La pression exercée sur eux est aussi un facteur à prendre en considération. Nous ne le répéterons jamais assez : il faut que l’agri-bashing cesse !
Cette proposition de loi entend apporter une solution de prévention pour éviter ces suicides. Elle vise à améliorer le système de détection des personnes en situation de fragilité dans le monde agricole, en instaurant un repérage ciblé des personnes à risque en fonction de leur niveau d’endettement ou de leurs difficultés financières et en plaçant les établissements bancaires au cœur du dispositif d’alerte. Ces derniers sont en effet les premiers au courant de ces situations.
Sensibiliser les banques sur cette question en les obligeant à repérer les difficultés d’un client agriculteur et à l’orienter vers un accompagnement social et psychologique est une mesure de bon sens. Elle rejoint l’action menée par le Gouvernement dans la prévention du risque psychosocial et de l’épuisement professionnel ; monsieur le ministre, je connais votre engagement en la matière.
L’instauration d’une visite médicale annuelle pour les agriculteurs avec un médecin du travail est également une bonne chose. Elle doit faire l’objet d’une concertation avec les partenaires sociaux concernés.
Nous savons que ces drames ont des causes multiples. Toutefois, ne nous leurrons pas : si nous nous préoccupons aujourd’hui de la dimension financière, bien qu’elle ne doive pas être dissociée du reste, c’est parce que l’augmentation de la rémunération de nos agriculteurs les plus en difficulté doit leur permettre de vivre dignement de leur activité, améliorant ainsi significativement leur situation au regard du risque dont nous débattons aujourd’hui.
En vérité, mes chers collègues, aucune loi ne permettra de résoudre, une fois pour toutes, le problème du suicide en général, et celui des agriculteurs en particulier.
C’est pour cette raison que je rejoins l’avis de Mme le rapporteur : nous devons prendre le temps de mieux étudier et de comprendre ce phénomène – j’irai plus loin, ce désastre – dans toute sa complexité, d’explorer l’ensemble des pistes et d’apporter, autant que possible, des idées permettant d’améliorer la prévention.
Le groupe La République En Marche votera donc la motion de renvoi à la commission, et je participerai au groupe de travail qui va être créé par la commission des affaires économiques. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Indépendants, RDSE et UC.)
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, évoquer, échanger et débattre sur le suicide, en particulier sur celui des agriculteurs, suppose un débat exigeant et sérieux, pour apporter des réponses justes et adaptées.
Tout d’abord, parce que les chiffres sont glaçants. Une enquête de Santé publique France estime que le suicide des agriculteurs est supérieur de 20 % à celui de la population générale – cet écart atteint 30 % pour les seuls éleveurs de bovins laitiers. Selon cette même enquête, on compte presque un suicide par jour ; ce sont surtout des hommes, âgés de 45 ans à 54 ans.
Ensuite, parce que nous touchons à l’humain. Se suicider, mettre fin à sa vie, c’est l’un des gestes les plus terribles qui soient. Il n’y a pas une seule cause ; elles sont multiples : rupture, maladie, isolement, problèmes personnels, financiers ou professionnels, etc. Prévenir les suicides demande donc de prendre l’ensemble de ces facteurs en compte et de tenter d’y apporter une réponse globale, mais adaptée à chacune et à chacun.
C’est pour cela que nous partageons l’avis de la commission et de l’auteur de la proposition de loi, Henri Cabanel – je tiens d’ailleurs à le remercier sincèrement de son travail –, de prendre le temps de débattre ensemble, de réaliser des auditions et de confronter nos avis et nos solutions.
Il est vrai, comme ma collègue Cécile Cukierman l’a souligné il y a quelques jours lors du vote du projet de loi de finances, que les agriculteurs de notre pays sont, depuis des années, en butte à des injonctions contradictoires.
Le monde paysan a été confronté à des changements radicaux depuis la fin des années 1960 : mécanisation, impératifs d’augmentation de la productivité, utilisation de nouveaux pesticides, perte d’autonomie sur les semences, informatisation, charges administratives et comptables toujours plus importantes. Bref, nos agriculteurs font face à un changement permanent.
Or toutes ces adaptations ont eu pour conséquence ce que l’on a appelé « l’endettement obligé » – élément prétendument indispensable pour s’inscrire dans la modernité… – et la pression de plus en plus grande de cet endettement sur la vie quotidienne. Tout cela dans un contexte de libéralisation croissante des échanges et des marchés et de pression des agro-industriels et de la grande distribution. Sans compter la volonté de multiplier encore et toujours les accords de libre-échange qui sont et seront les fossoyeurs du modèle agricole familial que nous défendons !
Que dire encore de l’envolée des prix du foncier et de la défiance que suscite cette profession parmi une population qui ne veut plus de pesticides, qui refuse la malbouffe et qui est de plus en plus sensible aux scandales sanitaires et environnementaux, souvent à raison ?
Ainsi, les agriculteurs sont pris en tenaille. D’un côté, il y a les remboursements des emprunts et le coût exorbitant des produits et pesticides, qui s’accompagne d’une sorte de captivité des agriculteurs face aux entreprises « phyto », comme nous avions pu le dénoncer lors de l’examen de la loi Égalim. De l’autre, il y a les prix tirés vers le bas par la grande distribution, prix qui ne permettent plus de vivre décemment.
Il est insupportable de se dire que, aujourd’hui, ces hommes et femmes qui nous nourrissent vendent leurs productions à perte et n’arrivent même pas à se payer un SMIC, alors qu’ils travaillent sept jours sur sept, plus de dix heures par jour.
Tout cela pour subir finalement un niveau de retraite indécent après une longue vie de dur labeur. À cet égard, et sans polémiquer, comment ne pas rappeler aujourd’hui que votre gouvernement a empêché l’adoption de notre proposition de loi revalorisant les pensions de retraite agricole, en utilisant la procédure de l’article 44, alinéa 3, alors même que ce texte avait été adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale et que les groupes du Sénat étaient également unanimes pour le voter ?
Cette proposition de loi était simple, et son adoption aurait eu pour effet immédiat la garantie d’une retraite des exploitants agricoles à 85 % du SMIC – et Dieu sait que, à ce niveau de ressources, on ne vit pas !
Comment ne pas rappeler qu’il s’agissait alors, comme aujourd’hui, de répondre à une urgence sociale, celle des retraités agricoles qui ne peuvent pas vivre dignement ? En effet, comment parler de dignité quand le niveau de revenu se situe entre 700 et 800 euros en métropole et se réduit parfois à seulement 100 euros dans nos territoires ultramarins ? Comment peut-on vivre avec moins que le seuil de pauvreté et que le minimum vieillesse ?
Puis, il y a la culpabilité parfois, face aux enjeux environnementaux et à l’agri-bashing, et le sentiment d’appartenir à une profession qui est stigmatisée et incomprise du monde urbain et qui n’est plus reconnue comme essentielle pour notre sécurité et notre souveraineté alimentaires.
Je rappelle ces éléments, car c’est en les prenant tous en compte que nous pourrons travailler efficacement ensemble à prévenir les suicides dans le monde agricole.
Enfin, nos agricultrices et agriculteurs vivent dans ce que l’on appelle les zones blanches. Alors que toutes les politiques accélèrent la métropolisation, en concentrant les lieux de pouvoir, de savoir et d’activités économiques, ceux qui vivent en ruralité ont l’impression d’être abandonnés.
Les écoles ferment, les services publics fuient les uns après les autres, les centres-bourgs se dévitalisent et l’essence qui est nécessaire pour se déplacer – il n’existe aucun transport public – coûte de plus en plus cher.
Quand il faut mettre une heure de voiture pour se rendre en ville ou aller se faire soigner ou qu’il faut parcourir plus de 25 kilomètres pour aller chercher une baguette de pain, le sentiment d’abandon et d’injustice est renforcé.
C’est donc, là aussi, les politiques d’austérité publique qu’il faut questionner et l’égalité territoriale qu’il faut exiger pour nos territoires ruraux, au même titre que pour nos quartiers populaires et nos territoires ultramarins.
Les gouvernements successifs portent la responsabilité de cette souffrance sociale, et le vôtre, malgré les promesses de la loi Égalim, n’a rien fait, bien au contraire, pour enrayer cette spirale mortifère. Nous pensons donc que le mécanisme d’alerte proposé par la proposition de loi ne règlera pas seul le problème, mais je suis certain que nous réussirons, ensemble, à trouver une solution.
C’est pourquoi le groupe CRCE votera la motion de renvoi à la commission, d’autant qu’Henri Cabanel en est d’accord – je tiens à le remercier de nouveau d’avoir permis aujourd’hui ce débat. (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR, RDSE et UC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Paul Émorine. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Paul Émorine. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame le rapporteur, mes chers collègues, je souhaite tout d’abord remercier Henri Cabanel d’avoir eu le courage de présenter cette proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs.
Monsieur le ministre, vous reconnaissez cette réalité. Il faut pourtant savoir qu’elle touche des hommes et des femmes qui ont aujourd’hui un niveau de formation exceptionnel et qui sont passionnés par leur métier, mais qui ne peuvent plus en vivre.
Je vous ai entendu dire, monsieur le ministre, que le revenu n’est pas nécessairement le premier élément explicatif. Pour ma part, il me semble que c’est l’élément premier. D’autres facteurs s’y ajoutent, bien sûr, mais le niveau des revenus est absolument déterminant pour expliquer ce choix de la fin de la vie.
Je l’évoquais la semaine dernière, c’est un drame, d’autant que le niveau de formation de nos agriculteurs est élevé. Malgré ce niveau de formation, un tiers des agriculteurs français a un revenu au-dessous de 500 euros par mois, et quelquefois pas de revenu du tout ; un autre tiers touche environ 1 000 euros, et le dernier tiers est légèrement au-dessus. Vous vous doutez bien que, avec des revenus de ce niveau, les agriculteurs n’ont pas de perspective.
Aujourd’hui, les agriculteurs ont besoin d’espérer. Vous évoquez, monsieur le ministre, les négociations qui ont lieu actuellement dans le cadre de la loi Égalim. Je compte sur vous pour donner de l’espoir et établir des prix de vente qui prennent en compte les coûts de production, mais aussi le besoin d’un niveau de revenu décent pour les agriculteurs de notre pays.
Pour ce qui concerne les procédures à mettre en place, je vous entends dire qu’elles existent dans soixante-quinze départements. Mais c’est un mouvement récent, monsieur le ministre. Il se trouve que j’ai une expérience professionnelle en agriculture de plus de quarante-deux ans et que je siège au Parlement depuis plusieurs décennies, et c’est la première fois que nous parlons du suicide en agriculture.
Tout à l’heure, Henri Cabanel évoquait le film Au nom de la terre. Les événements que celui-ci retrace remontent aux années 1998-1999. Or j’ai siégé dans des commissions d’agriculteurs en difficulté, et il n’y avait pas un suicide par jour ; les cas étaient exceptionnels, comme vous avez pu le voir dans ce film.
Aujourd’hui, monsieur le ministre, il faut prendre en compte cette problématique, profondément humaine, que nous n’avons pas connue dans les décennies passées. La première des solutions consiste à redonner de l’espoir aux agriculteurs en ce qui concerne leurs revenus.
En termes de procédures, monsieur le ministre, c’est aux services de l’État de prendre l’initiative, en premier lieu les directions départementales de la protection des populations, qui comprennent les services vétérinaires – on sait que les problèmes sanitaires aggravent la situation, en particulier dans les élevages. Certes, les caisses de la mutualité sociale agricole, les coopératives, les banques et les organismes qui assurent la comptabilité des exploitations, entre autres, doivent être sensibilisés, mais il revient aux services de l’État d’être au cœur du dispositif pour donner une réponse rapide.
Je le redis, les organismes qui assurent la comptabilité des exploitations ont leur rôle à jouer : quand une personne n’a pas de revenu depuis plusieurs années, on peut se douter que les problèmes sont importants, au-delà du seul endettement. C’est dans ces situations que l’agriculteur perd espoir.
Monsieur le ministre, j’ai entendu les conclusions de notre rapporteur, qui nous propose d’adopter une motion de renvoi à la commission. C’est un sujet délicat, mais il faut réagir très vite pour faire face à ces situations. Nous comptons sur vous ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, Les Indépendants et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Franck Menonville.
M. Franck Menonville. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis 2015, on compte plus d’un suicide par jour chez les agriculteurs.
Les chiffres sont alarmants, et la réalité est encore plus sinistre. C’est pourquoi je tiens à saluer et à remercier le groupe RDSE, en particulier notre collègue Henri Cabanel, qui a mis ce sujet dramatique et bouleversant au cœur de l’agenda de notre assemblée des territoires.
Comme l’a si bien rappelé Mme le rapporteur en commission la semaine dernière, ce sujet révèle « la manifestation la plus flagrante de la détresse du monde agricole ». Force est de constater que ce fléau qui touche nos territoires ruraux est malheureusement plus présent dans le monde agricole que dans d’autres secteurs d’activité.
Les causes de ce phénomène dramatique sont multiples : difficultés financières, drames personnels, maladie, isolement social et territorial, surcharge de travail, agri-bashing, aléas climatiques, manque de visibilité sur l’avenir.
Ces situations irrémédiables sont le plus souvent le fruit d’une accumulation de difficultés et de la concordance de drames personnels de toute nature, même si le contexte économique est sans doute déterminant. Ce phénomène touche toutes les tranches d’âge, les jeunes comme les moins jeunes, tous les métiers du secteur, les salariés et les exploitants.
Les chiffres sont clairs, ils parlent d’eux-mêmes et sont glaçants : la MSA relève 605 décès par suicide par an dans le milieu agricole, exploitants et salariés confondus, parmi lesquels 274 avaient plus de 65 ans ; quatre sur cinq sont des hommes.
Ce chiffre explose chez les agriculteurs les plus modestes : les bénéficiaires de la couverture maladie universelle sont particulièrement touchés. De plus, deux activités sont particulièrement concernées : les éleveurs bovins et les producteurs laitiers. En France, les agriculteurs ont un risque de suicide plus élevé de 12 % comparé au reste de la population.
Pour agir efficacement contre ce fléau dramatique, il faut au préalable en avoir une meilleure connaissance statistique – M. le ministre et Mme le rapporteur en ont parlé – et identifier précisément ses causes. Malheureusement, une loi ne permettra sans doute pas à elle seule de résoudre ces situations tellement diverses.
De multiples leviers doivent donc être actionnés, afin de proposer une solution concrète et complète aux agriculteurs de notre pays. Je pense d’ailleurs que les actions les plus efficaces à mettre en place relèvent du terrain. Il est néanmoins impératif que ces initiatives fassent l’objet de davantage de visibilité : force est de constater que, aujourd’hui, les dispositifs locaux sont encore trop mal connus, ce qui est dommageable pour leur efficacité.
Dans mon département, la Meuse, la chambre d’agriculture a mis en place un numéro vert départemental. Ce dispositif permet une orientation vers des personnes formées et des entités compétentes en fonction des besoins, qu’ils soient économiques, de santé ou autres. Le travail d’accompagnement se fait ensuite en coopération avec les acteurs en présence – la chambre d’agriculture, la MSA, l’État, les banques, etc. Il a d’ailleurs été constaté que la formation et l’écoute sont primordiales dans l’identification des situations problématiques.
Dans le département de la Corrèze de mon collègue Daniel Chasseing, la MSA et l’agence régionale de santé ont instauré des processus similaires dès les années 2000. Un guichet unique a été créé en 2018 ; il est accompagné d’initiatives qui ont prouvé leur efficacité : aide financière au soutien psychologique, aide pour la comptabilité ou encore aide au répit.
Néanmoins, force est de constater que les signaux d’alerte se déclenchent souvent trop tard. La détection est certes complexe, et des pistes d’amélioration du dispositif d’accompagnement sont à trouver. Aussi, il est nécessaire d’identifier, d’une part, les initiatives locales efficaces et, d’autre part, les secteurs en besoin.
Je crois que la coordination et la formation des acteurs sont indispensables pour anticiper et identifier les signes précurseurs. À mon sens, une adaptation territoriale est donc un axe de réflexion à approfondir.
L’aide doit être plus globale et inclure des volets financier, économique, social et technique, ainsi qu’un accompagnement plus individualisé. Il faut remettre de l’humain dans un dispositif qui, souvent, est trop impersonnel.
En résumé, il est nécessaire d’anticiper les risques et de coordonner les acteurs. Le groupe Les Indépendants tient à saluer les réflexions engagées sur ce sujet. Il s’associera à la recherche de solutions adaptées et efficaces pour combattre ce fléau.
Nous devons tous nous mobiliser ! Je remercie de nouveau le groupe RDSE, Henri Cabanel et Mme le rapporteur Françoise Férat. (Applaudissements sur les travées des groupes LaREM, UC et RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Tissot.
M. Jean-Claude Tissot. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avant d’entrer dans l’analyse de cette proposition de loi, je voudrais tout d’abord remercier notre collègue Henri Cabanel, qui nous donne l’occasion de consacrer une séance publique de la Haute Assemblée à cette terrible réalité qu’est la surmortalité par suicide des agriculteurs.
Les chiffres sont alarmants : la récente étude de la MSA fait état de 605 décès par suicide en 2015, dont 372 chefs d’exploitation – 292 hommes et 80 femmes, soit un suicide par jour environ – et 233 salariés agricoles. Le risque de se suicider est plus élevé de 12,6 % chez les agriculteurs que chez les autres actifs. Pour les agriculteurs les plus pauvres, ce chiffre atteint 57 %.
Ce n’est pas un phénomène nouveau. Depuis la fin des années 1960 et l’apparition des données de suicide par catégories socioprofessionnelles, on constate que les agriculteurs sont au sommet de la pyramide des suicides.
Toutefois, pendant longtemps ces données sont restées dans l’ombre. Comme dans le reste de la société, le suicide est un tabou dans le monde agricole, et peut-être plus encore, car, au-delà de la honte associée à ce décès, le suicide a souvent été exclu des garanties des assurances. Aussi, des générations de paysans ont tu les suicides de leurs collègues, les faisant passer pour des accidents.
Cette problématique a commencé à percer dans le débat public au moment de la crise du lait en 2009. Aujourd’hui encore, les éleveurs bovins et les producteurs laitiers sont particulièrement touchés.
Le film Au nom de la terre, sorti il y a quelques mois, a également contribué à mettre en lumière ce fait social majeur. Nous avons eu la chance de pouvoir assister à une projection-débat la semaine dernière au Sénat, en présence de l’équipe du film. Pour celles et ceux qui, comme moi, vivent ou ont vécu du travail de la terre, il sonne de manière très juste – si juste qu’il peut être extrêmement douloureux à regarder jusqu’à la fin.
Aujourd’hui, grâce à la proposition de loi de notre collègue Henri Cabanel, nous disposons d’un temps dédié dans cet hémicycle pour aborder les réponses que nous pourrions apporter en tant que législateurs.
Dès lors que nous n’acceptons pas le suicide comme une fatalité, la première de ces réponses est nécessairement la prévention. Le professeur Michel Debout, précurseur en France de l’approche en santé publique du suicide, plaide depuis longtemps en faveur d’une politique de prévention rénovée et renforcée, qui permettrait, comme dans d’autres pays, d’éviter de nombreux suicides.
Avec ce texte, notre collègue nous propose une piste pour contribuer à la détection des paysans en détresse : faire des agents bancaires des acteurs de cette prévention. Ainsi, ces agents qui repéreraient des signaux faibles financiers auraient la possibilité de signaler leurs clients agriculteurs en difficulté financière, avec leur accord exprès, à une structure de suivi et d’écoute de la MSA.
Si l’intention est incontestablement louable, les indicateurs, les outils de suivi et les acteurs responsabilisés dans cette proposition de loi ont été sérieusement mis en question tout au long des auditions que nous avons conduites ces dernières semaines.
Face à un fait social aussi complexe et multifactoriel que le suicide, une réponse aussi parcellaire ne peut bien évidemment pas être adéquate. Il nous semble que d’autres pistes pourraient être utilement explorées pour améliorer la détection et la prévention des passages à l’acte. Au-delà, il nous paraît fondamental de pouvoir intervenir à un niveau structurel pour lutter efficacement contre le suicide des agriculteurs.
Le « sursuicide » dans le monde agricole résulte d’une combinaison de plusieurs facteurs. La situation économique des agriculteurs ou leur surendettement n’explique pas à eux seuls la dépression profonde qui conduit au suicide.
À cette détresse économique s’ajoutent d’autres grands facteurs de risques : l’isolement social, une intrication tout à fait particulière entre vie familiale et vie professionnelle, l’effondrement du sens donné à sa vie face à l’impossibilité de transmettre l’exploitation, ce qui explique notamment la proportion importante de suicides chez les agriculteurs âgés, ou encore la perte brutale de repères ou de perspectives lors de la survenue d’événements climatiques lourds, par exemple.
Le paysan ne partage pas facilement ses difficultés avec son voisin ou même sa famille. Le fera-t-il plus facilement avec le gestionnaire de son compte en banque ?
C’est pour ces raisons que les membres du groupe socialiste et républicain estiment qu’un employé de banque n’est pas forcément le mieux placé ou formé pour aider un agriculteur en difficulté.
Comment un agent bancaire sans formation saura-t-il trouver les bons mots pour proposer à son client de le signaler à la MSA ? C’est une responsabilité bien lourde à confier à des personnes qui n’ont reçu aucune indication dans leur formation initiale pour intervenir de manière appropriée auprès de personnes particulièrement fragiles.
En outre, de par sa profession, l’employé de banque ne peut apprécier que la variable économique. Or être à découvert fait partie intégrante de la vie des agriculteurs ! Cet indicateur nous apparaît donc comme peu pertinent.
De même, les auditions ont fait ressortir que l’anonymat était l’un des facteurs permettant la réussite du système d’écoute proposé par la MSA. Un tel mécanisme mettrait nécessairement à mal ce préalable de l’anonymat pour un bénéfice difficile à appréhender en l’état.
Cependant, nous souhaiterions que d’autres pistes de réflexion puissent être explorées, pour enrichir le travail de notre collègue Cabanel. Ainsi, d’autres lanceurs d’alerte pourraient être mis à contribution, parmi ceux qui sont au contact direct des paysans. Il pourrait s’agir des vétérinaires, des coopératives agricoles, des syndicats, des chambres d’agriculture ou encore des travailleurs sociaux.
Édouard Bergeon, le réalisateur du film Au nom de la terre, appelle à soutenir davantage l’association Solidarité Paysans, dont les équipes accompagnent depuis plus de trente ans les agriculteurs en difficulté dans nos territoires. Elles ont la connaissance des mécanismes à l’œuvre et le savoir-faire pour y répondre, mais les moyens dont elles disposent sont loin d’être à la hauteur des enjeux.
Il pourrait également être intéressant de travailler sur des pistes ciblant précisément certains des facteurs de risques recensés, par exemple lutter contre l’isolement social dans nos campagnes – même aujourd’hui, au XXIe siècle, on se suicide quatre fois plus en milieu rural qu’à Paris –, ou encore organiser un meilleur accompagnement des agriculteurs victimes des aléas climatiques.
Cependant, nous n’aurons fait que la moitié du chemin tant que nous ne nous serons pas penchés sur les causes profondes de cette surexposition des agriculteurs au risque de suicide.
Le modèle productiviste actuel entraîne nos paysans dans une spirale de crédits et de factures à payer. Ils subissent ainsi la surenchère du « toujours plus grand », qu’il s’agisse des augmentations de rendement, des volumes de prêts bancaires contractés, des surfaces à cultiver, du nombre de bêtes à élever… Ce « toujours plus » crée un véritable cercle vicieux, qui entre en résonnance avec les autres problématiques des agriculteurs.
Or cette spirale financière et économique entraîne également l’épuisement moral et physique. En effet, si les surfaces et les nombres de têtes croissent, les bras manquent, tandis que les factures et les dettes s’accumulent.
Contrairement à ce qui est martelé, ce n’est pas l’agri-bashing qui pousse les paysans au suicide, mais le modèle d’agriculture productiviste. Aussi, l’évolution du modèle agricole vers un mode de production raisonné et raisonnable permettrait de préserver non seulement notre planète, mais aussi le bien-être au travail de nos agriculteurs.
Cette proposition de loi permet donc de mettre la question du suicide des paysans à l’ordre du jour de nos travaux. Elle offre l’occasion de mener un véritable travail parlementaire.
Cependant, le texte tel qu’il a été écrit ne permet pas d’embrasser l’ensemble des enjeux économiques, sociaux et structurels, qui sont au cœur du mal-être des paysans. En tant que parlementaires, nous devons construire un système plus complet de réponses à ce fait social inacceptable : ceux qui nous nourrissent ont de plus en plus de mal à vivre de leur travail et de plus en plus de raisons d’en mourir.
C’est pour cela que le groupe socialiste et républicain votera la motion de renvoi à la commission. (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR, RDSE et LaREM.)