M. Jérôme Durain. … durement mises à l’épreuve depuis de longues années dans un contexte sécuritaire et social tendu.
M. François Grosdidier. Il faudrait voter en cohérence !
M. Jérôme Durain. J’ajoute que les élus de notre groupe n’ont aucune espèce de sympathie pour les casseurs, pour le désordre ou pour les violences commises lors des manifestations.
M. Bruno Sido. Eh bien, alors ?
M. Jérôme Durain. Toutefois, avec cette motion, nous voulons conserver à la chambre haute son rôle de vigie dans la défense des libertés publiques.
Disons-le clairement : oui, ce texte présente un risque d’arbitraire.
M. Bruno Sido. Mais non !
M. Jérôme Durain. En définitive, il peut permettre au préfet, donc au Gouvernement, de choisir ses manifestants. Pour des raisons de fond et de forme que je vais vous détailler, je ne vois pas d’autre solution pour notre assemblée que d’interrompre, ici, le cheminement législatif de cette proposition de loi.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Il ne manquerait plus que cela !
M. Jérôme Durain. Commençons par la forme. Alors qu’il s’agissait d’un texte relatif aux libertés publiques, la majorité sénatoriale avait fait le choix d’une proposition de loi. En évitant ainsi toute étude d’impact et toute consultation de grande envergure, les élus du groupe Les Républicains voulaient aller vite. Nous avions souligné ce manque de concertation en première lecture.
Depuis cet automne, la concertation a en quelque sorte eu lieu : on ne compte plus les prises de position hostiles à ce texte, que ce soit dans les rangs des syndicats, des ONG, des organisations internationales ou des autorités administratives indépendantes. C’est M. Berger, de la CFDT, qui juge cette loi « à certains points dangereuse ».
Mme Catherine Troendlé, rapporteur. « À certains points » ?
M. Jérôme Durain. C’est M. Martinez, de la CGT,…
M. Bruno Sido. Tous des gauchistes !
M. Jérôme Durain. … qui trouve que cette loi « vise à restreindre le droit de manifester ». Ce sont les avocats, qui ne sont pas des « gauchistes », et les magistrats, qui ne sont pas des « gauchistes » non plus, qui expriment leur mécontentement ! Ce sont le Conseil de l’Europe et l’ONU, qui expriment des réserves… (Exclamations sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Sido. Alors, dans ce cas ! (Sourires sur les mêmes travées.)
M. François Grosdidier. M. Erdogan et M. Poutine sont réservés, eux aussi !
Mme Éliane Assassi. Vous vous répétez, monsieur Grosdidier !
M. le président. Mes chers collègues, je vous prie de laisser l’orateur s’exprimer.
M. Jérôme Durain. Ce sont MM. Sureau et Mignard, soutiens d’Emmanuel Macron, qui prennent bruyamment leurs distances.
L’absence de consultation initiale était compréhensible, s’agissant d’une initiative portée par un groupe politique. Mais cette méthode est devenue beaucoup plus problématique dès lors que le Gouvernement a décidé de reprendre à son compte cette proposition de loi.
Avec le lifting des amendements gouvernementaux, ce texte a changé de nature, mais la mue n’a pas été complètement opérée. Faisons-nous face à un texte porté par la droite ? Par les macronistes ? Par les deux ? La République En Marche n’a pas souhaité l’assumer jusqu’au bout, et cela s’est senti dans les hésitations observées à l’Assemblée nationale et au Gouvernement.
Le Gouvernement et la majorité des députés sont-ils satisfaits par ce texte qu’ils ont réécrit ? On ne sait plus ! Des députés voulaient voter contre, mais ils se sont abstenus, parce que le texte qu’ils venaient de réécrire allait de nouveau être réécrit.
Du côté de la majorité sénatoriale, ce n’est guère plus clair. Chers collègues, vous avez d’abord dénoncé la réécriture du texte, en laissant entendre que vous alliez le corriger. Finalement, vous ne corrigez rien, préférant faire un pari de Pascal revisité. Si le Conseil constitutionnel existe et censure ce texte, vous aurez beau jeu de dénoncer le mauvais travail des députés. En revanche, si le Conseil constitutionnel se fait oublier, vous revendiquerez la paternité de cette loi…
La situation était déjà compliquée. Or, notre collègue Loïc Hervé l’a rappelé, nous avons appris hier que le Président de la République, que l’on sait amateur de philosophie, faisait le même pari de Pascal !
M. Loïc Hervé. Eh oui ! C’est invraisemblable !
M. Jérôme Durain. Ainsi l’Élysée va-t-il saisir les Sages à propos des articles 2, 3 et 6…
On a connu mieux comme reconnaissance de paternité ! (M. Loïc Hervé s’esclaffe.) Cette proposition de loi Retailleau-Castaner-Macron se retrouve de facto orpheline. (Exclamations sur des travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.) Et pourtant, elle prend le chemin d’une adoption conforme ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et sur des travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
Sur le fond, les arguments en défaveur du texte qui nous est proposé aujourd’hui ne manquent pas. Notons, d’abord, que celui-ci puise son inspiration dans l’arsenal anti-hooligans. Cet arsenal est-il toutefois si parfait qu’il puisse être généralisé ? On ne le sait pas, parce qu’il n’a jamais été évalué. À vrai dire, on a bien une petite idée de la pertinence de ce dispositif et des interdictions administratives de stade, les IAS.
Il faut écouter l’Association nationale des supporters, qui dénonce les actes de violence, mais prend la défense des supporters victimes des mailles d’un filet mal pensé. On découvre ainsi des histoires absurdes de supporters blanchis par la justice pénale, mais qui doivent continuer à batailler devant la justice administrative pour faire lever une IAS prononcée contre la mauvaise personne. On découvre que l’IAS est, dans certains cas, couplée à une obligation de pointage au commissariat, lequel est parfois à proximité du stade, la personne visée par l’IAS devant alors se rendre dans un autre établissement. On imagine ce que pourrait donner une interdiction administrative de manifester : des files d’attente de non-manifestants devant des commissariats, qui auront pourtant bien autre chose à faire.
Monsieur le ministre, pourriez-vous informer la représentation nationale des évaluations qui doivent être faites des interdictions administratives de stade ?
Proposition de loi orpheline, mal inspirée, cette loi anti-manifestants est aussi, si ce n’est surtout, dangereuse pour les libertés publiques. Elle contient un grand nombre de dispositions qui se révéleraient extrêmement risquées si elles se retrouvaient entre les mains d’un parti non républicain. Pire, elle pourrait même donner de mauvaises idées à un parti républicain. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Ainsi, l’article 2 crée une interdiction administrative de manifester dans une version plus répressive que la version sénatoriale. Selon nous, cet article porte atteinte à la liberté d’expression collective des opinions et à la liberté d’aller et venir, en raison du pointage en commissariat, déjà évoqué.
Bien qu’elle soit contextualisée, la mesure de police administrative reposerait sur la seule constatation, par le représentant de l’État dans le département ou par le préfet de police, d’agissements doublés d’un risque supposé de « menace d’une particulière gravité pour l’ordre public » et, a fortiori, pourrait s’appliquer à des manifestations non déclarées « dont [le représentant de l’État] a connaissance ».
Faute d’énoncer des critères suffisamment précis et restrictifs, la décision d’interdiction préventive de manifester sera laissée à la seule appréciation du préfet.
Les garde-fous prévus dans le texte à l’article 2 présentent un caractère formel : dans certains cas, l’arrêté du préfet serait « exécutoire d’office et notifié à la personne concernée par tout moyen, y compris au cours de la manifestation ». En d’autres termes, le droit à un recours effectif devant le juge sera rendu impossible dans les faits.
L’article 4 de la proposition de loi crée un délit passible d’une sanction d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende pour dissimulation du visage dans une manifestation. À la suite des travaux du Sénat visant à caractériser l’intentionnalité du délit, Mme Alice Thourot, rapporteure de la commission des lois de l’Assemblée nationale, avait souhaité apporter encore plus de précisions, dans le but de garantir la proportionnalité de la mesure. En séance publique, toutefois, l’adoption d’un amendement inversant la charge de la preuve a simplifié à l’excès et a fortement déséquilibré le dispositif.
L’article 4 de la proposition de loi viserait ainsi, outre des personnes qui se trouveraient « au sein » de la manifestation, des personnes qui seraient à ses « abords immédiats », alors que des troubles à l’ordre public ne sont pas en train d’être commis, mais « risquent d’être commis », sans qu’un lien caractérisé soit établi entre le trouble et la personne qui dissimulerait seulement une « partie de son visage ».
Pour que la loi qui impose une restriction à ses droits garantis soit accessible au citoyen, celle-ci doit être précise et prévisible, de sorte que celui-ci soit en mesure de connaître la règle qui lui est appliquée. Cette exigence de précision est le corollaire du principe de sécurité juridique. Elle est inhérente à l’objectif d’intelligibilité de la loi.
J’ai, pour ma part, du mal à imaginer ce que recouvriraient en pratique, sur le terrain, les « abords immédiats » d’un parcours Bastille-République.
L’article 6 bis a été inséré dans la proposition de loi par l’Assemblée nationale à la faveur d’un amendement de sa rapporteure adopté au stade de l’examen du texte en commission des lois. Il complète la liste des obligations et des interdictions auxquelles une personne peut être astreinte dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Il y ajoute notamment l’interdiction de manifester sur la voie publique dans certains lieux déterminés par le juge d’instruction ou par le juge des libertés et de la détention. Or, dans le droit en vigueur, le contrôle judiciaire peut d’ores et déjà comporter l’interdiction, pour le mis en cause, de se rendre dans certains lieux. L’article 6 bis est donc superflu.
Par cette motion, notre groupe souhaite attirer l’attention du plus grand nombre de sénateurs sur les risques que ce texte comporte.
En première lecture, de nombreux collègues de la majorité présidentielle avaient assumé leur choix et marqué leur opposition à ce texte. Nous leur donnons aujourd’hui l’occasion de réitérer cette affirmation de leurs convictions. Le nombre de personnes interpellées au cours des manifestations récentes comme la lourdeur des peines prononcées en comparution immédiate indiquent que des réponses juridiques existent déjà.
Je vous demande très solennellement, mes chers collègues, que nous assumions, que le Sénat assume son rôle de gardien des libertés publiques. Épargnons-nous ce texte inutile, imprécis et dangereux.
Même contre les brutes, monsieur le ministre, même contre les vandales, même contre les ultra-violents, suivant en cela l’avis défavorable exprimé au nom du Gouvernement par M. Laurent Nunez en première lecture, le groupe socialiste et républicain affirme que, jamais, le préfet ne pourra remplacer le juge ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Christophe Priou, contre la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Christophe Priou. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite évoquer devant vous l’origine de ce texte.
Je fus témoin de violence politique pendant des années, bien avant novembre 2018, notamment lors des manifestations contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
Les centres-villes de Nantes et de Rennes furent régulièrement dévastés et vandalisés par des groupes de casseurs ultra-violents et très organisés. Ces faits s’étalèrent sur de nombreuses années.
Antérieurement à ces années-là, je fus également victime de cette violence politique, poussée à son paroxysme. Je vous précise d’ailleurs que, le 15 novembre dernier, j’ai été amené à faire un signalement auprès du procureur de la République pour de nouvelles menaces de mort.
Je vais vous narrer un événement qui remonte au 24 novembre 2000. À La Baule, un colis piégé explosait au siège du syndicat intercommunal de la Côte d’Amour et de la presqu’île guérandaise, dont j’étais alors président, tuant sur le coup un employé intercommunal qui l’avait manipulé. J’étais, à l’époque, maire et conseiller général du Croisic : ce colis m’était adressé.
Après plusieurs mois d’une enquête rigoureuse menée par la police judiciaire de Nantes, que je remercie encore de son professionnalisme et de son abnégation, trois personnes furent arrêtées. Un quatrième complice avait disparu, éliminé physiquement par les trois autres. Ce groupe de militants d’extrême droite avait des relents néonazis.
Il y eut trois procès d’assises, le premier à Nantes, le procès en appel à Rennes et un troisième à Versailles, l’assassinat de leur complice ayant été dissocié de l’attentat au colis piégé. Lors de chaque procès, l’audience, si nécessaire pour établir la vérité, a duré cinq longues journées. J’ai assisté, en ces instants, chez les policiers, chez les magistrats, chez les jurés populaires à la recherche de la vérité, parfois au confluent de la présomption d’innocence et de l’intime conviction.
La phrase qui m’a le plus marqué, lors de ces longues semaines d’audience, a été prononcée par le principal accusé, reconnu coupable, qui avouera être le commanditaire du colis piégé durant le procès de Versailles et qui fut condamné à chaque fois à vingt-sept ans de réclusion criminelle : « Je suis contre la violence gratuite, mais la violence politique peut se comprendre. »
M. Bruno Sido. Oh !
M. Christophe Priou. En l’occurrence, l’ambition de ce personnage était d’être élu à ma place en 2001, lors des élections du printemps, et seules des conditions particulières – et encore ! – auraient pu rendre cela possible.
Ce scénario vous paraît peut-être simpliste, il est pourtant le reflet de la philosophie et de la stratégie des extrêmes. Non, on ne peut pas cautionner la violence politique, on ne peut pas l’excuser, on doit la juger et la conjurer. Elle est trop souvent fomentée par des idéologies d’extrême droite et d’extrême gauche qui savent que, pour renverser la démocratie fragile, des conditions exceptionnelles sont nécessaires, qu’il faut créer par la violence.
Regardons l’histoire du XXe siècle, du fascisme au nazisme, des Brigades rouges à la bande à Baader, en passant par Action directe, pour nous en instruire.
M. Bruno Sido. Beaucoup de communistes !
M. Christophe Priou. Les enquêtes menées à bien, les décisions de justice rendues ne résolvent pas tout. Après de tels faits, rien n’est comme avant. Vous vivez avec le remords de la chance coupable, avec à la fois la satisfaction du triomphe de la vérité et le cours des choses irréversibles, car on ne fait pas revenir à la vie les morts d’aujourd’hui et d’hier.
De même, si l’on peut réparer les vivants, ce n’est souvent que partiellement. Les mutilations taraudent traditionnellement et quotidiennement, tant physiquement que psychologiquement, ceux qui en sont victimes.
C’est pour cela que nous devons être préventifs ; ce texte l’est. « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort », dit-on ; cela renforce au moins les convictions. Je n’ai jamais ressenti un sentiment de vengeance ni invoqué la loi du talion.
Opposant de toujours à la peine de mort, j’ai voté des deux mains en Congrès à Versailles, le 19 février 2007, l’inscription de son interdiction dans la Constitution, comme sont inscrits dans la Constitution ou dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le droit de grève et le droit de manifester.
Après ce vote, comme l’immense majorité des parlementaires ce jour-là – une majorité qui tutoyait l’unanimité –, je me suis levé pour faire une ovation debout au meilleur des orateurs de cette journée historique, celui qui fut garde des sceaux, notre collègue au Sénat, qui était, ce jour-là, le porte-parole du groupe du parti socialiste : M. Robert Badinter.
Mes chers collègues, cette proposition de loi n’est en rien liberticide. Nous nous opposons à cette motion, car l’âme de ce texte, c’est l’esprit de la République, cette République une et indivisible, la République des droits et devoirs, cette République au triptyque que le monde entier nous a emprunté à chaque fois que l’on voulait faire émerger et faire vivre la démocratie, ces trois mots sculptés sur le fronton de nos bâtiments républicains et qui résonnent plus encore aujourd’hui, dans cet hémicycle : la liberté, l’égalité, la fraternité.
Vive la République, vive la France ! (Bravo ! et vifs applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Marc Boyer et M. Vincent Segouin se lèvent pour applaudir. – Applaudissements prolongés sur des travées du groupe Union Centriste, du groupe Les Indépendants – République et Territoires et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – Mme le rapporteur, M le président de la commission des lois et M. le ministre applaudissent également.)
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Catherine Troendlé, rapporteur. La commission a émis un avis défavorable à l’adoption de cette motion tendant à opposer l’irrecevabilité.
Les interrogations soulevées par les auteurs de la motion sont légitimes, mais ne doivent pas nous conduire à remettre en cause le bien-fondé et l’utilité des dispositions de ce texte.
Nous avons aujourd’hui besoin de nouveaux outils pour prévenir l’infiltration dans les manifestations de personnes dont l’unique objectif est de commettre des violences à l’encontre de nos institutions, de nos symboles et de nos forces de l’ordre.
Ce texte n’a pas, et n’a jamais eu, pour objet de porter atteinte au droit de manifester. Ne nous méprenons pas : ceux qui, depuis plusieurs semaines, nuisent à l’exercice du droit de manifester, ce ne sont ni les autorités ni les forces de l’ordre, mais bien les casseurs ! Cette proposition de loi vise uniquement à empêcher que ces individus, je dirais même ces délinquants, infiltrent les manifestations et prennent en otage des citoyens qui souhaitent exprimer pacifiquement leurs revendications.
Les mesures qu’elle contient ne sont pas soumises à l’arbitraire. Comme toute mesure de police administrative, elles devront être mises en œuvre dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité. Chacune d’entre elles sera soumise au contrôle du juge administratif, qui, je le rappelle, a démontré, au cours des dernières années, son rôle de protecteur des libertés.
Je le répète, il s’agit non pas d’une loi anti-manifestants, mais d’une loi anti-casseurs !
L’avis est donc défavorable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées du groupe Union Centriste.)
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour explication de vote.
Mme Éliane Assassi. Mon groupe votera sans hésitation cette motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Mes chers collègues, l’équilibre entre respect de la liberté de manifester et respect de l’ordre public imposé par l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est manifestement rompu, et la jurisprudence du Conseil constitutionnel à ce sujet contredite.
Faut-il rappeler au Gouvernement et aux adeptes du « nouveau monde » de La République En Marche que cette Déclaration a une valeur pleinement constitutionnelle, faisant partie intégrante du bloc de constitutionnalité ?
Cette proposition de loi, par chacun de ses articles, mais également dans sa globalité, offense l’article X du texte fondateur de 1789.
L’addition des articles, à l’exception du modeste article 1er A, porte gravement atteinte à la liberté d’expression et d’opinion, dont le véhicule est, justement, le droit de manifester.
L’article 2, en transférant à l’autorité politique le pouvoir d’interdire à une personne de manifester, de surcroît, sur l’ensemble du territoire et pour une durée maximum d’un mois, ne pourra qu’être jugé non conforme à la Constitution. C’est inéluctable !
L’article 4, qui sanctionne lourdement la dissimulation du visage, même partielle et sans élément intentionnel, ne respecte pas non plus les libertés fondamentales.
L’article 6, sur les peines complémentaires, pose également de lourdes questions.
Les modifications apportées par la majorité de l’Assemblée nationale au texte sénatorial ont provoqué un dérapage incontrôlé et la décision d’Emmanuel Macron de saisir lui-même le Conseil constitutionnel se rapproche de la sortie de route.
Le Président de la République est piégé par un texte de circonstance, qui visait à diaboliser le mouvement des « gilets jaunes » pour tenter de reprendre la main à tout prix, et il a accouché d’un monstre juridique.
M. François Grosdidier. La proposition de loi est antérieure au mouvement des « gilets jaunes » !
Mme Éliane Assassi. Nous appelons solennellement le Sénat à prendre ses responsabilités en votant l’irrecevabilité.
J’indique, enfin, que mon groupe souhaite s’associer à la saisine du Conseil constitutionnel qui est en cours de préparation, en rappelant que soixante sénatrices et sénateurs peuvent exercer ce droit. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, ainsi que sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie, pour explication de vote.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Dans cet hémicycle où le respect de la Constitution et de la séparation des pouvoirs est un principe important, que nous avons dû défendre encore récemment, je ne peux m’empêcher de revenir sur deux points.
Je ne pensais pas devoir aborder le premier : j’ai eu la surprise de voir le ministre applaudir notre collègue qui s’exprimait contre la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. Lorsque l’on entend respecter la séparation des pouvoirs, c’est étrange. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.) J’ose espérer, mes chers collègues, que, lorsque cela se produira dans d’autres circonstances, vous saurez rappeler aux membres du Gouvernement l’attitude qu’ils doivent adopter !
Je ne désespère jamais de convaincre. Notre rapporteure, Mme Catherine Troendlé, et le ministre ont indiqué que ces dispositions n’étaient pas attentatoires aux libertés. Je souhaite rappeler tout de même – c’est important, car le Conseil constitutionnel va être saisi et nos débats seront lus à la loupe – que trois principes sont violés : la liberté d’aller et venir, la liberté de manifester…
M. Bruno Sido. Mais pas la liberté de casser !
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. … et le droit au recours et à l’accès à un juge.
Si je reviens sur ce dernier point, c’est qu’il se dit des choses inexactes. On prétend que ce texte permet l’accès au juge, car, dans le cadre du référé-liberté, le juge administratif peut être saisi. Ceux qui, ici, connaissent l’aspect judiciaire du droit administratif savent que le juge a quarante-huit heures pour se prononcer.
Voici comment cela va donc se passer : les préfets vont prendre des arrêtés d’interdiction, certains des concernés saisiront peut-être le juge administratif, mais celui-ci aura quarante-huit heures pour se prononcer. Entre-temps, la manifestation aura eu lieu. J’insiste, car, je vous le dis, c’est sur ce point que le Conseil constitutionnel va être amené à se prononcer et que la loi sera censurée.
Mes chers collègues de la majorité du Sénat, ne soyez pas dupes de la manœuvre du Président de la République. Relisons vos déclarations et celles de vos collègues de l’Assemblée nationale : vous êtes en désaccord avec la majorité des dispositions de ce texte, mais vous pensez faire une mauvaise manière au Gouvernement, alors que vous lui servez sur un plateau un texte inconstitutionnel.
Encore une fois, soyez vigilants et rejoignez-nous dans le vote en faveur de cette exception d’irrecevabilité ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. le président. La parole est à M. François Grosdidier, pour explication de vote.
M. François Grosdidier. Ce qui est surprenant, dans les positions des groupes de gauche, c’est qu’ils s’opposent, sans rien proposer !
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Nous proposons de respecter la Constitution !
Mme Éliane Assassi. Attendez que le débat ait lieu, vous y entendrez nos propositions !
M. François Grosdidier. La situation actuelle fait plus que confirmer le constat que nous avions établi lorsque le président Retailleau, avec notre groupe, avait rédigé cette proposition de loi, qui n’est pas de circonstance, car elle a largement précédé le mouvement des « gilets jaunes ».
Ce mouvement l’a, en revanche, confirmée. En effet, qu’y voyons-nous ? Des groupes d’extrémistes, de droite ou de gauche, ainsi, notamment à Paris, que des voyous de droit commun, qui s’intègrent dans les cortèges pour les dévoyer, qui menacent le droit de manifestation, qui pratiquent systématiquement les violences contre nos forces de l’ordre et se livrent, autant qu’ils le peuvent, à des actions de vandalisme.
Ce phénomène, nous savons qu’il existe. Allons-nous le prévenir, ou non ? Nous avons été témoins des difficultés rencontrées ces derniers mois par le Gouvernement et les forces de l’ordre pour le juguler, alors que les Français ne peuvent l’accepter, s’agissant des forces de l’ordre, mais aussi des commerçants victimes, voire des manifestants qui souhaitent continuer à manifester pacifiquement.
Jusqu’à présent, qu’ont proposé les groupes de gauche dans cette assemblée ? La semaine dernière, ils souhaitaient retirer aux forces de l’ordre les armes non létales !
Mme Éliane Assassi. Nous ne sommes pas les seuls à le demander !
M. François Grosdidier. C’est votre seule proposition !
Nous pensons qu’il faut prévenir, en interdisant les manifestants dont on sait qu’ils ont des comportements violents. Nous entendons les empêcher de se cagouler en les rendant passibles d’une peine supérieure à 35 euros, parce que, aujourd’hui, il est plus risqué de mal garer sa voiture que de porter une cagoule. Nous entendons les sanctionner et, ensuite, engager leur responsabilité afin d’appliquer le principe du casseur-payeur.
C’est le moins que nous puissions faire aujourd’hui. Ce texte n’est pas une proposition de loi de circonstance, il vise à adapter notre droit à des situations nouvelles qui, hélas ! sont durables et pérennes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe socialiste et républicain.
Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)