Liberté, indépendance et pluralisme des médias
Rejet en nouvelle lecture d’une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, en nouvelle lecture, de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias (texte n° 802, rapport n° 844, résultat des travaux de la commission n° 845).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.
Mme Audrey Azoulay, ministre de la culture et de la communication. Madame la présidente, madame la présidente et rapporteur de la commission, mesdames, messieurs les sénateurs, nous nous retrouvons donc pour débattre en nouvelle lecture de la proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.
Les sujets qui viennent rechercher la protection de la loi sont des sujets de fond : le renforcement de la protection du secret des sources des journalistes, l’élargissement à tous les journalistes du droit d’opposition, les chartes d’éthique professionnelle dans les médias, l’indépendance de l’information et, enfin, le renforcement du rôle du Conseil supérieur de l’audiovisuel, le CSA, dans le respect des procédures. Pourtant, votre commission estime que c’est un texte de circonstance !
Garantir la qualité de l’information et l’indépendance des journalistes face aux intérêts économiques est pourtant un objectif majeur dans le monde d’aujourd’hui, où la profusion des modes de diffusion rend l’information omniprésente, mais sans que toutes les garanties d’éthique et d’indépendance nécessaires soient systématisées.
Dès lors, les mesures prévues dans le texte sont, me semble-t-il, de nature à renforcer la confiance du public envers les médias et, à ce titre, à contribuer au meilleur fonctionnement de notre démocratie.
À cet égard, j’ai appris que l’examen par le Sénat du projet de loi relatif à l’égalité et à la citoyenneté a donné lieu à des amendements de la commission des lois qui remettraient en cause les principes fondateurs de la loi de 1881. Il est en particulier proposé de rendre possible la poursuite des infractions au droit de la presse devant les seules juridictions civiles, en dommages et intérêts. Je tiens à alerter votre assemblée sur le risque de voir, grâce à cela, de grands groupes économiques faire pression sur les médias.
La présente proposition de loi revient devant vous en nouvelle lecture après l’échec de la commission mixte paritaire, le 14 juin dernier.
L’Assemblée nationale a repris ses travaux dès le mois de juillet dernier et, sur les 31 articles que comporte le texte, 21 restent en discussion pour cette nouvelle lecture. Parmi ces derniers, 9 n’ont fait l’objet d’aucune modification lors de l’examen en nouvelle lecture de la proposition de loi par l’Assemblée nationale, ce qui souligne la prise en compte des apports du Sénat que j’ai moi-même, pour la plupart, salués.
C’est ainsi qu’ont été conservés les apports sénatoriaux relatifs, par exemple, à l’obligation de la transmission de la charte aux journalistes ou à la définition du champ d’application du droit d’opposition, lequel intègre, conformément à une proposition de la présidente de votre commission, la notion de « programmes qui concourent à l’information ».
D’autres apports du Sénat ont permis des clarifications utiles : l’unification du régime de protection des lanceurs d’alertes, la sécurisation juridique des décisions de la commission du réseau du Conseil supérieur des messageries de presse ou encore des compétences de la Commission des droits d’auteur des journalistes.
Enfin, des dispositions nouvelles introduites par le Sénat ont été votées par l’Assemblée nationale. Je pense notamment à l’encadrement de l’application par les distributeurs de la numérotation logique des chaînes de télévision.
De la même manière, l’Assemblée nationale a conservé l’esprit de l’article 7 bis adopté par le Sénat, qui étend aux chaînes parlementaires le dispositif des comités relatifs à l’honnêteté, à l’indépendance et au pluralisme de l’information et des programmes, n’y apportant qu’une modification rédactionnelle.
Dans ces conditions, compte tenu de ce travail fécond, je ne crois pas que l’on puisse faire le constat d’un impossible dialogue.
En revanche, des divergences d’appréciations sont restées fortes. Sur la question de la protection du secret des sources des journalistes, que votre commission a souhaité déléguer au fond à la commission des lois, le désaccord est profond.
Il est vrai que les positions exprimées sur cette question ici même, lors de l’examen de ce texte en avril dernier, tranchaient singulièrement avec l’unanimité obtenue à l’Assemblée nationale sur la base de l’amendement que j’avais proposé au nom du Gouvernement.
J’ai eu l’occasion de le dire lors des précédents débats : la loi du 4 janvier 2010 relative à la protection du secret des sources des journalistes est insuffisamment protectrice. C’est le point de vue de nombreuses organisations de journalistes, mais aussi d’éditeurs de presse qui demandaient qu’elle soit améliorée.
C’est pourquoi, depuis le début du quinquennat, le Gouvernement a travaillé à une amélioration de ces dispositions. La chancellerie, le ministère de l’intérieur et mon administration, notamment, ont recherché un juste point d’équilibre au terme de nombreux échanges avec les parlementaires et avec la profession. Ces échanges ont abouti, d’ailleurs, au dépôt d’un projet de loi en juin 2013.
La rédaction que j’ai proposée est conforme aux recommandations formulées par le Conseil d’État lors de sa consultation sur ce projet de loi, et parfaitement compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
Les divergences profondes qui ont vu le jour à l’occasion de l’examen de cet article par votre assemblée portent sur des points essentiels.
Pour le nombre limité de cas dans lesquels le secret des sources peut être levé à l’occasion d’une enquête judiciaire, le texte veille à définir précisément une liste d’infractions parmi les plus graves de notre code pénal. Dans cette logique, le Gouvernement a proposé à l’Assemblée nationale de retenir comme mesure de la gravité une peine homogène de sept ans de prison. Votre proposition visait au contraire à réintroduire la notion, aux contours pourtant imprécis, « d’impératifs prépondérants d’intérêt public ».
Sur la question essentielle du champ de la protection du secret des sources, vous avez souhaité réduire strictement ce champ aux seuls journalistes, là où le texte adopté par l’Assemblée nationale élargissait au contraire la protection des sources aux collaborateurs de la rédaction et au directeur de la publication, afin d’englober la chaîne de production de l’information. Dans la pratique, cette garantie est essentielle.
Votre proposition a également supprimé la protection des journalistes contre les poursuites judiciaires pour recel de violation du secret de l’instruction ou des atteintes à la protection de la vie privée, alors que cette protection supplémentaire est, elle aussi, essentielle dans le texte soutenu par le Gouvernement.
Enfin, sur le quatrième point majeur du texte, à savoir l’intervention préalable d’un magistrat pour autoriser une mesure d’enquête portant sur les sources d’un journaliste, vous avez placé l’intervention du juge des libertés sur le même plan que celle du juge d’instruction. Nous estimons au contraire que l’intervention préalable d’un magistrat indépendant de l’instruction en cours est un gage essentiel d’indépendance dans la procédure.
Madame la présidente de la commission, vous avez souhaité soumettre à la commission de la culture, de l’éducation et de la communication une motion de procédure tendant à opposer la question préalable, qui a été adoptée lors de vos travaux du 21 septembre dernier. Votre assemblée souhaitera probablement adopter de cette motion de procédure. Pour ma part, je regretterai cette décision, car elle nous prive de la possibilité de rechercher encore des convergences.
S’agissant de l’urgence, vous savez que les travaux sur ces sujets ont été entamés depuis plusieurs années et qu’un projet de loi du Gouvernement a même été déposé en juin 2013 sur le sujet de la protection du secret des sources des journalistes, qui est précisément celui qui nous oppose.
S’agissant de la procédure accélérée, l’examen en lecture définitive devant l’Assemblée nationale n’interviendra que le jeudi 6 octobre prochain, soit huit mois après le dépôt de cette proposition de loi.
Je regrette que nous ne puissions avoir à nouveau des échanges constructifs et sincères, tels que ceux que nous avons eus sur le projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, car la liberté d’informer me semble mériter tout autant l’attention du Sénat. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe écologiste et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteur.
Mme Catherine Morin-Desailly, présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, rapporteur. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en février 2016, deux propositions de loi étaient successivement déposées sur le bureau des assemblées : l’une à l’Assemblée nationale par Bruno Le Roux et Patrick Bloche, l’autre au Sénat par David Assouline et Didier Guillaume.
Généralisation du droit d’opposition du journaliste sur la base de son intime conviction professionnelle, des comités d’éthique et des chartes de déontologie : les dispositions proposées n’étaient pas particulièrement attendues, en tout cas, pas de la manière qui nous a été proposée, c’est-à-dire dans une forme d’urgence. Tous nos interlocuteurs, y compris les journalistes, n’ont cessé de le rappeler.
Or ces mesures ont été élaborées dans une urgence qui n’a permis ni étude d’impact, ni concertation, ni vérification de leur caractère opérationnel au regard de la réalité du fonctionnement des entreprises de médias et de l’organisation des rédactions.
Pour autant, ne contestant pas les principes que réaffirmaient ces textes, le Sénat – tout à fait sincèrement – ne s’était pas opposé à leur adoption. Nous avions toutefois eu à cœur de préserver le bon fonctionnement des entreprises éditrices en évitant toute immixtion injustifiée du législateur comme du régulateur. En revanche, la création d’un régime spécifique de protection du secret des sources est apparue poser des difficultés juridiques insurmontables.
Dès lors, et malgré les compromis acceptés par le Sénat, le désaccord entre les deux chambres a rapidement été constaté en commission mixte paritaire le 14 juin et nous sommes désormais appelés à nous prononcer, en nouvelle lecture, sur la proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.
L’Assemblée nationale a elle-même procédé à une nouvelle lecture du texte le 18 juillet. Pour l’essentiel, sur les points de désaccord les plus saillants, les députés ont rétabli leur version ou adopté une rédaction alternative, qui s’éloigne des positions que nous avions défendues. Je ferai ici état des dissensions majeures que la proposition de loi suscite, dans la rédaction examinée ce jour.
À l’article 1er, qui avait fait l’objet de vifs débats tant sur la notion d’« intime conviction professionnelle » que sur les modalités d’élaboration des chartes, l’« intime conviction professionnelle » est devenue la « conviction professionnelle », sans que la portée de cette évolution sémantique soit clairement établie ni, surtout, que la menace contentieuse se soit éloignée.
À l’article 1er ter relatif à la protection des sources des journalistes, a été rétabli, contre l’avis du Gouvernement, un régime procédural qui entame, de manière excessive, le pouvoir d’instruction des magistrats. Les restrictions apportées à tout acte d’enquête portant atteinte au secret des sources ne permettent pas d’assurer la nécessaire conciliation entre la liberté d’expression, la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et la protection des personnes.
L’Assemblée nationale a également rétabli l’irresponsabilité pénale des journalistes en cas de délit d’atteinte à l’intimité de la vie privée ou de recel de la violation du secret professionnel ou du secret de l’enquête, en méconnaissance des principes constitutionnels du droit au respect de la vie privée, de l’inviolabilité du domicile et du secret des correspondances, protégés par l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Alors que le Sénat avait prévu, à l’article 3, que les conventions préciseraient les mesures permettant de mettre en œuvre les comités de déontologie, les députés ont rétabli un dispositif que nous avions considéré comme étant de nature à établir un contrôle ex ante du CSA sur l’information et les rédactions des chaînes.
À l’article 5, l’Assemblée nationale a confirmé que le simple constat par le CSA du non-respect sur plusieurs exercices des principes d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme interdirait le recours à la procédure de reconduction simplifiée des autorisations d’émettre, alors que nous préférions que ces manquements aient été sanctionnés. Cette rédaction est de nature à créer une incertitude pour les investisseurs et un préjudice si les manquements évoqués ne devaient pas in fine être considérés comme de nature à justifier une sanction.
L’Assemblée nationale a par ailleurs, à l’article 7, rétabli la possibilité que les comités de déontologie soient saisis par « toute personne ». Outre l’atteinte grave portée à la liberté de l’éditeur de programmes, un tel dispositif conduira inévitablement à la multiplication des saisines.
Le refus quasi systématique des apports du Sénat n’est guère compensé, dans le texte qui nous est présenté, par les quelques avancées concédées par les députés ni même par les dispositions obtenues par le Gouvernement à l’Assemblée nationale pour limiter les conséquences délétères de plusieurs mécanismes sur le fonctionnement des entreprises de médias.
En conclusion, alors que le Sénat avait contribué à réduire la nocivité de dispositifs dont les conséquences pratiques n’avaient pas été suffisamment – voire pas du tout – analysées, le texte transmis par l’Assemblée nationale empêche l’élaboration de tout compromis constructif, ce que, bien entendu, nous regrettons.
Nombre de dispositions demeurent inacceptables tant elles font montre d’une défiance disproportionnée vis-à-vis des directions des entreprises de médias s’agissant des questions de déontologie, mais également en ce qu’elles instaurent un mécanisme de contrôle étendu et tatillon et, surtout, renforcent les prérogatives d’un régulateur dont le rôle et l’étendue des pouvoirs ne font plus consensus.
En conséquence, notre commission a adopté, comme cela a été souligné, une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias. Je vous propose bien entendu, mes chers collègues, de confirmer aujourd’hui cette position.
Pour autant, je tiens à redire que la réflexion du Sénat sur des sujets aussi fondamentaux pour notre démocratie que celui de la préservation de la liberté, de l’indépendance et du pluralisme des médias se poursuivra au-delà du rejet de ce texte.
Il nous faut réfléchir à ces questions de manière sérieuse, approfondie et concertée. C’est pourquoi nous continuerons nos travaux sur la problématique de la concentration croissante des entreprises du secteur, mais également sur ce qui paraît être la première des urgences pour sauver le pluralisme des médias et assurer la survie de ces entreprises, notamment des entreprises de presse : les difficultés économiques, l’adaptation au monde numérique – qui reste un véritable défi –, et, bien entendu, le réel sujet de préoccupation que constitue la précarisation du métier de journaliste.
Voilà en quoi consistent les véritables urgences, mes chers collègues, et l’adoption de mesures non évaluées et qui ne résoudront rien ne fera que contribuer à imposer toujours plus de contraintes aux entreprises ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Madame la présidente, madame la ministre, madame la présidente de la commission, mes chers collègues, permettez-moi, avant d’aller plus loin, de saluer également les internautes, notamment les étudiants en journalisme de Cergy-Pontoise, qui suivent nos travaux.
Lorsque Marie-Christine Blandin m’a demandé d’intervenir aujourd’hui à sa place – on ne la remplace pas –, je vous avoue que je m’en faisais une joie, compte tenu du sujet abordé et de la qualité de nos débats d’avril dernier.
Entre-temps, nous nous sommes rendues coupables d’avoir participé, avec tout le groupe écologiste, à un séminaire pédagogique à Calais et d’avoir manqué une réunion de la commission que nous n’avions pas anticipée, pensant que la classe reprendrait seulement lundi. À notre retour, nous découvrons qu’il n’y a plus lieu de débattre, qu’il n’y a plus de sujet !
Je vais tout de même essayer, durant les cinq minutes qui me restent, d’être pédagogue, pour nos futurs journalistes qui vont disséquer ces travaux, mais aussi pour nous tous, puisque nous travaillons toujours dans la bonne humeur et la concorde !
Nous voici donc réunis pour démontrer que, aujourd’hui en tout cas – et c’est rare –, nos paroles n’auront aucune suite, que notre présence et notre travail de ce jour n’apporteront aucune amélioration, ni pour la qualité de l’information ni pour l’activité professionnelle des journalistes. Nous pouvions peut-être rêver collectivement meilleure mise en scène pour la revalorisation de l’image du Sénat, auquel nous tenons beaucoup, et du travail parlementaire !
Certes, il y a eu, cela a été éloquemment rappelé, des divergences entre les deux chambres et un échec en commission mixte paritaire. Mais quel dommage de présenter une telle motion, qui neutralise notre travail alors même qu’il est question d’information et de débat démocratique !
L’image du Sénat, qui est aussi la nôtre et dont nous sommes tous, sur toutes les travées, collectivement responsables, ne sortira pas non plus améliorée de la lecture détaillée des différents motifs de la motion. Un point, en particulier, nous a intrigués ; nous y reviendrons plus tard.
Ce texte aurait pu être important, notamment pour éviter le mélange des genres dans le monde de la presse.
Vous le savez tous, en France, il existe des relations que l’on pourrait qualifier d’« incestuelles » entre bien des éditeurs de presse et la commande publique, sans parler de la précarisation croissante de la profession de journaliste, les conséquences des deux phénomènes s’entrecroisant.
Le texte de l’Assemblée nationale n’était pas parfait, mais il n’était pas dépourvu de certaines qualités. Il prévoyait ainsi le renforcement de la protection du secret des sources, auquel Mme la ministre a fait référence, une protection – encore insuffisante à nos yeux – des lanceurs d’alerte et un système de suspension des aides à la presse en cas de violation du principe de transparence.
Ces mesures nous semblaient de bon sens. Nous nous émouvons ici souvent des pratiques « poutiniennes » dans d’autres pays… Cela vaudrait-il ailleurs, mais pas chez nous ?
Pour autant, le texte ne permet pas de trouver une solution sur la question des « chartes maison » et, au sein du groupe écologiste, nous nous demandons, peut-être à tort, pourquoi nous ne revenons pas à la charte de Munich, qui, au moins, est partagée par un certain nombre de pays européens.
Sauf erreur de ma part, aujourd’hui, sept milliardaires sont en lien, en France, avec 95 % de la production journalistique. La frontière entre information et intérêt des actionnaires pose chaque jour de nouvelles questions. En démocratie, l’indépendance des rédactions doit être sanctuarisée, ainsi que l’indépendance des journalistes.
Le 6 avril 2016, nous avions rappelé, de manière tout à fait paisible, que, malheureusement, la confiance de nos concitoyens faiblit à l’égard des médias. Nous savons tous aussi que, malheureusement, elle faiblit également vis-à-vis de nous, femmes et hommes politiques.
Peut-être eût-il été possible, même en prévoyant un délai raccourci, d’aller au fond du sujet, plutôt que de se contenter d’un « circulez, il n’y a rien à voir ». Mais, je le précise à l’attention des étudiants en journalisme, nous avons des élections dans six mois et cela peut expliquer qu’un débat serein en avril 2016 ne puisse avoir lieu aujourd’hui de manière tout aussi apaisée.
Dernier point, et je vous sais vigilante sur cette question, madame la ministre, je souhaiterais, en tant que modeste responsable du groupe d’études sur la photographie et les autres arts visuels, attirer votre attention sur le sort des photographes.
Vous le savez, cette profession doit être défendue, car elle connaît des problèmes de statut et de précarité. Or tous les médias, aujourd’hui, vivent au moins autant des textes écrits par les journalistes que des photographies qu’ils publient.
Je vous avoue que la spoliation, toujours en cours, de la juste rémunération des photographes nous semble constituer un sujet en soi. Rien que ce sujet aurait, selon nous, mérité que nous passions un peu plus de temps sur ce texte aujourd’hui. Nous nous faisions une joie de l’examiner avec vous, madame la ministre, dans la bonne humeur, comme toujours au Sénat, et dans le cadre d’un débat serein, constructif et positif. Je regrette que ce ne soit pas possible.
J’ajoute, à l’attention des étudiants en journalisme, que nous reviendrons les voir pour leur expliquer qu’il n’en va pas toujours ainsi au Sénat. Cette situation est même exceptionnelle, car nous sommes plutôt habitués à des débats de fond constructifs. Aujourd’hui était un jour particulier ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Mireille Jouve.
Mme Mireille Jouve. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, nous sommes donc réunis aujourd’hui pour examiner, une fois n’est pas coutume, le texte issu de l’Assemblée nationale et nous positionner sur la motion tendant à opposer la question préalable déposée par Mme la rapporteur.
Disons-le d’emblée, cette proposition de loi, en raison de l’actualité des sujets qu’elle aborde et du temps qu’il a fallu pour qu’elle soit inscrite à l’ordre du jour, méritait mieux que la probabilité d’un rejet en bloc lors de sa nouvelle lecture. Ne l’oublions pas, des études récentes nous rappellent qu’un quart seulement des Français jugent les journalistes indépendants du pouvoir et de l’argent. N’oublions pas non plus le dernier classement de Reporters sans frontières montrant que la France a dégringolé, en matière de liberté de la presse, de la trente-huitième à la quarante-cinquième place sur une liste de 180 pays.
Alors, oui, à l’aune de ces résultats pour le moins préoccupants, une loi sur la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias paraît plus que jamais nécessaire. Oui, ce texte comporte des avancées notables, sinon essentielles, qui devraient justifier à elles seules que notre assemblée puisse débattre de l’ensemble du texte. Tel ne sera manifestement pas le cas, et nous sommes plusieurs, au sein du groupe du RDSE, à le regretter.
J’en viens à ces mesures importantes rétablies par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture et qui rencontrent sur ces travées une opposition assez inattendue.
L’une des dispositions majeures concerne le droit d’opposition que l’article 1er tend à ouvrir à l’ensemble des journalistes. Était-il cohérent de le réduire, ainsi que l’a décidé notre commission en première lecture, aux seuls actes contraires à la charte déontologique de l’entreprise quand, dans le même temps, le rôle des représentants des journalistes dans l’adoption de cette charte était dénié ? C’est loin d’être certain ; c’est pourquoi la rédaction adoptée par l’Assemblée nationale me semble préférable. Rappelons d’ailleurs que, dans le texte que nous examinons aujourd’hui, la notion de « conviction professionnelle » est venue remplacer celle, effectivement trop incertaine, « d’intime conviction professionnelle ». Cette « conviction professionnelle », dont peuvent déjà user les journalistes de l’audiovisuel public – alors, pourquoi pas les autres ? – fonde le droit d’opposition du journaliste dans le respect de la charte déontologique de l’entreprise éditrice, charte rédigée conjointement par la direction et les représentants des journalistes.
Une autre avancée essentielle est la protection du secret des sources des journalistes. Elle est renforcée par l’article 1er ter, adopté, je le rappelle, à l’unanimité par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale en première lecture. Cette clarification ne devrait-elle pas rencontrer davantage de consensus, en tant qu’elle est un fondement de la liberté et de l’indépendance de la presse ? Mes chers collègues, la loi du 4 janvier 2010 a en effet officiellement inscrit le principe du secret des sources des journalistes dans la grande loi fondatrice sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881, mais elle recèle, de l’avis de tous les professionnels, des restrictions et des ambiguïtés fâcheuses.
Rappelons-nous, à l’été 2010, peu après l’adoption de cette loi, l’histoire des factures électroniques détaillées d’un journaliste du journal Le Monde interceptées par la direction centrale du renseignement intérieur afin d’identifier sa source. Existait-il un « impératif prépondérant d’intérêt public » pour missionner ainsi les services du renseignement intérieur ? Comment, dès lors, s’opposer à un texte qui tend à définir de façon plus claire et plus limitative les conditions permettant de porter atteinte au secret des sources ? L’article 10 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, plus protectrice que notre droit positif actuel, indique pourtant : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. » Ce n’est pas un hasard si tous les syndicats de journalistes ont publiquement manifesté leur opposition à la loi dite Dati et si le renforcement de la protection des sources faisait partie des promesses du Président de la République.
Où en est, aujourd’hui, l’indépendance de la presse dans notre pays, et comment concilier les conflits d’intérêts qui peuvent surgir dès lors qu’un groupe de médias appartient à une entreprise dont les intérêts n'ont rien à voir avec la bonne information du public ? Cette loi vient justement apporter des réponses aux éventuelles – mais réelles – pressions que les directions pourraient vouloir exercer sur leurs journalistes dans l’exercice de leur métier.
Il n’est pas de liberté sans liberté de la presse, et je veux reprendre ici les mots bien connus de Victor Hugo, prononcés sur d’autres bancs en 1848 : « Le principe de la liberté de la presse n’est pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. […] Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre […] Messieurs, vous avez le plus beau de tous les titres pour être les amis de la liberté de la presse, c’est que vous êtes les élus du suffrage universel. »
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, le sujet était trop sérieux pour que l’on sursoie au débat. Avec la majorité de mes collègues du RDSE, je voterai donc contre cette motion, regrettant de ne pouvoir poursuivre la discussion sur une question aussi importante. (Applaudissements sur les travées du RDSE. – Mme Corinne Bouchoux applaudit également.)