M. le président. La parole est à Mme Leila Aïchi, pour le groupe écologiste.
Mme Leila Aïchi. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame, messieurs les secrétaires d’État, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mes chers collègues, après la tristesse et l’effroi devant les événements dramatiques qu’a vécus notre pays, je me permettrai d’exprimer à mon tour, au nom de l’ensemble du groupe écologiste du Sénat, toute notre indignation, notre incompréhension et, surtout, notre très grande émotion. Et nous avons, à cet instant, une pensée toute particulière pour les familles et les proches endeuillés.
Notre inaction ferait injure à la mémoire des victimes. Nous devons donc agir avec discernement et tenter une analyse objective de la situation.
Vous l’aurez bien compris, monsieur le ministre, chers collègues, la seule considération qui doit nous guider aujourd’hui, de manière responsable, est celle de la protection et de la sécurité des Français, sur le territoire national comme à l’étranger.
Dans les circonstances graves et dramatiques que connaît notre pays, l’heure est à la mobilisation et à l’unité nationale, comme l’a clairement exprimé, ces derniers jours, le Gouvernement.
J’étais, comme vous tous, dans les diverses manifestations à Paris et en province. À travers elles, c’est également un message d’espoir, de paix et de fraternité qui a résonné à travers tout le pays.
Je suis fière du peuple français ! Je suis fière de ce formidable sursaut républicain ! Et ce sont bien ces valeurs que la France doit porter dans le monde.
Mes chers collègues, notre pays a été amené à conduire plusieurs opérations militaires d’envergure sur des théâtres extérieurs : l’opération Serval, au Mali en janvier 2013, l’opération Sangaris en République centrafricaine, en décembre 2013.
À chaque fois, le groupe des écologistes a soutenu ces interventions, conformes aux choix politiques légitimes de notre pays : s’opposer à l’avancée du terrorisme au Mali, éviter l’affrontement entre communautés en République centrafricaine, apporter la paix dans des zones de tensions.
Et, chaque fois, nos forces armées ont mené ces opérations dans le strict respect de la légalité internationale, sous mandat de l’ONU.
Pour autant, j’ai personnellement émis de grandes réserves, au mois de septembre 2013, lorsque notre gouvernement a formé le projet de frappes aériennes contre la Syrie, considérant que l’absence de base légale affaiblirait notre pays et qu’un soutien militaire à l’opposition syrienne ne pouvait favoriser ni le retour à la paix civile, ni la protection des minorités chiite, kurde ou chrétienne de ce pays.
Le vote des Communes en Angleterre, les choix du Président Obama aux États-Unis nous ont, je crois, évité d’engager des opérations militaires dont les conséquences pour notre pays auraient été imprévisibles.
En outre, nous ne pouvions pas agir sans mandat de l’ONU et sans l’Europe. Cela me permet également de dire un mot sur l’absence criante ces dernières années d’une défense européenne.
La multiplication des opérations extérieures, que nous connaissons, couplée avec la restriction de nos budgets, est une chance pour relancer ce projet.
Et, malheureusement – malheureusement ! – une fois encore, le résultat n’est pas à la hauteur de nos ambitions. Pourtant, il est clair, et même très clair, que l’absence de défense européenne est une chance supplémentaire pour le terrorisme.
Aujourd’hui, nous devons nous prononcer sur la prolongation, ou non, de l’opération Chammal de la France, laquelle a rejoint, dès septembre 2014, la coalition internationale qui lutte en Irak contre Daech.
Daech n’est pas un État. C’est une organisation de fanatiques qui violent les femmes, se livrent aux massacres de masse et tuent des civils.
Il faut aujourd’hui combattre cet obscurantisme et le neutraliser militairement.
Pour autant, si louable soit-elle, cette tâche incombe tout d’abord aux Irakiens, qui affrontent Daech sur le terrain et que nous nous devons d’aider dans ce combat difficile.
Toutefois, comme pour chaque débat sur une intervention militaire française, nous devons à tout prix – à tout prix ! – éviter de nous enfermer dans une approche à court terme. Après l’urgence se posera nécessairement la question de la formation et de l’assistance des troupes au sol et, à plus long terme, celle de la reconstruction de la zone. La stratégie de sortie de crise, tant militaire que politique, peine à se dessiner.
La Libye nous prouve, si cela était encore nécessaire, qu’il est impératif d’articuler intervention militaire et règlement politique.
Soyons conscients que les erreurs du passé ont mené à de nouvelles violences et à de nouvelles déstabilisations dans la région. Nous le savons tous ici, l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003 et l’éradication des structures civiles et militaires du parti Baas qui a suivi ont contribué à l’avènement de cette entreprise criminelle. Daech est en partie composé des anciens cadres de l’armée de Saddam Hussein.
Cette vision à moyen et long terme passe également par notre diplomatie. Où en sommes-nous de la concertation avec la Russie et la Turquie sur ce sujet ?
En outre, nous devons, quelles que soient nos divergences, admettre qu’avec l’Iran, puissance régionale incontournable, nous avons aujourd’hui un objectif commun.
Il en va de même pour notre action diplomatique envers la Syrie. L’opposition démocratique syrienne est-elle capable, à elle seule, fût-ce au prix de notre aide en armement et en logistique, de résister et de combattre à la fois la puissance militaire de Bachar al-Assad et la puissance militaire de Daech ? Posons-nous légitimement cette question.
Tout le monde s’accorde aujourd’hui à penser que le problème de Daech est bel et bien un problème irako-syrien.
Monsieur le ministre, vouloir lutter efficacement contre le terrorisme, c’est faire preuve de pragmatisme et de realpolitik. Il faut que nous soyons capables de dire à certains de nos amis du Golfe qu’aucune stratégie qui aurait pour objet – ou même pour effet – de conforter ou d’épargner cette organisation terroriste est devenue radicalement inacceptable
Au-delà de la réponse militaire que nous apportons aujourd’hui, nous devons avoir également une approche globale et ambitieuse en nous attaquant aux sources mêmes de Daech.
Alors, mes chers collègues, plusieurs questions s’imposent à nous : d’où vient l’armement ? D’où vient le financement ?
M. Alain Fouché. Très bonnes questions !
Mme Leila Aïchi. Qui sont les intermédiaires ? Qui sont les clients ?
Le contrôle de ces réseaux est l’un des objectifs affichés de la coalition. Nous en prenons acte. Cependant, ce contrôle n’aura de sens que s’il s’accompagne d’une action internationale concertée et transparente – condition sine qua non pour y mettre fin.
C’est en ayant une approche globale que nous serons également à même de nous prémunir de toute « importation » du conflit sur notre territoire.
Les événements récents et le risque de nouveaux attentats sur le sol français ne doivent pas nous pousser à l’établissement d’un Patriot Act à la française.
Nous avons moins besoin de lois qui réduisent les libertés que de moyens logistiques, financiers et opérationnels donnés à nos services de sécurité, notamment aux renseignements, afin de mener une politique préventive efficace.
J’ai déjà eu l’occasion de le dire devant vous lors des débats sur la dernière loi relative à la lutte contre le terrorisme : c’est précisément en période de crise que l’on voit la force de nos principes et c’est justement pendant les périodes de crise que les fondements de notre démocratie doivent être le plus protégés.
Il appartient au Gouvernement et à la représentation nationale, à travers une approche responsable, réaliste et objective, d’apporter l’espoir, mais aussi de rassurer les citoyens, d’atténuer les crispations et de rassembler les Français.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, soyons unis contre la barbarie, la violence, le terrorisme et les extrémismes, d’où qu’ils viennent, qu’ils soient politiques ou religieux !
Je forme le vœu que cette assemblée se montre exemplaire et ne légifère jamais pour une France contre une autre.
Je forme le vœu d’un monde dénué de corruption et à l’abri du pillage de ses richesses.
Je forme le vœu d’un monde de justice où aucun peuple ne pourra avilir, soumettre ou dominer un autre peuple.
Alors, ensemble, faisons en sorte que la paix, la fraternité, la liberté, la justice, la solidarité et la tolérance prospèrent dans le monde !
Vous l’aurez donc compris, monsieur le ministre, chers collègues, une intervention militaire est un sujet délicat et complexe, surtout pour nous autres, écologistes. Et c’est après un riche débat que le groupe écologiste au Sénat votera en faveur de la prolongation de l’opération Chammal en Irak. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du RDSE et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées de l’UDI-UC et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine, pour le groupe CRC.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame, messieurs les secrétaires d’État, monsieur le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, mes chers collègues, l’effroyable attentat commis mercredi dernier contre le journal Charlie Hebdo, suivi de l’assassinat de la policière municipale, et le massacre commis dans une épicerie juive vendredi donnent une dimension toute particulière à notre débat de cet après-midi.
Les dix-sept morts de ce carnage – journalistes, policiers, citoyens – ont été les cibles choisies d’individus fanatisés qui combattent les principes démocratiques et les valeurs républicaines fondements de notre société. Comme cela a été proclamé dès mercredi après-midi par les plus hautes autorités de l’État, par les présidents des assemblées parlementaires et par l’ensemble des forces politiques, comme cela a été réaffirmé dimanche par l’exceptionnelle manifestation citoyenne et internationale, l’heure est, dans la clarté, au rassemblement et à l’unité de la Nation pour défendre ses valeurs et ses principes.
Car nos valeurs et nos principes sont menacés, en particulier la liberté sous toutes ses formes, mais aussi l’égalité et la fraternité. La décision que nous devons prendre ce soir a donc un rapport direct avec les drames des 7, 8 et 9 janvier.
Il est légitime, dans une démocratie comme la nôtre, qu’il puisse éventuellement y avoir des divergences d’appréciation sur l’opportunité ou sur la forme de telle ou telle intervention militaire dans un pays étranger. La démocratie, ce n’est pas le consensus mou, c’est la confrontation des idées, le débat permanent !
La question qui nous est posée est donc de savoir s’il est nécessaire de prolonger notre participation à des opérations aériennes en Irak.
Le bilan macabre des victimes irakiennes pour l’année 2014 vient d’être publié. Les violences en Irak ont coûté la vie à plus de 15 000 personnes en 2014 – l’année la plus sanglante depuis 2007 –, soit deux fois plus qu’en 2013. Le bilan est encore plus lourd en Syrie, où la guerre civile, d’abord autonome, se trouve désormais imbriquée dans la situation irakienne. Avec plus de 76 000 morts, la guerre civile a connu en 2014 son année la plus meurtrière.
Derrière ces chiffres, il y a des drames humains, des vies brisées, une société meurtrie, un État défaillant et un peuple fragmenté par les luttes intercommunautaires et interconfessionnelles.
Il faut réfléchir au sens et à l’efficacité de l’intervention militaire de la France, conduite sous l’égide des États-Unis.
D’un côté, l’avancée de l’État islamique en Irak a été freinée par les frappes aériennes de la coalition, par l’action des forces kurdes et irakiennes, elles-mêmes soutenues par la coalition, et par des milices chiites et les pasdarans iraniens. De l’autre côté, la coalition démontre son impuissance sur le front diplomatique.
L’action militaire n’a pas permis d’éliminer les capacités offensives de l’État islamique. Cette nébuleuse terroriste reconstitue régulièrement ses troupes et voit sans cesse grossir ses rangs. Depuis des décennies, nous assistons à ce sinistre scénario de l’intervention occidentale sous égide américaine, qui suscite toujours plus de vocations djihadistes. Il faut sortir de cet engrenage mortifère !
Face à ces forces fanatiques, le silence et l’inaction ne peuvent être de mise, et tel n’est pas notre propos. Notre conviction est la suivante : toute opération de contre-offensive qui permettrait à l’Irak de retrouver son intégrité territoriale revient aux forces de résistances, nationales et locales.
Or l’armée irakienne ne semble toujours pas prête à lancer une telle contre-offensive générale. Alors que l’État islamique a conquis environ 30 % du territoire, les Américains n’ont pas d’alliés au sol, leurs raids aériens limités n’ont pas fait reculer l’État islamique, sauf à Kobané, à la frontière turque, défendue par les Kurdes syriens et irakiens.
Comment ne pas ouvrir ici, après certains de mes collègues, une parenthèse sur le rôle ambigu de la Turquie au sein de la coalition ? Son attitude vis-à-vis des Kurdes de la ville syrienne de Kobané est inacceptable ! Le gouvernement turc a trop longtemps fermé sa frontière aux réfugiés, aux combattants kurdes, ainsi qu’à l’aide humanitaire. Dans le même temps, il a laissé passer des djihadistes et leur a apporté un soutien logistique parce qu’ils combattent Bachar al-Assad. Cette attitude est incompréhensible vis-à-vis des Kurdes syriens, qui sont nos alliés contre l’État islamique !
Savez-vous que les autorités turques vont rechercher jusque sur leur lit d’hôpital les combattants blessés kurdes, syriens et turcs, pour les mettre en garde à vue au nom de la lutte contre le PKK ? C’est incompréhensible, et nous ne pouvons pas l’accepter !
Face aux avancées des forces fanatiques et à leur folie meurtrière, il est de notre responsabilité de répondre à l’appel à l’aide du peuple irakien. Toutefois, en tant que démocrates, il est aussi de notre responsabilité de réaffirmer nos principes face à la décision de l’exécutif d’engager la France sous un commandement américain et sous la tutelle de l’OTAN.
La France doit retrouver une voix indépendante, comme ce fut le cas durant des décennies, notamment en 2003.
Cette question du leadership américain, lequel privilégie ses intérêts liés aux pétromonarchies, se pose avec une acuité d’autant plus particulière en Irak que la coalition est menée par le pays à l’origine du chaos irakien. Car – faut-il le rappeler ? – Daech n’est pas un phénomène spontané.
Sa genèse se situe dans la situation de chaos provoquée par l’intervention militaire américaine de 2003, consécutive à l’intervention internationale, d’ores et déjà contestable, de 1991. Une décennie s’est écoulée depuis l’opération « Liberté pour l’Irak ».
Ainsi les États-Unis, à la tête de la coalition internationale contre Daech, sont-ils les principaux responsables de la montée en puissance de cette organisation.
Le peuple irakien, et plus largement les peuples de cette région du monde, n’ont pas cessé de payer le prix de cette folle idée de refaçonner le Proche-Orient en imposant le modèle démocratique occidental par la force et la violence. Cette expédition, comme celle d’hier, nourrit le fantasme du « choc des civilisations » lancé par Georges Bush et aujourd’hui toujours en vogue, y compris en France.
Il faut sortir de cette spirale infernale de la « guerre contre le terrorisme » qui, finalement, n’a fait qu’alimenter le terrorisme au fil des années.
L’occupation américaine a tout simplement démantelé l’État irakien en privilégiant notamment les chiites. La division de facto de l’Irak en entités ethniques ou confessionnelles ne date évidemment pas de l’avancée de Daech.
Cette guerre, justifiée par la « guerre globale contre le terrorisme », a finalement fait naître un nouveau foyer du terrorisme international dont se réclament les assassins qui ont sévi sur notre territoire.
Pour remédier à cette situation, et pour aider efficacement et durablement le peuple irakien, une seule voie existe, telle est notre conviction : la résolution du conflit sera politique ou ne sera pas !
On assiste aujourd’hui à une énième intervention, à de nouveaux bombardements, succédant à des opérations militaires qui n’ont fait qu’empirer la situation dans la région. Cette intervention suscite la mobilisation, marginale mais inquiétante, d’une certaine jeunesse, au sein même des pays occidentaux, et multiplie les foyers de tensions dans le monde.
Nous considérons encore et toujours que la réponse au défi lancé par Daech est d’abord politique, avant d’être militaire.
La communauté internationale doit, pour élaborer cette réponse, exiger une stratégie globale de la part de tous ses membres et des pays de la région, notamment ceux du Golfe et la Turquie, pour priver Daech de ses moyens militaires et financiers. Très concrètement, il convient de lutter contre le trafic de pétrole, d’armes et d’argent qui l’alimente.
La vente de pétrole par Daech lui rapporte pas moins de 2 millions de dollars par jour, sans compter le milliard de dollars de subventions annuelles versé par des milliardaires du Golfe : autant d’argent qui permet à cette organisation de se fournir en armes les plus sophistiquées, d’entretenir et de former des terroristes à travers le monde.
Il faut, enfin, sortir de l’ambiguïté vis-à-vis de l’Arabie saoudite, du Qatar et des Émirats. Il faut sortir du chantage mené par ces énormes puissances financières qui monnaient le silence sur leur relation coupable avec l’islamisme radical par l’injection massive de pétrodollars dans nos économies.
Notre diplomatie doit rompre avec la tolérance actuelle à l’égard de ces régimes autocratiques dictatoriaux qui ignorent les droits de l’homme et placent la femme en état de soumission permanente. Ces pays jouent un rôle important dans la montée de l’islam fondamentaliste et intolérant. Il faut enfin le dénoncer.
Plus généralement, monsieur le ministre, madame, messieurs les secrétaires d’État, mes chers collègues, les drames vécus par notre pays ces derniers jours, le choc qui a frappé notre peuple, doivent, de l’avis de tous, susciter des réponses novatrices importantes et particulièrement urgentes.
C’est vrai dans le domaine de la politique étrangère. Je le disais, il faut sortir des ambiguïtés et des hypocrisies, et retrouver la voie de la recherche du développement et de la paix. Il faut redonner sa puissance à l’ONU et renoncer à cette funeste idée du « choc des civilisations ».
Il faut mener la guerre à l’ignorance, à l’obscurantisme et au fanatisme avec les meilleures armes, les seules armes, que sont le développement, l’éducation, la culture et la négociation.
Le message de notre groupe n’est pas celui du laxisme, il est celui de la raison.
La paix est un immense chantier et notre pays, la France, doit mettre toute son énergie, comme elle a su le faire au cours de son histoire, au service de ce grand dessein.
Les sénatrices et sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen considèrent que la voie de l’intervention militaire sous tutelle américaine est sans issue. Ils s’abstiendront donc sur l’idée de sa continuation. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères.
M. Jean-Pierre Raffarin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, madame, messieurs les secrétaires d’État, mes chers collègues, les Français ont tragiquement mesuré que nous étions en guerre contre le terrorisme.
Devons-nous poursuivre cette guerre ? Telle est, au fond, la question qui nous est posée ce soir.
À cette question, le peuple français a répondu massivement, avec une maturité, une sérénité et un courage qui ont construit, dimanche, quelque chose de puissant et de nouveau.
Dimanche, les Français nous ont envoyé un message de fermeté pour la liberté.
Le peuple de France a montré sa grandeur. À nous d’être à sa hauteur !
Bien sûr, toute guerre est haïssable. Mais nous devons répondre à cette exigence de sécurité, tant extérieure qu’intérieure, qui est le cœur des missions de tout État et le ciment du pacte républicain.
Sur le plan intérieur, c’est sans esprit polémique ou partisan que nous devons tirer les leçons des attentats qui ont endeuillé notre pays.
Sous l’impulsion du Livre blanc de 2008, poursuivie en 2013, les moyens des services de renseignement ont été augmentés. Mais ont-ils crû aussi vite que les menaces ? Le cadre juridique des services de renseignement, renforcé par la récente loi de novembre 2014, approuvée par une écrasante majorité, doit-il encore être consolidé ?
La délégation parlementaire au renseignement, que je préside en 2015 et que je réunirai demain après-midi au Sénat, s’est déjà prononcée en ce sens, notamment s’agissant des pouvoirs donnés au renseignement intérieur.
À cet égard, les sujets de préoccupation sont multiples.
Oui, nous avons devant nous un sujet sur le potentiel terroriste dans notre société, révélé ces derniers jours par certains silences ou certaines absences dans les manifestations.
Oui, nous avons un sujet « réseaux sociaux », ces réseaux sur lesquels les terroristes ont aujourd’hui libre champ ; oui, nous avons un sujet « efficacité du suivi des terroristes », avec un système d’écoute remontant à 1991, autant dire le Moyen Âge des télécommunications...
Oui, nous avons un sujet « suivi des passagers aériens », avec un système européen d’échange de données qui est en panne.
Oui, comme le disait le ministre de l’intérieur, nous avons un sujet « code Schengen », code qu’il faudrait sans doute adapter à la menace, sans pour autant remettre en cause la liberté de circulation au sein de l’Union européenne.
Il faut expertiser ces sujets graves dans le calme, sans céder à l’émotion ni perdre de vue nos principes fondateurs.
Au fond, dans l’équilibre indispensable entre sécurité et liberté, avons-nous placé le curseur au bon endroit ? La délégation parlementaire au renseignement et les deux commissions d’enquête parlementaires sur les réseaux djihadistes doivent apporter leur contribution à ce débat, au service de la sécurité des Français.
Pour ce qui concerne la délégation parlementaire au renseignement, nous entendons travailler à la construction d’un consensus républicain de nature à rassembler nos familles politiques autour de quelques évolutions législatives qui devraient pouvoir être soutenues par le plus grand nombre d’entre nous. Nous devons, mes chers collègues, faire vivre l’unité nationale !
Sur le plan extérieur, c’est avec nos alliés que nous devons mener le combat là où l’ennemi concentre ses forces, dans le cadre de la légalité internationale et en union avec nos partenaires européens.
L’intervention militaire de la France contre les organisations terroristes en Irak, à l’appel du gouvernement de ce pays et sur le fondement d’une résolution de l’ONU, est donc légitime et doit être poursuivie.
On ne peut pas ne rien faire contre Daech et ses affiliés d’Al-Qaïda, qualifié d’« armée terroriste » par le ministre de la défense et de « califat de la barbarie et de la terreur » par vous-même, monsieur le ministre des affaires étrangères, Daech qui représente, aussi, un danger mortel pour les populations soumises à son joug et pour les minorités chrétiennes, chiites et yazidies persécutées, comme le disait avec force le président Retailleau.
Le danger est aussi pour la stabilité régionale : au-delà de la Syrie et de l’Irak, je pense au Liban, à la Jordanie et, bien sûr, à Israël et à la Palestine. Cette menace nous concerne singulièrement, nous, Européens, avec ce lien de plus en plus étroit entre la défense de l’avant – notre intervention en Irak – et la sécurité de l’arrière, c’est-à-dire celle de notre territoire national.
Pour autant, notre stratégie en Irak, à la fois militaire et politique, pose question.
Sur le plan militaire, cela a été dit, le « tout aérien » s’explique sans doute davantage par le traumatisme de la guerre d’Irak de 2003, avec les 4 500 morts américains, que par les nécessités de l’action, car les terroristes savent se protéger des raids aériens.
Il faudra sans doute une bataille de Mossoul, en Irak, tout comme il y aura une bataille d’Alep, en Syrie. (Marques d’approbation sur les travées de l'UMP.) Mais qui conduira ces opérations au sol ?
En Irak, nous formons les forces irakiennes, et nous soutenons les peshmergas kurdes, sans être à même de mesurer, peut-être, toutes les conséquences de long terme au plan régional.
En Syrie, où la France n’intervient pas au plan militaire, nous tentons de participer au programme de formation d’une armée syrienne libre, armée qui n’a cessé de « fondre » depuis le début du conflit. Qui peut affirmer que ce sera suffisant ?
Pour autant, je le dis avec fermeté, nos troupes ne doivent pas être engagées au sol en Irak. Ancien Premier ministre de Jacques Chirac, je ne regrette en rien la décision qu’il a courageusement prise en 2003.
L’action en coalition pose également la question de notre autonomie stratégique. Certes, l’état-major français définit ses objectifs en Irak, mais, pour ce qui est de peser vraiment sur la stratégie globale de la coalition, le doute est possible... Notre participation est peut-être, aussi, une forme de contrepartie au renseignement américain dont nous dépendons pour éradiquer AQMI dans la bande sahélo-saharienne.
Quant au règlement politique du conflit, il suppose la création d’un Irak fort, où le gouvernement chiite respecterait les sunnites, ce qu’il n’a jamais fait par le passé et ne fait pas encore suffisamment. D’ailleurs, ce dialogue entre sunnites et chiites est-il possible aujourd’hui sans l’Iran ?
La tête de l’organisation djihadiste est en Syrie, mais, en éradiquant les groupes terroristes, on prendrait le risque de consolider le régime de Bachar al-Assad, car il n’y a pas aujourd’hui de force démocratique syrienne assez puissante sur le terrain, malgré tous nos efforts.
Nous sommes donc face à des contradictions difficilement surmontables.
Devrons-nous accepter de coopérer davantage avec l’Iran et nous résigner à reporter la chute de Bachar al-Assad ? Le Gouvernement nous a répondu, et nous l’avons bien entendu : « ni Daech ni Bachar ». Ce nouveau « ni-ni » gouvernemental est une réponse dictée par les circonstances, mais il nous faut réfléchir aux étapes suivantes.
Et comment dissocier les intérêts russes de ceux du régime syrien ? Cette question a été posée par les collègues qui m’ont précédé à cette tribune.
On voit bien la complexité de l’exercice et de votre mission, monsieur le ministre, et l’on mesure toute la difficulté de faire converger les soixante pays de la coalition.
Peut-on vraiment dire aujourd’hui que nous avons défini clairement « l’état final » qui signera la fin de l’opération militaire et que nous disposons d’une « stratégie de sortie » sur le plan politique ?
Nous partons donc dans un engagement de moyen terme, à l’issue incertaine, et dans une posture qui n’est pas si modeste puisque, outre nos moyens aériens, il est question de déployer le porte-avions et son groupe aéronaval dans le Golfe arabo-persique.
Au-delà du théâtre irako-syrien, c’est bien la question, plus large, de la soutenabilité dans le temps de nos opérations extérieures qui nous est aujourd’hui posée avec ce vote sur l’opération Chammal.
La France déploie actuellement 8 500 militaires dans une vingtaine d’OPEX. C’est un effort considérable. Dix-huit de nos soldats y ont laissé leur vie ces deux dernières années. Naturellement, comme vous tous, mes chers collègues, je veux leur rendre un hommage appuyé.
Le surcoût des opérations extérieures a dépassé le milliard d’euros pour la deuxième année consécutive en 2014.
En deux ans, trois opérations majeures ont été engagées : Serval, au Mali, devenue Barkhane au Sahel, avec aujourd’hui 3 000 hommes et 500 millions d’euros de surcoût annuel ; Sangaris, en République centrafricaine, avec 2 000 hommes et 250 millions d’euros par an ; Chammal, en Irak, avec 800 hommes et un surcoût qui dépassera probablement en 2015 la centaine de millions d’euros en année pleine.
Parallèlement, nous connaissons tous les grandes fragilités de la trajectoire financière de nos armées. Ce sont les doutes sur les recettes de la défense en 2015, avec les 2,2 milliards d’euros de ressources exceptionnelles difficilement réalisables, qui ont conduit le Sénat à rejeter les crédits de la mission « Défense ».
Plus d’opérations, moins de crédits budgétaires : quel paradoxe ! À la demande forte de sécurité, massivement exprimée par le peuple français qui, dimanche, embrasse ses policiers et ses gendarmes, on répond par des solutions financières « improvisées », sur la crédibilité desquelles on peut s’interroger...
Bercy n’est pas innocent de la guerre. La sécurité doit être à l’extérieur du périmètre des restrictions budgétaires. C’est une conviction forte que nous avons. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC. – Mme Bariza Khiari applaudit également.)
Or un outil de défense se construit dans le temps long, dans une continuité républicaine faite d’esprit de responsabilité. Ce sont les décisions d’hier qui permettent les engagements d’aujourd’hui. Qu’en sera-t-il demain ? Nous ne voulons pas être guettés par ce que certains appellent le « syndrome britannique », celui d’un outil de défense éreinté par la fatigue d’un surcroît d’engagements...
Et s’il nous fallait renforcer encore la posture de protection du territoire, aurions-nous encore la marge pour le faire ? Mobiliser 10 000 hommes, c’est le plafond du contrat opérationnel du Livre blanc pour les missions intérieures. Cela induira forcément des tensions fortes sur un outil de défense déjà sollicité.
Cette question de la soutenabilité est essentielle. Ce soir, avec l’opération en Irak, nous n’avons qu’une seule pièce du puzzle entre nos mains, mais la loi de programmation militaire a prévu une revue annuelle de l’ensemble des opérations extérieures, débattue au Parlement. Ce sera pour nous l’occasion de questionner plus largement le Gouvernement sur l’ensemble de ces opérations.
D’autres sujets nous inquiètent.
Je pense au problème libyen, pour l’instant entier. Qu’on le veuille ou non, la France sera forcément engagée dans la gestion de cette crise libyenne, qui s’annonce considérable. Le vibrant appel au sommet de Dakar du président tchadien Idriss Déby en est une parfaite illustration. Ce problème est donc devant nous. Il appelle une solution avant tout politique, mais sans doute aussi militaire. Sur quelles capacités, sur quelles alliances, sur quels partenaires, régionaux mais aussi européens, reposerait une éventuelle intervention ?
Nous voyons bien que l’autorisation que nous nous apprêtons à donner ce soir sur la prolongation de l’intervention en Irak s’inscrit dans un contexte lourd, dont nous ne pouvons faire abstraction.
Monsieur le ministre, vous l’avez compris, vous pouvez compter sur notre soutien et nos armées peuvent compter sur notre confiance pour la conduite des opérations. Sachez toutefois que nous serons vigilants. Car nous avons une ambition : être à la hauteur de la grandeur que le peuple nous impose. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste.)