Mme Corinne Bouchoux, corapporteur de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, Jean-Claude Lenoir vient de résumer notre constat de la difficile application de la loi de 2010, dont le bilan est extrêmement faible : 12 dossiers ouvrant droit à indemnisation, pour 861 examinés. Tout ça pour ça !
Pourtant, tout avait bien commencé : de bonnes intentions, une large publicité donnée au dispositif, avec la distribution de dépliants pour inciter d’hypothétiques victimes à se manifester, la mise en place d’un centre médical en Polynésie, un traitement médiatique tout à fait important, qui a permis de mettre ce dossier en lumière comme il le méritait.
Dès lors, que convenait-il de faire ?
Nous n’avons pas choisi d’abroger la loi de 2010, car une telle démarche nous semblait extrêmement périlleuse. Nous avons pris le parti, assez difficile, de faire des propositions.
Fait inédit, depuis que nous avons déposé notre rapport, les choses ont évolué dans le bon sens. Nous voudrions souligner ces avancées, mais aussi mettre en exergue les obstacles qui restent à surmonter.
Tout d’abord, il convient à notre sens de ne pas figer de façon définitive les critères, qui doivent être susceptibles d’évoluer en fonction des progrès de la connaissance, de la recherche historique ou de l’obtention de nouvelles informations. Nous pensons avoir été entendus sur ce point par le ministre.
Par exemple, les zones ont pu être étendues, ainsi que la liste des maladies pouvant donner lieu à indemnisation, même si cela fait encore l’objet de discussions avec les associations de victimes. Enfin, le fait que l’ensemble du territoire de la Polynésie française ait été reconnu comme zone à risque constitue également, selon nous, un progrès de fond.
Il reste des défis à relever concernant le CIVEN, notamment en matière de fonctionnement. Nous avons relevé un certain nombre de problèmes logistiques et de communication entre les deux sites. Compte tenu de toutes les prouesses dont est capable le ministère de la défense, il nous semble possible d’améliorer la situation sur ce dernier plan !
Nous avons aussi souligné – et nous avons été entendus – que la composition du CIVEN devrait peut-être être élargie, notamment en intégrant en son sein des épidémiologistes.
Nous avons déposé des amendements sur le projet de loi de programmation militaire, dont certains ont été adoptés.
Ainsi, la transformation du CIVEN en autorité administrative indépendante a été entérinée, ce qui implique un rôle accru des services du Premier ministre et, peut-être, une plus grande distance constructive à l’égard du ministère de la défense.
Par ailleurs, les compétences et les modes de désignation des membres du CIVEN ont été modifiés et précisés. Je salue le fait que l’intégration d’un épidémiologiste en son sein ait été définitivement entérinée, même si nous avions également demandé que certains des spécialistes désignés pour siéger au CIVEN puissent être choisis sur une liste agréée par les associations de victimes : nous pensons que cela serait de nature à renforcer la confiance entre ces dernières et le CIVEN.
Il nous semble important de souligner que le principe du contradictoire a été utilement renforcé, en permettant au requérant de mieux défendre sa demande, en personne ou par l’intermédiaire d’un représentant, et en demandant au CIVEN de motiver sa décision.
Enfin, nous saluons le fait que, depuis la remise de notre rapport, le CIVEN se soit vu confier un rôle de veille, au travers de la production d’un rapport annuel d’activité qui l’amènera peut-être à s’interroger davantage sur ses méthodes qu’il ne le fait actuellement.
Parmi les défis à relever figure celui de la conservation de l’architecture financière.
Nous pensons bien que ce n’est pas par hasard que, à l’époque de l’élaboration de la loi, des personnes extrêmement compétentes travaillant dans un ministère familier du raisonnement capacitaire ont fixé à 10 millions d’euros le montant de la ligne budgétaire consacrée à l’indemnisation et que ce chiffre correspondait à une estimation raisonnable, compte tenu du nombre et de l’âge des victimes. Nous estimons donc absolument indispensable de maintenir cette ligne budgétaire de 10 millions d’euros. Nous avons noté avec satisfaction que cela était le cas pour 2014, mais nous aimerions que des garanties soient données pour la suite, de telle sorte que l’amélioration du dispositif s’accompagne des financements nécessaires : à défaut, nous perdrons toute crédibilité et les victimes auront toutes les raisons d’être mécontentes.
Un autre défi consiste à encourager le dépôt des dossiers.
L'une des deux grandes associations de victimes nous a assuré avoir un millier de dossiers sous le coude. Nous aimerions qu’un dialogue constructif s'engage entre cette association et le ministère.
Par ailleurs, nous souhaiterions que soit menée, notamment sur le territoire métropolitain, une nouvelle campagne d'information par l'intermédiaire des médecins de ville et des oncologues, qui pourraient vérifier utilement, lors des entretiens avec les patients, si ceux-ci n’ont pas séjourné en Algérie ou en Polynésie aux époques considérées.
Il existe en outre un volet de nature diplomatique, que nous n’avons pu appréhender dans le rapport, concernant nos relations avec l'Algérie. A-t-on vraiment déployé tous les efforts d’information nécessaires en direction des populations concernées de ce pays ? Nous n’avons pas de certitudes à ce sujet.
Il a été indiqué que quelque 500 000 personnes au total sont susceptibles d’avoir été exposées, dont 150 000 du fait de leur travail sur zone. Ces estimations sont sujettes à caution. Quoi qu'il en soit, il serait important que l'on puisse, par exemple via le signalement de la pension pour les personnels militaires, communiquer à toutes les personnes potentiellement intéressées un document d’information sur le dispositif de la loi de 2010.
Les associations de victimes nous ont souvent demandé une reconnaissance de la participation de leurs membres aux essais nucléaires, à titre civil ou militaire. Nous aurions aimé qu’un geste puisse être fait à cet égard, d’autant qu’il ne s’agirait pas d’une mesure onéreuse.
Le nœud du « risque négligeable » est le dernier point que nous avons abordé dans notre rapport, sans pouvoir aller plus loin car nous n’aurions alors peut-être pas pu maintenir le consensus au sein de la commission. Un logiciel, qui n’avait pas été conçu à cette fin, permet de calculer si le risque auquel a été exposée une personne était ou non significatif. Nous nous sommes demandé si le point de blocage fondamental de l’application de la loi Morin ne résidait pas dans le recours à ce logiciel et à un calcul de probabilité, qui referme toutes les ouvertures permises par le dispositif.
Aujourd'hui, monsieur le ministre, les choses ont évolué et nous constatons un double mouvement : d’une part, tout le monde s'accorde à reconnaître, ce qui nous semble tout à fait positif, que ces essais nucléaires n’ont pas été propres et ont entraîné des accidents, donc des victimes ; d’autre part, le périmètre des zones géographiques concernées et la liste des maladies ont été étendus, ce qui est également positif. Cela étant, un débat scientifique demeure à propos de quelques maladies qui pourraient encore être reconnues comme résultant d'une exposition aux essais nucléaires ; nous n’avons pas voulu nous prononcer sur ce point dans notre rapport.
Une loi aura beau être inspirée par les meilleures intentions du monde, elle restera inopérante dès lors qu’elle ferme d'une main ce qu’elle ouvre d'une autre : telle est la leçon que l’on peut tirer de ce rapport, dont la présentation a donné lieu à une conférence de presse très animée.
Jusqu’à présent, le dispositif de la loi de 2010 n’a pas fonctionné. Monsieur le ministre, nous aimerions que, ce soir, à quelques mois de diverses échéances électorales, vous puissiez montrer clairement à des personnes victimes du devoir qu’elles sont entendues et que leurs problèmes sont pris en compte. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.
M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France a fait, depuis le lancement de notre programme nucléaire, dans les années cinquante, des choix courageux, au nom de l’indépendance et de la souveraineté nationales. Près d’un demi-siècle plus tard, nous mesurons à quel point ces efforts ont porté. Notre pays est aujourd'hui reconnu comme l’une des grandes puissances nucléaires de ce monde, tant sur le plan civil que sur le plan militaire. L’engagement des forces vives de notre pays dans le développement de l’énergie nucléaire nous permet aujourd’hui de tirer notre épingle du jeu de la concurrence internationale et de dissuader, sur le plan militaire, ceux qui pourraient être tentés de menacer l’intégrité de notre territoire.
Ce demi-siècle de succès a un prix : les 210 essais nucléaires réalisés entre 1959 et 1996 dans le Sahara algérien puis en Polynésie française n’ont pas été sans conséquence. Nombre de militaires de carrière, d’appelés du contingent, de travailleurs civils sur les sites militaires et, bien sûr, de personnes autochtones ont été les victimes, à différents degrés, d’irradiation ou de troubles liés à la manipulation de matériels nucléaires.
Le rapport récent de la commission pour le contrôle de l’application des lois du Sénat fait état de 150 000 personnes concernées sur toute la période, tous statuts confondus. On mesure à quel point le nucléaire est indissociable de notre histoire nationale.
À ce titre, il est tout à fait normal, légitime et cohérent qu’un régime approprié d’indemnisation ait été mis en place. Une compensation pécuniaire est le moins que pouvaient attendre ces Français qui ont payé le prix fort de notre indépendance militaire et énergétique.
L’État a donc pris ses responsabilités devant le législateur lorsque le Gouvernement, sur l'initiative d’Hervé Morin, a proposé en 2010 la création d’un régime de responsabilité sans faute visant à assurer la réparation intégrale du préjudice des victimes selon une procédure simplifiée de demande d’indemnisation. C’était là aussi une forme de reconnaissance des souffrances de ceux qui, du fait de leur travail ou de leur présence à proximité des sites, ont développé une maladie radio-induite.
Notre débat de ce soir ne porte pas sur le bien-fondé de l’existence de ce régime, qui a le mérite de répondre à l’une des exigences les plus importantes de ceux qui ont volontairement ou involontairement souffert pour la France. Il porte en réalité sur le périmètre, la mise en œuvre et la portée de l’indemnisation.
La France ne pratique plus d'essais nucléaires depuis 1996. Ce débat n’intervient pas à un moment anodin. Avec une belle unanimité, l’Assemblée nationale a voté en novembre dernier un texte permettant l’extension du champ de l’indemnisation à l’ensemble de la Polynésie française. Les travaux de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois ont ainsi mis en évidence que si l’esprit de la loi de 2010 demeurait pertinent, l’application de celle-ci laissait à désirer. Le critère d’évaluation mis en avant est surtout quantitatif. Il est vrai que, à cet égard, la loi de 2010, outre qu’elle exigeait le respect d'un critère temporel de résidence, restreignait le champ géographique de l’indemnisation à certains lieux : je pense notamment aux atolls de Mururoa, de Fangataufa et de Hao, ainsi qu’à l’île de Tahiti.
Cette démarche était tout à fait cohérente et rationnelle pour l’époque, puisqu’elle permettait, pensait-on, d’ouvrir l’indemnisation aux personnes les plus exposées aux conséquences de ces essais nucléaires. En effet, le rapport Bataille de 2001 estimait que les populations locales de Polynésie ayant été associées au programme d’expérimentation depuis 1966 avaient été peu exposées.
Ce rapport sous-estimait un phénomène qui a été mis en évidence en 2006 par une commission d’enquête parlementaire : les essais atmosphériques ont conduit à des retombées radioactives sur de plus larges zones que ce qui était projeté initialement. Dès lors, il était fondamental de prendre Tahiti en compte.
Pour autant, à la suite de la récente déclassification de documents relevant du « secret défense », il est apparu que les retombées radioactives ont été plus importantes que ce dont nous avions connaissance lors de l’adoption de la loi de 2010. En effet, de nombreux membres d’équipages de bâtiments de la marine nationale auraient été exposés.
De plus, à périmètre d’indemnisation constant, le travail du Sénat a permis de mettre en évidence le sous-emploi du dispositif de la loi de 2010, puisque, alors que l’on anticipait à l’époque qu’entre 2 000 et 5 000 dossiers donneraient lieu à indemnisation, seulement 840 demandes ont été formulées, dont 11 ont abouti, 4 d’entre elles émanant de Polynésie. Ainsi, en 2010, à peine 266 000 des 10 millions d’euros inscrits au budget pour financer l’indemnisation auraient été consommés…
Ces éléments sont-ils le symptôme d’un dysfonctionnement du régime mis en place en 2010 ? En réalité, le régime fonctionne ; ce qui pose problème, c’est son ciblage, son périmètre et la politique d’indemnisation.
Dès lors, la première des questions qui se pose est celle de l’équilibre. En effet, un juste équilibre doit être trouvé entre la nécessaire et légitime extension du périmètre de l’indemnisation et la préservation du caractère exceptionnel d’un tel préjudice. On mesure à quel point il serait facile et tentant, pour certains, d’ouvrir en grand les vannes de l’indemnisation pour mieux remettre en cause le bilan de notre demi-siècle nucléaire, même si personne, dans notre débat d'aujourd'hui, ne tombe dans ce travers. Pour nous prémunir contre ce genre de dérive et éviter cet écueil, nous devons, avant toute chose, adopter une démarche conciliant rationalité et empathie pour les victimes.
En deçà de cette précaution, il nous faut nous garder de faire de l’indemnisation un revenu à part entière pour des personnes qui n’auraient pas été exposées à des radiations. L’indemnisation doit répondre aux difficultés supportées par les victimes des retombées des essais nucléaires et par leurs familles. Cela pose d'ailleurs la question des ayants droit des personnes décédées qui étaient éligibles à l’indemnisation. Ce débat reviendra devant le Sénat le moment venu ; je ne m'y arrête pas.
Dans l’immédiat, je tiens à saluer à mon tour, au nom du groupe UDI-UC, le travail tout à fait remarquable accompli par la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, en particulier par ses rapporteurs. Voilà une dizaine d’années encore, évoquer cette question de l'indemnisation des victimes des essais nucléaires était presque commettre un sacrilège… Nous pouvons d'ailleurs tous balayer devant notre porte : à l’époque, les éléments disponibles nous amenaient à sous-estimer de bonne foi les retombées des essais nucléaires. Cela doit nous rendre modestes et ouverts à la prise en compte, le cas échéant, de données nouvelles, même si nous disposons désormais d’une vision assez bien consolidée de l'ampleur et du périmètre des dommages. Au nom de mon groupe, je félicite la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois, dont le travail s’avère une nouvelle fois d’une grande pertinence. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce débat, qui s'appuie sur l'excellent rapport de Corinne Bouchoux et de Jean-Claude Lenoir sur l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, illustre concrètement l'utilité d'un contrôle parlementaire de l'application des lois par le Gouvernement.
En effet, on s’est rapidement aperçu, à l’usage, que le dispositif de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français fonctionnait mal et se heurtait à des difficultés importantes.
À cet égard, ce qui retient le plus l’attention et suscite le mécontentement des associations de vétérans, c’est que, contrairement à ce qui était initialement prévu, très peu de dossiers d’indemnisation ont été déposés et que la plupart d’entre eux sont rejetés. Ainsi, à la fin du mois d’octobre dernier, 861 demandes avaient été reçues, et seulement 12 indemnisations accordées.
Il faut remédier à cette situation, concernant un sujet douloureux puisqu’il s’agit de réparer le préjudice, vécu dans leur corps, dont ont été victimes des hommes qui ont contribué à assurer l’indépendance et la place de la France dans le monde. Au risque d’être grandiloquente, je n’hésiterai pas à dire qu’il y va de la crédibilité du Parlement, de la loi et de la République.
Il faut se souvenir que l’adoption de cette loi, quatorze ans après les derniers essais, constituait l’aboutissement d’un long combat mené par des associations de victimes, puis relayé par des parlementaires de toutes tendances, afin que soit officiellement reconnu par l’État un statut de victime des 210 essais nucléaires pratiqués par notre pays de 1959 à 1996.
Notre groupe s’était à l’époque prononcé contre l’adoption de cette loi, car nous estimions que le ministre de la défense d’alors, M. Hervé Morin, refusait en réalité d’ouvrir un véritable droit à indemnisation. Il s’opposait en effet à la création d’un fonds spécifique et autonome, au sein des instances duquel auraient siégé des membres des associations représentatives, tel qu’il en existe pour l’indemnisation des victimes de l’amiante ou d’autres maladies professionnelles.
C’est la raison principale pour laquelle nous avions pressenti que cette loi, au-delà de ses imperfections et bien qu’elle vise à simplifier les procédures de demande d’indemnisation en évitant aux victimes de recourir à la justice pour obtenir réparation, serait inopérante.
Nous jugions, par ailleurs, qu’il s’agissait d’une indemnisation a minima, révélatrice du souci de l’État de ne pas laisser passer la moindre économie, ainsi que de l’état d’esprit d’un lobby militaro-nucléaire qui a longtemps prétendu que nos essais ne pouvaient qu’être « propres ».
Cette loi a incontestablement créé un mécanisme trop restrictif. À cela s’ajoutaient une délimitation contestable des périmètres irradiés et une liste trop restreinte des maladies radio-induites. Ces insuffisances ont été corrigées depuis par le ministre de la défense, dont je veux ici saluer la capacité d’écoute et l’ouverture.
Ainsi, le combat de l’Association des vétérans des essais nucléaires, l’AVEN, et de l’association des anciens travailleurs et victimes de Moruroa et Fangataufa, Moruroa e Tatou, les nombreuses interventions de parlementaires demandant une évaluation de l’application la loi, qui ont débouché, au Sénat, sur le rapport fondant notre débat, n’ont pas été sans influence sur la juste décision du ministre de commander au Contrôle général des armées, le CGA, et à l’Inspection générale des affaires sociales, l’IGAS, une étude conjointe analysant les procédures et les modalités d’application du dispositif.
Il faut en premier lieu relever que le rapport sénatorial, tout comme ceux de l’Assemblée nationale, d’une part, et du CGA et de l’IGAS, d’autre part, ne préconise pas de remettre en cause un dispositif qui repose essentiellement sur des données scientifiques reconnues par la communauté internationale, ainsi que sur des méthodologies validées par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Il vise à améliorer, plutôt qu’à modifier, ce dispositif, afin de donner un second souffle à la loi.
Le rapport de nos collègues Bouchoux et Lenoir a notamment permis de faire avancer la réflexion sur l’élément central de la procédure d’indemnisation que constitue le CIVEN.
L’un des principaux reproches adressés à cette structure décisionnelle portait sur son manque d’indépendance et celui de ses membres à l’égard du ministère de la défense. L’une des préconisations du rapport a trouvé dernièrement une concrétisation, par la transformation législative du CIVEN en autorité administrative indépendante. Cette transformation, qui retire au ministère de la défense son rôle décisionnel en matière d’indemnisation, représente une avancée majeure, à même de lever le soupçon de partialité qui pesait sur les décisions prises par le ministre.
Les études et rapports – en particulier celui du Sénat – produits sur les difficultés d’application de la loi Morin et les faibles effets de celle-ci en matière d’indemnisation des victimes ont conduit le Gouvernement à étendre à tout le territoire de la Polynésie française le périmètre géographique du dispositif d’indemnisation.
Au-delà de la seule réparation d’une injustice discriminante, cette mesure a également un caractère symbolique, en ce qu’elle manifeste à nos compatriotes de Polynésie la reconnaissance de leur contribution à l’efficacité de la politique de dissuasion nucléaire de l’époque.
Je sais enfin que les principales associations représentant les victimes auraient préféré des modifications portant sur l’ensemble de la loi, ainsi que sur d’autres aspects. C’est une voie qu’il ne faut pas exclure si, malgré toutes les améliorations qui ont été apportées et celles qui ne manqueront pas de suivre, dont nous débattons également au sein de la commission de suivi, le dispositif ne répond toujours pas aux attentes légitimes des victimes et si le nombre d’indemnisations demeure d’une faiblesse lui enlevant toute crédibilité.
Un point important, qui focalise l’insatisfaction exprimée par les associations représentant les victimes, a trait à une différence d’interprétation source de contentieux administratifs.
En ce qui concerne la méthodologie de calcul du CIVEN, la réintroduction de la dosimétrie comme critère déterminant pour l’ouverture du droit à indemnisation, alors même qu’elle avait été écartée lors des débats parlementaires, n’a pas respecté l’esprit de la loi, qui avait établi une présomption de causalité excluant le recours à la notion de seuil.
En effet, la méthode employée, qui consiste à calculer la probabilité qu’un cancer soit la conséquence de l’exposition, en fonction notamment des relevés dosimétriques, ne suffit pas, aux yeux des associations de victimes, pour apprécier au cas par cas le dossier du demandeur.
En dernier lieu, dans un même souci d’impartialité du CIVEN, il pourrait être utile d’intégrer au sein de celui-ci un expert médical désigné par les associations de victimes, afin que la procédure d’examen des dossiers soit parfaitement contradictoire, tout en préservant, bien entendu, le secret médical. Je l’avais moi-même proposé à la commission de suivi à l’issue de ma participation, en tant qu’observateur, à une session du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Monsieur le ministre, je souhaiterais donc qu’un point concret sur les améliorations qui pourraient encore être apportées à la loi soit fait lors de la prochaine réunion de la commission de suivi, qui devrait avoir lieu ce mois-ci, comme s’y était engagé le ministre de la défense. Je compte sur vous pour lui transmettre ce message : si nous ne continuons pas à avancer, nous serons tous discrédités. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Robert Tropeano.
M. Robert Tropeano. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quatre ans presque jour pour jour après la promulgation de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, nous avons ce soir l’occasion de faire le bilan de son application. Le RDSE, très attaché au devoir de réparation, s’en réjouit.
Comme l’ont indiqué les auteurs du rapport de la commission pour le contrôle de l’application des lois, il s’agit de rechercher les causes du décalage existant entre les attentes très fortes nées de l’adoption du texte et l’insuffisante portée de l’application de celui-ci, eu égard au faible nombre de dossiers de demande d’indemnisation ayant abouti.
Cette loi était très attendue. Comme vous le savez, mes chers collègues, elle établit un droit à réparation au profit des personnes souffrant d’une pathologie radio-induite du fait de leur exposition aux rayonnements ionisants produits à l’occasion des essais nucléaires français effectués entre 1960 et 1996.
Au-delà de la mise en œuvre de la procédure d’indemnisation se trouvant au fondement de la démarche législative, ce texte reconnaît in fine la responsabilité de l’État dans l’insuffisante protection des populations.
Des accidents se sont malheureusement produits au cours des essais. En 1962, l’essai Béryl a donné lieu à l’émission d’un nuage radioactif et, sur les treize tirs réalisés en Polynésie, quatre n’ont pas été totalement confinés.
Longtemps, une chape de plomb a été maintenue sur la réalité des risques que l’on faisait courir aux populations sur zone, ainsi qu’aux militaires chargés des essais. Le prétexte de l’absence de données scientifiques a souvent servi à occulter une réalité sanitaire.
La France avait choisi de tenir son rang en affirmant sa puissance nucléaire. On peut le comprendre. Dans le contexte de la guerre froide, il était difficile de remettre en cause ce choix, d’ailleurs maintenu sous tous les gouvernements, jusqu’au moratoire décidé par le président Mitterrand, en 1992, suivi de l’abandon des essais nucléaires, en 1996, sur décision de son successeur, Jacques Chirac.
Pour autant, ce choix stratégique aurait pu s’accompagner d’une meilleure évaluation des risques en vue de mieux les contenir. Certains témoins se souviennent des hangars agricoles qui servaient, en Polynésie, d’abris antiradiations. Les moyens n’étaient pas à la hauteur des dangers et de nombreuses personnes l’ont payé dans leur chair.
Quatorze ans après l’arrêt des essais nucléaires, la loi du 5 janvier 2010 a ainsi reconnu pleinement les souffrances de toutes les victimes des retombées de ces derniers. Elle répondait enfin aux vœux exprimés pendant des années par les parlementaires et, avant eux, par les associations représentant les victimes.
Les Sahariens, les Polynésiens et les métropolitains, civils et militaires, concernés par les 210 essais nucléaires atmosphériques ou souterrains espéraient beaucoup d’un texte reconnaissant leur préjudice. Certains d’entre eux étaient engagés dans des procédures judiciaires longues, coûteuses et moralement éprouvantes. Une clarification législative était nécessaire pour stopper un contentieux aux résultats aléatoires et donner un cadre précis à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Cependant, force est de constater que la procédure de réparation instituée en faveur des victimes des essais nucléaires n’a pas porté ses fruits de façon satisfaisante.
Je rappellerai que l’étude d’impact jointe au projet de loi avait évalué à 147 500 le nombre des personnes concernées par les essais, sans compter les populations autochtones des zones de retombée des rayonnements ionisants.
Or, comme le mentionne le rapport, à la date du 24 juin 2013, 840 dossiers seulement avaient été déposés, et 11 indemnisations accordées. Nous sommes loin des 2000 à 5000 indemnisations prévues lors des débats de 2009 !
Pourtant, la loi a été appliquée avec célérité dès son adoption. Les décrets d’application ont été publiés rapidement, dans un délai de six mois, conformément à la circulaire du 29 février 2008. La structure principale, le CIVEN, a été installée à la mi-2010. Quant au financement de l’indemnisation des dossiers recevables, les gouvernements successifs se sont employés à maintenir la dotation de 10 millions d’euros inscrite chaque année au sein du programme « Reconnaissance et réparation en faveur du monde combattant » de la loi de finances.
Le consensus qui régnait sur la nécessité d’adopter une loi d’indemnisation a conduit naturellement à cette promptitude dans sa mise en application.
C’est dans le même esprit constructif que nous devrions nous entendre pour améliorer le rendement du dispositif, dont la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois a relevé les limites : le nombre de dossiers déposés est trop faible, les moyens du CIVEN sont insuffisants et la présomption de causalité est source d’un contentieux devant le juge administratif.
La commission a avancé plusieurs préconisations, que nous partageons pour la plupart d’entre elles.
D’une façon générale, le principe qui consiste à conserver la loi initiale, sous réserve d’apports réglementaires, me paraît une bonne chose. Plus de moyens pour le CIVEN, plus de transparence et plus d’information pour favoriser le dépôt des dossiers sont autant de mesures que les pouvoirs publics peuvent rapidement mettre en œuvre. Je souhaite, monsieur le ministre, que vous preniez très vite des engagements sur toutes les pistes évoquées par la commission.
Le droit à réparation n’a de sens que s’il est effectif. Aujourd’hui, le peu de dossiers déposés et, surtout, le rejet de la plupart d’entre eux envoient un mauvais signal à ceux qui, volontairement ou malgré eux, ont participé à la grandeur de la France. À leur égard, l’État a un devoir de réparation, un devoir de reconnaissance, qui doit être à la hauteur des espoirs suscités par la loi du 5 janvier 2010. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Gautier.