M. Jacques Gautier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite tout d’abord excuser notre collègue Marcel-Pierre Cléach, qui regrette vivement de ne pouvoir être présent ce soir. Je tiens à lui rendre hommage, car il fut un remarquable rapporteur de la loi Morin, qualifiée par la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois de « juste », « rigoureuse » et « équilibrée ». Je tiens également à saluer le travail de nos rapporteurs, Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir, qui ont su aborder sereinement un sujet difficile et sensible, tout en évitant le piège de la politisation.
Mes chers collègues, si bien des problèmes subsistent – j’y reviendrai –, la loi Morin constitue toutefois une avancée inégalée dans l’histoire de notre défense nationale. Aucune loi n’est parfaite, nous le savons bien ici, mais toutes doivent être motivées par la rigueur et la justice. Grâce au contrôle parlementaire, elles peuvent également être évaluées et renforcées. Nous ne siégeons pas au sein d’une simple chambre d’enregistrement de la loi. Dès lors, c’est un honneur pour chacune et chacun d’entre nous de pouvoir la corriger afin qu’elle réponde au plus près aux besoins de nos concitoyens et à la réalité de leur quotidien.
Cela a été dit, entre 1960 et 1998, la France a procédé à 210 essais nucléaires, au Sahara algérien puis en Polynésie française. Au cours de ces essais, des retombées radioactives ont exposé les personnels militaires et civils ainsi que les populations autochtones aux rayons ionisants. Certains d’entre eux ont pu développer des maladies dites « radio-induites », c’est-à-dire des cancers.
Pendant des dizaines d’années, les associations de vétérans atteints par ce type de pathologies se sont battues pour que notre République reconnaisse à ces derniers le statut de victimes et leur octroie un droit à indemnisation. Leur combat de longue haleine, relayé aussi bien par de nombreuses associations que par des élus de tous bords, a porté ses fruits : pas moins de dix-huit propositions de loi, sur l’initiative de députés ou de sénateurs, furent déposées sur le sujet. Toutefois, aucune n’obtint de vote favorable.
Face à cette volonté parlementaire et à la pugnacité des associations, Hervé Morin annonçait, en novembre 2008, qu’il présenterait un projet de loi afin de rendre justice aux vétérans, dont certains ne sont malheureusement plus là aujourd’hui. Une vraie volonté de justice n’a eu de cesse de guider les travaux préparatoires de ce projet de loi. À ce titre, il me paraît important de souligner la méthode ayant présidé à l’élaboration du texte : le ministre avait organisé un grand nombre de réunions de travail très ouvertes, en présence de députés et de sénateurs de toutes tendances, ainsi que de représentants des associations et d’élus de Polynésie française. Je me permets de suggérer qu’il soit plus souvent recouru à cette méthode, qui permet non seulement une véritable « coproduction » législative, fondée sur la consultation, mais aussi d’éviter couacs ou rétropédalages.
Aussi, avec l’adoption de la loi Morin, on peut dire non sans émotion que la France et notre défense nationale avaient rendez-vous avec elles-mêmes. Il était grand temps de mettre fin à un tabou qui hantait les archives du ministère de la défense. Je me réjouis donc que le gouvernement ait eu à l’époque le courage d’assumer les conséquences d’un choix stratégique qui remonte à plus de cinquante ans, celui de la dissuasion nucléaire. Ce choix gaullien, confirmé depuis par tous les présidents de la République, permet aujourd’hui encore à notre pays de jouer un véritable rôle sur la scène internationale et de peser dans le concert des nations, notamment au sein du Conseil de sécurité des Nations unies. Il nous permet enfin de garantir la sécurité de nos concitoyens et celle de nos intérêts vitaux.
Cette loi, quoi qu’on puisse en penser avec le recul, fut empreinte de courage politique. D’autres textes ont eu pour seul objectif d’appliquer le moratoire international sur les essais nucléaires, sans témoigner d’une grande préoccupation quant aux conséquences de ces essais sur les populations.
Le courage politique a été d’assumer le passé. Assumer, c’était reconnaître pour enfin répondre au vide juridique dans lequel se trouvaient les victimes. Trop de demandes d’indemnisation se sont transformées en d’interminables procédures devant un tribunal administratif, qui, dans la majorité des cas, ne pouvait bénéficier ni d’éléments concrets et officiels relatifs aux contaminations radioactives ni d’expertises médicales spécifiques. Les cancers sont malheureusement des maladies terribles et sans signature, dont il est encore très difficile d’identifier l’origine. La poursuite de recherches sur une potentielle prédestination génétique en témoigne.
En outre, dire que les essais nucléaires n’ont eu aucune conséquence serait plus que déraisonnable ; cela constituerait une faute. C’est pour cette raison que le décret d’application de la loi Morin, sorti rapidement, établissait une liste de maladies reposant sur les expertises et les recherches les plus avancées actuellement menées par l’UNSCEAR, le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants.
L’une des avancées majeures de ce texte tenait au fait qu’il ne se limitait pas aux seuls personnels ayant travaillé sur les sites d’expérimentation ; il visait également les populations vivant à l’époque autour des centres d’essais. Dès lors, victimes militaires et civiles pouvaient déposer une demande d’indemnisation auprès d’un comité spécialement créé par la loi.
Cela atteste d’un autre point fort du texte : la rigueur. Il ne s’agissait pas de mettre en place une indemnisation massive et systématique, ce qui serait revenu à nier la spécificité même des victimes. Le comité d’indemnisation est composé d’experts médicaux nommés par les ministères de la défense et de la santé, sur proposition du Haut Conseil de la santé publique. Cette implication des deux ministères traduit la volonté de parfaite transparence vis-à-vis des victimes.
À ce souci de transparence s’est ajouté celui du respect de la mémoire. Ce texte a en effet pris en compte les ayants droit des victimes malheureusement décédées en leur permettant, dans un délai de cinq ans à compter de la date de promulgation de la loi, de déposer un dossier de demande de réparation.
Il est important de préciser que le ministre et les parlementaires avaient à l’époque souhaité imposer un temps limité au comité d’indemnisation pour mener à bien ces expertises. Un délai de six mois nous semblait déjà important, car les victimes souffrant d’un cancer n’ont pas le temps d’attendre.
C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles – je le dis à ma collègue Michelle Demessine – aucun fonds d’indemnisation ne fut créé. Ce type de structure administrative se caractérise souvent par des lourdeurs et lenteurs qui sont intolérables pour les victimes pour qui chaque jour est précieux. Je ne reviendrai pas sur l’exemple de l’amiante et du fonds de concours. Je crois qu’il s’agit de l’exemple qu’il ne faut plus suivre.
Mme Michelle Demessine. Ah bon ?
M. Jacques Gautier. Il a fallu deux ans et demi pour mettre en place ce fonds !
Enfin, à la volonté de justice, de transparence et de rigueur, s’est ajoutée la volonté d’évaluation. Elle s’est traduite par la mise en place de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, où siègent des représentants d’associations des victimes, quatre parlementaires, des représentants des ministères de la santé et de la défense, le président – ou son représentant – du gouvernement de Polynésie, ainsi que des personnalités scientifiques qualifiées.
Je tiens à saluer cette volonté d’impliquer les associations de victimes jusqu’au terme de la procédure – rappelons qu’elles sont à l’origine du texte –, c’est-à-dire jusqu’au versement de l’indemnisation à la victime, ce qui nous paraissait primordial. L’action d’évaluation de cette commission devrait offrir aux victimes un soutien dans leur démarche. En outre, la création de cette commission était révélatrice de l’esprit ayant présidé à l’élaboration de cette loi, trop longtemps attendue, qui fixait les conditions d’une procédure d’indemnisation juste, en se fondant sur une étude au cas par cas. Il s’agit d’ailleurs d’une préconisation du rapport, car ces pathologies sont spécifiques, tout comme chacune des victimes est unique. Nous devons nous féliciter de cette approche qui préserve le caractère personnel et humain du traitement des dossiers.
J’ai été un peu long – je le regrette – sur cette partie, mais pour pouvoir avancer et améliorer maintenant ce qui doit l’être, il est important de bien comprendre comment les choses se sont mises en place.
Quatre ans après la loi Morin, nous le savons tous, cela a été dit, des dysfonctionnements demeurent. Chiffres à l’appui, nous constatons que les indemnisations se font au compte-gouttes, ce qui est insupportable et permet au sentiment d’injustice de perdurer. En cela, les objectifs de loi n’ont pas été atteints.
Lors de l’élaboration de ce texte, plusieurs intervenants l’ont également rappelé, on estimait que 20 000 personnes pouvaient être concernées et que le nombre de victimes indemnisables serait compris entre 2 000 et 5 000. Nous sommes très loin de ces chiffres : 840 dossiers ont été déposés en 2013, pour 11 indemnisations. Si nous saluons l’indemnisation de ces onze personnes, ces chiffres restent insupportables alors même que des moyens importants et constants ont été mis en place : 10 millions d’euros chaque année depuis 2009.
En réalité, et je rejoins ce que disait le rapporteur Jean-Claude Lenoir, des problèmes structurels et de fonctionnement semblent avoir bloqué l’esprit de la loi Morin. Le CIVEN, manquant de moyens humains et divisé en deux entités géographiques, n’avait pas la capacité de recruter les experts médicaux, spécialistes de l’indemnisation, sans lesquels on ne pouvait agir. Cela prouve bien que la loi n’a pas été un échec, mais, au contraire, qu’elle fut peut-être trop ambitieuse face au manque de moyens humains et de personnels spécialisés constaté, en dépit des budgets affectés.
Par ailleurs, notons que le décret initial faisant état des maladies concernées fut modifié le 30 avril 2012 et que vingt et une pathologies sont désormais reconnues comme possiblement radio-induites.
L’un des principaux problèmes – et nous avons tous été surpris – a été le très faible nombre de dépôts de dossiers d’indemnisation. Madame Bouchoux, vous avez souhaité que les campagnes d’information soient renouvelées à destination des populations locales ; je crois qu’il s’agirait d’une bonne avancée, même si nous savons bien que les associations ont déjà sensibilisé les populations et qu’il existe un centre de suivi médical en Polynésie.
De même, je souligne votre proposition visant à attribuer une reconnaissance – qui ne soit pas d’ordre militaire – aux personnels ayant participé aux essais nucléaires. Ces personnes ont permis à la France d’asseoir sa souveraineté et son autonomie stratégique. Vous avez parlé en commission, madame le rapporteur, de « fierté ». Je pense que vous avez raison et qu’il faut aller dans ce sens.
Enfin, nous devons rappeler que ce déficit d’indemnisation a été quelque peu pris en compte dans cet hémicycle, il y a un mois : la loi de programmation militaire a modifié l’article 4 de la loi Morin, faisant du CIVEN – ce qui était réclamé par beaucoup – une autorité administrative indépendante. Cela permettra de répondre aux craintes de ceux qui considéraient que cet organisme était à la fois juge et partie.
Pour conclure, mes chers collègues, vous voyez bien que ce n’est pas la loi qui est à améliorer, mais sa réalisation concrète et matérielle. Le groupe UMP espère que ces modifications, ainsi que le rapport de nos collègues Bouchoux et Lenoir porteront leurs fruits et que ceux qui demanderont réparation pourront voir leurs demandes légitimes être satisfaites. Il y va de l’honneur de notre République envers ceux qui l’ont servie. En tant que législateurs, nous devons nous assurer que leur dignité ne sera pas bafouée.
Si le précédent gouvernement a su poser les fondations législatives permettant de mettre fin à un tabou historique, nous souhaitons, monsieur le ministre, que le gouvernement auquel vous appartenez parachève et améliore les conditions d’indemnisation. Je ne doute pas que vous saurez nous proposer de nouveaux ajustements permettant un réel accomplissement des objectifs de la loi Morin. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jacques-Bernard Magner.
M. Jacques-Bernard Magner. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, de 1959 à 1996, la France a réalisé 210 essais nucléaires aériens ou souterrains dans le Sahara algérien et sur des atolls de Polynésie. Ces essais ont rendu possible la mise en place durable de notre force de dissuasion nucléaire. Si les progrès technologiques ont ensuite permis que des simulations informatiques remplacent les essais, l’efficience de notre système d’armement nucléaire repose encore actuellement sur les données accumulées lors de ces essais. Dès lors, la reconnaissance et l’indemnisation des personnels civils et militaires qui ont contribué à ces opérations, ainsi que celles des populations qui ont été éventuellement exposées relèvent non seulement de la responsabilité de l’État, mais aussi de la justice et de la solidarité nationale.
Pourtant, cette évidence n’a pas toujours été incontournable. Permettez-moi de rappeler qu’il a fallu, au gré de la mobilisation des associations et des politiques, dix-huit propositions de loi pour parvenir à ce qu’un gouvernement dépose enfin un projet de loi sur le sujet. C’est pourquoi je veux rendre hommage à l’engagement constant et intégral de celle qui n’était pas encore garde des sceaux, Christiane Taubira, ainsi qu’à celui de Jean-Patrick Gille, André Vantomme, Richard Tuheiava, mais aussi à celui de Dominique Voynet et Michelle Demessine. Bien que le groupe socialiste se soit abstenu lors du vote de la loi du 5 janvier 2010, refusant de voter un texte qui comportait trop d’écueils, je salue néanmoins le mérite du ministre du gouvernement Fillon, Hervé Morin, d’avoir présenté ce texte au Parlement, dans un contexte où les résistances étaient encore fortes.
Aujourd’hui, quatre ans après la promulgation de la loi relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les chiffres sont éloquents. Alors que l’étude d’impact prévoyait un potentiel de 20 000 demandes d’indemnisation et de 2 000 à 5 000 dossiers indemnisables, ce sont seulement 840 demandes d’indemnisation qui ont été transmises, dont uniquement 11 ont été satisfaites, soit un taux d’indemnisation de 1,3 % et, en conséquence, une consommation des crédits extrêmement limitée. Le problème est donc double : trop peu de dossiers déposés et trop peu de dossiers indemnisés.
Parmi les facteurs identifiés comme participant de cette situation, on peut distinguer ceux qui ont récemment reçu des réponses significatives de ceux qui attendent encore un positionnement plus affirmé.
Les amendements à la loi de programmation militaire votée cet automne, réformant en profondeur le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires et validant l’extension du périmètre géographique retenu pour les indemnisations à l’ensemble du territoire de la Polynésie, ont permis des avancées primordiales.
Le CIVEN, objet de nombreuses critiques du fait de la tutelle institutionnelle assurée par le ministère de la défense, au point qu’il était considéré par certains acteurs associatifs comme un élément dissuadant le dépôt des dossiers de demande d’indemnisation, va être transformé en autorité administrative indépendante. Alors que le CIVEN soumettait des avis au ministre de la défense, qui était libre de les suivre ou non, l’autorité administrative indépendante, dont les membres seront désormais nommés par décret du Premier ministre, rendra directement les avis d’indemnisation. En outre, un médecin y siégera en tant que personne qualifiée représentant les associations et le respect du principe d’examen contradictoire sera mis en place, puisque les requérants auront la possibilité de défendre leur dossier devant le CIVEN.
Toutes ces nouvelles modalités, de même que l’extension du périmètre géographique d’indemnisation, qui était jusqu’alors circonscrit aux atolls sur lesquels des essais avaient eu lieu, correspondent à des revendications des associations ou à des préconisations formulées notamment par nos collègues de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir. Manifestement, dans le respect de la loi du 5 janvier 2010, dont la portée symbolique demeure incontestée, des initiatives ambitieuses ont été prises pour tenter de sortir de l’impasse. On ne peut que se féliciter de l’écoute du Gouvernement.
Cependant, d’autres aspects sensibles doivent encore trouver une solution et appellent un point d’étape. J’en aborderai quatre de manière brève.
Tout d’abord, en octobre 2013, lors de la quatrième réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian avait évoqué le lancement d’une étude de faisabilité sur la possibilité d’entreprendre une démarche proactive d’identification des personnes ayant été exposées à des radiations, « afin que celles-ci puissent le cas échéant déposer un dossier au CIVEN ». Nous savons que la tâche est ardue et qu’elle sera nécessairement longue, mais, monsieur le ministre, pouvez-vous nous confirmer que cette étude est lancée ?
Ensuite, sachant le rôle essentiel de l’accès aux informations tant pour le traitement individuel des dossiers que pour l’exigence de transparence, la déclassification de documents relatifs aux essais nucléaires est primordiale. Pour preuve, la décision d’étendre le périmètre géographique d’indemnisation en Polynésie n’a été prise qu’au vu des relevés scientifiques des retombées radioactives, déclassifiés en janvier 2013. Une procédure de consultation visant à permettre aux personnes et associations intéressées d’avoir accès aux documents classifiés a été envisagée. Qu’en est-il exactement de ces sujets ?
En outre, s’il est dorénavant acquis que les décisions du CIVEN devront être motivées, le débat sur la méthodologie statistique utilisée par lui pourrait perdurer. La question est loin d’être sans importance, mais il nous semble qu’elle pourrait être résolue par la réaffirmation constante que la charge de la preuve dépend de la responsabilité de l’État. La loi l’énonce clairement, le lien de causalité entre les conditions de lieu, de période et de maladie, lorsqu’elles sont remplies, est un a priori. Il revient alors à l’État de démontrer, le cas échéant, que cette causalité est « négligeable ».
Enfin, conscient des attentes des personnels exposés en matière de reconnaissance, le ministre de la défense avait envisagé de saisir le grand chancelier en vue de la création d’une distinction honorifique. Qu’en est-il de cette saisine ? À n’en pas douter, la création d’une telle distinction ferait l’unanimité dans cet hémicycle. Reconnaître la dette de la nation aux quelque 150 000 personnels, militaires de carrière ou appelés, travailleurs civils, qu’ils soient experts ou sous-traitants, qui ont potentiellement été exposés lors de la constitution de la dissuasion nucléaire française est un objectif que nous pouvons tous partager.
Monsieur le ministre, si beaucoup a été fait ces dernières semaines pour améliorer le processus d’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, plus qu’on ne l’aurait cru possible quelques mois auparavant, il nous faut aller au terme de ce processus. C’est un impératif de justice pour nos concitoyens comme pour les populations locales concernées. C’est bien pour cela que le Président de la République s’y est engagé lors de son voyage en Algérie de décembre 2012, en appelant à ce que la loi soit pleinement appliquée.
Pour conclure, mes chers collègues, permettez-moi une appréciation à propos de notre commission pour le contrôle de l’application des lois. Le débat que nous menons aujourd’hui est l’exemple patent des apports essentiels que cette commission peut fournir, en particulier dans son rôle d’étude et d’évaluation de la réalité de la loi. Le mandat de notre commission, novatrice et parfois discutée, ne saurait être limité à une comptabilité de décrets. Dans le cas présent, la loi du 5 janvier 2010 était totalement applicable six mois après sa promulgation. Pourtant, chacun s’accorde à constater que, pour reprendre les termes de l’excellent rapport de Corinne Bouchoux et Jean-Claude Lenoir, « la loi ne produit pas ses effets ». L’enjeu n’était donc pas de contrôler le calendrier de publication des décrets, il était de localiser la source du dysfonctionnement, de le comprendre précisément et d’envisager des pistes de correction.
Appréhender le fonctionnement de la loi après sa promulgation, tant dans la matérialisation des règles qu’elle édicte que dans les dispositifs dont elle use, est une ambition démocratique qui reste encore à rationaliser. Or qui mieux que les parlementaires ont la légitimité et la compétence pour se livrer à cette entreprise ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées de l'UMP et de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à Mme Aline Archimbaud.
Mme Aline Archimbaud. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en janvier 2012, nous examinions dans ce même hémicycle une proposition de loi de Richard Tuheiava relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française. L’indemnisation des conséquences de ces essais, en Polynésie comme au Sahara, n’était pas directement notre sujet, mais le groupe écologiste et plusieurs collègues des autres groupes s’étaient déjà émus de l’application très décevante de la loi Morin.
Deux ans plus tard, nous débattons d’un rapport de la commission pour le contrôle de l’application des lois sur le même sujet, dont on ne peut qu’applaudir l’initiative et le travail, particulièrement salutaires pour les parlementaires qui, comme nous, veulent tenter de rendre effective l’indemnisation de ces victimes et applicable la loi votée à ce propos. Il faut d’autant plus saluer le travail des rapporteurs qu’il a permis de déboucher rapidement sur des avancées concrètes, grâce au véhicule législatif qu’a constitué la loi de programmation militaire adoptée en novembre 2013.
Le temps m’empêche de détailler ces avancées, dont plusieurs ont déjà été évoquées par les précédents orateurs, mais je me félicite en particulier de l’obtention de l’indépendance du CIVEN, chargé de l’instruction des dossiers d’indemnisation, qui a été transformé en autorité administrative indépendante. Je me félicite également de l’introduction d’un début de procédure contradictoire pour les requérants.
Selon nous, le principal point de blocage qui demeure aujourd’hui reste le nécessaire équilibre à trouver entre présomption simple et présomption irréfragable. Cela a déjà été rappelé, si, en théorie, la procédure d’indemnisation a été considérablement simplifiée par la loi Morin, qui instaure notamment un interlocuteur unique quel que soit le statut du requérant, cette simplification est loin d’avoir trouvé une concrétisation dans la pratique. À l’ancien parcours du combattant s’est substitué un nouveau, engendré par la notion de « présomption de causalité avec limite ».
Aux termes de la rédaction de la loi, le demandeur n’a pas à prouver qu’il existe un lien entre la pathologie et les essais nucléaires : la présomption de causalité existe à partir du moment où il justifie des conditions de lieu, de période et de maladie. Néanmoins, cette présomption peut être renversée par l’État s’il apparaît que le risque lié aux essais est négligeable. C’est ainsi que la montagne a accouché d’une souris ! Le logiciel, qui n’a pas été conçu pour cela à l’origine, est utilisé pour déterminer si le risque lié aux essais est négligeable ou non ; il conclut presque toujours à un risque négligeable. Ces décisions présentent donc un aspect arbitraire et opaque. C’est à cela qu’il faut remédier !
Nous en connaissons la conséquence : alors qu’un peu moins de 1 000 dossiers de demande d’indemnisation ont été reçus par le CIVEN en trois ans, à mettre en rapport avec les 20 000 qui étaient attendus, ils n’ont de surcroît donné lieu qu’à 12 indemnisations, soit 1,2 % des dossiers déposés. Pourquoi ne pas permettre un réel examen des dossiers au cas par cas ? Cela serait plus souhaitable et même davantage conforme, nous semble-t-il, à l’esprit de la loi Morin.
Plusieurs rejets de dossiers d’indemnisation ont d’ailleurs été annulés par les tribunaux administratifs à la suite de recours déposés par les victimes en question, aux motifs, précisément, d’une absence d’étude au cas par cas et d’une décision fondée uniquement sur des critères statistiques et non – c’est le sens de l’article 7 du décret d’application du 11 juin 2010 – sur une appréciation des conditions d’exposition. Il est donc urgent de revenir à cette exigence légale.
Plusieurs de nos collègues ont déposé un amendement en ce sens lors de l’examen de la loi de programmation militaire ; ils ont eu la déception de se voir opposer l’article 40, alors même que seulement 266 284 euros ont été consommés sur l’année 2012, sur une ligne budgétaire annuelle de 10 millions d’euros, inscrits en loi de finances initiale. Cela doit nous interpeller sur l’interprétation à avoir de l’article 40 de la Constitution.
Permettre, sans changer le droit, à des bénéficiaires potentiels d’une aide d’y avoir accès, est-ce augmenter une charge publique, déjà prévue dans le budget ? L’État doit-il miser sur le non-recours aux droits pour faire des économies en temps de crise ? Nous ne pouvons raisonner ainsi ! À défaut, nous continuerons à faire des lois pour rien, à travailler des années pour arriver à 12 indemnisations alors que nous connaissons le nombre potentiel de victimes et de personnes exposées. Comme cela a été indiqué, aux 150 000 agents civils et militaires directement mobilisés pour les explosions nucléaires, il faut ajouter les populations civiles, qui, plusieurs intervenants l’ont souligné, manquent d’informations.
Rappelons-le, toutes ces victimes ont déjà eu à subir les essais eux-mêmes, le manque d’informations sur les dangers effectifs, des fuites de radioactivité mal colmatées lors d’essais souterrains, l’immersion à quelques centaines de mètres de l’atoll polynésien de matériel contaminé et le refus pendant longtemps du ministère de la défense de toute expertise extérieure, comme si toute mesure de radioactivité permettait de découvrir les secrets de la bombe française…
Il faut le répéter, l’État est responsable de la situation actuelle. Il doit assumer cette responsabilité jusqu’au bout, et pas seulement en théorie. C’est le sens du débat d’aujourd’hui, qui a d’ailleurs été permis par le travail de la commission.
J’espère que l’ensemble des propositions formulées par les deux rapporteurs et par les intervenants qui se sont exprimés seront entendues. Puissions-nous mettre réellement en place un système rendant justice aux associations de victimes, qui se mobilisent depuis tant d’années. Elles le méritent vraiment ! (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Kader Arif, ministre délégué auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, au terme de ce riche débat, permettez-moi au préalable de souligner la qualité des interventions et de remercier l’ensemble des orateurs. Tous ont rappelé toute l’attention que la nation, à travers ses représentants, porte aux victimes des essais nucléaires et aux enjeux qui s’y rattachent. Au nom du Gouvernement, je m’associe tout naturellement à ces propos.
Je voudrais vous faire part des éléments que je retiens des rapports parlementaires issus de vos travaux ces derniers mois, en particulier ceux qui ont été menés par Mme Corinne Bouchoux et M. Jean-Claude Lenoir.
Je tiens avant tout à souligner – j’y insiste – que la loi n’est remise en cause par aucun des rapports. Toutefois, et nous y avons été très sensibles, de nombreuses pistes d’améliorations ont été proposées, notamment sur la procédure de dépôt des dossiers et sur une nécessaire communication des travaux du CIVEN, qui, à mon sens, devrait être la plus large possible.
Pour répondre à une question qui a été soulevée, j’aimerais dire qu’il n’y a pas de remise en cause du principe selon lequel les « conditions d’exposition » aux rayonnements ionisants doivent être examinées. En d’autres termes, il ne peut y avoir indemnisation s’il n’y a pas vérification du lien de causalité entre la maladie et les rayonnements dus aux essais. C’est à l’administration – la loi de programmation militaire renforce encore les obligations du CIVEN sur ce point – qu’il revient d’apporter les éléments pour démontrer que la maladie n’est pas la conséquence d’une irradiation due aux essais nucléaires. C’est bien en ce sens que les juridictions appliquent pour le moment la loi et devront continuer à le faire.
Je reviendrai tout à l’heure sur les modifications introduites récemment dans le dispositif à l’occasion des travaux menés par la Haute Assemblée sur la LPM, notamment via l’amendement de Mme Corinne Bouchoux. En attendant, je veux prendre un peu de recul pour vous faire part de mon sentiment seize mois après le début de l’application concrète de cette loi.
À mes yeux, la législation actuelle mêle de manière parfois maladroite reconnaissance et indemnisation, victimes et vétérans. Or il est clair que la participation effective aux essais nucléaires n’est pas nécessairement liée au développement d’une pathologie. Il y a donc là une confusion qui devra être levée.
Il faut par ailleurs se féliciter de la décision – c’était l’une de vos questions – du ministre de la défense d’avoir saisi la grande chancellerie en vue de la création d’une distinction spécifique au profit des vétérans ayant participé aux essais.
On constate également, et cela a été rappelé à plusieurs reprises, que le nombre actuel d’indemnisations reste faible, principalement parce que le CIVEN ne reçoit que très peu de dossiers : le chiffre exact est de 880 au 31 décembre 2013,…
M. Jean-Claude Lenoir, corapporteur de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois. C’était le chiffre du mois d’octobre !