M. Jean-Jacques Mirassou. Qui vous dit que la ministre ne l’a pas fait ?

M. Jean Louis Masson. C’est d’autant plus scandaleux, madame la ministre, qu’ils en avaient largement les moyens, l’un d’eux étant gynécologue dans un grand hôpital de la région parisienne.

Les attaques répétées contre les valeurs familiales finissent par conduire à de telles dérives, et je tiens ici à le déplorer solennellement !

Madame la ministre, qu’envisagez-vous de faire à l’encontre de ceux qui abandonnent leurs parents âgés ou qui refusent de les aider à subvenir à leurs besoins ?

Plus généralement, en raison des restrictions budgétaires, les conditions d’accueil des personnes âgées se dégradent et il n’y a plus assez de personnel dans les établissements. Or vous avez pris le prétexte du triste fait divers que j’évoquais à l’instant pour suggérer un gel de la tarification des maisons de retraite.

Je tire la sonnette d’alarme : si vous ne compensez pas financièrement, et vous n’avez rien proposé, les conséquences seront désastreuses sur la qualité de l’hébergement des personnes âgées et des soins qui leur sont dispensés.

Madame la ministre, vous semblez oublier que, si la France est ce qu’elle est aujourd’hui, elle le doit aux générations qui nous ont précédés ! Nous avons donc à leur égard un devoir de solidarité et devons faire tout notre possible pour que les personnes âgées soient prises en charge dans de meilleures conditions. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. le président. La parole est à Mme la ministre déléguée chargée des personnes âgées et de l’autonomie.

Mme Michèle Delaunay, ministre déléguée auprès de la ministre des affaires sociales et de la santé, chargée des personnes âgées et de l'autonomie. Monsieur le sénateur, ce n’est pas en disant des contre-vérités que l’on fait avancer le débat. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

Mme Michèle Delaunay, ministre déléguée. Je n’ai jamais parlé de « gel » des tarifs des maisons de retraite.

M. Jean Louis Masson. Mais si ! Vous l’avez dit !

Mme Michèle Delaunay, ministre déléguée. J’ai parlé, et encore à l’instant, de leur mise en adéquation avec le montant des retraites et les revenus des familles.

Nous ne pouvons laisser plus encore se creuser le fossé qui existe déjà entre le montant moyen des retraites et le reste à charge pour les familles.

En ce qui concerne la retraitée nonagénaire de Chaville, nous avons tous été très émus par cet événement particulièrement fâcheux. Je respecte à ce point les personnes âgées que je ne peux concevoir que l’on mette, sans qu’elle en soit autrement informée, une personne de quatre-vingt-dix ans dans une ambulance sans s’assurer que sa famille peut l’accueillir…

M. Jean Louis Masson. Vous ne répondez pas à la question !

Mme Michèle Delaunay, ministre déléguée. Permettez-moi de poursuivre !

Je ne peux l’accepter et, je le pense, vous non plus. Lorsqu’une maison de retraite commet des erreurs, nous devons nous en inquiéter.

J’ai aussitôt demandé une enquête à l’agence régionale de santé d’Île-de-France afin d’établir les faits.

M. Jean Louis Masson. Et que faites-vous des familles qui ne paient pas ?

Mme Michèle Delaunay, ministre déléguée. Qu’il s’agisse de la signature du contrat de séjour ou des conditions d’expulsion, la maison de retraite a contrevenu à la loi.

Ne croyez pas que j’ignore les problèmes financiers qui se sont posés au sein de cette famille, et que la justice viendra très probablement résoudre. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai pas souhaité évoquer – je ne le ferai pas ici non plus – les cas particuliers de ces quatre enfants qui, en effet, n’ont pas répondu à leurs obligations. (Très bien ! sur les travées du groupe socialiste.)

Vous avez rappelé un point tout à fait important : le code civil nous impose de subvenir aux besoins fondamentaux de nos enfants comme de nos ascendants. Cependant, la question n’aurait pas dû se poser dans ce cas précis, puisque la personne concernée disposait d’une retraite d’importance, pratiquement en adéquation avec le montant des frais d’hébergement de la maison de retraite.

Vous le voyez, j’ai su, pour ce qui relevait de ma responsabilité, dénoncer ce qui constituait une violation des droits de la personne âgée en établissement, droits que nous allons préciser, expliciter et conforter, laissant par ailleurs à la justice de mon pays le soin d’établir, et probablement de sanctionner, les fautes individuelles des membres de cette famille. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.- Exclamations sur les travées de l’UMP.)

M. le président. Nous en avons terminé avec les questions d’actualité au Gouvernement.

Avant d’aborder le point suivant de l’ordre du jour, nous allons interrompre nos travaux quelques instants ; nous les reprendrons à seize heures vingt-cinq.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures quinze, est reprise à seize heures vingt-cinq, sous la présidence de Mme Bariza Khiari.)

PRÉSIDENCE DE Mme Bariza Khiari

vice-présidente

Mme la présidente. La séance est reprise.

5

Ratification des nominations à une commission mixte paritaire

Mme la présidente. M. le président du Sénat a reçu de M. le Premier ministre la demande de constitution d’une commission mixte paritaire sur les dispositions restant en discussion du projet de loi portant création du contrat de génération.

En conséquence, les nominations intervenues lors de notre séance du mercredi 6 février prennent effet.

6

Modification de l'ordre du jour

Mme la présidente. J’informe le Sénat que la question orale n° 303 de Mme Françoise Laborde est retirée, à la demande de son auteur, de l’ordre du jour de la séance du mardi 19 février 2013.

Acte est donné de ce retrait.

Par ailleurs, la question n° 312 de M. Jacques Mézard pourrait être inscrite à la séance du mardi 19 février 2013.

7

 
Dossier législatif : proposition de loi relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881
Discussion générale (suite)

Délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse

Adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881
Article 1er

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, relative à la suppression de la discrimination dans les délais de prescription prévus par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 1881 (proposition n° 122 [2011-2012], texte de la commission n° 325, rapport n° 324).

Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, ouverte le 6 mai dernier, la perspective de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe et de la reconnaissance des familles homoparentales a de toute évidence réveillé dans notre pays les réflexes de rejet, de violence, de haine qui sommeillaient encore ici et là à l’égard des homosexuels.

C’est au moment où notre pays s’apprête enfin à accorder les mêmes droits à chacun, homosexuel ou hétérosexuel, au moment où notre République s’apprête enfin à reconnaître la même valeur à chacun, sans distinction fondée sur l’orientation sexuelle, que les manifestations de l’homophobie se multiplient.

L’association SOS homophobie en témoigne : au mois de janvier dernier, elle a reçu quatre fois plus de témoignages de victimes qu’au mois de janvier 2012.

Depuis la loi du 30 décembre 2004, les peines encourues par ceux qui se rendent coupables d’injure, de diffamation, de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence sont aggravées lorsque le délit a été commis à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap, réel ou supposé, de la victime.

La République combat ainsi le sexisme, l’homophobie, la « handiphobie », au même titre que le racisme ou l’antisémitisme ou toute haine visant un individu en raison de son identité.

Sur votre initiative, mesdames, messieurs les sénateurs, la liste des pratiques répréhensibles a été complétée au cours de la discussion du projet de loi relatif au harcèlement sexuel. En effet, depuis l’adoption de la loi du 6 août 2012, la transphobie est également condamnée.

Une anomalie subsiste cependant, anomalie que la proposition de loi dont nous allons débattre vise à corriger.

Alors que les sanctions prononcées à l’encontre des auteurs de propos et d’écrits publics à caractère discriminatoire, quel qu’en soit le motif, sont les mêmes, les délais de prescription applicables sont, eux, différents.

La justice oublie les insultes sexistes, homophobes, transphobes, « handiphobes » en trois mois seulement, alors qu’elle met un an à oublier les insultes xénophobes, racistes, ou encore fondées sur la religion.

Il n’y a pas lieu de discriminer entre les discriminations : tel est le sens de la présente proposition de loi.

Il n’y a pas lieu d’établir une hiérarchie du pire entre les propos haineux, en fonction de la composante de la population qui en est la cible.

La proposition de loi que nous examinons a donc pour objet d’appliquer la prescription d’un an de l’action publique instituée par la loi du 9 mars 2004 à tous les délits de presse à caractère discriminatoire, quel qu’en soit le motif.

Au mois de mai 2003, le garde des sceaux de l’époque, Dominique Perben, avait justifié l’allongement du délai de prescription relatif aux injures racistes en indiquant que le délai de trois mois applicable aux délits de presse était devenu trop court dans un contexte de multiplication et d’accélération des publications.

Le constat reste pertinent, que les propos soient racistes ou homophobes.

Mme Nathalie Goulet. Et les autres !

Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre. C’est ce qui justifie la proposition de loi dont vous allez débattre, mesdames, messieurs les sénateurs.

Cette proposition de loi a déjà connu une première vie, puisqu’elle avait été déposée en octobre 2011 à l’Assemblée nationale par l’opposition d’alors. Son adoption, le 22 novembre 2011, avait fait l’objet d’un consensus, et le Défenseur des droits s’était lui aussi prononcé en faveur de l’alignement des délais de prescription. Tout cela nous montre qu’il ne s’agit pas que d’un symbole ; à plusieurs reprises, les associations de lutte contre le sexisme, l’homophobie, la transphobie ou la handiphobie se sont heurtées, dans leurs démarches, à la brièveté du délai de prescription.

Or les propos incriminés sont loin d’être anecdotiques. Ils constituent une violence, ils font des victimes, qu’ils soient proférés en public, dans la presse ou sur Internet. Il ne faut jamais sous-estimer l’impact de ces propos, en particulier sur les plus jeunes d’entre nous. Le risque suicidaire chez les jeunes homosexuels justifie absolument notre vigilance. Au-delà de ces jeunes, je pense souvent, à titre personnel, aux parents qui élèvent aujourd’hui un enfant homosexuel et qui sont terrorisés – j’en ai reçu plusieurs témoignages – lorsqu’ils découvrent des appels au meurtre de leur fils ou au viol de leur fille. Je pense aussi aux familles homoparentales, qui sont angoissées à l’idée que leur enfant soit un jour confronté à la violence de propos qui ne font, ni plus ni moins, que nier leur humanité ou leur existence. Nous sommes ici pour réparer ces blessures.

La loi de 1881 est une grande loi de notre République. Nous y sommes attachés parce qu’elle est gardienne d’un équilibre très précieux. La liberté d’expression est un principe de valeur constitutionnelle, dont découle celui de la liberté de la presse. Le Gouvernement tient à ces principes, mais il est également attaché à la lutte contre les violences et les discriminations commises à raison de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Le 31 octobre dernier, nous avons présenté en conseil des ministres un plan d’action assez complet en la matière.

Au moment où chaque département ministériel agit sans faille contre l’homophobie et la transphobie, la proposition de loi que vous présentez, madame la rapporteur, vient corriger une anomalie de notre droit. J’invite le Sénat à l’adopter, car nous n’avons que trop tardé sur le chemin de l’égalité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteur.

Mme Esther Benbassa, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme, en son article 11, que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

C’est inspiré par cet article que, le 29 juillet 1881, le législateur a adopté la loi dite « sur la liberté de la presse », qui définit les libertés et les responsabilités de la presse française en imposant un cadre légal à toute publication, de même qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique.

Si les dispositions que prévoit de modifier la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui relèvent de la loi du 29 juillet 1881, les infractions visées ne concernent en réalité que marginalement cette dernière. En effet, dans la majorité des cas, il s’agit de propos tenus en public et d’écrits de particuliers, sans lien avec la presse.

Le droit en vigueur traite différemment les propos discriminatoires à caractère racial, ethnique ou religieux et les propos discriminatoires tenus à raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité sexuelle ou du handicap. Cette législation a été qualifiée avec raison de « discriminatoire » par la rapporteur de l’Assemblée nationale, Catherine Quéré, lors de la discussion de cette proposition de loi. L’unification des délais de prescription prévue par celle-ci permettrait ainsi de mettre fin à une inégalité de droit entre les victimes qui n’est pas justifiable.

Cette harmonisation fait l’objet d’un très large consensus parmi les différentes personnalités entendues lors des auditions. Le Défenseur des droits l’a recommandée dès 2011, dans sa proposition de réforme n° 11-R009. La proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui en est directement inspirée.

Par ailleurs, le droit européen ne fait aucune différence entre les types de discrimination. L’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales interdit les discriminations, qu’elles soient fondées sur « le sexe », « l’appartenance à une minorité nationale » ou « toute autre situation ». Quant à l’article 13 du traité instituant la Communauté européenne, il dispose que « le Conseil […] peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ».

Si le droit communautaire n’instaure pas de différence de traitement entre les types de discrimination, pourquoi le droit français devrait-il le faire ?

En l’état actuel de notre législation, l’action publique et l’action civile résultant des infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 se prescrivent par trois mois révolus. Notons que ce délai est le plus bref de toute l’Europe, et que le délai d’un an, en vigueur pour les discriminations de type racial, ethnique et religieux, constitue lui-même une dérogation importante au droit commun, qui prévoit un délai de prescription de trois ans pour les délits.

Voilà déjà huit années que les injures, diffamations et provocations à la haine racistes et xénophobes se prescrivent par un an. Ce délai n’a jusqu’ici nullement muselé la presse ni porté atteinte à la liberté d’expression. Pourquoi devrions-nous craindre l’application de ce délai d’un an aux propos relevant de l’homophobie, du sexisme et de la handiphobie, qui se prescrivent aujourd’hui par trois mois ?

Le texte dont nous débattons complète le travail entamé par la loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite « Perben II », dont l’élaboration avait été motivée par la multiplication des propos antisémites sur Internet. Cette loi a introduit une exception au régime de la loi sur la liberté de la presse de 1881, en portant à un an le délai de prescription de certaines infractions – provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, diffamation et injure – lorsqu’elles sont commises en raison de l’origine de la personne, de son appartenance ou de sa non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Confronté à des évolutions techniques, liées notamment à l’essor d’Internet, qui rendent plus difficiles la détection et la répression de tels actes, le législateur avait voulu, par cette loi, adapter le droit aux nouvelles formes de criminalité, notamment cybernétiques, et faciliter ainsi la poursuite de ces infractions.

C’est dans le droit fil de cette évolution que la proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale par Catherine Quéré et Jean-Marc Ayrault, et adoptée par les députés le 22 novembre 2011 à une écrasante majorité –473 voix pour, 4 contre –, prévoit de porter à un an le délai de prescription des délits de provocation à la haine, à la violence ou aux discriminations, de diffamation et d’injure, commis en raison du sexe de la personne, de son orientation sexuelle, de son identité sexuelle ou de son handicap, aujourd’hui prescrits par trois mois.

L’inscription de ce texte à l’ordre du jour du Sénat intervient – cela ne vous aura pas échappé – dans un contexte particulier, celui du débat entourant l’examen du projet de loi relatif à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Ces dernières semaines, ce débat a frayé la voie à l’émergence d’un climat souvent ouvertement homophobe et à la multiplication de propos intolérables. La présente proposition de loi, qui vient donc à point, a pour objet de remédier à une anomalie juridique, en faisant en sorte que des actes punis des mêmes peines soient poursuivis dans les mêmes conditions.

Le meilleur moyen de situer clairement l’enjeu de notre débat est peut-être de citer Didier Eribon, philosophe et éminent spécialiste de la question gay. Voici ce qu’il écrit aux pages 25 et 26 de la récente réédition en format poche de ses Réflexions sur la question gay :

« Au commencement il y a l’injure. Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie, et qui est le signe de sa vulnérabilité psychologique et sociale […]. L’insulte est un verdict. C’est une sentence quasi-définitive, une condamnation à perpétuité, et avec laquelle il va falloir vivre […].

« L’injure n’est pas seulement une parole qui décrit. Elle ne se contente pas de m’annoncer ce que je suis. Si quelqu’un me traite de “sale pédé”, ou “sale nègre”, ou “sale youpin”, ou même, tout simplement, de “pédé”, de “nègre” ou de “youpin”, il ne cherche pas à me communiquer une information sur moi-même. Celui qui lance l’injure me fait savoir qu’il a prise sur moi, que je suis en son pouvoir. Et ce pouvoir est d’abord celui de me blesser. De marquer tout mon être de cette blessure en inscrivant la honte ou la peur au plus profond de mon esprit et de mon corps. »

Madame la ministre, madame la présidente, monsieur le président de la commission, mes chers collègues, vous le savez, en certaines circonstances, et quelles que soient leurs cibles, les mots se transforment en véritables armes. Ils peuvent tuer. Il apparaît fort malaisé et sans doute illégitime – Didier Eribon le souligne indirectement en rapprochant des exemples empruntés à des registres différant seulement en apparence – d’établir des degrés ou des classifications dans l’insulte ou l’injure. Pourquoi, dès lors, prévoir un de délai de prescription d’un an pour les unes et de seulement trois mois pour les autres ? À l’aune de quel instrument mesurer et comparer les blessures et les souffrances qu’elles infligent ?

Cependant, n’imaginons pas un instant – j’y insiste à nouveau – que nous risquons de compromettre la liberté de notre presse en harmonisant nos délais de prescription. Certes, le premier article de la Déclaration des droits américaine – le Bill of Rights – ne met pas de limite à la liberté d’expression. Cet amendement à la Constitution des États-Unis est entré dans les mœurs américaines, ainsi que l’éducation qui va avec et qui s’est ensuivie au fil des siècles. Bien entendu, les Américains ne sont pas pour autant des citoyens parfaits, mais on peut penser ou espérer que la pédagogie qui en a découlé a permis d’encadrer plus ou moins une liberté en principe totale.

Mme Nathalie Goulet. C’est surtout que les indemnités à verser en cas de condamnation sont élevées…

Mme Esther Benbassa, rapporteur. Un article publié en mai 2011 par l’université de Montréal nous apprend que, en France, 49 % des décisions judiciaires liées à Internet sont rendues pour diffamation, contre 15 % aux États-Unis et au Canada. Comment expliquer ce décalage ? Les Français seraient-ils, moins que d’autres, capables d’autocontrôle ? Internet aurait-il ouvert chez nous, plus qu’ailleurs, un espace échappant définitivement à tout cadrage ?

Mme Esther Benbassa, rapporteur. Ces chiffres sont, en tout état de cause, éloquents. Ils appellent à la réflexion, ils nous interpellent sur les conditions requises pour un apprentissage responsable de cet outil nouveau qu’est Internet.

Dans un pays comme le nôtre, où la menace de la sanction est brandie très tôt dans l’existence d’un enfant et continue d’encadrer en toute occasion la vie des adultes, bref, dans le contexte français, il semble pour le moins peu judicieux, quand bien même on le regretterait, de se prévaloir de l’exemple nord-américain pour laisser impunis les discours racistes, homophobes, sexistes ou autres, qui envahissent la « toile ».

À cet égard, la différence de délai de prescription entre différentes infractions touchant à la liberté de la presse se justifie d’autant moins qu’elle fragilise les actions menées en matière de répression des discriminations.

La présente proposition de loi vise donc à remédier à ces distorsions. Tout comme en 2004, elle ne concerne que marginalement les délits commis par voie de presse. En réalité, elle a une portée plus large, puisqu’elle vise les actes commis dans un cadre public, que les propos en cause soient écrits ou oraux.

L’extension du délai de prescription permettrait ainsi une nette avancée de la protection des droits des personnes, tout en simplifiant un régime aujourd’hui difficilement lisible.

Les victimes de ces infractions bénéficieraient toutes d’une protection comparable, Internet ayant multiplié les infractions commises à raison du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’identité sexuelle et, dans une moindre mesure, du handicap.

Le fait que ces infractions, faisant l’objet des mêmes peines, se prescrivent les unes par un an et les autres par trois mois peut être considéré comme créant un écart à tout le moins disproportionné.

Une modification du droit actuel, destinée à redonner une cohérence au dispositif de lutte contre les provocations à la discrimination, les diffamations et les injures commises en public, paraît donc s’imposer, d’autant que l’essor des réseaux sociaux, dont le développement était encore balbutiant à l’époque de l’examen de la loi dite « Perben II », a facilité leur diffusion en dématérialisant la parole et l’objet de ces propos diffamatoires.

Dans la contribution qu’elle a fait parvenir, l’Association des paralysés de France, l’APF, a, par exemple, souligné la multiplication des propos tenus contre les handicapés par le biais, notamment, de ces réseaux.

Comme pour tous les délits de presse, les infractions commises par le biais d’Internet sont des infractions instantanées, qui se prescrivent à compter du jour où elles ont été commises. Or, une fois la prescription acquise, les propos peuvent rester en ligne, hélas !

Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !

Mme Esther Benbassa, rapporteur. Dans la lettre qu’il m’a adressée à ce propos, le président du Conseil national des barreaux, M. Christian Charrière-Bournazel, parle d’Internet en ces termes :

« À la mémoire éphémère du papier s’est substituée une mémoire inaltérable et universelle qui ne laisse aucune chance à l’oubli. »

Mme Esther Benbassa, rapporteur. « Or toute personne humaine a droit au respect de sa vie privée, de sa vie intérieure, à ses secrets et à l’oubli de ce qu’elle veut taire. […] Internet permet en effet à la mémoire de l’emporter pour toujours sur l’oubli. »

Mme Nathalie Goulet. Tout à fait !

Mme Esther Benbassa, rapporteur. Internet offre ainsi à tout particulier la possibilité de donner une publicité à des diffamations, à des provocations ou à des injures, en bénéficiant des garanties de la loi de 1881, sans pour autant être soumis à la déontologie des journalistes. Cette situation avait déjà été soulignée dans le rapport d’information n° 338 sur le régime des prescriptions civiles et pénales du 20 juin 2007, rédigé par nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung.

Une des justifications de la brièveté des délais tenait au caractère éphémère de l’infraction. Avec Internet, cette argumentation n’est plus aussi recevable : l’infraction ne disparaît plus avec le temps. Le temps bref qui avait pu être celui de la presse imprimée s’est paradoxalement allongé indéfiniment avec l’apparition d’Internet.

Outre les difficultés entraînées par la multiplication et la persistance des messages permises par Internet, le traitement des infractions apparaît également particulièrement complexe. En effet, il est difficile d’identifier non seulement les responsables de sites,…

Mme Nathalie Goulet. Impossible !

Mme Esther Benbassa, rapporteur. … mais aussi les internautes coupables de ces agissements, le caractère universel du réseau faisant également obstacle à ce que des poursuites soient efficacement engagées contre des personnes installées à l’étranger ou agissant par le biais de sites eux-mêmes hébergés à l’étranger.

Mme Nathalie Goulet. Ou en France !

Mme Esther Benbassa, rapporteur. Internet a cette faculté de transcender les frontières et de défier les lois, de nous ramener à la fragilité de notre pouvoir, avec cette superbe insolente que lui confèrent son « immortalité » et son universalité.

Vous comprendrez qu’il est urgent, aujourd’hui, d’élaborer une loi sur la liberté d’Internet, à l’instar de la loi sur la liberté de la presse de 1881.

Chers collègues, pour toutes ces raisons, je sollicite donc l’adoption sans réserve de la présente proposition de loi, dans la rédaction issue des travaux de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC.)