M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le débat sur la protection de l’identité n’en finit pas de diviser la majorité de l’Assemblée nationale et celle du Sénat. Nous voici donc à la quatrième lecture de ce texte.
C’est non pas sur l’existence d’un fichier central biométrique de la population que porte notre désaccord, mais bien sur son utilisation à travers la base de données que crée cette proposition de loi. En effet, la base TES – titres électroniques sécurisés – regroupera l’ensemble des données, y compris biométriques, de tous les porteurs d’une carte d’identité, constituant un gigantesque fichier.
Le lien faible que nous proposons s’oppose au lien fort pour une raison simple : nous pouvons avoir accès aux données biométriques d’une personne ou vérifier ces données à partir de son identité, mais il est impossible d’établir son identité à partir de ses données biométriques.
Le lien fort permet les deux : confronter l’identité de la personne à ses données biométriques, ce qui permet de vérifier son identité, et le contraire, à partir de données biométriques, retrouver son identité.
Ces deux conceptions de l’exploitation d’une base centrale des données s’opposent, et c’est la raison pour laquelle, compte tenu de l’objet de ce texte, qui est de lutter contre l’usurpation d’identité, le lien faible est tout à fait suffisant.
En effet, en ayant connaissance de l’identité, nous sommes en mesure de retrouver les empreintes biométriques. Bref, nous pouvons permettre l’identification des victimes de toute usurpation d’identité, contre laquelle nous luttons ainsi de manière totalement sûre et complète.
Par conséquent, le lien faible permet de constater l’usurpation d’identité et d’établir quelle est la victime de cette usurpation.
Le lien fort permettrait quant à lui l’identification du coupable. Mais vouloir le lien fort, ce n’est plus vouloir lutter contre l’usurpation d’identité, c’est en réalité créer un fichier de police afin d’être capable de remonter à l’usurpateur. La démarche n’est plus du tout la même.
En outre, lorsqu’on envisage les perspectives de détournement – tous les fichiers sont détournés un jour ou l’autre – qui sont possibles avec de tels fichiers à lien fort entre l’identité et toutes les données biométriques, dont les visages – au moyen des caméras de surveillance –, cette évolution de la société telle que vous nous la proposez fait froid dans le dos !
C’est la raison pour laquelle le lien faible semble être la seule solution permettant de garantir les libertés individuelles.
Je voudrais formuler quelques remarques sur les déclarations du ministre de l’intérieur lors du dernier débat à l’Assemblée nationale.
Tout d’abord, précisons-le, le lien fort et le lien faible sont deux concepts mathématiques de gestion des fichiers ; cela n’a rien à voir avec un brevet spécifique qui serait attribué à une entreprise.
Ensuite, M. Guéant qualifie le lien faible d’« illusion ». En réalité, il s’agit d’une confusion dans son esprit. La lutte contre l’usurpation d’identité, c’est une chose ; la mise en place d’un fichier de police permettant de remonter vers les usurpateurs, c’en est une autre. Ces deux manières d’appréhender ce débat sous-tendent deux conceptions différentes de la société.
En l’espèce, notre mobilisation est totale, car il y va de la liberté individuelle, du respect de la vie de nos concitoyens.
Il s’agit en fait de tourner la page sur toute une période de notre pays, qui a commencé avec le scandale SAFARI en 1974 – j’étais assez jeune à l’époque –, quand le gouvernement d’alors avait voulu créer un fichier croisant l’ensemble des données de plusieurs fichiers différents. Ce projet ayant suscité une telle révolte de l’ensemble de la population, y compris de la presse, le Premier ministre de l’époque n’avait pu le mettre en œuvre. C’est ainsi qu’est née, en 1978, la Commission nationale de l’informatique et des libertés, créée par la loi Informatique et libertés.
En allant dans le sens de ce que nous propose le Gouvernement aujourd’hui, nous tournerions la page sur cette époque, au cours de laquelle la CNIL a veillé sur l’évolution de l’informatique. La même CNIL, d’ailleurs, conteste aujourd’hui totalement le lien fort défendu par le Gouvernement et la majorité de l’Assemblée nationale.
Il est particulièrement inquiétant que nous soyons incités à passer outre ces trente années : la CNIL nous a protégés, un certain nombre de principes tendant au respect des libertés ont favorisé la mise en place progressive d’une société plus informatisée, mais soucieuse de garantir les libertés.
Pourtant, vous nous proposez une nouvelle société que nous ne pouvons accepter. Le passeport biométrique, qui a été en partie sanctionné par le Conseil d’État, le suivi des étrangers par prise d’ADN ou d’empreintes biométriques, la commercialisation, par le Gouvernement, des données des fichiers des immatriculations, le scandale des « fadettes », bref, tout cela invite à la méfiance et nous ne pouvons pas, au-delà même de ce que j’ai dit tout à l’heure sur les risques du lien fort, a fortiori dans les circonstances actuelles, accepter ce type de démarche.
À mon sens, le seul pays, hormis Israël, qui s’est engagé dans cette démarche en faveur du lien fort, c’est l’Inde, qui utilise lui aussi un argument tout à fait étonnant. En France, on nous parle d’usurpation d’identité ; là-bas, on évoque la protection des pauvres, qui, ne sachant lire mais pouvant être identifiés par l’iris de l’œil, n’auraient pas besoin de papiers pour prouver leur identité. Il est tout de même assez étonnant de voir un gouvernement, qui, plutôt que de s’appliquer à développer une politique d’éducation, veut créer un lien fort pour identifier l’ensemble de sa population !
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean-Yves Leconte. Enfin, si vous souhaitez lutter contre l’usurpation d’identité dans l’ensemble de notre espace de liberté, qui est l’espace Schengen, il faut convaincre tous nos partenaires ; or ils sont tellement férus de libertés individuelles qu’ils ne souhaitent pas aujourd’hui créer la base de données qu’il est aujourd’hui proposé au Sénat d’instaurer.
Par conséquent, la première étape, l’étape indispensable, celle qui respecte les libertés,…
M. le président. Monsieur Leconte, il est temps de conclure !
M. Jean-Yves Leconte. … c’est de reconnaître le lien faible, qui respectera la liberté et permettra d’assurer la continuité de la vie de l’ensemble de nos concitoyens dans une société de libertés, de responsabilités.
Tel est le choix que nous confirmerons aujourd’hui aux côtés de notre rapporteur, M. Pillet. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
Je rappelle que, aux termes de l’article 48, alinéa 5, du règlement, à partir de la deuxième lecture au Sénat des projets et propositions de loi, la discussion des articles est limitée à ceux pour lesquels les deux assemblées du Parlement n’ont pas encore adopté un texte identique.
En conséquence, sont irrecevables les amendements remettant en cause les articles votés conformes et les amendements portant article additionnel sans relation directe avec les dispositions restant en discussion.
Article 2
[Pour coordination]
La carte nationale d’identité et le passeport comportent un composant électronique sécurisé contenant les données suivantes :
1° Le nom de famille, le ou les prénoms, le sexe, la date et le lieu de naissance du demandeur ;
2° Le nom dont l’usage est autorisé par la loi, si l’intéressé en a fait la demande ;
3° Son domicile ;
4° Sa taille et la couleur de ses yeux ;
5° Deux de ses empreintes digitales ;
6° Sa photographie.
Le présent article ne s’applique pas au passeport délivré selon une procédure d’urgence.
M. le président. Je mets aux voix l'article 2.
(L'article 2 est adopté.)
Article 5
Afin de préserver l’intégrité des données requises pour la délivrance du passeport français et de la carte nationale d’identité, l’État crée, dans les conditions prévues par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, un traitement de données à caractère personnel facilitant leur recueil et leur conservation.
Ce traitement de données, mis en œuvre par le ministère de l’intérieur, permet l’établissement et la vérification des titres d’identité ou de voyage dans des conditions garantissant l’intégrité et la confidentialité des données à caractère personnel ainsi que la traçabilité des consultations et des modifications effectuées par les personnes y ayant accès.
L’enregistrement des deux empreintes digitales et de l’image numérisée du visage du demandeur est réalisé de manière telle qu’aucun lien univoque ne soit établi entre elles, ni avec les données mentionnées aux 1° à 4° de l’article 2, et que l’identification de l’intéressé à partir de l’un ou l’autre de ces éléments biométriques ne soit pas possible.
La vérification de l’identité du demandeur s’opère par la mise en relation de l’identité alléguée et des autres données mentionnées aux 1° à 6° de l’article 2.
Le traitement ne comporte pas de dispositif de reconnaissance faciale à partir des images numérisées du visage qui y sont enregistrées.
M. le président. Je suis saisi de deux amendements faisant l'objet d'une discussion commune.
L'amendement n° 2, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :
Rédiger ainsi cet article :
I. – Afin de préserver l’intégrité des données requises pour la délivrance du passeport français et de la carte nationale d’identité, l’État crée, dans les conditions prévues par la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, un traitement de données à caractère personnel facilitant leur recueil et leur conservation.
Ce traitement de données, mis en œuvre par le ministère de l’intérieur, permet l’établissement et la vérification des titres d’identité ou de voyage dans des conditions garantissant l’intégrité et la confidentialité des données à caractère personnel ainsi que la traçabilité des consultations et des modifications effectuées par les personnes y ayant accès.
L’identification du demandeur d’un titre d’identité ou de voyage ne peut s’y effectuer qu’au moyen des données énumérées aux 1° à 5° de l’article 2.
Il ne peut y être procédé au moyen des deux empreintes digitales recueillies dans le traitement de données que dans les cas suivants :
1° Lors de l’établissement des titres d’identité ou de voyage ;
2° Dans les conditions prévues aux articles 55-1, 76-2 et 154-1 du code de procédure pénale ;
3° Sur réquisition du procureur de la République, aux fins d’établir, lorsqu’elle est inconnue, l’identité d’une personne décédée, victime d’une catastrophe naturelle ou d’un accident collectif.
Aucune interconnexion au sens de l’article 30 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 précitée ne peut être effectuée entre les données mentionnées aux 5° et 6° de l’article 2 de la présente loi contenues dans le traitement prévu par le présent article et tout autre fichier ou recueil de données nominatives.
II. – L’article 55-1 du code de procédure pénale est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Si les nécessités de l’enquête relative aux infractions prévues aux articles 226-4-1, 313-1, 313-2, 413-13, 433-19, 434-23, 441-1 à 441-4, 441-6 et 441-7 du code pénal, aux articles L. 225-7, L. 225-8 et L. 330-7 du code de la route, à l’article L. 2242-5 du code des transports et à l’article 781 du présent code l’exigent, le traitement de données créé par l’article 5 de la loi n° …du … relative à la protection de l’identité peut être utilisé pour identifier, sur autorisation du procureur de la République, à partir de ses empreintes digitales, la personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une de ces infractions. La personne en est informée. Cette utilisation des données incluses au traitement susvisé doit être, à peine de nullité, mentionnée et spécialement motivée au procès-verbal. Les traces issues de personnes inconnues, y compris celles relatives à l’une des infractions susvisées, ne peuvent être rapprochées avec lesdites données. »
III. – Le second alinéa de l’article 76-2 du même code est ainsi rédigé :
« Les trois derniers alinéas de l’article 55-1 sont applicables. »
IV. – Le second alinéa de l’article 154-1 du même code est ainsi rédigé :
« Les trois derniers alinéas de l’article 55-1 sont applicables. »
V. – La sous-section 1 de la section 3 du chapitre Ier du titre III du livre Ier du même code est complétée par un article 99-5 ainsi rédigé :
« Art. 99-5. – Si les nécessités de l’information relative à l’une des infractions mentionnées au dernier alinéa de l’article 55-1 l’exigent, l’officier de police judiciaire peut, avec l’autorisation expresse du juge d’instruction, utiliser le traitement de données créé par l’article 5 de la loi n° …du … relative à la protection de l’identité pour identifier une personne à partir de ses empreintes digitales sans l’assentiment de la personne dont les empreintes sont recueillies. »
La parole est à M. le ministre.
M. Philippe Richert, ministre auprès du ministre de l'intérieur, de l'outre-mer, des collectivités territoriales et de l'immigration, chargé des collectivités territoriales. J’ai déjà exposé les raisons pour lesquelles le Gouvernement présente cet amendement tendant à rétablir le texte dans sa rédaction issue des travaux de l’Assemblée nationale.
Permettez-moi juste quelques réflexions complémentaires.
Nous voyons bien que nous sommes en présence de deux conceptions : celle du lien faible et celle du lien fort.
Jean-René Lecerf a développé avec brio les arguments en faveur du lien fort, et je les présenterai au nom du Gouvernement.
Il ne me viendrait pas à l’idée de reprocher aux « adeptes » du lien faible de ne pas être sensibles à la détresse de tous ceux dont l’identité a été usurpée. Alors pourquoi, lorsque nous développons la thèse du lien fort, vient-on nous suspecter de vouloir créer des fichiers et d’être liberticides ? Nous essayons juste de trouver des solutions face à une situation difficile.
Il ne me viendrait pas non plus à l’idée d’incriminer ceux qui défendent le lien faible en leur disant qu’ils ne tiennent aucun compte de la situation de dizaines de milliers de victimes par an dont on a usurpé l’identité.
De la même façon, je souhaiterais que, lorsque nous défendons la thèse du lien fort, vous adoptiez la même attitude à notre égard. Il est faux de dire que le seul souci des partisans du lien fort est de « fliquer », de contrôler. Nous voulons juste répondre à un vrai problème.
Ceux qui tentent d’apporter des solutions dans un sens ou dans l’autre seront toujours critiqués par d’autres qui veulent aller plus loin. La preuve en est qu’un certain nombre d’entre vous sont intervenus pour dire qu’ils étaient opposés à l’existence même d’un fichier et qu’ils ne voulaient ni lien fort ni lien faible. Nous l’avons clairement entendu.
Mme Éliane Assassi. Ce n’est pas nouveau !
M. Jean-Pierre Michel. C’est la meilleure solution !
M. Philippe Richert, ministre. La situation n’est donc pas aussi binaire qu’il y paraît ; elle est beaucoup plus compliquée !
Chaque année, un nombre important d’identités sont détournées.
Mme Éliane Assassi. À vrais problèmes, mauvaises solutions !
M. Philippe Richert, ministre. Le présent amendement vise à dénouer, comme cela a été précisé, les situations dans lesquelles des identités ont été détournées afin de faire en sorte que les auteurs de ces détournements puissent être retrouvés.
Je voudrais ensuite préciser que, au cours de la navette parlementaire entre l’Assemblée nationale et le Sénat – cela a été dit par plusieurs intervenants –, le Gouvernement et les députés ont tenu compte des remarques judicieuses formulées par les uns et les autres, notamment la CNIL, et ont modifié le texte en conséquence. Je pense à cet égard au nombre de prises d’empreintes, qui est passé de huit à deux, et à l’intervention du juge dans l’accès aux données, et non plus simplement de la police, comme vous le disiez, monsieur le rapporteur, et ce en vue de garantir les libertés.
Grâce à ces précautions, nous sommes en mesure, je le crois, à la fois d’enrayer ce phénomène qui prend une ampleur toujours plus grande, d’apporter des réponses concrètes à celles et ceux qui sont dans la détresse parce qu’on a usurpé leur identité, et de faire en sorte que, dans le même temps, ce qui fait l’identité de chacun, son espace, ce qu’il est, soit respecté.
C’est la raison pour laquelle l’ensemble de ces restrictions figurent dans le texte tel qu’il vous est soumis, afin d’éviter tous les dérapages, toutes les dérives.
J’ai bien compris que je n’arriverai pas à convaincre, à ce stade de la quatrième lecture de ce texte au Sénat, et autant à l’Assemblée nationale. J’ai le sentiment que les idées sont déjà plus ou moins forgées et que nous nous réunissons plus pour la forme que pour faire évoluer les positions des uns et des autres.
Enfin, j’ai expliqué les raisons pour lesquelles le Gouvernement a déposé cet amendement, qui tend à rétablir ce que l’on appelle « le lien fort ». (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. le président. L'amendement n° 1 rectifié, présenté par Mme Klès et M. J.P. Michel, est ainsi libellé :
Compléter cet article par un alinéa ainsi rédigé :
Les personnes concernées par le traitement de données à caractère personnel prévu aux alinéas précédents doivent obligatoirement avoir donné leur consentement pour figurer sur ce fichier. Ce consentement est reçu par les agents de l’état civil.
La parole est à Mme Virginie Klès.
Mme Virginie Klès. Cet amendement est un dernier appel au Gouvernement.
Si la base centralisée à lien fort est vraiment la solution voulue par les Français, puisqu’on nous dit qu’il ne s’agit pas d’un fichier de police, eh bien, appliquons la loi jusqu’au bout et demandons le consentement éclairé de chaque Français pour que ses données figurent dans ce fichier !
Manifestement, le référendum est à la mode aujourd’hui (M. le ministre lève les yeux au ciel.) ; on demande aux Français leur avis sur tout, y compris sur ce qui ne les concerne pas. Là, ils sont directement visés, puisqu’il s’agit de l’obtention de leur carte d’identité.
On nous dit aussi que la carte d’identité n’est pas obligatoire, ce qui est vrai sur le plan légal ; dans la pratique, elle l’est. Posons la question à chaque Français lors de la délivrance de sa carte d’identité, en lui expliquant que ses données figureront dans une base à lien fort.
M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. François Pillet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le ministre, cet amendement déposé par le Gouvernement tend à rétablir le système du lien fort, adopté par l’Assemblée nationale.
À titre liminaire, je précise qu’aucun sénateur – au sein de la commission des lois ou dans cet hémicycle – n’a mis en doute la bonne foi ou la légitimité des propos de qui que ce soit (M. le ministre manifeste sa circonspection.), ne serait-ce que pour cette simple raison : une utilisation « maléfique » du fichier ne peut techniquement survenir que dans dix ou vingt ans, pas avant ! De fait, une telle hypothèse implique que cette base de données soit constituée. C’est précisément la raison pour laquelle nous avons évoqué la notion de risque.
Certes, je comprends votre pragmatisme face au besoin social d’élucidation des infractions, et j’en conviens tout à fait. Toutefois, ce n’est ni le sujet de ce texte ni l’objectif visé !
Ainsi, en dépit des avancées notables consenties par le Gouvernement et les députés depuis l’examen en première lecture de la présente proposition de loi, les garanties juridiques apportées au dispositif du lien fort ne présentent ni la solidité ni le niveau d’irréversibilité qu’assure le lien faible. De plus, elles ne répondent pas à l’immense questionnement qu’engendre la constitution d’un fichier regroupant toutes les données biométriques de 60 millions de Français. Je le répète, ce dispositif ne résout pas ce problème.
Je passe sur toutes les imperfections juridiques auxquelles aboutirait l’adoption de l’amendement présenté par le Gouvernement, qui reprend la position de l’Assemblée nationale. De fait, j’ai déjà développé ce point voilà quelques instants.
Je ne citerai qu’un argument : pour que le fichier central biométrique de la population française soit détourné de son but premier, et exploité à des fins criminelles, il suffirait de supprimer la dernière phrase du dernier alinéa de l’article 55-1 du code de procédure pénale, dans sa rédaction proposée par l’Assemblée nationale, ou encore d’ajouter de nouveaux articles à la longue énumération déjà présente au même alinéa.
Dès lors, on s’expose au risque que j’ai évoqué lors de mon intervention à la tribune.
Certes, des garanties ont été accordées, mais – pardonnez-moi de le préciser – elles sont aussi minces que le papier sur lesquelles elles sont inscrites ! (Mme Anne-Marie Escoffier acquiesce.) Il convient donc de privilégier une garantie technique, définitive et irréversible.
Enfin – je conclurai ainsi – le débat est clos : cette nouvelle lecture s’achève. Dans quelques jours, les députés diront leur vérité, ils auront constitutionnellement raison et c’est leur vision qui prévaudra.
Mme Anne-Marie Escoffier. Exactement !
M. François Pillet, rapporteur. Néanmoins, ce même jour, on constatera que deux voies existent : celle du lien fort et celle du lien faible. La première est certes aussi légitime que la seconde, mais ces deux voies sont parallèles, et en vertu d’un postulat bien connu, elles ne peuvent pas se croiser ! Dès lors, il convient d’opérer un choix, dont nous connaissons à la fois les termes et les conséquences.
Je suis intimement persuadé que le Sénat doit rester fidèle à ce principe : assurer à 100 % le respect des libertés publiques.
J’ajoute un argument fragile, bassement matériel et pragmatique : je conçois que certains de nos collègues soient tentés de s’aligner sur la position adoptée par les députés. Mais, mes chers collègues, sans vous, ce texte entrera tout de même en vigueur quoi qu’il en soit ! Par conséquent, votons en bloc, de manière monolithique, préservons la cohérence globale et massive du Sénat, et assurons nos concitoyens qu’ils peuvent trouver en nous un défenseur des libertés publiques ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe écologiste et de l’UCR, ainsi que sur certaines travées du RDSE – M. le président de la commission des lois applaudit également.)
Monsieur le ministre, c’est la raison pour laquelle j’ai le regret de vous confirmer l’avis défavorable de la commission dont je suis le porte-parole, même si chacun, dans cet hémicycle, a compris que j’exprimais également ma conviction personnelle.
Concernant l’amendement n° 1 rectifié, je formulerai la même remarque : il ne faut pas affaiblir cette position forte du Sénat en modifiant ainsi le présent texte, en opérant un choix qui, du reste, pourrait fragiliser des dispositions que nous-mêmes proposons. De fait, si l’inscription sur ce fichier devient uniquement facultative, tous ceux qui préméditent une usurpation d’identité pourront aisément accomplir leurs desseins. Il s’agit certes d’un argument technique, qui a ses faiblesses et que vous pouvez réfuter.
Mais surtout, l’adoption d’un semblable amendement affaiblirait la position de principe du Sénat, que je viens de rappeler. C’est donc avec beaucoup de conviction que je demande à nos deux collègues de bien vouloir retirer leur amendement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement sur l’amendement n° 1 rectifié ?
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote sur l'amendement n° 2.
Mme Nathalie Goulet. Les membres du groupe UCR voteront contre l’amendement du Gouvernement, suivant ainsi l’avis de la commission.
Je précise qu’en écoutant à l’instant M. le rapporteur, j’imaginais une énième loi de simplification du droit qui, parmi de multiples dispositions, supprimerait l’article 55-1 du code de procédure pénale sans qu’on évalue les effets d’une telle mesure. (M. le ministre manifeste son exaspération.) Cette perspective est assez effrayante !
À nos yeux, la commission des lois du Sénat est donc bien inspirée, et nous la suivrons.
M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Escoffier, pour explication de vote.
Mme Anne-Marie Escoffier. Monsieur le ministre, comme tous mes collègues, je vous ai écouté avec la plus grande attention, et je dois vous avouer que je suis d’accord avec l’ensemble de vos propos, à une réserve près : vous occultez le fait qu’en la matière deux champs se superposent, à savoir, d’une part, la protection de l’identité – nous avons souhaité légiférer sur ce point, via la proposition de loi de Jean-René Lecerf et de Michel Houel – et, de l’autre, la lutte contre la criminalité, dans le cadre d’un second dispositif ajouté par le Gouvernement et par l’Assemblée nationale, et qui n’a aucun rapport avec le premier.
De surcroît, la recherche criminelle figure dans d’autres dispositifs législatifs et, aujourd’hui, il n’y a pas lieu de cumuler ces deux objectifs dans un même texte, de manière détournée – passez-moi l’expression. Voilà qui reviendrait à dévoyer la proposition de loi initiale.
Je le répète, je partage votre analyse, monsieur le ministre, et je l’ai d’ailleurs souligné au cours de mon intervention : à l’avenir, je me battrai encore et toujours contre la fraude et les fraudeurs ! J’ai déjà lutté contre ce fléau dans le cadre de mon activité professionnelle, et je continuerai avec conviction et détermination. Cependant, je ne confondrai pas pour autant les deux domaines de la protection de l’identité et de la recherche criminelle.
Monsieur le ministre, à mes yeux, un tel choix sèmerait une confusion dommageable, car les sénateurs qui n’ont peut-être pas pris toute la mesure de l’écart entre ces deux domaines distincts pourraient être conduits à accepter l’amendement que vous avez présenté et, partant, à voter ce dispositif dans son ensemble.
Pour ma part, j’abonde dans le sens de M. le rapporteur, et je l’accompagnerai pleinement, ainsi que les membres du groupe RDSE.