M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à Mme Claudine Lepage.
Mme Claudine Lepage. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, « l’unité dans la diversité », telle est la devise que s’est choisie l’Europe, aux côtés de son drapeau et de son hymne. Cette devise symbolise l’esprit même de la construction européenne, qui a toujours veillé à respecter tant la diversité des cultures que les langues de chacun des États membres. D’ailleurs, rappelons-le, le premier acte législatif de la Communauté européenne, le règlement CE n° 1/1958 publié le 6 octobre 1958 et fixant le régime linguistique de l’Union européenne, est extrêmement clair sur le sujet, en proclamant le principe d’égalité des langues de la Communauté. Ainsi l’Union européenne compte-t-elle aujourd’hui 23 langues officielles et de travail.
Ce multilinguisme institutionnel est un beau principe ! Malheureusement, la réalité est bien différente, et ce en dépit des dispositions adoptées ultérieurement ; je pense, en particulier, à la Charte des droits fondamentaux de l’Union, qui interdit « toute discrimination fondée notamment sur la langue » et consacre la diversité linguistique, aux côtés de la diversité culturelle et religieuse ou du « code de conduite du multilinguisme », adopté par le bureau du Parlement européen.
On ne peut que constater, et regretter, l’hégémonie toujours plus grande de la langue anglaise, au détriment du recours au français ou à l’allemand, sans bénéfice aucun, il faut le souligner, pour les autres langues européennes.
Nous devons, bien sûr, en premier lieu, inciter les institutions européennes à simplement respecter leurs obligations linguistiques. À cet égard, un rapprochement de la France avec tous les pays européens dont l’usage de la langue officielle est négligé dans le processus décisionnel des institutions européennes est essentiel.
Nous devons avoir le souci de développer un partenariat dans le domaine de la formation des fonctionnaires nationaux et européens. Ce processus est d’autant plus important que fonctionnaires et parlementaires européens sont, dans la pratique, fortement incités à s’exprimer en anglais. L’obstacle est essentiellement présenté comme budgétaire, compte tenu notamment de la priorité d’assurer un niveau de traduction convenable pour les 23 langues officielles de l’Union. Il faut savoir que le Parlement européen consacre un tiers de son budget à la traduction et à l’interprétariat.
Ne manquons pas de saluer l’action franco-allemande demandant la maîtrise d’une seconde langue pour l’accès aux postes à responsabilité des fonctionnaires européens.
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
Mme Claudine Lepage. En effet, la formation linguistique des fonctionnaires et des responsables européens, tout comme celle des fonctionnaires nationaux des États membres, constitue un enjeu majeur pour le multilinguisme. À cet égard, le plan pluriannuel d’action pour le français en Europe signé dès 2002 avec la Communauté française de Belgique, le Grand-Duché de Luxembourg et l’Organisation internationale de la francophonie, l’OIF, est très positif. Seize pays y sont même associés plus étroitement par la signature de mémorandums avec l’OIF prévoyant le renforcement des capacités de travail en français de leurs fonctionnaires.
L’enseignement du français peut être confié aux enseignants du réseau de nos établissements culturels à l’étranger. À cet égard, nous ne pouvons que déplorer la baisse des moyens mis à la disposition de notre réseau culturel à l’étranger. Or, nous le savons, la diminution des moyens publics consacrés à l’action culturelle de la France est dramatique : les dotations sont réduites de 15 % à 30 % selon les pays, et cette baisse devrait encore se poursuivre, voire s’accentuer, en 2010 et 2011.
Déjà un tiers des instituts culturels ont été fermés en Europe ces dernières années. Pourtant, nous n’avons pas d’autre choix que d’investir massivement dans notre offre de formation en français.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que d’autres pays européens suivent une politique inverse en investissant dans l’action culturelle et linguistique extérieure. Les instituts Goethe ou Cervantes poursuivent, eux, une politique de développement. L’Instituto Cervantes a connu une hausse de 63 % entre 2002 et 2007. Quant au Goethe-Institut, il a bénéficié récemment d’un accroissement notable de ses subventions publiques.
La restructuration de notre réseau culturel, sans doute nécessaire, ne doit pas servir d’alibi pour le brader. La France a besoin de ce réseau, véritable soft power – permettez-moi ce clin d’œil ! – de notre diplomatie.
Le ministre des affaires étrangères et européennes nous présente actuellement les grandes lignes de la réforme de l’action culturelle extérieure. Cette réforme suscite déjà de grandes inquiétudes ou, pour le moins, de nombreuses interrogations.
Ne perdons pas de vue que, pour inciter à la pratique de notre langue, et également contribuer à l’imprégnation de nos valeurs, il faut savoir « donner l’envie » de notre culture. Cette envie de culture française est indispensable au développement de l’apprentissage de la langue française. Or celui-ci est en net recul en Europe. Des études menées ces dernières années ont montré que seuls 6 % des élèves scolarisés apprenaient le français, ce qui représente une baisse de trois points en moins de dix ans. Par ailleurs, le français est de plus en plus fréquemment enseigné seulement en troisième langue, après l’anglais, bien sûr, après une langue régionale comme le catalan en Espagne, ou encore après le latin en Bavière.
Ce délaissement de l’apprentissage des langues étrangères autres que l’anglais est d’ailleurs perceptible dans de nombreux pays européens. L’objectif du Conseil européen de Barcelone de 2002, qui visait à améliorer la maîtrise des compétences linguistiques de base, notamment par l’enseignement d’au moins deux langues étrangères, est donc loin d’être atteint. Bien plus, l’Italie pourrait renouveler sa tentative de réforme visant à encourager l’apprentissage unique de l’anglais au détriment de toute autre langue étrangère, ajournée en 2005 à la suite des avertissements de la Commission européenne. Et savez-vous qu’au Royaume-Uni l’étude des langues étrangères n’est même plus obligatoire au lycée ?
La mise en œuvre effective de l’objectif du Conseil européen de Barcelone de 2002 demeure une priorité. Dans ce domaine, la France se doit d’être exemplaire. Comment attendre en effet une bonne connaissance de notre langue si nous-mêmes ne faisons pas l’effort, par respect pour nos partenaires européens, de nous exprimer aussi dans une autre langue européenne que l’anglais ?
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. C’est vrai !
M. Jacques Legendre, rapporteur. Très bien !
Mme Claudine Lepage. Déjà, en 1994 et en 2003, les rapports d’information remis par notre collègue Jacques Legendre, au nom de la commission des affaires culturelles, exprimaient une vive inquiétude face aux enjeux relatifs à l’apprentissage des langues étrangères dans un environnement mondialisé. Aujourd’hui, cette inquiétude n’est pas dissipée.
Une telle situation ne peut que nous inciter à mener une réflexion sur la pédagogie de l’apprentissage des langues en France.
Dans le système éducatif français, seulement 10 % de l’emploi du temps des élèves est consacré aux langues. En comparaison, les Allemands, qui donnent beaucoup plus d’importance à l’enseignement des langues étrangères que nous, considèrent qu’un quart de l’emploi du temps d’un élève doit y être consacré.
L’apprentissage le plus précoce possible est également nécessaire. Le système éducatif français a, certes, accompli de nombreux progrès dans ce domaine depuis les dernières années, avec l’initiation obligatoire d’une langue dès le primaire, mais cela reste encore insuffisant.
Par ailleurs, dans certains systèmes éducatifs, les professeurs de langues de collèges et de lycées doivent faire une partie de leurs études à l’étranger, contrairement à la France où ce séjour n’est même pas obligatoire, ce qui, vous l’avouerez, est regrettable.
Le rapport d’information de la commission des affaires culturelles de la fin de l’année 2003 sur l’enseignement des langues étrangères en France préconise même le recours à des professeurs étrangers ou à des assistants étrangers, formés spécifiquement aux programmes français. En effet, dans un cadre de développement du multilinguisme, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur les bienfaits d’un apprentissage par un locuteur natif.
Certes, l’apprentissage des structures grammaticales et lexicales peut être dispensé par un professeur non natif, mais qui mieux qu’un natif, sans même insister sur la maîtrise de l’accent, peut enseigner parfaitement le mode de pensée et d’expression propre à chaque langue, ainsi que les codes interculturels de communication non verbale ? Faut-il rappeler à cet égard que, si la langue est en premier lieu un outil de communication, elle se doit d’être aussi le vecteur d’une culture.
En conclusion, j’indique que le groupe socialiste soutiendra cette proposition de résolution, même s’il aurait souhaité un texte plus contraignant, comparable à celui qui a été adopté par le Bundestag le 18 juin 2008. C’est d’ailleurs le sens des amendements que nous avons déposés. (Applaudissements.)
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Jack Ralite.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, chers collègues, le président Jacques Legendre a bien analysé la dérive que connaît la politique du multilinguisme dans le fonctionnement des institutions européennes ; je n’y reviendrai pas, sauf pour donner notre accord à ses conclusions, enrichies par la commission des affaires culturelles.
Je souhaite plutôt insister sur les conséquences de cette dérive dans la vie démocratique des institutions européennes et sur la pratique des langues étrangères et du pluralisme linguistique à l’intérieur des pays membres de la Communauté. Ce sont des compléments d’approche qui me semblent importants.
Au préalable, je ne peux taire les béances de notre politique culturelle à l’étranger.
Je ne peux passer sous silence la désinvolture avec laquelle est utilisée notre langue, y compris au faîte de l’État où l’on confond la bravoure politique du « dire vrai » avec le « parler cash ».
Je ne peux ignorer ce qui se passe dans des grandes entreprises, où les hauts cadres tiennent leurs réunions obligatoirement en anglais, même s’ils sont Français.
Je ne peux esquiver le référent gouvernemental au seul classement de Shanghai pour les universités, lequel est en anglais, comme la majorité des publications scientifiques qui font autorité.
Il y a du souci à se faire devant une telle disharmonie dans les paroles, les écrits et les pratiques. Mme de Chartres, dans La Princesse de Clèves, nous livre la pédagogie : « Ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles, quelque affreux qu’ils vous paraissent d’abord : ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d’une galanterie ». Aujourd’hui, on dirait d’une démagogie.
Je développerai quatre points.
Premièrement, Julien Gracq avait l’art d’augmenter les têtes. Ce « rechargeur » de vie, ce grand intercesseur demeure l’une des plus belles munitions pacifiques de la vie internationale. Celle-ci, par exemple, concernant la langue : « Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin : moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, [...] comme un esperanto qui a réussi, [...] comme le chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale : comme un ouvre-boîte, un passe-partout universel. Grand écart qui ne peut pas être sans conséquences ».
On l’a constaté à l’audition des présidents du British Council et du Goethe-Institut. L’Anglais observait que, en Grande-Bretagne, on était si sûr que sa langue était devenue universelle, qu’elle régressait dans ses formes et rétrécissait l’apprentissage des langues étrangères. L’Allemand notait que, Outre-Rhin, cela mettait en cause l’apprentissage d’une deuxième langue. C’est valable en France et, malheureusement, dans beaucoup de pays !
Deuxièmement, à Bruxelles, il y a 22 000 fonctionnaires et 17 000 lobbyistes. Ces derniers parlent anglais – les Anglais diraient « américain » – avec un vocabulaire restreint, sans respiration, enfermé dans les processus financiers et gestionnaires. La revue Quaderni du printemps 2007 nous en a donné un riche abécédaire ; je citerai quelques mots : « adaptation, compétitivité, dégraisser, employabilité, excellence, flexibilité, fracture, France d’en bas, management, mobilité, mutation, proximité, sensible – comme quartier ou question –, zéro, marque, obligation de résultats, performances, évaluation, gouvernance, parachute doré, stock-options, actions gratuites... ».
Ces mots manipulent, corrompent les rapports sociaux et ont acquis la valeur d’une évidence proche du prétendu bon sens populaire. Ils sont sources de consensus mous, parce qu’ils court-circuitent sur tout sujet l’idée même de conflit, de contradiction dont on puisse discuter, je dirais même disputer. Ce vocabulaire est une naturalisation de la mainmise sur le « principe de réalité », de « fatalisation » des avancées technologiques, inventées par les hommes pour s’en servir, mais qui se servent des hommes pour en servir quelques-uns.
Les dominés sont victimisés ; il n’y a pas de cause à leur état. Ces mots sont des commodités des puissants, une pratique illégale de la langue. Il y a une désubstantialisation de celle-ci et des rapports qu’elle implique ou qu’elle crée. Au lieu de s’ouvrir à l’intuition d’autrui, elle tire les volets sur la pensée complexe. Cela n’a plus de sens.
Troisièmement, je suis de banlieue, où l’on a la volonté de renverser ces mots. Des élèves de quatrième et de troisième du collège Rosa-Luxemburg, à Aubervilliers, ont su les remplacer. Ils ont silhouetté, à travers des photographies faites d’eux et les légendes qu’ils y ont accolées, une société où l’on décide enfin de regarder un individu pour ce qu’il est et non pour ce que l’on croit qu’il est ; c’est dans un livre intitulé Avec elle avec lui. La langue est en mouvement, la banlieue ajoutant des mots venus des langues d’ailleurs qu’on ne peut plus méconnaître.
Quatrièmement, un grand helléniste, Jean-Pierre Vernant, a dit « Pas d’homme sans outillage, mais pas d’homme non plus à côté des outils et techniques sans langage ». Les mots, les métaphores, la langue, les langages sont des domaines extraordinaires dont on voudrait que pas un être, y compris les guichetières évoquées par l’Élysée, ne soit orphelin.
« Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre […]. On se connaît, on se construit par le contact, l’échange, […] avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont ». Vernant portait là à son extrême intensité le rôle de la langue.
Albert Camus avait déjà dit : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». La vie se tricote avec des mots, et il s’agit non pas d’en avoir peu, comme un vocabulaire « SMIC », mais d’en avoir abondance, comme un bouquet composé des fleurs du pays et du monde, singulièrement de l’Europe. Cette idée milite pour le pluralisme linguistique, qui ne doit pas considérer qu’il y a des petites langues et qui est garant des échanges entre citoyens et citoyennes, entre institutions, parlements, gouvernements, associations, syndicats, ONG, artistes, entreprises. Parlant ainsi, je considère toutes les pratiques relationnelles humaines, et pas seulement celles des affaires.
On constate à quelle profondeur, à quels hiatus sociaux, à quelle rupture de société, le laisser-faire en faveur de la communication en basic english peut conduire. Mais, contradictoirement, le Salon du Livre l’a montré, nombre d’auteurs étrangers écrivent en français. Il en est ainsi des prix littéraires de 2008 : le Goncourt à Atiq Rahimi, le Renaudot à Tierno Monembo, le prix Théophile Gautier de l’Académie française à Seymus Dagtekin.
Le lauréat du prix Goncourt explique : « Je ne voulais pas présenter la femme afghane comme un objet caché, sans corps ni identité. Je souhaitais qu’elle apparaisse comme toutes les autres femmes, emplie de désirs, de plaisirs, de blessures. Le français m’a donné cette liberté ». La romancière danoise Pia Petersen ajoute : « Le français ne fige jamais le sens d’un terme. En cela, il reflète bien la mentalité d’un peuple toujours enclin à contester, interroger, réagir … Une langue indocile, c’est toujours attirant pour un écrivain ». Tant d’autres fouillent cette analyse : Hector Bianciotti, Eduardo Manet, Andreï Makine, Anne Weber, Ying Chen, ...
La situation n’est donc pas perdue, mais le cynisme, la désinvolture, le désengagement règnent. Réagir est une obligation de responsabilité. Nous sommes, parlementaires, femmes et hommes de la parole ; nous sommes, législateurs, femmes et hommes du droit. Il faut garantir ce statut grâce à la diversité linguistique pour penser, créer, partager, disputer, coopérer, « vivre vrai » ensemble et durablement en Europe. (Applaudissements.)
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Louis Duvernois.
M. Louis Duvernois. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis le 1er janvier 2007, l’Union européenne compte vingt-trois langues officielles. Dans leur fonctionnement interne, les institutions consacrent le principe du multilinguisme au nom de l’égalité des langues. Mais son application varie, car satisfaire pleinement ce principe nécessiterait des moyens financiers et humains considérables.
Le rapport du président Jacques Legendre dresse un panorama complet des pratiques des différentes institutions : le Conseil de l’Union européenne, le Parlement, la Commission, la Cour de justice, et d’autres organismes communautaires. Cette étude approfondie démontre une volonté de respect du multilinguisme, mais avec des assouplissements concernant, notamment, les documents et réunions préparatoires. Ce sont l’anglais, le français et l’allemand qui se sont imposés comme « langues de travail ».
Au début de la construction européenne, un certain nombre de raisons objectives ont permis au français d’occuper une place privilégiée.
D’abord, l’emplacement géographique des principales institutions au sein de trois villes francophones, Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg, a entraîné le recrutement d’un nombre important de personnels francophones au sein des instances communautaires.
Ensuite, le français était la langue officielle de trois des six pays fondateurs, la France, le Luxembourg et la Belgique.
Enfin, le français a toujours rempli la fonction de langue du droit de l’Union européenne.
Notre langue est demeurée majoritaire dans la communication interne communautaire jusqu’au début des années quatre-vingt-dix. L’élargissement à l’Autriche, la Finlande et la Suède a cependant marqué une rupture avec les années précédentes, principalement à cause de l’usage courant de l’anglais dans les pays nordiques.
M. Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes. C’est vrai.
M. Louis Duvernois. Cette tendance n’a fait que s’accentuer depuis. Force est de le constater, le français ne cesse de reculer au profit de l’anglais.
L’un des principaux indicateurs des usages linguistiques dans la pratique quotidienne des institutions européennes est celui de la langue utilisée pour la première rédaction des textes produits. Ainsi, en sept ans, de 1997 à 2004, on est passé, au sein de la Commission européenne, de 40 % de documents rédigés en français à seulement 26 %, tandis que la tendance s’inversait pour les documents en anglais, passant de 45 % en 1997 à 62 % en 2004. Et les observateurs constatent que cette évolution de l’anglais se fait principalement au détriment du français et de l’allemand.
L’Union européenne suit ainsi une tendance lourde à l’unilinguisme. D’une manière générale, depuis une cinquantaine d’années, l’influence de l’anglais ne cesse de croître du fait de la mondialisation et du poids économique des États-Unis. Des pans entiers d’activités sont régis par l’anglais, comme l’informatique, les télécommunications ou encore l’aviation civile. L’anglais est également la langue la plus fréquemment utilisée dans les rencontres internationales. Il n’est donc pas étonnant de retrouver cette suprématie au cœur même des institutions européennes.
Le rapport donne des exemples alarmants de l’unilinguisme institutionnel. Nous apprenons ainsi que plus de la moitié des textes mis en ligne par les institutions de l’Union européenne sont exclusivement disponibles en anglais. Par conséquent, l’accès direct à l’information n’est pas accordé à tout citoyen. Ont également été constatés des problèmes de traduction et des retards de transmission en matière budgétaire.
On a également pu voir l’anglais s’imposer comme langue unique dans les négociations d’adhésion des pays de l’Europe centrale et orientale, ce qui est parfaitement inacceptable.
L’engagement en faveur de la diversité culturelle et linguistique est pourtant inhérent au projet européen. D’ailleurs, cette diversité est protégée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Des solidarités se sont nouées entre pays européens, afin de promouvoir la diversité linguistique.
En janvier 2002, pour tenter d’enrayer le recul important de notre langue, un « Plan pluriannuel d’action pour le français » a été signé entre la France, la Communauté française de Belgique, le Luxembourg et l’Organisation internationale de la francophonie. Ce plan comporte, en particulier, un important volet formation. Des cours de français sont offerts à des diplomates et fonctionnaires des nouveaux pays membres de l’Union européenne, ainsi qu’à des fonctionnaires des institutions européennes, des interprètes, des traducteurs, des journalistes et des juristes. Par exemple, en 2006, cela a permis de former près de 11 000 fonctionnaires en provenance, notamment, des nouveaux États-membres. Le nombre de pays bénéficiaires est passé de dix à vingt-quatre. Le bilan de cette action est donc très positif.
En 2002 également, les chefs d’État et de gouvernement, réunis en Conseil européen à Barcelone, sont convenus qu’au moins deux langues étrangères devraient être enseignées dès le plus jeune âge dans les pays de l’Union. Pour nous, l’avantage est évident : le français pourrait devenir la première deuxième langue étrangère enseignée. À l’heure actuelle, seuls six pays sur vingt-cinq ont adopté cette politique. Je pense qu’il faudrait, comme le propose le rapporteur, interroger nos partenaires européens sur la mise en œuvre effective de l’objectif de Barcelone.
La proposition de résolution qui nous est soumise aujourd’hui vient relancer le débat sur l’emploi du français dans les institutions européennes et les actions qui pourraient être menées pour éviter le recul de notre langue.
Je tiens à le souligner, la défense de la langue française est malheureusement trop souvent assimilée à un réflexe identitaire et à l’expression du conservatisme.
M. Jacques Legendre, rapporteur. Hélas !
M. Louis Duvernois. Certes, le français est dans une situation particulière. Notre langue a connu un rayonnement important en Europe, s’imposant comme la langue de la culture, de la diplomatie et du droit. Cela légitime que nous veillions à son respect.
Mais promouvoir le français au sein des institutions européennes est avant tout une manière d’agir face à la menace d’uniformisation générale culturelle et linguistique, et ce combat doit être porté par l’ensemble de l’Union européenne.
Notre groupe soutient ce combat et votera bien évidemment la présente proposition de résolution. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Anne-Marie Escoffier.
Mme Anne-Marie Escoffier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, comment ne pas commencer en saluant ici la pertinence de l’observation de notre collègue Alex Türk, président de la CNIL, qui s’est ému de la place prépondérante – 90 % ! – occupée aujourd'hui par la langue anglaise dans les instances européennes ?
Ce constat a été relevé par notre excellent collègue Hubert Haenel pour faire naître, fort opportunément, la proposition de résolution que nous examinons aujourd'hui.
Loin de moi l’idée de vouloir faire entrer en compétition la langue de Goethe avec celle de Du Bellay, si joliment attaché à son « petit Liré » (Sourires), celle de Dante ou celle de Shakespeare.
Comme vous tous sûrement, j’ai fait trop de versions et de thèmes en langues anciennes et modernes pour ne pas mesurer la richesse, ainsi que la complexité, de nos langues, qui, au-delà des mots, sont porteuses d’une culture dont les racines puisent bien loin dans le temps nos identités.
Comment pourrais-je alors ne pas m’émouvoir de cette propension à l’unilinguisme, quel qu’il soit, qui voudrait imposer à la « jeune Europe » le monopole absolu d’une langue unique pour tous ? Ne serait-ce pas le moyen le plus sûr de compromettre l’esprit même de l’Europe, puisque c’est l’ensemble de ses différences qui, seul, peut faire la force du vieux continent, résorber ses antagonismes et harmoniser ses contraires ?
L’unilinguisme est, à la vérité, une forme de « fuite en avant », dans laquelle sont gommées les fécondes différences qui font la richesse des peuples, au profit d’un pragmatisme linguistique quelque peu réducteur.
Pour en être convaincu, il suffit d’observer cette nouvelle religion de la consommation de masse à laquelle notre société contemporaine s’est convertie, avec son long cortège de productions planétaires, qu’il s’agisse de cinéma, de littérature, de nourriture, de mode, de mœurs et même d’idées.
Je n’en veux donc pas plus à l’anglais d’avoir pris la première place des langues « véhiculaires » qu’à toute autre langue qui aurait eu la même ambition. Je n’ai pas davantage le désir de tenter de ressusciter un passé aboli en évoquant avec nostalgie ce temps où le congrès de Vienne, toutes nations confondues, s’exprimait exclusivement en français, langue des écrivains, des savants, des artistes, mais également des cours de l’Europe de jadis.
Je relève d’ailleurs que la République française elle-même a clairement renvoyé au passé le décret Barère de 1793 interdisant l’usage des langues régionales pour faire entrer à l’université, en 1982, le breton, le basque, l’occitan, le créole…
Devrions-nous alors accepter dans l’Europe d’aujourd'hui ce que nous avons rejeté dans la France voilà un quart de siècle ?
Nombreux sont ceux qui, au sein des institutions européennes, ont veillé au principe de « l’unité dans la diversité ». La pluralité linguistique européenne, avec pour corollaire l’égalité des langues, a été inscrite dans des textes fondateurs, comme le traité instituant la Communauté européenne, le traité sur l’Union européenne, le traité d’Amsterdam en 1997, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2000 et le traité de Lisbonne en 2007.
Le respect de la diversité linguistique est ainsi clairement posé et toute discrimination fondée sur la langue est tout aussi clairement interdite.
L’excellent rapport de présentation de cette proposition de résolution relève le fonctionnement linguistique des différentes instances et souligne la dérive progressive d’un multilinguisme vers un unilinguisme privilégiant fortement la langue anglaise.
La vigilance s’impose donc pour que soient scrupuleusement respectés les principes fondateurs. Les députés du Bundestag allemand se sont d’ailleurs alarmés de cet état de fait et ont adopté à l’unanimité, le 16 octobre 2008, une motion sur la politique de l’Union européenne en matière de traduction. Car, au-delà de l’élargissement de l’Europe à de nouveaux États, donc à de nouvelles langues, se pose le problème économique de l’efficience de la fonction de traduction.
Avec le passage de quinze à vingt-sept États-membres et de onze à vingt-trois langues officielles, le nombre de combinaisons linguistiques bilatérales a été multiplié par cinq, passant de cent dix à cinq cent six. En même temps, le coût de l’interprétation et de la traduction n’a cessé d’augmenter. De 2003 à 2008, le coût de l’interprétation pour la Commission européenne a augmenté de près de 20 % et celui de la traduction de 37 %.
À l’évidence, si ces dépenses doivent être maîtrisées, elles ne doivent en rien venir amenuiser les efforts réalisés pour respecter les engagements pris en matière de multilinguisme, et ce pour l’ensemble des domaines et des documents. En tout état de cause, la modestie relative de ces dépenses – elles s’élèvent seulement à 2,20 euros par citoyen et par an – ne doit pas être un frein à une véritable stratégie de maîtrise du multilinguisme.
Parmi les propositions formulées, je voudrais retenir celle concernant l’enseignement des langues étrangères, la norme devenant deux langues étrangères. Je ne peux qu’adhérer à une telle proposition, qui vient d’ailleurs conforter la politique éducative mise en place par le ministère de l’éducation nationale : apprentissage d’une première langue étrangère dès l’école primaire, ouverture à une deuxième, voire une troisième langue en cours de scolarité.
Avec Mme Jacqueline de Romilly, je ne puis, bien entendu, que regretter la modeste place des langues dites « mortes », le latin et le grec, pourtant véritables piliers de notre culture occidentale.
Quels que soient les richesses et l’intérêt, indiscutables, des littératures étrangères classiques, je dois admettre que la langue véhiculaire est concrète et ancrée dans la vie courante. À cet égard, il me faut saluer la volonté de donner à l’enseignement des langues étrangères un nouveau souffle, avec des méthodes délibérément différentes, moins littéraires et plus pragmatiques, un peu – et c’est un clin d’œil – à l’image de ce qu’avait voulu le père de l’esperanto, également père de la fameuse méthode Assimil. Peut-être cet homme faisait-il sien l’adage de Charles Quint, qui confia un jour au Titien : « Je parle allemand à mon cheval, espagnol à Dieu, français aux hommes et italien aux dames. » (Sourires.)
N’est-ce pas cela, en vérité, le patrimoine culturel de l’Europe, celui dont il nous faut passionnément garantir la diversité ? Le multiple au service de l’unité : tel est le message du RDSE, qui, dans son ensemble, approuve cette proposition de résolution. (Applaudissements.)