SEANCE DU 7 FEVRIER 2002
M. le président.
« Art 1er. - I. - Au premier alinéa des articles 63, 77 et 154 du code de
procédure pénale, les mots : "des indices faisant présumer" sont remplacés par
les mots : "une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner".
« II. - Au dernier alinéa de l'article 62, au premier alinéa de l'article 153
et au premier alinéa de l'article 706-57 du même code, les mots : "aucun indice
faisant présumer" sont remplacés par les mots : "aucune raison plausile de
soupçonner" et, au deuxième alinéa de l'article 78 du même code, les mots :
"n'existent pas d'indices faisant présumer" sont remplacés par les mots : "il
n'existe aucune raison plausible de soupçonner". »
L'amendement n° 2, présenté par M. Schosteck, au nom de la commission, est
ainsi libellé :
« Supprimer l'article 1er. »
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Nous proposons de supprimer cet article 1er. Comme je l'ai
exposé dans mon intervention liminaire, cet article tend à remplacer les
critères habituels du placement en garde à vue - les « indices faisant présumer
» qu'une personne a commis une infraction - par la notion nouvelle d'« une ou
plusieurs raisons plausibles de soupçonner » qu'une personne a commis une
infraction.
Cette modification a suscité la perplexité de la commission, d'autant plus,
madame la garde des sceaux, que la circulaire que vous avez adressée aux
procureurs de la République, au début de l'année, indique que les indices
doivent s'entendre comme des raisons plausibles. Encore une fois, me chers
collègues, si c'est la même chose, pourquoi changer ?
Nous vivons avec la notion d'indices depuis des lustres ; la jurisprudence l'a
parfaitement définie ; tout le monde sait à peu près à quoi elle correspond, et
le périmètre en est bien défini. Il est donc curieux que l'on commence
aujourd'hui seulement à trouver qu'elle n'est pas satisfaisante.
La notion de « raisons plausibles » ne paraît pas vraiment plus explicite, et
nous craignons même qu'elle n'autorise toutes les interprétations et, donc,
n'enlève de la sécurité juridique au dispositif.
C'est la raison pour laquelle nous proposons de supprimer cet article et de
revenir à la notion, claire, d'indices.
M. le président.
Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux
Je vais tenter de convaincre la commission. Cet
amendement vise effectivement à substituer des mots à d'autres, mais il va bien
au-delà.
Vous avez raison, cette disposition est critiquée, mais je remarque que les
arguments avancés sont contradictoires : pour certains, elle est inutile ; pour
d'autres, elle modifie trop notre droit. Il y a là un double malentendu que je
veux dissiper.
Tout d'abord, je voudrais vous rappeler les conclusions du rapport de Julien
Dray.
Il apparaît que, à la suite de la suppression, légitime, opérée par la loi du
15 juin 2000, de la possibilité de placer en garde à vue des témoins, les
enquêteurs se sont interrogés sur la notion d'« indices faisant présumer » que
la personne a commis ou tenté de commettre une infraction pour savoir qui, en
définitive, ils pouvaient placer en garde à vue.
L'expression, vous l'avez rappelé, n'était pas nouvelle, mais la question ne
se posait pas antérieurement dans les mêmes termes, puisque, avant la loi du 15
juin 2000, toute personne, suspectée ou témoin, pouvait être placée en garde à
vue. C'est là une différence importante.
Il a donc fallu clarifier cette notion. Tel a été l'objectif de la circulaire
du 10 janvier, qui a précisé le contenu de la notion d'« indices faisant
présumer », en indiquant qu'elle ne faisait que mettre en oeuvre les critères
définis à l'article 5.1.c de la Convention européenne des droits de l'homme. En
effet, au sens de la convention européenne des droits de l'homme, la privation
de liberté d'une personne n'est possible que s'il y a des « raisons plausibles
de soupçonner » qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction.
J'ajoute que les indices ne se limitent pas aux seuls indices matériels, comme
certains ont pu le soutenir. En effet, actuellement, une personne peut être
placée en garde à vue si elle est, par exemple, mise en cause par une victime
ou même un complice. Des motifs qui ne relèvent pas des indices matériels
permettent donc de placer une personne en garde à vue. D'ailleurs, comment
pourrait-il en être autrement, puisque le terme d'« indices » n'est pas retenu
dans les dispositions de notre droit permettant le renvoi d'une personne devant
la juridiction de jugement ou permettant la condamnation de cette personne ? On
parle, en effet, alors, de « charges suffisantes », de « motifs », de « moyens
par lesquels les juges se sont convaincus ».
Le mot « raisons » permet d'englober à la fois les éléments à charge qui
constituent des indices matériels et ceux qui sont d'une autre nature, comme
les témoignages.
Ces exemples montrent qu'il est important de clarifier la situation, en
consacrant l'interprétation actuelle de la notion d'« indices faisant présumer
».
Je réponds donc par la négative aux deux séries d'objections formulées : cette
disposition n'est pas inutile, parce qu'elle précise les textes actuels dans la
mesure où il y avait des difficultés d'interprétation ; cette disposition ne va
pas trop loin, car elle consacre l'interprétation la plus légitime, en
l'inscrivant dans le code de procédure pénale.
Je suis donc défavorable à cet amendement et vous demande de le retirer.
Mais, s'il faut en dire plus, je précise, à l'intention de ceux qui critiquent
la terminologie employée par la convention européenne des droits de l'homme,
que la Cour européenne des droits de l'homme connaît deux langues officielles :
le français et l'anglais. La version française et la version anglaise de la
convention ont la même valeur juridique, même si les termes utilisés dans la
version française ne sont nullement la traduction littérale de la version
anglaise, laquelle fait état de
« reasonable suspicion ».
Il s'agit non
pas d'une traduction mot pour mot, mais de la formulation différente d'un même
concept qui respecte totalement le sens des mots français. Au demeurant, le mot
« raison » figure déjà à l'article 353 du code de procédure pénale relatif au
serment des jurés.
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Je suis confus de ne pas être d'accord avec Mme la garde des
sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
C'est votre droit !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Votre circulaire fait mention d'indices. Vous êtes obligée de
procéder ainsi. Voilà qui démontre qu'on est obligé de se référer à cette
notion.
Les conventions internationales, nous le savons, posent des problèmes de
traduction, parce que ces notions ne sont pas exactement traduisibles. On en
comprend la signification. Il me semblait, à la lecture de votre circulaire,
que vous partagiez ce sentiment. Je suis très conservateur, et tous les
juristes savent ce que sont les indices. Il est donc plus pratique de conserver
ce mot.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je ne débattrai pas longuement de l'interprétation du
mot « indices ». Si ce terme figure dans la circulaire, c'est parce que je
n'avais pas le droit d'en utiliser un autre. C'est pourquoi la loi doit être
modifiée. Par conséquent, il s'agit non pas d'un désaveu, mais du strict
respect du droit.
M. René Garrec,
président de la commission des lois.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission des lois.
M. René Garrec,
président de la commission des lois.
Si vous vous référez au
Harrap's,
qui est un excellent dictionnaire anglais, vous trouvez, s'agissant du
texte que vous venez d'évoquer, le mot : « plausible ». Cela peut signifier :
qui a toutes les apparences d'une vérité que n'importe qui peut accepter comme
telle.
Tout le monde peut en accepter l'idée parce que la construction est telle
qu'on peut se dire que c'est peut-être vrai. Mais, sur le plan pénal, on ne
peut accepter que quelque chose de plausible puisse être pris pour du réel. Je
crois que la traduction anglaise du
Harrap's
est très claire. C'est
parce que vous avez cité le terme anglais, madame le ministre, que je me
permets de faire cette remarque sur le plausible.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Marylise Lebranchu,
garde des sceaux.
Il s'agit bien du début de la garde à vue. Lorsque les
officiers de police judiciaire arrivent sur les lieux d'un crime ou d'un délit,
il leur faut prendre la décision de placer ou non des personnes en garde à vue.
Puisque l'on ne peut pas mettre un témoin en garde à vue, ce dont je me
réjouis, ils doivent avoir suffisamment de raisons de le faire.
En outre, au cours de la garde à vue, la fameuse raison plausible dont vous
venez de parler peut être dissipée extrêmement rapidement.
La discussion avec des officiers de police judiciaire fait apparaître que la
notion d'indice était souvent mal interprétée, d'ailleurs essentiellement au
sens d'indices matériels. Le simple fait d'être désigné par un complice, par
exemple, était délicat.
Je le répète, cette difficulté d'interprétation ne s'était pas posée tant que,
malheureusement, les témoins pouvaient être placés en garde à vue. C'est pour
cela que j'osais espérer que vous m'entendriez.
M. le président.
Je vais mettre aux voix l'amendement n° 2.
M. Robert Badinter.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter.
Le problème, ici, n'est pas la référence plus ou moins exacte à la définition
anglo-saxonne, il est beaucoup plus important que cela. A cet égard, je suivrai
la position du rapporteur de la commission des lois.
Les indices, vous avez raison, madame la garde des sceaux, peuvent être
matériels ou intellectuels, mais ils doivent exister. Ils ont, si je puis me
permettre de le dire, un caractère objectif et, s'ils sont objectifs, ils
peuvent être contrôlés par ceux qui ont pour mission, comme le rappelait M.
Haenel, de veiller au respect des libertés individuelles à propos de la garde à
vue, c'est-à-dire les procureurs.
Mais la raison plausible, qui est en effet mentionnée dans le texte de la
convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales, c'est la subjectivité. Comment voulez-vous la contrôler si vous
n'avez pas, par ailleurs, les indices qui fondent ces raisons plausibles de
soupçonner ?
C'est donc en partant des indices - et sur ce point votre circulaire m'avait
tout à fait convaincu - que l'on peut parler de « raisons plausibles de
soupçonner ». C'est parce qu'il y a des indices qu'on a des raisons, mais si on
fait disparaître les « indices », il ne reste plus que la subjectivité. Donc,
je ne vois vraiment pas pourquoi nous devrions changer un concept connu de
notre droit.
La circulaire éclaire parfaitement la pratique qui devra être suivie : le
ministère public aura pour mission d'en informer les officiers de police
judiciaire dans son ressort et tout cela fonctionnera parfaitement. Sur ce
point, nous ne gagnerions rien à aller vers les « raisons plausibles », mais
nous devons conserver les « indices », qui seront autant de raisons plausibles
au regard de la convention européenne et qui nous mettent à l'abri de toute
critique.
M. Alain Gournac.
Il n'y a rien à ajouter.
M. Hubert Haenel.
Très bien !
M. le président.
Je mets aux voix l'amendement n° 2, repoussé par le Gouvernement.
(L'amendement est adopté.)
M. le président.
En conséquence, l'article 1er est supprimé.
Article 2