SEANCE DU 28 MARS 2001
M. le président.
Par amendement n° 26, M. Huriet propose d'insérer, après l'article 9, un
article additionnel ainsi rédigé :
« L'article 16 du code civil est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Nul n'est recevable à demander une indemnisation du seul fait de sa
naissance. »
La parole est à M. Huriet.
M. Claude Huriet.
Pour la première fois en France, la Cour de cassation s'est déclarée, le 17
novembre dernier, dans l'arrêt « Perruche », favorable à l'indemnisation d'un
enfant pour le fait d'être né handicapé. La rubéole de la mère de cet enfant
n'ayant pas été diagnostiquée en raison d'une erreur médicale, il n'avait pu
être procédé à une interruption de grossesse, selon la volonté des parents.
Cette décision a suscité une émotion très légitime dans l'opinion publique et
particulièrement chez les parents d'enfants handicapés. Elle revient, en effet,
à considérer que la vie humaine est susceptible de constituer, en elle-même, un
préjudice et que l'on peut indemniser un enfant pour le préjudice d'être né. On
pourrait dès lors en déduire que certaines vies ne valent pas la peine d'être
vécues et que la mort peut être parfois préférable à une vie handicapée.
Les conséquences d'une telle décision, notamment si elle venait à être
confirmée par la Cour de cassation, actuellement saisie de trois affaires
comparables, sont graves et appellent, à l'évidence, une réponse forte du
législateur. Il revient par conséquent au Parlement de réaffirmer la primauté
de la vie et l'égalité de toutes les vies en inscrivant dans le code civil que
nul n'est recevable à demander une indemnité du seul fait de sa naissance.
M. le président.
Quel est l'avis de la commission ?
M. Francis Giraud,
rapporteur.
Favorable.
M. le président.
Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Bernard Kouchner,
ministre délégué.
Cet amendement fait suite à un amendement soutenu par
M. Mattéi, lors de la discussion à l'Assemblée nationale du projet de loi de
modernisation sociale. Comme Elisabeth Guigou a eu l'occasion de le dire à
l'Assemblée nationale, la Cour de cassation, dans sa décision du 17 novembre
2000, a estimé que l'enfant pouvait obtenir réparation sur le terrain délictuel
du préjudice résultant de son handicap et causé directement par les fautes
commises dans l'exécution du contrat entre sa mère et le médecin. En l'espèce,
il était incontestable qu'il y ait eu faute.
Pour la Cour de cassation, le préjudice de l'enfant est de même nature que
celui que l'on a reconnu aux parents, celui qui résulte du handicap. La Cour de
cassation n'a en aucun cas évoqué la question du préjudice lié à la naissance.
Mais, de fait...
Cependant, il est évident que cet arrêt a soulevé des craintes, celles qui ont
été suscitées par les interprétations qui pourraient être données à cette
décision. Les enfants se retourneront-ils contre leurs parents ? Les risques de
judiciarisation contre les médecins à toute occasion et les dérives eugéniques
apparaissent manifestes.
Nous avons appelé à traiter ces questions avec sérieux, sérénité et dignité,
en ne légiférant pas dans l'urgence. Tout le monde ici partage ce sentiment, me
semble-t-il.
Il est effectivement important de recenser toutes les questions et de
recueillir tous les avis. Depuis, d'ailleurs, d'autres questions ont été
soulevées. Je pense notamment aux professionnels de l'échographie foetale, qui
ont exprimé leur inquiétude, le 6 mars dernier, sur un possible amalgame entre
échographie pratique de dépistage et examen diagnostique, ce qui était
d'ailleurs une façon de dissimuler de vraies anxiétés.
De même, aux critiques qui se sont multipliées après cette décision, ont
succédé dans les revues juridiques des commentaires favorables à cet arrêt :
Patrice Jourdain, professeur à Paris-V, et Frédérique Dreifus-Netter,
professeur à Paris-V, dans
Médecine et droit
de janvier-février 2001, se
sont exprimés dans ce sens.
Il convient d'ajouter également, come vous l'indiquez, que la Cour de
cassation statue aujourd'hui même sur trois affaires traitant de sujets
proches. Nous sommes donc dans un embarras profond et le Gouvernement ne
souhaite pas prendre partie à ce niveau, d'autant que la Cour de cassation
rendra sa décision, si je ne m'abuse, la semaine prochaine.
Et puis, comme Mme Guigou s'y était engagée à l'Assemblée nationale, elle a
saisi le comité consultatif national d'éthique, qui rendra son avis le 15 mai
prochain.
Telles sont les raisons qui me poussent à vous demander de ne pas maintenir
cet amendement pour le moment, monsieur le sénateur, et d'attendre au moins cet
avis, ainsi que celui de la Cour de cassation.
Je comprends votre inquiétude et je la partage. Cet arrêt m'a conduit, comme
vous tous, à m'interroger. Il nous place, en effet, dans une situation très
difficile, les médecins en particulier. Plus les méthodes d'investigation
modernes se feront précises et plus nous aurons des problèmes. Mais je crois
plus judicieux - je m'en remets donc à votre sagesse - d'attendre avant de
prendre position sur ce sujet.
M. Claude Huriet.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. Huriet.
M. Claude Huriet.
Monsieur le président, la question est si grave et si complexe que je souhaite
intervenir de nouveau et apporter d'abord une précision en ce qui concerne le
calendrier, monsieur le ministre.
Il est vrai que la Cour de cassation a été saisie de trois dossiers assez
comparables à l'affaire « Perruche ». Mais, contrairement à l'information que
vous avez - et que j'avais moi-même jusqu'à ce matin - la chambre sociale de la
Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer en renvoyant à la Cour de
cassation siégeant en session plénière ces trois dossiers, la décision devant
intervenir à une date que j'ignore.
Cela pose problème au législateur : au fond, la Cour de cassation, dont je ne
connais pas les motivations eu égard à cette procédure nouvelle et au
calendrier incertain, attend-elle une réponse de la loi, ou bien d'autres
raisons l'ont-elle poussée à surseoir ?
En ce qui concerne la saisine du Comité consultatif national d'éthique, dont
Mme Guigou avait fait état lors de la discussion à l'Assemblée nationale,
celle-ci est intervenue voilà huit jours seulement. Mais j'ai cru comprendre
que la démarche de Mme la ministre consistait à interroger le Comité
consultatif national d'éthique pour savoir s'il lui paraissait opportun que le
législateur intervienne. Si telle est bien sa pensée, bien qu'appartenant à ce
comité, je ne peux pas la suivre. Il revient en effet au législateur, et à lui
seul, de décider s'il y a matière à légiférer ou non ! Il y a donc là des
ambiguïtés qu'il convient de lever.
Monsieur le ministre, si le législateur ne se prononce pas maintenant en toute
sérénité, mais dans l'urgence, comme l'y oblige la procédure retenue par le
Gouvernement pour ce texte, nous risquons de voir la Cour de cassation créer
une jurisprudence qui s'inspire de l'arrêt « Perruche ». Dans un tel cas, si le
législateur décide d'intervenir, peut-être sera-t-il trop tard !
C'est la raison pour laquelle je défends avec vigueur l'amendement que je
viens de présenter.
M. Jean Delaneau,
président de la commission.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean Delaneau,
président de la commission.
Ce problème nous a été soumis aujourd'hui.
Evidemment, on a toujours une certaine réticence à vouloir dire le droit sans
avoir connaissance de tous les éléments. Mais, comme l'a indiqué Claude Huriet,
il y a eu l'arrêt « Perruche », qui, s'il n'est pas discutable, est tout au
moins discuté, car il n'a pas de véritable fondement juridique. Les choses
paraissent maintenant s'accélérer, cet arrêt suscitant sans doute un phénomène
d'imitation chez les justiciables.
C'est le problème de la poule et de l'oeuf : la loi doit-elle suivre la
jurisprudence ou bien la jurisprudence doit-elle suivre la loi ? Comme vient de
le rappeler M. Huriet, le rôle du législateur est d'intervenir pour faire la
loi.
En l'occurrence, on sait bien que, si cet amendement était adopté, comme je le
souhaite personnellement, il ne modifierait pas pour autant la loi : il faut
que ces mesures soient reprises par l'Assemblée nationale, qu'aucun recours ne
soit déposé, que la loi soit promulguée... Bref, l'adoption de cet amendement
n'aurait pas d'effet immédiat sur les dispositions en vigueur. Mais cela
pourrait nous donner l'occasion de montrer que notre assemblée, notamment sur
le plan du droit de haut niveau, est très entendue et respectée. Peut-être ce
signal est-il attendu par les personnes de très grande compétence de la Cour de
cassation qui cherchent à s'orienter dans un débat qui est complexe à la fois
pour nous, pour la Cour de cassation et pour le Gouvernement. Ce signal, nous
avons le droit et peut-être aussi le devoir de le donner. Nous verrons ce qu'il
en résultera.
M. Bernard Kouchner,
ministre délégué.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Kouchner,
ministre délégué.
Je souhaite intervenir, car ce sujet m'intéresse
puissamment. Mais je ne reviendrai pas sur mon conseil de sagesse et
d'attente.
Cela étant, je comprends bien, à la suite des explications que M. Huriet vient
de donner, la motivation qui sous-tend cet amendement : il nous faut nous
prononcer à cet égard dans les plus brefs délais. Et puis, la saisine du Comité
consultatif national d'éthique ne sera peut-être pas suffisante.
Je crois quand même que, sur un problème aussi important, vous venez de le
dire, si nous commençons comme cela, d'abord, la pratique médicale, dont la
majorité des habitants de ce pays bénéficient quand même, va devenir
extrêmement difficile.
Par ailleurs, encore une fois, la phrase que vous proposez d'insérer dans le
code civil m'interpelle personnellement, gravement, si je puis me permettre
cette expression : « Nul n'est recevable à demander une indemnisation du seul
fait de sa naissance. » En effet, si cela est vrai, où va-t-on ?
Je suis donc très embarrassé. Je vais vous donner lecture d'un extrait de la
lettre qu'Elisabeth Guigou a adressée à Didier Sicard.
« Est-il nécessaire d'encadrer, par les voies les mieux appropriées, les
bonnes pratiques médicales qui devraient présider tant en diagnostic prénatal
ou pré-implantatoire que, le cas échéant, aux conditions de réanimation
néonatale, de manière à préciser la portée en ces domaines des obligations
imposées aux professionnels de santé et à en circonscrire, par voie de
conséquence, les faits de nature à engager leur responsabilité ? »
La formulation est complexe, mais je la comprends ! Ce n'est pas seulement la
question : la portée de la phrase que vous proposez est beaucoup plus large, et
c'est la raison pour laquelle celle-ci est très forte. Bien sûr, il y a, je le
comprends bien, les obligations professionnelles de bonne pratique - on les
connaît depuis longtemps - et il y a aussi les difficultés de diagnostic. Tout
cela existe ! Et puis, il y a cette interrogation majeure.
Alors, pardonnez-moi, mais je reste sur ma position et je vous demande de
surseoir à une prise de position sur ce sujet. Votre amendement marquera
profondément les esprits, monsieur Huriet, et cela, je l'admets.
M. le président.
Je vais mettre aux voix l'amendement n° 26.
M. Bernard Seillier.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Seillier.
M. Bernard Seillier.
Je voterai sans aucune hésitation cet amendement parce que, comme beaucoup
d'autres certainement, j'ai été stupéfait d'apprendre la décision de la Cour de
cassation.
Le principe qui est affirmé par notre collègue Claude Huriet dans cet
amendement se situe au-delà du droit : il est « métajuridique ».
Il est même étonnant que l'on soit obligé de le rappeler aujourd'hui dans un
texte de loi : il devrait s'imposer au législateur comme à tous les juristes,
sans que l'on ait à en débattre ou même à le préciser dans la loi. Il est
triste que nous en soyons là. C'est aussi la raison pour laquelle, sans aucune
hésitation, je le répète, je voterai cet amendement.
Mme Danielle Bidard-Reydet.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à Mme Bidard-Reydet.
Mme Danielle Bidard-Reydet.
M. Huriet a soulevé un problème fort complexe qui, tant sur le plan humain que
sur celui du respect de la vie ou de la bioéthique mérite, me semble-t-il, un
très large débat permettant d'évoquer tous ses aspects. Avec le talent qu'on
lui connaît, il a argumenté de façon convaincante sur l'attitude de la Cour de
cassation et la responsabilité du législateur.
C'est vrai, le législateur a des droits et des devoirs auxquels il ne peut se
dérober. Mais c'est précisément parce qu'il a des droits et des devoirs qu'il
doit prendre le temps d'une réflexion sereine.
Or, il serait, à mon avis, préjudiciable à la sérénité de nos débats, le cas
souvent mise en avant, de prendre une position aussi rapide à la faveur d'un
texte qui ne traite pas à proprement parler du sujet. La sagesse commande que
nous prenions le temps de la réflexion.
M. le rapporteur a dit qu'il fallait donner un signal. C'est une notion
intéressante. Mais la discussion qui vient de s'instaurer ne peut-elle pas être
considérée comme un signal qui nous permettra de revenir sur ce problème à
l'occasion de la discussion d'un autre texte ?
Voilà pourquoi je suis le Gouvernement lorsqu'il demande aux collègues qui
sont convaincus de la justesse de leur position de surseoir à leur décision.
M. Jean Chérioux.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Chérioux.
M. Jean Chérioux.
Je dois avouer que, comme notre collègue Bernard Sellier, j'ai été scandalisé
par la décision de la Cour de cassation. Que l'on puisse demander une indemnité
à un praticien parce qu'il vous a en quelque sorte sauvé la vie est
extravagant.
Je sais bien que le sujet mérite réflexion. Mais il ne faudrait pas inverser
les rôles : c'est le législateur qui a fait la loi, pas la Cour de cassation.
Et si la Cour est amenée à surseoir à statuer, peut-être est-ce aussi parce
qu'elle voudrait savoir quelle est la position du législateur. Il est donc du
devoir du Sénat de donner un signal.
M. le ministre prétend que c'est quelque peu prématuré. Mme Bidard-Reydet,
quant à elle, estime que la tenue même de notre débat constitue un signal. On
aurait peut-être pu considérer qu'il n'était pas nécessaire de voter
l'amendement aujourd'hui s'il n'y avait pas eu déclaration d'urgence. Mais,
comme il n'y aura pas de navette, si nous ne l'adoptons pas aujourd'hui, nous
n'aurons plus la possibilité de le réintroduire dans le texte ultérieurement.
Notre devoir est donc de le voter.
Si le Gouvernement considère que notre signal ne lui convient pas, il lui
appartiendra de prendre ses responsabilités, car il a toujours le droit
d'amender. Ce faisant, il prendra ses responsabilités ; nous, nous prenons les
nôtres.
M. Patrick Lassourd.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Lassourd.
M. Patrick Lassourd.
Je suis favorable à l'adoption de cet amendement, dit « Perruche », qui
soulève, c'est vrai, des problèmes considérables.
Trois autres affaires sont en instance, qui peuvent donner lieu à des dérives
extraordinaires, où l'on verra éventuellement un enfant reprocher au médecin un
Q.I. notoirement inférieur à la normale. Pourquoi pas ?
Pour une fois que les juges demandent au législateur de se prononcer - c'est
du moins ce que l'on peut lire entre les lignes ! - pour éviter d'avoir à créer
une jurisprudence pouvant donner lieu à quelques errements, il ne faut pas les
décevoir, et donc leur envoyer un signal extrêmement fort en légiférant très
vite sur le sujet.
M. le président.
Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 26, accepté par la commission et repoussé par
le Gouvernement.
Mme Odette Terrade.
Le groupe communiste républicain et citoyen s'abstient.
(L'amendement est adopté.)
M. le président.
En conséquence, un article additionnel ainsi rédigé est inséré dans le projet
de loi, après l'article 9.
Article 10