SEANCE DU 14 DECEMBRE 2000
M. le président.
Je suis saisi, par MM. Muzeau, Fischer et les membres du groupe communiste
républicain et citoyen, d'une motion n° 1, tendant à opposer la question
préalable.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide
qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur les conclusions de la
commission des affaires sociales sur la proposition de loi permettant de faire
face aux pénuries de main-d'oeuvre et de lever les obstacles à la poursuite de
la croissance économique (n° 125, 2000-2001). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement
du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative
ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour
quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie
au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote pour une durée
n'excédant pas cinq minutes à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Muzeau, auteur de la motion.
M. Roland Muzeau.
Monsieur le président, madame la secrétaire d'Etat, mes chers collègues, à la
lecture de l'intitulé de la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui,
on a envie d'interroger les auteurs de ce texte et de leur demander de quoi ils
veulent donc réellement parler en affirmant qu'il y aurait des « pénuries de
main-d'oeuvre ».
En effet, cette affirmation ne tire sa cohérence que dans le cadre des actions
menées par le MEDEF dans son combat pour faire valoir ses objectifs de «
refondation sociale », mais elle ne correspond pas à une réalité vérifiée. En
outre, les solutions qui sont proposées visent à réviser la deuxième loi des 35
heures sans établir la réalité du lien supposé exister entre les deux.
Le MEDEF travaille beaucoup - déclarations de presse, enquêtes et tableaux de
statistiques - pour démontrer qu'il y aurait une grave pénurie de main-d'oeuvre
et que, par conséquent, il faudrait un moratoire ou un assouplissement de la
loi sur les 35 heures.
Donc, si les entreprises n'embauchent pas plus malgré la relance, si le
chômage massif qui déstructure la société française depuis trente ans et
détruit la vie de millions de personnes ainsi que celle de leur famille ne
disparaît pas, si la situation de l'emploi ne redevient pas plus florissante,
c'est, bien évidemment, la faute du Gouvernement.
Tel serait le résultat de deux enquêtes menées par le MEDEF auprès de ses
adhérents - mais il est vrai que l'on n'est jamais mieux servi que par soi-même
! - la première portant sur « la révision de la deuxième loi sur les 35 heures
» et la seconde visant « les pénuries de main-d'oeuvre » - l'ordre n'est pas
neutre.
Je dirai quelques mots sur le résultat de l'enquête érigée en constat ou sur
la façon dont le patronat crée les « pénuries » pour mieux déployer son
offensive de « refondation sociale » après avoir obtenu l'agrément par le
Gouvernement de la nouvelle convention UNEDIC.
A en croire l'organisation patronale, 800 000 à 900 000 offres d'emplois
seraient aujourd'hui non satisfaites en France. Sachons que tous les
économistes sérieux parlent plutôt de 300 000 à 400 000. Cette situation
concernerait non plus seulement les professions traditionnellement en
difficulté de recrutement, comme le secteur du bâtiment et des travaux publics,
la métallurgie et la restauration, mais tous les secteurs d'activité, toutes
les tailles d'entreprises et toutes les régions.
La situation économique serait-elle redevenue si florissante que les
entreprises auraient décidé d'embaucher massivement ? L'offre serait-elle
supérieure au niveau de la demande ? Y aurait-il sur le marché du travail
actuel plus d'offres d'emplois que de candidats ? Si tel était le cas, il y
aurait effectivement urgence à agir.
Laisser entendre qu'il y aurait, d'un côté, près d'un million d'emplois
vacants et, de l'autre, 2,2 millions de chômeurs qui les boudent pour avancer
l'idée de graves pénuries de main-d'oeuvre et pour justifier ensuite la
révision de la loi sur les 35 heures, c'est un peu gros à avaler, sans parler
de l'indécence du terme « pénurie » de main-d'oeuvre, et, monsieur Gournac, ce
n'est pas seulement une querelle de mots !
Les entrées à l'ANPE progressent encore, ce qui signifie que les chômeurs
continuent à rechercher activement du travail. Quant aux sorties, seulement une
sur trois était due à une reprise d'activité. Si l'on en croit toujours l'ANPE
- mais cela me semble plus fiable que le MEDEF - le taux d'offres d'emploi non
satisfaites s'élève à 12 %, et il reste stable depuis plusieurs mois.
Nous pouvons, par conséquent, mesurer l'assise idéologique d'une telle
proposition de loi. D'autant que la relance économique ne met pas les salariés
à l'abri du chômage, comme le montrent les plans sociaux qui continuent de
programmer les licenciements.
Il convient de restituer le contexte précédent. Le bilan du patronat en
matière d'emplois, au cours des trente dernières années, est un véritable
désastre. Seules ont compté l'augmentation des profits et une pratique de
spéculations financières fondées exclusivement sur l'affaiblissement de
l'emploi.
Jamais, mesdames, messieurs les sénateurs, la part des salaires dans les
richesses produites n'a été aussi faible dans notre pays. Elle n'a pas
seulement diminué, elle s'est effondrée. Des régions entières ont été
sinistrées, ne conservant que des hectares de friches industrielles. Des
millions de personnes qui détenaient un savoir-faire, une qualification, ont
été jetées hors du monde du travail. Ces personnes ont, au fil des ans et des
multiples stages de reconversion qu'elles ont eu à subir, perdu leur
qualification initiale, leur savoir-faire.
Depuis 1998, les effets positifs de la reprise économique et de la politique
entreprise par le Gouvernement, en particulier dans le domaine de la réduction
du temps de travail et de l'insertion par l'économique, ont certes modifié dans
le bon sens la situation de l'emploi ; mais il reste beaucoup à faire, nous en
sommes tous conscients.
Habitués depuis plus de vingt ans à faire exploser tous les acquis sociaux et
à mettre en pièces les droits des salariés, les patrons découvrent,
aujourd'hui, à la lumière d'une reprise économique désormais tangible et
incontestable, que les hommes et les femmes de ce pays auraient l'outrecuidance
de réclamer un salaire décent, un contrat à durée indéterminée et - comble de
l'insupportable ! - des conditions de travail décentes.
Mme Hélène Luc.
Eh oui !
M. Roland Muzeau.
Comment s'étonner, dès lors, qu'à la faveur d'une conjoncture meilleure les
salariés aient tendance à fuir les métiers à faible rémunération ?
Votre politique, mes chers collègues, a consisté, quand vous dirigiez ce pays,
à multiplier les emplois précaires, les emplois à temps partiel, sur la base du
SMIC horaire, avec des exonérations sociales à la clé.
Quand la situation se révèle plus favorable, ces emplois - ne vous en étonnez
pas - ont tendance à être boudés par les salariés. Ces trappes à inactivité,
vous les avez créées par votre politique de déflation salariale ! Lorsqu'une
entreprise paie correctement ses salariés et offre des conditions de travail
convenables, elle n'a aucune difficulté à recruter !
L'ANPE nous révèle que les tensions dans le recrutement ne concernent qu'une
infime minorité de professions. Le phénomène n'a donc pas l'ampleur que prétend
le MEDEF, et il conviendrait de diviser par deux ou trois les chiffres cités
par ce dernier pour se rapprocher de la réalité. Ainsi les fichiers de l'ANPE
nous indiquent-ils que, sur les 466 métiers répertoriés par l'agence, seule une
vingtaine, soit 4,3 %, seraient en fait réellement affectés par un manque de
personnel qualifié.
Caractériser la situation de l'emploi comme étant une situation de « pénurie »
est donc pour le moins inadapté, même s'il existe des difficultés pour
recruter.
D'ailleurs, dans son inventaire des « causes de la situation » le MEDEF
n'évoque-t-il pas un problème d'« image des métiers aux débouchés jugés
incertains, bas niveaux de salaires, pénibilité des conditions de travail ».
S'agit-il seulement d'une mauvaise image ?
Que se passe-t-il dans le secteur du bâtiment, traditionnellement cité comme
souffrant de pénurie de main-d'oeuvre ? Après avoir été en crise, ce secteur
est aujourd'hui en forte croissance : tant mieux ! La confédération de
l'artisanat et des petites entreprises du bâtiment, la CAPEB, affirme qu'elle
est à la recherche de 80 000 personnes qu'elle n'arrive pas à trouver.
Tout d'abord, je ne pense pas que ces offres soient toutes enregistrées à
l'ANPE, car cela se saurait. Mais admettons cette recherche vaine de candidats.
Pourquoi la CAPEB n'arrive-t-elle pas à recruter ? Connaissez-vous les salaires
pratiqués ? Avec le commerce, le secteur du bâtiment et des travaux publics
compte parmi les professions les plus mal payées. Les employeurs le
reconnaissent d'ailleurs eux-mêmes, sans toutefois rien y vouloir changer. Les
salaires sont une misère au regard des conditions de travail et des risques
d'accidents, de nouveau en augmentation. Récemment, quatre ouvriers sont morts
à Paris à la suite de l'explosion d'une canalisation de chauffage. C'est un
accident, mais, dans cette entreprise, filiale d'un des plus grands groupes
français, on effectue 14 heures de travail par jour. On est loin des 35 heures
!
Les chefs d'entreprise du secteur oublient, en outre, qu'ils ont supprimé 225
000 emplois pendant les sept années qui ont précédé la reprise actuelle, et 800
000 depuis vingt ans... Voilà de quoi refroidir plus d'un candidat.
Qu'en est-il de la formation initiale ? Chaque année, plus de 100 000
personnes sont formées aux métiers du bâtiment : or, on n'en retrouve
durablement dans la profession que de 10 % à 15 %. On vient dans le secteur du
bâtiment et des travaux publics plus par contrainte que par choix. De plus,
c'est un patronat qui recourt massivement à l'intérim : entre 1998 et 1999, le
travail intérimaire a explosé dans le bâtiment, augmentant quatorze fois plus
vite que l'emploi permanent.
Les 35 heures, quant à elles, ne sauraient guère expliquer le déficit de
main-d'oeuvre puisque les accords conclus dans la branche se sont soldés par
une flexibilité accrue selon les souhaits des patrons.
Enfin, il faut savoir que ce secteur est dominé par quatre ou cinq grands
groupes qui raflent la quasi-totalité des appels d'offres, au détriment des
petites et moyennes entreprises et des petites et moyennes industries.
En fait, la tentation du patronat est toujours de faire appel à la
main-d'oeuvre étrangère pour répondre aux pics de production. Lorsque
l'économie ne le nécessitera plus, ces travailleurs étrangers, qualifiés ou
pas, redeviendront bien sûr « encombrants » pour notre société.
En attendant, le coût du travail aura encore baissé, pour le plus grand profit
des employeurs, mais pas dans l'intérêt des pays vidés de leurs salariés
qualifiés et réduits à encore plus de sous-développement.
La « pénurie » n'est donc pas objectivement établie, et les causes des
tensions dans le recrutement ne sont qu'à peine évoquées ou carrément
évacuées.
Nous entrons dans le troisième millénaire, avec toujours des ouvriers qui
perdent la vie en la gagnant. J'en veux pour preuve les 732 morts au travail
recensés en 1999. Pour la même année, le nombre d'accidents du travail s'élève
à 1 350 000, en progression de 3,6 % sur 1998. Les jeunes sans formation
suffisante sont souvent les plus touchés, il en est de même des
intérimaires.
N'est-ce pas révélateur de conditions de travail pénibles et d'horaires
épouvantables liés à la nature des contrats de travail proposés ?
Plutôt que chercher de ce côté, il est plus facile de crier à la « pénurie
».
Tout récemment, le Conseil économique et social vient de contester fortement
ce discours, et vous n'en avez pas parlé, monsieur le rapporteur !
M. Alain Gournac,
rapporteur.
On ne peut pas parler de tout !
M. Roland Muzeau.
M. Dominique Taddéi, président de la commission au Conseil économique et
social, auteur d'un rapport sur la conjoncture à la fin de l'an 2000 intitulé
Embellie et danger,
a déclaré ceci : « J'affirme qu'il n'y a pas de
pénurie de main-d'oeuvre mais des difficultés de recrutement. Ce n'est pas la
même chose, et tant mieux si les entreprises ont des difficultés pour recruter,
car cela signifie qu'il y a recrutement. Il s'agit alors d'apporter des
réponses à ces difficultés. Des réponses en termes de formation, de conditions
de travail et de salaires. De ce point de vue, la réduction du temps de travail
ne doit plus servir de prétexte à la modération salariale. (...) Mais
aujourd'hui, nous voyons bien que les entreprises, si elles doivent être
bloquées dans leur croissance, c'est moins par manque de travail que par manque
de capital, par déficit d'investissements ».
Il poursuit ainsi : « Cette conjoncture - qui s'est déjà traduite par une
création d'emplois sans précédent - rend crédible la perspective d'une nouvelle
société de plein emploi, définie par un taux élevé d'activité. Cele suppose
notamment de compléter le soutien de la demande par le renforcement des
capacités de production. Il importe tout autant de saisir cette embellie
économique pour améliorer la situation sociale et, en premier lieu, intensifier
la lutte contre la pauvreté ».
Il y a donc sans doute beaucoup à faire de ce côté-là, si l'on accepte de
s'éloigner des canons patronaux de la baisse des charges pour faciliter
l'embauche, comme il y certainement à faire du côté de la formation
initiale.
Sur de dernier point, M. le ministre délégué à l'enseignement professionnel
vient d'alerter sur le gâchis que représente pour la société le forcing
pratiqué par certains employeurs, qui débauchent les jeunes des lycées
professionnels - qui ont déjà du mal à trouver des élèves ! - avant qu'ils
aient eu leur diplôme. Il s'est engagé à rendre l'enseignement professionnel
plus attractif pour les jeunes et à rencontrer les représentants patronaux de
chaque branche pour leur demander combien de recrutements ils prévoient, à quel
niveau de qualification, et ce qu'ils sont prêts à faire pour la rétribution
des périodes de formation en entreprise.
Trop souvent, les aides à l'emploi et la formation en alternance permettent
aux entreprises d'avoir une main-d'oeuvre à bas prix sans qu'elles assurent
toujours une réelle formation des jeunes et la pérennité des emplois.
C'est pourquoi le groupe communiste a déposé une proposition de loi, qui vient
d'être adoptée à l'Assemblée nationale et que nous aurons donc l'occasion de
discuter ici même, tendant à créer une allocation d'autonomie pour les jeunes
de seize à vingt-cinq ans. Cette création vise un double objectif : d'une part,
créer un droit individuel de la formation initiale ou de la formation
professionnelle, par l'attribution d'une allocation « autonomie » et, d'autre
part, accompagner le projet personnel du jeune.
Voilà une série de pistes, qui, une fois explorées, devraient sûrement
apporter des solutions rapides et concrètes aux questions soulevées par les
difficultés de recrutement pouvant apparaître ici ou là.
Or, que nous propose, la majorité sénatoriale au travers de sa proposition de
loi ? Un seul type de réponse, et c'est le même type de réponse que celle de la
direction de Michelin, qui multiplie pressions, chantages, intimidations pour
contraindre coûte que coûte les syndicats et les salariés à signer un accord ne
respectant ni les objectifs de la réduction de la durée du travail ni les
attentes des salariés du groupe.
Les actionnaires de Michelin veulent obtenir du Gouvernement 153 millions de
francs par an d'allégements de cotisations, sans consentir aux contreparties
nécessaires en termes d'abaissement de la durée réelle du travail,
d'organisation du travail respectueuse des hommes et de création d'emplois.
L'allégement des charges sociales patronales, voilà la solution unique des
théoriciens de l'économie libérale, pour créer des emplois comme pour faire
face aux pénuries d'embauches ! Comme ces allégements existent déjà dans la loi
sur les 35 heures, il faut aller encore plus loin !
Ainsi, Michelin, pour garder cet exemple, pourrait, grâce à M. Gournac,
continuer à payer à 10 % les quatre premières heures supplémentaires effectuées
au-delà des 35 heures durant l'année 2003, au lieu des 25 % prévus au-delà des
35 heures dès l'année prochaine. Combien de millions de francs encore
d'allégement cela ferait-il pour Michelin ?
Pendant deux décennies, on nous a expliqué qu'en abaissant le coût du travail
on allait créer des emplois pour les chômeurs. Aujourd'hui, on nous dit que
c'est pour faire face à la « pénurie » de la demande. Je vous laisse apprécier
le glissement opéré !
Cependant, comment le fait de payer moins le travail supplémentaire des
salariés déjà en poste pourrait-il résoudre les problèmes d'embauche ? Ce type
de raisonnement est ahurissant !
Le lien entre la réduction du temps de travail et les difficultés de
recrutement n'est pas plus établi que les prétendues pénuries de main-d'oeuvre.
L'étude des fichiers de l'ANPE comme l'enquête sur l'emploi de l'INSEE fondent
la DARES à démontrer que « les relations entre l'importance de la RTT et
l'intensité des difficultés de recrutement sont très lâches ».
Tous les cas de figures existent.
En outre, comme le reconnaît d'ailleurs la commission, un bon accord de
réduction du temps de travail, ou RTT, permet d'améliorer l'image dégradée de
certaines professions aux conditions de travail difficiles.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard.
Eh oui!
M. Roland Muzeau.
Le passage aux 35 heures peut alors constituer un élément attractif aux yeux
des demandeurs d'emplois.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard.
Bien sûr !
M. Roland Muzeau.
De la même façon, nous devrions répondre dès aujourd'hui aux défis que
représentera le départ, dans les dix ans à venir, de 43 % des fonctionnaires.
Si vous ne voulez pas décevoir les Français, il faut dès maintenant penser à
former des infirmières, des enseignants, des policiers, des juges pour répondre
aux immenses besoins déjà exprimés.
M. Jean Delaneau,
président de la commission des affaires sociales.
C'est au Gouvernement
de le faire !
M. Alain Gournac,
rapporteur.
C'est au Gouvernement qu'il faut le dire !
M. Roland Muzeau.
Eh oui ! il va falloir embaucher des fonctionnaires, et je sais combien cela
irrite la majorité sénatoriale ! Mais vous n'y pourrez rien, vos électeurs
aussi l'exigent !
Je veux être optimiste, car je sais qu'il existe des employeurs nombreux et
suffisamment lucides pour considérer que le marché du travail s'est modifié et
qu'il reste beaucoup de progrès à faire pour améliorer les politiques de
recrutement et ne pas prendre trop au pied de la lettre la notion de « pénurie
de main-d'oeuvre ». Bref, ils sont assez lucides pour ne pas se laisser
manipuler par la volonté de domination dans les rapports sociaux affichée par
le MEDEF.
Je veux être optimiste et penser que, au-delà de nos différences d'analyse,
mes collègues, soucieux de l'intérêt général, des progrès sociaux engagés par
notre pays et estimant que « pénurie », difficultés et goulets d'étranglement
n'ont pas le même sens et ne sont pas de même nature, n'accepteront pas ce
texte par trop partisan dans ses attendus comme dans ses propositions.
Je veux être optimiste, car je connais la volonté du Gouvernement de faire
appliquer les 35 heures.
M. Alain Gournac.
On verra bientôt ! Vous serez peut-être déçus !
M. Roland Muzeau.
D'ailleurs, la semaine dernière, dans cette enceinte, Mme Ségolène Royal a
réaffirmé que l'application des 35 heures avait déjà fait l'objet
d'aménagements et qu'il n'était pas question d'en prévoir de nouveaux.
M. Alain Gournac.
Ne vous avancez pas trop !
M. Roland Muzeau.
Les Français aspirent aujourd'hui, à la faveur d'une conjoncture économique
plus favorable, à de meilleures conditions de travail, à des salaires plus
élevés et à plus de temps libre.
L'évolution de la société va dans ce sens. Vous devrez prendre cette réalité
en compte à l'avenir.
« Dans cette marche au plein emploi », explique encore M. Dominique Taddéi, «
l'embellie économique ne trouve pas son compte sur le plan social. Pauvreté,
exclusion, précarité, inégalités, il faut une action volontariste de l'Etat, il
faut durcir les conditions d'utilisation par les entreprises des contrats à
durée déterminée, de la précarité. La lutte pour le plein emploi est
inséparable de la lutte contre la pauvreté. Il faut un plan pluriannuel à la
fois de relèvement des minima sociaux et d'éradication de la pauvreté en France
». Ce rapport, je le rappelle, a été adopté à l'unanimité des organisations
syndicales, ce qui devient rare au sein du Comité économique et social.
Le groupe communiste républicain et citoyen souhaite affirmer son opposition
résolue à ce texte rétrograde et demande donc au Sénat d'adopter, par scrutin
public, cette motion.
M. le président.
Quel est l'avis de la commission ?
M. Alain Gournac,
rapporteur.
Le point de vue de la commission des affaires sociales est,
bien sûr, très différent de celui que nous venons d'entendre exprimer, car
refuser de débattre...
M. Roland Muzeau.
Nous ne refusons pas de débattre !
M. Alain Gournac,
rapporteur.
Si ! Opposer la question préalable signifie bien que l'on
estime qu'il n'y a pas lieu de débattre. Or je crois que nous devons au
contraire débattre de tous les sujets dans cette assemblée !
Il a été dit qu'il était indécent d'évoquer l'idée qu'il puisse y avoir des
pénuries de main-d'oeuvre, mais je confirme que tel est bien le cas, et je vais
en donner rapidement quelques exemples.
Ainsi, dans le département du Pas-de-Calais, à Montreuil, l'entreprise
Ducrocq, spécialisée dans la chaudronnerie, cherche désespérément des
tourneurs, des fraiseurs, des assembleurs et des dessinateurs. De même,
l'entreprise SPMM, localisée à Calais et spécialisée dans la maintenance de la
chaudronnerie marine, se trouve aujourd'hui dans l'impossibilité de trouver des
chaudronniers et des tuyauteurs.
Dans la Somme, à Amiens, on a attiré mon attention sur la situation de
l'entreprise OPF, sous-traitant d'Airbus, qui refuse des commandes depuis le
mois d'octobre, faute de pouvoir augmenter ses effectifs.
Cette contrainte de production se retrouve également dans la Nièvre.
L'entreprise Geoffroy SA - je vous fournis les noms des entreprises pour que
vous puissiez les contacter - spécialisée dans la chaudronnerie, et
l'entreprise Electromécanique de Bourgogne, spécialisée dans la maintenance,
estiment que les 35 heures les empêchent d'accepter des commandes et entraînent
une réduction de leur chiffre d'affaires.
En Savoie, la société Braillon Magnétique, filiale d'un groupe américain,
vient d'apprendre qu'une partie importante de ses activités sera délocalisée
dans les pays de l'Est. C'est sans doute une bonne chose pour l'emploi en
France !
N'en déplaise à certains de nos collègues, il y a donc bien aujourd'hui, dans
notre pays, des problèmes de main-d'oeuvre liés à des « désajustements »
sectoriels du marché du travail.
Une enquête sur la capacité d'attraction de la France, publiée le mois
dernier, a d'ailleurs confirmé cette analyse en révélant que 65 % des
entreprises multinationales interrogées ne choisiraient pas la France pour
implanter un nouvel investissement et que 44 % d'entre elles envisageraient de
délocaliser une partie de leurs activités.
M. Roland Muzeau.
C'est de l'intox !
M. Alain Gournac,
rapporteur.
Vous l'aurez compris, mes chers collègues, la commission des
affaires sociales ne peut donc qu'être défavorable à l'adoption de cette motion
tendant à opposer la question préalable.
M. Jean Delaneau,
président de la commission des affaires sociales.
Très bien !
M. le président.
Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Nicole Péry,
secrétaire d'Etat.
Je pense avoir suffisamment exposé la position du
Gouvernement lors de la discussion générale pour ne pas avoir à m'exprimer sur
cette motion.
M. le président.
Je vais mettre aux voix la motion n° 1, tendant à opposer la question
préalable.
M. Michel Esneu.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Esneu.
M. Michel Esneu.
Monsieur le président, madame le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, M.
François Patriat, secrétaire d'Etat aux PME, à l'artisanat et à la
consommation, a déclaré hier, devant l'assemblée générale des chambres de
métiers, que le Gouvernement réfléchissait à des mesures d'accompagnement pour
aider les PME à appliquer la loi relative à la réduction négociée du temps de
travail et se penchait notamment sur la question des heures supplémentaires et
du coût de celles-ci. Il a ainsi confirmé, faisant suite à la volonté affichée
par le Premier ministre le mois dernier, que le Gouvernement était
effectivement prêt à envisager des assouplissements à l'application des 35
heures dans les PME.
En outre, plusieurs orateurs ont rappelé cet après-midi, dans cet hémicycle,
la réalité des difficultés de recrutement que rencontrent un nombre croissant
d'entreprises. Comme je l'ai déjà indiqué lors de la discussion générale,
l'ANPE travaille avec des indicateurs précis et incontestables : les taux de
tension, c'est-à-dire le rapport entre le nombre de demandeurs d'emploi
inscrits et le nombre d'offres d'emploi reçues par l'ANPE sur une même période.
Or, les secteurs où les taux de tension sont négatifs sont de plus en plus
nombreux. N'en déplaise à certains, ce sont là des faits constatés, indéniables
et qui n'ont rien à voir avec l'idéologie.
Enfin, dans le rapport du conseil d'analyse économique qui vient d'être publié
récemment, M. Pisani-Ferry souligne ces difficultés de recrutement, qu'il
qualifie de précoces et préoccupantes.
Au vu de ce constat, la proposition de loi dont M. Alain Gournac et les
présidents des groupes de la majorité sénatoriale ont pris l'initiative va
exactement dans le sens des assouplissements nécessaires. Dans ces conditions,
on peut considérer qu'un accord sur ces dispositions pourrait fort bien être
trouvé avec le Gouvernement.
Or, au travers de leur motion, nos collègues du groupe communiste républicain
et citoyen reprochent à ce texte de n'être inspiré que par des motivations
étroitement idéologiques et d'être fondé sur une mauvaise appréciation de la
situation réelle de l'emploi.
Les membres de notre groupe sont d'une opinion tout à fait opposée. M. Alain
Gournac vient de nous exposer en détail le contenu des propositions
d'assouplissement relatives au coût et au nombre des heures supplémentaires
prévues par le texte : il s'agit de ne pas pénaliser les entreprises, notamment
les PME, au moment du passage aux 35 heures, en alourdissant brutalement leurs
charges salariales.
Cette mesure n'est pas idéologique et part d'un constat établi par des
autorités incontestables. Le groupe du Rassemblement pour la République estime
donc qu'il est fait un mauvais procès à cette proposition de loi et votera
contre la motion tendant à opposer la question préalable.
M. Pierre Hérisson.
Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président.
La parole est à M. Hérisson.
M. Pierre Hérisson.
Je voudrais dire à notre collègue Roland Muzeau que sa déclaration comporte
tout de même un certain nombre d'éléments difficilement compréhensibles, voire
totalement paradoxaux.
En effet, on ne peut faire le procès de ces vingt dernières années sans
rappeler, mon cher collègue, que, au cours de cette période, le groupe auquel
vous appartenez a fait partie de la majorité pendant quatorze ans. Qu'avez-vous
fait au long de ces années ?
M. Alain Gournac,
rapporteur.
Perte de mémoire !
M. Pierre Hérisson.
Si, après les difficultés qu'a connues notre pays et le drame qu'a constitué
le chômage pendant de nombreuses années, vous connaissez des personnes qui
refusent de travailler dans les entreprises qui ont été citées par notre
collègue Alain Gournac au seul motif que les conditions de travail et les
rémunérations n'y seraient pas satisfaisantes, présentez-les-nous !
M. Alain Gournac,
rapporteur.
Oui !
M. Pierre Hérisson.
Nous nous efforcerons de leur expliquer que la réalité des choses, dans ces
entreprises, n'est pas tout à fait telle que vous l'avez décrite.
Par ailleurs, les grandes entreprises publiques connaissent elles aussi des
pénuries de personnels. Croyez-vous véritablement qu'elles offrent des
conditions de travail et des rémunérations inacceptables et que le recours au
travail précaire y soit organisé ? Si cela est vrai, que faites-vous pour
remédier à cette situation ? On ne peut pas en permanence dire tout et son
contraire !
Enfin, je souhaiterais que l'on puisse engager une véritable réflexion sur la
formation professionnelle et l'apprentissage. A l'heure actuelle, plus on
confie à l'éducation nationale la mission d'assurer la formation
professionnelle et de gérer l'apprentissage dans notre pays, moins les centres
de formation professionnelle ou de formation d'apprentis sont fréquentés ! Un
véritable problème se pose à cet égard, que nous devrons, après l'avoir
analysé, avoir la franchise de dénoncer.
M. le président.
Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, repoussée par la commission et acceptée par
le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet de la proposition de
loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe communiste
républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président.
Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
Nombre de votants | 319 |
Nombre de suffrages exprimés | 319 |
Majorité absolue des suffrages | 160 |
Pour l'adoption | 94 |
Contre | 225 |
Nous passons à la discussion des articles.
Article 1er